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Jusqu’à présent, le tiers-monde, correspondant au Sud, a été caractérisé par une structure sociale fortement déséquilibrée, avec une grande masse d’hyper pauvres et une minorité d’hyper riches, tandis que le Nord, développé, présentait un autre visage, avec une classe moyenne, essentiellement représentée par des salariés hyper protégés sur le plan social. Depuis la mise en application des politiques néolibérales, cette césure est en train de disparaître vers une uniformisation, selon Bernard Conte. Par cet ouvrage articulé en six chapitres, l’auteur tente de mettre en lumière les stratégies, les mécanismes et les événements qui concourent à cet objectif.
En effet, en traçant l’évolution de la doctrine néolibérale en cours depuis le Siècle des lumières, qui déploie une stratégie de domination à l’échelle mondiale, l’auteur pose comme hypothèse la visée délibérée d’une tiers-mondialisation de la planète. Selon Conte, le néolibéralisme a servi de base aux politiques économiques et sociales régressives en déconnectant le politique de l’économique et du social et en encadrant strictement l’intervention de l’État au profit du capital par la privatisation, la dérégulation, la législation, etc. Dans sa démonstration, l’auteur passe en revue l’histoire de ce processus depuis les grands penseurs du 18e siècle et les grandes théories qui la sous-tendent, en passant par les trente glorieuses qui se caractérisent par une croissance significative et continue combinant production et consommation de masse avec État-providence, la crise du libéralisme régulé des années 1970, le monétarisme de l’économie mondiale, le consensus de Washington, jusqu’à la crise actuelle de l’économie mondiale, tout en mettant en exergue ses faiblesses et ses limites.
Conte estime que la monétarisation a inspiré l’ajustement structurel à travers la désinflation compétitive au Nord et les programmes du consensus de Washington au Sud sous la forme d’une thérapie de choc. En effet, la fin de l’État-providence a coïncidé avec des crises multiformes : crise pétrolière, crise du fordisme, affirmation du Sud, crise de la dette, etc. Ce contexte a favorisé l’émergence et la légitimation d’une pensée minoritaire jusque-là marginalisée. Celle-ci se concrétise d’abord par la négation de la capacité du Sud, qui s’est traduite par une minimalisation de l’intervention de l’État et la suprématie du marché. Si au Nord son application s’est faite de façon graduée, en s’attaquant à l’offre publique de protection sociale, en raison des résistances politiques et sociales, au Sud la crise de l’endettement a été l’occasion d’imposer sans ménagements des politiques néolibérales par les institutions de Bretton Woods, sous forme de programmes d’ajustement structurel (pas), politiques qui ont favorisé la création d’une élite cosmopolite vassalisée aux idées du Nord, en déconnexion totale des réalités socioéconomiques locales. Tout cela s’est traduit par une double réduction, que l’auteur qualifie de « réduction des demandes à l’État » et de « réduction de l’offre », dépouillement de l’État central de ses prérogatives, surconcentration, marginalisation des pauvres et privatisation tous azimuts. Cette situation a conduit à des bouleversements sociopolitiques notables dans les pays du Sud avec la faillite des régimes clientélistes, l’élection d’opposants et l’apparition de mouvements alter ou antimondialisation contre l’ordre établi.
Ainsi, selon Conte, la tentative de subordination et de marginalisation du tiers-monde à travers le consensus de Washington, qui s’est manifestée par la facilitation de la mainmise des multinationales sur tous les secteurs productifs, s’est soldée par un échec autant sur le plan politique que sur le plan de la gouvernance elle-même. Car toutes les promesses contenues dans cette initiative n’ont pas donné les résultats escomptés. Au contraire, elles ont abouti à des situations déplorables à la fois sur le plan socioéconomique et au regard de la social-démocratie. Le nouveau contexte a plutôt donné une démocratie virtuelle qui s’est traduite par une crise de gouvernabilité. Selon l’auteur, la mise en oeuvre des ajustements a buté essentiellement sur des obstacles politiques qui seront surmontés par le passage au postconsensus de Washington. Cette transition du monétarisme à l’ordolibéralisme assure la diffusion mondiale d’une « économie sociale de marché ». Cette mutation a entraîné un changement de paradigme dans la pensée économique. Toutefois, au Nord comme au Sud, les solutions de sortie de crise font l’objet d’un consensus largement inspiré du néolibéralisme monétaire avec la prééminence du marché. Ainsi, les fondements des politiques restent identiques, seul change l’habillage. En effet, selon Conte, cette nouvelle rhétorique intègre un vocabulaire à connotation faussement sociale-démocratique-interventionniste, pseudo-keynésienne, tandis qu’elle prépare les esprits à l’économie sociale de marché. La liberté d’action quasi totale concédée au capitalisme financiarisé a conduit à développer des activités à la fois très risquées et très profitables, engendrant progressivement ce que l’auteur appelle « l’effet de cavalerie », qui débouche sur la crise des « subprimes » qui, à son tour, se propage rapidement à l’ensemble de la planète sous la forme de crise économique et financière. Cette crise qui, au départ, s’est présentée comme le résultat de « dérapages » isolés s’est généralisée, n’épargnant aucun secteur. Ce nouveau contexte, selon Conte, semble baliser la voie à une maximalisation des profits et à un accroissement de la paupérisation avec pour conséquence, à terme, la tiers-mondisation de toute la planète. Ainsi, l’auteur se pose un certain nombre de questions, se demandant par exemple si dans ces conditions on peut éviter les troubles sociaux ou même des conflits armés et si la crise actuelle n’est pas le signe d’une faillite globale des politiques néolibérales dont les vertus ont été tant chantées comme seules solutions aux différentes crises qui ont secoué la planète à la fin des années 1970.