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Lorsque qu’une nation entre en guerre ou poursuit un conflit prolongé, démocratie et conception libérale de la citoyenneté sont perçues différemment, voire même remises en question. L’auteure, Sigal Ben-Porath, spécialiste de la citoyenneté en temps de guerre et chercheuse à l’Université de Pennsylvanie, s’intéresse à la réaction des systèmes éducatifs à ces changements, notamment sous l’angle de l’éducation civique et démocratique. En illustrant ses propos par des exemples étasuniens et israéliens, elle analyse les liens qui unissent l’éducation à la citoyenneté, à la guerre et à la quête pour la paix. À partir de l’élaboration du concept d’éducation expansive (expansive education), approche qui vise à contrer les restrictions sociales imposées par la guerre ou le conflit tout en engageant la société dans un processus de paix, elle profile le cadre normatif qui devrait être adopté par les systèmes éducatifs.
Tout d’abord, Ben-Porath analyse les changements que subit la citoyenneté en temps de guerre. Lorsqu’une nation entre en conflit ou en guerre, les préoccupations sociales des citoyens sont bouleversées : les questions de sécurité sont à l’ordre du jour, révélant un sentiment de vulnérabilité nationale et surclassant en importance tout autre enjeu sociétal. Les rapports entre les individus et l’État sont modifiés ; il y a passage d’une démocratie ouverte à une conception plus étroite des relations gouvernés/gouvernants fondée sur un besoin d’endurance collective et de sécurité nationale entraînant une nouvelle ferveur patriotique. Il ne s’agirait donc plus d’une citoyenneté libérale, mais bien d’une citoyenneté belligérante (belligerent citizenship). On assiste alors à une réinterprétation de la participation civique (signifiant dès lors la participation à l’effort de guerre), de l’unité et de la solidarité (qui se soldent par un patriotisme discriminatoire), et de la délibération publique, moins encouragée par l’État dans une situation de guerre afin d’en arriver à une concertation quant aux mesures de sécurité. Les citoyens se trouvent donc à suspendre – volontairement parfois – leurs droits civiques afin de préserver un sentiment de solidarité et de sécurité. Or, pour Ben-Porath, cette diminution du rôle civique individuel entraîne un fléchissement des principes démocratiques qui seraient pourtant nécessaires à un processus de rétablissement de la paix. Pour elle, la démocratie citoyenne doit non seulement constituer un véhicule de l’identité personnelle et collective, mais doit surtout reposer sur un sentiment de destin partagé collectivement (shared fate), fondé sur l’appartenance, l’implication et l’ouverture à la diversité et non sur une perception nationale et personnelle exclusive.
L’auteure constate que cette citoyenneté belligérante s’imbrique dans les systèmes d’éducation afin de développer des attitudes patriotiques jugées vitales pour la survivance nationale et pour le maintient de la sécurité, mais qui nuisent cependant aux objectifs de rétablissement de la paix. Pour l’auteure, l’école constitue l’institution par excellence pour la préservation de la démocratie et la formation des citoyens. Plutôt que de valoriser le développement de sentiments patriotiques belligérants qui risquent de reproduire des sentiments hostiles, elle doit enseigner aux jeunes à faire preuve d’esprit critique et de raison. Ils doivent renouer avec des apprentissages plus libéraux, tel que la tolérance à l’égard des autres et la considération des opinions divergentes. La mise en pratique d’une telle approche constituerait ainsi un outil au service de la démocratie et de la paix, plutôt qu’une arme pour servir la guerre.
Ben-Porath soutient que, la diplomatie ne suffisant pas, des outils structurels doivent être développés afin de stimuler des relations pacifiques entre les parties en conflit. C’est le cas, par exemple, du développement d’un programme scolaire d’éducation pacifique. Pour ce faire, les éducateurs peuvent avoir recours à deux approches : l’approche pédagogique, qui offre sur le plan local une tentative de réponse pragmatique aux citoyens qui sont aux prises avec un conflit opposant des groupes ou des nations, et l’approche holistique, qui essaie globalement de reconstruire la société comme étant un espace non violent. À la suite des éloges et des critiques de ces deux approches, l’auteure en vient à la conclusion qu’une éducation systématique à la paix provoque les circonstances nécessaires à son émergence. Elle questionne également les résultats de ce projet pourtant prometteur : s’il existe une telle volonté chez les pédagogues et intellectuels d’éduquer l’enfant à la paix, pourquoi les sociétés en crise n’en récoltent-elles pas encore les fruits ? Pourquoi les conflits perdurent-ils ? Une partie de la réponse réside dans l’importance que revêt l’aspect politique dans l’éducation civique.
Bien que s’inspirant de l’éducation à la paix, l’éducation expansive va bien au-delà : elle est plus complète puisqu’elle emprunte les chemins des contributions sociales des études féministes et de l’éducation multiculturelle. Selon l’auteure, les genres et la guerre sont des constructions sociales qui se renforcissent. Par exemple, en temps de guerre, on assiste à une recrudescence des idées conservatrices, qui mettent de l’avant des représentations sociales des rôles de genres traditionnels. La pédagogie féministe propose donc, notamment, des outils pour contrer la violence structurelle des oppressions de genres. Quant à l’approche multiculturelle, elle met en lumière deux apports éducatifs : la connaissance de l’autre et le pardon, qui peuvent enrichir une conception démocratique de la citoyenneté dans un objectif de destin commun et qui s’inscrivent dans une éducation expansive. Visant à développer des attitudes liées à la négociation des différences entre groupes sociaux rivaux dans un processus éducatif pouvant s’adapter à un contexte de médiation des animosités nationales, cette approche constitue un acte de construction de la paix qui surpasse la culture de la guerre. Cette analyse met en relief les ressemblances quant aux objectifs poursuivis pour les tenants de ces deux approches : dans les deux cas, on propose des moyens pour apprendre à surpasser l’aliénation liée à sa condition, à reconnaître et à respecter l’autre et son histoire, à créer des liens entre les différences en passant, notamment, par la rencontre, la réflexion et le dialogue (tel qu’employé par les pédagogies radicales, postcoloniales, antiracistes).
Cet ouvrage, qui s’inscrit dans le grand courant d’études liées à la construction de la paix initié par Johan Galtung, est un apport majeur en ce qui a trait à l’étude du rôle humanisant de l’école et de l’éducation expansive comme agent de changement social. Il s’agit d’un outil incontournable pour tous ceux qui abordent les questions de paix et de violence et qui cherchent à comprendre les changements démocratiques opérés en temps de conflit. L’auteure, avec réalisme, identifie le défi qui guette les pays en situation de conflit : il s’agit d’inclure le besoin de différencier les aspects liés à la citoyenneté belligérante qui supportent la cohésion sociale de ceux qui menacent les valeurs et l’engagement démocratiques de même que la perception du rôle de citoyen dans un destin partagé et pacifique. Elle illustre les théories de divers auteurs par des exemples des sociétés israélienne et américaine, qui vivent toutes deux, à des échelles différentes, des tensions sociales. Les préoccupations soulevées sont d’actualité, mettant de l’avant l’omniprésence du maintien de la sécurité dans les discours politiques, particulièrement dans la politique américaine antiterroriste post 11 septembre. La réflexion de l’auteure apporte un éclairage nouveau sur la fonction humanisante de l’école, qui est, dans l’ère mondialisée d’aujourd’hui, habituellement perçue comme une fabrique de travailleurs répondant aux besoins du marché. L’auteure lui rend sa mission première : former les citoyens de demain aptes à construire la paix et à régler les conflits politiques ou sociaux qui durent parfois depuis trop longtemps. Cependant, les propos de l’auteure restent limités aux pays démocratiques dans lesquels l’éducation est accessible à l’ensemble de la population. Il y a effectivement un paradoxe qui émane de l’éducation à la paix : les pays qui en auraient le plus besoin sont, dans bien des cas, ceux où l’accès à l’éducation est le plus fragilisé et dans lesquels on retrouve les démocraties les plus instables.