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Dans ce travail, nous essaierons d’entreprendre, à partir d’une analyse de la performance photographique numérique SAAD[2] (Système autonome d’autodestruction de données), une étude de la sensibilité dans l’agencement néolibéral.

En ce sens, nous considérerons qu’un agencement social est, en premier lieu, une manière de prescrire des conditions légitimes de la perception. Prescrire suppose, d’un côté, l’existence d’un ensemble de règles impliquant un modèle de normalisation (consciemment ou inconsciemment accepté) de « ce qui apparaît »; d’un autre côté, il indique des discontinuités (quelque chose qui prescrit, expire, termine son cycle, finit dans le temps) — en ce sens, deux agencements sociaux se différencient par les prescriptions qui organisent leurs perceptions légitimes —; en troisième lieu, il signale la force de loi qui réglemente les comportements (une norme prescrit les conduites) en définissant des types de subjectivité; enfin, prescrire est également une guérison thérapeutique (un médecin prescrit un traitement, indique un remède, la prescription fait partie d’une remédiation) : pour cela, face à une crise dans les modèles de la perception, surgiront de nouvelles prescriptions qui normaliseront, guériront, la sensibilité. De cette manière, percevoir fait partie de ce que nous appelons « des rituels de la perception[3] » qui peuvent se parcourir selon deux devenirs : l’un, technique (se révélant dans des appareils qui articulent les règles prescrites), et l’autre, artistique (signalant, de l’intérieur de ces règles, les lignes de fuite de l’agencement social), considérant que l’art est une pratique de la pensée qui interrompt les flux quotidiens de la sensibilité. Ainsi, l’art permet d’interrompre (suspendre, dévier, altérer, modifier, couper) les pratiques prescrites (les faire cesser) de configuration des perceptions normalisées, tout en signalant que d’autres prescriptions (discontinuité) sont possibles, par le biais d’une interruption de ses règles.

En ce sens, nous montrerons en premier lieu que le néolibéralisme est un « programme affectif » qui prescrit une politique du temps en le réduisant à la forme de « l’instant[4] ». L’étymologie de « programme » (« écrit à l’avance ») est éclairante; les Grecs utilisaient ce mot pour faire référence à l’ordre du jour, aux activités planifiées et prescrites qui étaient employées comme des guides dans les séances organisées. En ce sens, dans un programme, toutes les données (inputs et outputs) ont déjà été calculées, et il a pour but d’annuler l’imprévisibilité du temps : l’instant (unité du temps algorithmique numérique, temps qui presse, vertical, qui donne un ordre) est une anticipation calculée qui rend le temps prévisible : dans l’instant, on anticipe un regard qui détermine tout événement. Pour montrer cet effet de la programmation néolibérale, nous ferons une brève mention de quelques produits de l’industrie culturelle audiovisuelle dans lesquels ces effets de programmation produisent l’illusion d’une éternité algorithmique (le temps comme instant se montre dans la forme matérielle d’organismes informatisés qui annulent la finitude comme horizon de ce qui est humain).

Enfin, à partir de la présentation du SAAD, nous proposons d’étudier ces conditions sensibles par le biais d’une performance artistique numérique. SAAD nous permettra également de penser le mode de la subjectivité perceptive propre au programme néolibéral : ni des spectateurs ni des observateurs, notre subjectivité perceptive est plus proche de celle des performeurs qui, à chaque instant, doivent exécuter la réalité de la norme qui les produit (tel que les programmes[5] sont exécutés par un appareil et les appareils sont des exécuteurs d’un programme). SAAD, en tant qu’inversion de la logique cumulative de données, a tenté de penser une expérience sans engrammes algorithmiques (sacrifice des données en exposant son effacement), sans des traces numériques, une expérience qui nous a permis de mettre en question l’identité de l’instant comme formule d’un temps indistinct face à une mémoire vitale qui ne cesse d’inventer un passé qui n’a jamais été. Nous voulons démontrer, avec SAAD, que l’interruption de l’instant programmé est, en même temps, l’introduction de l’incertitude dans les politiques du temps néolibéral.

Une politique du temps : mémoire technique et immortalité numérique

Il y a une politique de la vie qui nous promet que l’expérience de la finitude pourra finalement être dépassée par l’éternité numérique. Une brève révision de l’industrie culturelle contemporaine nous indique que ce désir a sa place parmi des transistors, des calculs algorithmiques et des ordinateurs : de Ghost in the Shell[6] (Mamoru Oshii, 1995) à Sense 8[7] ou Matrix[8] (Lana et Lilly Wachowsky, 1999)[9], notre esprit cherche son refuge dans la silice — cette matière super abondante qui nous permet de prévoir un monde construit au-delà de nos frontières atmosphériques, faisant en sorte que la mortalité soit un ancien cauchemar, précédant l’ère de la « silicolonisation du monde[10] ». Il sera étrange de rappeler que les hommes et les femmes mouraient, victimes de la faim, de la soif, des maladies, de la vieillesse. L’Homme, si l’on peut encore appeler ainsi cet existant qui rejette la finitude, sera immortel[11] (dans Altered Carbon[12], les corps sont de simples emballages où la conscience — préservée dans des micropuces — peut être insérée indéfiniment[13]). Même si on le voulait (comme un personnage de l’oeuvre de Borges), on ne pourrait pas mourir (pour cela, nous sommes entrés dans l’ère d’un post-humanisme chargée de nouvelles angoisses). Dans ces fantaisies industrialisées de l’imagination contemporaine, la finitude est dépassée par les technologies de production d’identité. Des transistors, des micropuces, des portails technologiques, des programmes mystérieux, des énigmes indéchiffrables nous présentent un triple déplacement : d’un côté, la vie n’a pas besoin de corps organiques (qui sont toujours trop exposés aux menaces d’un monde en dégradation continue); d’un autre côté, la conscience s’identifie avec un ensemble d’opérations cérébrales où, selon un courant des neurosciences, un acte de pensée se confondrait avec un état du cerveau-machine informatique : la conscience n’est qu’un ensemble de relations informationnelles ayant son équivalence dans un état de choses cérébrales qui peut être reproduit artificiellement par une machine. Enfin, contrairement à ce que Lyotard[14] aurait pu soutenir, dans ces modèles caricaturés par l’industrie culturelle, la pensée numérique rejette et remplace les procédés analogiques par lesquels l’Occident avait compris ses rapports différentiels avec le monde et qui trouvaient un lieu d’ancrage dans le corps mécanique. Le devenir numérique remplace l’analogie (qui permettait d’égaliser le différent et d’équilibrer le dissemblable) par une formule numérique qui contourne le « comme si » pour implanter un modèle automatisé d’inputs et d’outputs sans comparaison. La pensée numérique se présente sans métaphores, sans métonymies, sans place pour la différenciation ni pour la dissidence : c’est une pensée totalitaire.

Pourtant, pour que l’immortalité soit possible, sont insuffisantes ces réductions qui identifient les cerveaux aux machines et ces destitutions systématiques du corps organique et de la pensée analogique : il faut une nouvelle politique du temps. L’agencement néolibéral nécessite une temporalité où tout s’accumule pour qu’ainsi, tout soit toujours disponible), tout soit stocké (sans interruption, c’est-à-dire identiquement) dans une éternité absolue et sans oubli (absolue, libre de culpabilité et de péchés). Les nouveaux moyens de production sensible ont pour but de garantir que rien ne se perde, que rien ne s’oublie, que tout reste. Cette prévision d’immortalité inscrite dans les appareils techniques n’est pas nouvelle, elle était déjà promise par Edison quand, en 1878, il présentait le phonographe (elle était aussi annoncée dans les textes d’Arago[15] et de Fox Talbot[16] et répétée en 1859 par Wendell Holmes[17], quand il présentait l’image photographique en tant que « miroir avec mémoire » qui, contrairement à la conscience humaine — toujours guettée par l’oubli —, pourrait conserver le temps, tout le temps, dans une image). En ce sens, nos appareils de programmation du sensible et d’accumulation de temps ont leur origine dans les textes de présentation du daguerréotype, du phonographe et du cinéma. Pour ne donner qu’un exemple parmi plusieurs, Edison présente ainsi son appareil d’enregistrement de la voix :

1) The captivity of all manner of sound-waves, heretofore designated as ‘fugitive’, and their permanent retention 2) Their reproduction with all their original characteristics at will, without the presence or consent of their original source, and after the lapse of any period of time (…) 3) Indefinite multiplication and preservation of such sounds, without regard to the existence or non-existence of the original source[18].

Nous voyons alors comment Edison caractérise les bases du programme technique de notre agencement néolibéral : les seules références des images techniques sont les processus techniques de production — l’existence ou la non-existence d’une source originelle des sons est indifférente — exigeant la production d’un temps qui ne passe pas, qui ne se perd pas, qui s’accumule pour toujours comme enregistrement technique (l’instant).

Le programme néolibéral produit une expérience d’un temps zéro-dimensionnel[19], tout en élaborant une politique qui instaure l’équivalence totale entre passé, présent et futur qui, vidés de tout contenu, dans la forme vide de l’instant, commencent à faire partie d’un échange infini (l’instant n’est pas un point mais quelque chose qui ne se laisse pas représenter dans la ligne temporelle comme Histoire : l’instant n’a pas de représentation, il est une pure présence qui se réalise, un pur événement informationnel : l’exécution d’une performance numérique). Cependant, comme l’observe Kittler, cette politique est accompagnée d’un effacement de l’engramme comme lieu de stockage du temps (qui, dans la perspective du philosophe allemand, serait à l’origine des diverses scansions techniques d’Occident). La mémoire numérique (contrairement à d’autres formes techniques de la mémoire, comme l’écriture, ou l’enregistreur magnétique qui présumaient encore des processus d’inscription analogique) se présente ainsi incorruptible (dématérialisée) et donc immortalisée techniquement (mais d’une immortalité où « rien ne se passe », c’est-à-dire opposée à une mémoire vitale telle que l’auraient pu penser Nietzsche[20], Warburg[21] ou Bergson[22], pour qui ce qui se passe, c’est la Durée, c’est ce qui est en train de se passer) :

The enigmatic question of the Projet concerning “an apparatus which would be capable of the complicated performance” of simultaneously transmitting and storing, of being both forgetting and memory, finds its answer at last. In circuit mechanisms, a third and universal function — the algorithm as the sum of logic and control — comprends the other two media functions. Computers release theory from the age-old constraint of having to conceive of storage as an engram –from cuneiform characters in sound through to sound-grooves in vinyl […]. Of primary importance is that information circulates as the presence/absence of absence/presence. And with sufficient storage capacity, that circulation is immortality in technical positivity[23]. [nous soulignons]

Ainsi, une mémoire pure, figée pour toujours à l’intérieur d’un programme, doit être constituée. Une mémoire qui, loin d’accumuler le passé, l’efface de l’identité de l’instant et ainsi, elle efface toute forme de trauma : la mémoire numérique est la forme technique du négationnisme. Car à l’intérieur de cette mémoire pure, on ne pourra plus différencier ce qui est passé de ce qui est en train de se passer, et de ce qui se passera : indiscernables, les extases temporelles qui accompagnaient l’existant humain sont une variable calculable du programme algorithmique de l’asservissement néolibéral (de la même manière, on ne pourra pas différencier le temps d’oisiveté, le temps domestique et le temps de travail; il n’y aura pas de « temps libre », mais un télétravail éternel qui extraira des plus-values de chaque instant de notre vie servicielle). Le temps de l’instant est un temps unique, de sens unique. En fin de compte, c’est ce qu’exprime son étymologie, l’instant : temps vertical qui, lorsqu’il tombe de haut, incite[24] et oblige : c’est le temps d’une répétition unique.

C’est grâce à cette dématérialisation du temps dans l’instant (c’est-à-dire grâce à la productivité d’un temps incorruptible) qu’il est possible de penser à l’espace aussi comme immédiateté. En ce sens, nous devons penser l’immédiateté telle qu’elle nous est présentée : comme non-médiation globale (toute médiation, tout passage par le / la / l’autre sera ressenti comme un retard, comme une perte dans le système d’échange général). La globalisation est une politique de la non-médiation (ce qui ne veut pas dire de la non-médialité). Un échange généralisé n’a plus besoin de médiations ni de médiateurs (dans le marché de l’art, par exemple, le propre artiste doit devenir le créateur, le promoteur, le marchand et le critique de son oeuvre : l’instance d’échange est cet espace non médié comme réseau global de communication) : nous nous trouvons, dans cet instant unique, dans un même lieu, capturés par les noyaux d’un réseau global (il n’est pas inutile de signaler que le réseau est un instrument de capture, soit un instrument où les flux sont capturés). De cette manière, l’espace de l’immédiateté est un espace sans distance, et alors sans perspective. En tout cas, il s’agit d’un « espace situé » dans la non-médiation globale, mais il n’est plus un espace perspectif permettant de voir « à travers » une fenêtre : les écrans liquides des téléviseurs et les ordinateurs ne sont pas des fenêtres : lorsque nous y posons les yeux, nous voyons, peut-être fantasmatiquement, notre propre reflet, nous signalant que nous sommes à l’intérieur de ce que nous devons observer. Ou encore mieux, ils signalent que nous ne sommes pas de simples observateurs, mais aussi des participants à l’acte qui effectue le visible : aujourd’hui, avec les expériences de télétravail auxquelles nous nous sommes soumis à la suite de nouvelles formes de pandémie, nous nous voyons dans l’écran où nous parlons comme de curieux doubles d’un monde qui n’a plus aucune substance. Néanmoins, cette équivalence entre un état neuronal et un réseau n’est pas nouvelle. En 1955, déjà, dans un colloque réunissant plusieurs intellectuels préoccupés par le devenir de la culture dans l’ère de la communication, Wladimir Porché affirmait :

Si toute conscience terrestre implique l’existence d’un appareil nerveux et sensoriel, peut-être la radio-télévision, ce filet jeté sur la terre, qui l’enveloppe de ses mailles sensitives, reçoit-elle sa plus profonde signification des perspectives d’une conscience future, d’un âge de l’Esprit, où chaque être humain contiendra la conscience globale de son espèce, enfin promue au rang qu’elle mériterait d’atteindre, après tant d’avatars et de douleurs [nous soulignons][25].

Sous ces conditions (qui réduisent le corps à une variable, à une interface de connexion avec un appareil), une modification dans les conditions initiales de l’exécution du programme aura pour conséquence la disparition de secteurs complets dudit « monde réel », qui cesseront d’exister dans les pixels des écrans et dans les sons des écouteurs tandis que d’autres commenceront à vivre pour notre sensibilité programmée. Pour cela, les outils critiques auxquels nous confrontons cette politique doivent être retravaillés (Nietzsche, en 1872 déjà[26], affirmait, parmi des photographies, avec l’imminence de l’arrivée du phonographe et du cinéma, que l’Histoire devait céder sa place aux Généalogies : s’il n’y a pas d’origine, il y a des naissances; si l’on veut effacer les différences, il faut élaborer une heuristique pour les produire). L’archive et la pratique narrative de l’Histoire demeurent abasourdies et paralysées : le passé entier, tout le passé, peut être reconstruit et sauvegardé par le système numérisé du réel. Il n’est plus possible de choisir, de séparer, de différencier ce qui fut de ce qui n’a jamais été.

C’est le même cas pour le futur : l’avenir a été déjà annoncé par les conditions du programme qui anticipe toutes les possibilités de la bifurcation (possiblement, « Le jardin aux sentiers qui bifurquent[27] » peut être lu comme une fable computationnelle). Comme nous l’avons déjà dit, dans l’étymologie de programme se trouve l’idée de l’anticipation. De cette manière, le programme contient et produit les effets de ce qui va arriver : les actualisations de la mémoire font partie de ce que le programme a déjà planifié (récemment, la série Dark[28] semble montrer cet effet paralysant : peu importe ce que les protagonistes souhaitent, peu importe leurs efforts pour changer le cours des actions, leur avenir se répétera sans cesse dans une séquence qui n’a ni début ni fin, et qui a déjà été décidée par les conditions initiales du programme computationnel). Nous n’avons plus les incertitudes du projet (ces incertitudes qui garantissaient les utopies de l’existant humain). En fait, nous ne sommes plus lancés vers l’avant, vers une nuit qui nous attend avec ses menaces et ses conjurations. Nous n’avons plus une « archive » (un arché) mais un programme, voire un Ur-programme, un protoprogramme universel (inscrit aux séquences d’ADN des êtres vivants) : dieu est un ingénieur système. En ce sens, la critique n’exige pas d’outil secret organisant les relations entre documents (une herméneutique), mais une procédure destituant les opérations binaires des systèmes de calcul. En d’autres mots, il nous appartient de briser les conditions d’actualisation du système.

Les interruptions du calcul : SAAD, une expérience de l’imprévisible

C’est à partir de ces interruptions (propres à ce que nous avons appelé des devenirs artistiques des « rituels de la perception ») que nous pouvons, à l’intérieur des programmes, penser à une autre politique de la vie affirmant la puissance de la Mémoire comme tension qui s’organise entre ce dont on se souvient et ce que l’on oublie. Une politique affirmant qu’oublier permet d’inventer ce qui n’a jamais été, et ainsi soutenir le retour de ce qui a toujours été différé. Une politique de l’imprévisible (c’est-à-dire qu’il produit un certain aveuglement à l’intérieur du programme affectif néolibéral) qui empêche le calcul de conserver les données que celui-ci prétend accumuler. Et peut-être une politique de la dépense sacrificielle, du sacrifice en tant que politique numérique de l’excès de ce qui, en s’accumulant, s’offre comme perte : à une accumulation absolue, nous devons répondre avec le geste incommensurable d’une perte absolue. Sacrifier numériquement consiste à offrir toutes les données pour un rituel d’effacement. Ou, comme nous pourrions dire peut-être avec Mauss[29] et Bataille[30], une politique de la dépense surabondante, du potlatch numérique, doit nous conduire vers l’achèvement de tout ce qui s’était accumulé pour permettre l’abondance d’une mémoire devant restituer collectivement ce qui se retire sans traces (ou dont les traces sont, justement, les traumas qui ne cessent de se réélaborer en tant que mémoire). Se sacrifier à la perte et à l’oubli, c’est s’ouvrir à la condition traumatique d’un passé dont nous devons nous souvenir (et dont nous devons inventer les traces).

Pour explorer cette politique, depuis 2008, nous développons une collaboration entre des artistes photographes et l’ingénieure système María Barros, ayant comme résultat la production de SAAD (Système autonome d’autodestruction de données), dont le but était d’étudier l’économie cumulative et de contrôle de l’informationnel. L’algorithme créé par Barros met en question la mémoire informatique en interrompant les flux qui connectent les usagers 24 heures par jour, 7 jours par semaine, par l’accumulation d’informations. Pour cela, elle a élaboré un programme qui, au lieu d’obliger la donnée à rester, il l’offre à un sacrifice qui l’efface dans une espèce de bûcher numérique. En fin de compte, il est très possible que, dans l’inconscient machinique des appareils[31], persiste la pulsion d’effacer une fois pour toutes ce que nous ne pouvons récupérer qu’en oubliant, en mettant en question, les attentes de l’éternel retenu dans l’instant.

Figure 1

Annonce pour la première représentation du SAAD au Musée d’Art Contemporain de Salta, Argentine.

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Lors de sa première présentation, qui a eu lieu le 3 décembre 2018, au Musée d’art contemporain de Salta[32], 21 images de 7 photographes ont été présentées pour leur destruction, leur sacrifice numérique (voir la figure 1). Les images ont été exposées l’une après l’autre pour être ensuite effacées par le software, qui les éliminait au fur et à mesure sur l’écran selon différentes procédures. Cette première version de SAAD avait quatre types différents de corruption de l’image. La première, et la plus simple, c’était l’effacement de mode aléatoire de l’image, pixel par pixel. Une autre forme était la chute des pixels sur l’écran par un effet de « traînage » : un pixel, dans sa chute, traînait avec lui une ligne entière de l’image, de manière qu’il laissait voir l’écran derrière lui. Le troisième type programmé par Barros était l’effacement des pixels voisins dans des lignes diagonales, horizontales ou verticales. Enfin, dans un « effet ver », les pixels disparaissaient dans une espèce de danse numérique du sinistre. Dans chaque cas, la performance finissait avec l’écran noir de l’ordinateur, vidé de tout contenu, sans rien à voir, sauf le fond obscur qui avait dévoré toute la lumière.

Le temps de la destruction a été aléatoire aussi. Chaque image pouvait mettre de 2 à 10 minutes à disparaître (décision prise par le programme lui-même) : de cette manière, certaines images commençaient à se détruire aussitôt qu’elles avaient été exposées. Ainsi, la performance a été, en même temps, une présentation et une clôture. De tout le processus, restent quelques ekphrasis permettant de reconstruire ce qui ne pourra plus jamais être vu. Federico Winer a offert des images créées à partir de plusieurs couches se superposant les unes aux autres : « une image d’un mont avec un fond bleu noir et orange qui contrastait avec un territoire de formes incertaines »; Christian Kessel, pour sa part, a créé « des couleurs artificielles qui recouvrent et découvrent les états d’esprit des corps »; Belkys Scolamieri a offert une partie de ses séries de sténopés prises dans la ville de Córdoba; Santiago Lofeudo a sacrifié quatre images « quotidiennes et bucoliques »; Santiago Álvarez a donné des images de sa série « Choses qu’il y a à un demi-mètre de ma fenêtre », « des détails presque microscopiques de la vie quotidienne capturés par une lentille macro, des petits insectes et des plantes qui acquièrent des dimensions monstrueuses »; Pablo Rosa a sacrifié quatre images de paysages idylliques des régions de Salta. Selon Rosa, « c’étaient des souvenirs flous, des couleurs artificielles, difficiles à définir ». Hernán Ulm a présenté « des images abstraites qui configurent un paysage onirique technique ».

Figure 2

Annonce pour la deuxième représentation du SAAD au Musée d’Art Contemporain de Salta, Argentine.

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Dans sa deuxième présentation (mars 2019), il était possible d’accéder à la performance sacrificielle en ligne aussi, à partir de n’importe quel dispositif, par un lien permettant de « participer » en « temps réel » (dans le même instant) de la disparition des images (voir les figure 2 et 3). Le projet consistait à effacer une photo par jour pendant un mois, dans un processus de dissipation beaucoup plus lent que celui provoqué dans la présentation de 2018. La disparition de chaque photographie coïncidait avec l’ouverture et la fermeture du musée (lorsqu’il était fermé, un compte à rebours marquant le temps d’attente jusqu’au début d’une nouvelle destruction s’affichait en ligne). Mais le changement par rapport à la première présentation ne concernait pas seulement la vitesse de l’effacement de l’image. Puisqu’ils étaient disponibles en ligne, les sacrifices photographiques permettaient à un grand nombre de performeurs de participer à l’événement sur leurs dispositifs cellulaires, leurs ordinateurs, leurs tablettes (comme nous l’avons mentionné, l’identité perceptive néolibérale n’est plus ni celle du spectateur ni celle de l’observateur, mais celle du performeur qui réalise une « mise en acte » — exécute — de normes qui produisent ce qui est communément perceptible), en sacrifiant non seulement les images, mais aussi l’espace du musée, devenu espace virtuel.

Figure 3

Capture d'écran de la troisième représentation du SAAD, qui a eu lieu en ligne.

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De cette manière, le Musée d’art contemporain s’est transformé en écran de dimensions variables qui pouvait être vu de n’importe quel endroit (un an après, comme résultat de la pandémie, cette expérience est devenue une forme quotidienne de repenser les espaces d’exposition : les espaces sont des interfaces qui neutralisent la notion de lieu, de topos, dans laquelle l’unité de sens du corps analogique était située et reconnue), de sorte qu’il faisait renaître les attentes des performeurs des images : où et comment les images se construisaient et se déconstruisaient-elles ? Ainsi, les conditions de la prévisibilité numérique étaient mises en question (ainsi que celles du lieu de l’apparaître : l’image dans l’écran n’occupait plus, strictement, un lieu dans l’espace du musée — en ce sens, la différence entre picture et image, telle que le présente Mitchell[33] dans ses textes, peut et doit être repensée). En même temps, nous pouvions tous participer à un événement qui se déroulait dans l’espace apolitique des écrans ayant pour fonction de nous en éloigner, nous en dissocier, dans la contemplation éthérée de ce qui s’efface : il s’agissait donc de montrer l’absence de liens du noyau numérique.

SAAD produisait aussi une mise en question des espaces d’exposition des nouvelles formes d’« art numérique » et des fonctionnaires de l’art qui ont à leur charge le contrôle bureaucratique de leur « aura » : les gardiens de sécurité du musée devaient allumer l’ordinateur qui détruirait les oeuvres, devenant responsables de l’effacement de ce qu’ils devaient sauvegarder. En même temps, comme l’espace du musée était très grand et que dans la salle il n’y avait qu’un ordinateur, le personnel lui-même a considéré comme nécessaire de la remplir avec des appareils de télévision anciens, cassés, placés dans d’autres estrades, avec lesquels ils ont entouré l’ordinateur (la performance numérique se transformait alors en installation avec des signaux analogiques d’un temps antérieur au devenir algorithmique de notre expérience perceptive). De vieux écrans de sécurité, dans la tristesse de leur luminosité éteinte et lointaine, déjà morts, ont été leurs compagnons dans cette expérience sacrificielle où l’ordinateur portable était connecté (par manque de wifi propre au musée) au signal d’un bar des alentours. On peut penser que, dans cet ensemble d’interactions qui échappent à toute décision (individuelle ou collective), l’expérience de SAAD (avec ses multiples dérives) configure une espèce de blogue dont les interactions produisent des modifications dans la structure même de l’événement esthétique.

Conclusion

Avec SAAD, nous avons essayé de penser les devenirs d’une expérience sans traces, sans engrammes, qui transforme les souvenirs de ce qui a été vu en une zone de conflit créatif, divergeant ainsi des présences absolues des flux informationnels. Nous voulions produire une destruction programmée d’images s’opposant aux pratiques de production sociale des images numériques et nous invitant à discuter la place de ces dernières dans les arts contemporains. Une espèce d’écologie informatique qui fait face à la prolifération incessante d’« ordures numériques », comme Flusser[34] a défini le capitalisme et comme l’a montré le poème concret Lixo / Luxo d’Augusto de Campos[35]. En résumé, les appareils de production de ce temps qui est le nôtre, de ce temps de l’instant algorithmique qui établit l’équivalence entre passé, présent et futur, annulent toute menace de l’oubli et produisent une mémoire sans traumas, c’est-à-dire une mémoire sans souvenirs. Ce temps se présente comme un temps sans perte (les systèmes comme Google ou Facebook nous apportent tous les jours des souvenirs que nous aurions voulu oublier). Il n’y a pas d’écriture qui puisse récupérer le temps perdu, mais nous avons des programmes pouvant arrêter et anticiper le temps, tout dans l’identité du Même. La mémoire a été transformée en stock, en entrepôt d’informations. La tension entre oublier et se souvenir est remplacée par l’économie de stocker et d’actualiser, et d’actualiser ou effacer. Comme SAAD essaye de le montrer, depuis que les nouveaux appareils de calcul perceptif prescrivent notre sensibilité, l’émancipation n’est pas l’émergence d’une révolution inattendue, mais l’irruption de l’« app » « résolue » par le propre programme.

Comme nous avons essayé de le montrer, avant d’être un programme économique, le néolibéralisme est une condition affective par laquelle le sensible est devenu un calcul de la vie. Que le fichier[36] soit programme : voilà la destitution de la mémoire écrite et de l’histoire, mise en place par l’algorithme. Que le futur soit d’une prévisibilité calculable : voilà l’annulation du projet en tant qu’incertitude de ce qui se lance dans l’avenir. Enfin, qu’il n’y ait pas de morts, car le programme destitue l’imprévisibilité du temps. Qu’il n’y ait pas de morts, car l’algorithme produit l’instant comme identité entre le stockage et la positivité technique. Qu’il n’y ait pas d’oublis, car l’appareil sauvegarde pour nous tous les instants. Il ne reste que l’art comme mode de suspension des rituels de la perception numérique. Il reste aussi la généalogie comme procédure contre-programmatique qui produit la différence dans le lieu où les choses semblent naître. Il appartient à l’art et à la critique d’intervenir, à l’intérieur de la propre programmation, pour établir de nouvelles fonctions politiques dans la configuration du sensible qui nous permettent d’avoir de nouveau une croyance collective trouvant les liens vitaux là où le programme ne peut plus calculer. Il s’agit de créer des incertitudes à l’intérieur du programme néolibéral, pour que ce qui s’y anticipe ne puisse pas se calculer.