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Présentation

Le rāhui polynésien, « ce contrôle rituel des ressources doublé d’un contrôle social établissant des interdits temporaires sur une espèce donnée, en fonction des cycles de l’année » (Torrente 2015 : 23), est aujourd’hui revalorisé en Polynésie française dans un contexte où les changements climatiques, la surpêche et le braconnage apparaissent menaçants pour le territoire et son écosystème. Non seulement ce contrôle traditionnel des ressources permet-il aujourd’hui la protection des côtes et des lagons, mais les populations locales, le gouvernement polynésien et les organisations non gouvernementales (ONG) internationales le font désormais cohabiter avec la création de grandes aires marines protégées (AMP) afin de répondre aux objectifs environnementaux mondiaux établis notamment par l’Organisation des Nations Unies (ONU) et l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Examinant le phénomène à l’échelle locale, nationale et internationale, cet texte présente deux extraits d’entrevues mettant en parallèle le travail d’une fondation internationale et les actions d’une association locale bénéficiant de son financement. Sylvanna Nordman, présidente de l’association Fatu Fenua no Makatea, laquelle fut récipiendaire d’une bourse accordée par The Pew Charitable Trusts, ainsi que Donatien Tanret, chargé de mission pour le projet Ocean Legacy[90] des fondations Pew et Bertarelli en Polynésie française, qui est accompagné par la stagiaire Heiava Samg-Mouit, nous font part de leurs perceptions du rāhui contemporain.

Extrait 1 : Entrevue avec Sylvanna Nordman[91], Papeete, 11 juin 2018

Justine Auclair (JA) : Bonjour, Sylvanna ! Merci d’avoir accepté de me rencontrer aujourd’hui pour parler des objectifs environnementaux de l’association que tu présides ainsi que du rāhui côtier que Fatu Fenua no Makatea et toi êtes en train de mettre en place. Alors, en débutant : qu’est-ce que l’association Fatu Fenua no Makatea et quel rôle joue-t-elle dans la protection de la tortue marine et du Turbo setosus (maoa[92]) ?

Sylvanna Nordman (SN) : Alors, je m’appelle Nordman Sylvanna ; je suis présidente de l’association. L’association Fatu Fenua no Makatea, c’est assez rigolo : lorsque tu traduis le nom en français, ça donne : « propriétaires terriens de l’île de Makatea ». Lorsque j’ai été élue présidente de cette association, j’ai intégré dans ses statuts en 2016 un article qui dit que nos actions visent également à préserver l’environnement, la nature, la biodiversité, et à soutenir justement des projets tendant à développer l’économie tout en préservant la nature.

JA : Donc, à la base, l’association n’était pas particulièrement tournée vers l’environnement !

SN : Voilà. C’était tourné vers la préservation de la terre et des intérêts fonciers uniquement. Alors, moi, j’ai pu faire valider le statut environnemental ; on en a débattu pendant trois heures pour que ce soit validé par l’ensemble de l’assemblée générale. Et donc j’ai fait savoir aux membres de l’assemblée qu’en tant que propriétaires terriens, qu’on veuille protéger sa terre, c’est une belle chose ; mais on n’a pas conscience que quand on veut protéger sa terre on préserve également les arbres qui sont sur cette terre-là, les oiseaux qui sont dans les arbres qui sont sur cette terre-là, et tout ce qui va autour. Et c’est petit à petit que les gens ont compris qu’effectivement la préservation de leur terre rimait avec la préservation de l’environnement et de la nature qui fait partie de cet espace de vie. Il y a cette personne qui m’avait dit : « Ah, tu sais !, présidente, si tu arrives à faire tenir cet article un an, moi, je te lève mon chapeau ». Donc, non seulement il a dû lever son chapeau, mais en plus beaucoup d’associations regroupant des propriétaires terriens ont rajouté cet article-là dans leur statut. J’en suis très contente.

JA : Quelles sont actuellement les préoccupations environnementales de Fatu Fenua no Makatea ?

SN : Pour moi, il existait deux problèmes importants. C’était bien, d’une part, la préservation de la tortue car, malheureusement, lors des périodes de ponte, la tortue vient sur les berges, et c’est à ce moment-là que les gens de Makatea en profitent pour l’attraper. Ils connaissent bien le cycle car, en réalité, les braconniers, ce sont des gens de l’île qui tuent les tortues pour leur consommation personnelle. Grâce à Dieu, ils ne vendent pas la chair ! Donc je me suis dit que c’était dommage, car des sites de ponte, on n’en voit plus partout. Alors, quelle serait la manière d’aborder le problème ? Il faut savoir une chose : c’est que dans les Tuamotu – ou même dans les autres îles et archipels éloignés –, il s’agit d’un problème récurrent. Malgré les textes qui légifèrent justement l’interdiction de pêcher et de consommer la chair de tortue, lorsque ça se passe loin des yeux de la police des tortues, eh bien, on fait tout et n’importe quoi. Ensuite, il y a aussi la question du Turbo setosus : c’est un coquillage. Celui-là, par contre, il est facile à attraper ; sauf que, depuis quelques années, il y a des abus également. Il y a des gens qui vont ramasser ces coquillages pour les acheminer à Tahiti. Donc, du coup, on se retrouve avec des touk (monticules) pleins de ces coquillages. Souvent, c’est pour quand les églises organisent des événements festifs : ça en fait partie, malheureusement. Alors, pour ce qui concerne Makatea, maintenant il faut dire : « Stop ». Fatu Fenua no Makatea mène aussi un autre combat. Je suppose que tu es au courant, mais il y a eu à l’époque, à Makatea, une grande exploitation de phosphate qui a duré 60 ans, il me semble bien[93]. Les exploitants ont décapé une partie de l’atoll, qui ne fait que 28 km2. Maintenant, il y a un nouveau projet d’extraction qui se profile. En 2011, on a commencé à entendre parler d’une réouverture du projet phosphatier. Bon, il n’est pas dit qu’il aura lieu, mais il n’est pas dit non plus le contraire. Donc, nous, on fait partie des opposants à ce projet. En raison de notre opposition, on a rencontré les ministres et on leur a fait savoir qu’ils font tout pour faire valoir ce projet, alors qu’en fait Makatea représente quand même un hotspot (point chaud) de la biodiversité.

JA : Parlant de cette biodiversité, peux-tu me décrire brièvement Makatea et ce qu’on peut y trouver ?

SN : En fait, Makatea se trouve dans l’archipel des Tuamotu, entre 280 et 300 kilomètres de Papeete. Il s’agit de l’île la plus proche de l’archipel de la Société. Il n’y a pas d’aérodrome, donc la liaison avec Tahiti se fait grâce à deux grandes goélettes. On a beaucoup de similitudes – notamment au niveau de l’histoire géologique – avec l’atoll de Nauru. Alors, par exemple, Rangiroa, c’est un atoll bas. Tu as du sable autour des coraux, tu as un lagon et plein de cocotiers. Makatea, par contre, c’est un atoll qui a surgi de l’océan. Alors, en fait, à certains endroits, on se trouve à 80 mètres au-dessus du niveau de l’eau quand même. Il y a des falaises, des grottes, des escarpements, et c’est magnifique. Tu y trouves des stalactites, des stalagmites, et nous avons aussi des grottes dans lesquelles on trouve une nappe phréatique, de l’eau. Et c’est pour ça que, dans l’histoire des navigateurs, Makatea était un point incontournable. Il arrivait souvent que les navigateurs polynésiens se dirigent vers l’atoll de Makatea pour y puiser de l’eau et pour ensuite continuer leur chemin, leur conquête des autres îles. Aussi, nous avons une faune ; nous avons des oiseaux endémiques à Makatea. Nous avons également des espèces endémiques en termes de diversité floristique, et ce sont de très bonnes raisons, vraiment, pour préserver la biodiversité de Makatea. C’est tellement important !

JA : Et, plus personnellement, qu’est-ce qui t’a amenée à t’impliquer ainsi dans la défense de l’environnement de Makatea ? Qu’est-ce qui te motive principalement ?

SN : Alors, comme tu le sais, je suis née à Makatea. Je suis née… disons vers la fin de la période d’extraction du phosphate [autour de 1960] Alors, moi, mon enfance a été géniale parce que là-bas on avait absolument tout. On avait l’électricité. L’électricité est arrivée avec les exploitants, d’ailleurs. On a donc été la première île électrifiée ; même à Tahiti, ils ne l’étaient pas encore. On avait des fruits frais qu’on importait de l’Europe. Donc j’ai vécu une enfance assez heureuse, mais bon, j’ai quitté l’endroit quand j’avais cinq ans. Puis, je suis revenue pour mes 40 ans. Là, tu constates les dégâts. C’était incroyable, les choses que je n’avais jamais vues ; je n’avais pas le souvenir de tout ça, moi. Lorsque j’ai foulé le sol de Makatea, j’étais maman, j’avais des enfants, et je suis arrivée comme ça. Ça a été horrible. Et là, on a constaté le saccage. Et ça ne concerne pas que l’extraction : c’est l’abus de l’abondance de la nature en général. Prends le maoa, dont on parlait tout à l’heure, par exemple : l’idée de ce qu’on veut faire n’est pas d’interdire sa consommation sur place, mais plutôt son exportation. Je pense qu’à un moment il faut qu’on arrête, car ce n’est pas une ressource infinie. Ils ne vident que la coquille, hein : ils ne récupèrent que le mollusque. Donc, à un moment donné, on ne va plus pouvoir marcher sur le platier : on ne verra que des Turbo setosus – ce n’est pas possible ! À un moment donné, il faut qu’on arrête ça parce qu’on a le don d’exagérer les choses. On ne pense qu’à l’argent. Aujourd’hui, je crois que ça ne peut pas durer longtemps. L’argent ne pourra pas remplacer toutes ces espèces qui risquent de disparaître. Ce n’est pas possible. Et il faut penser à préserver Makatea pour les enfants, vos enfants, les enfants de vos enfants, et ainsi de suite. Maintenant, avec ce qui se passe, avec le réchauffement climatique, avec la montée des eaux, je vais te dire que les Tuamotu ne peuvent pas se permettre de faire tout et n’importe quoi. Il faut vraiment qu’on reste vigilant et nous, à Makatea, c’est vrai qu’on a cette chance d’être en hauteur et de prévenir certains risques. Alors, maintenant, c’est d’avertir également la famille qui habite dans les atolls plus bas, c’est de leur dire : « Attention, préservons Makatea parce que le jour où Rangiroa sera amené à disparaître, Makatea sera toujours là pour recevoir la famille ». Et je finirais en te disant qu’avant, le Polynésien avait ce don d’observer la nature. Il était connecté intimement à la nature. Son don d’observateur lui donnait cette capacité à lire la nature, à lire le ciel, à lire les astres, et donc à s’adapter à la nature. Il s’est adapté à la nature : ce n’est pas la nature qui s’est adaptée à lui. Il trouvait la nourriture à certains endroits, mais il savait pertinemment qu’à un moment donné, à cet endroit, il n’allait plus trouver la même chose, et il serait obligé d’aller plutôt là, tu vois. Il pouvait subvenir à ses besoins sans difficulté. C’est l’argent qui a complètement modifié cette attitude-là. Maintenant, il prend plus que ce que la nature l’autorise à prendre. Et donc, voilà : il s’est déconnecté de la nature. Le Polynésien a abusé de toute cette abondance. Aujourd’hui, quand les pêcheurs vont pêcher, ils se retrouvent avec un poisson comme ça, invendable (elle mime un petit poisson), alors qu’avant ils pouvaient pêcher comme ça et gagner facilement leur argent (elle mime un plus gros poisson). Aujourd’hui, le Polynésien prend conscience – d’où, selon moi, la nécessité de remettre en place le rāhui, par exemple. Il est obligé maintenant d’adhérer au concept de « rāhui ». C’est une nécessité, car il est lui-même la cause, l’origine du gros problème auquel il est confronté aujourd’hui. Maintenant, c’est à lui de réparer tout ça. Comment ? En adhérant au principe du rāhui.

JA : Justement, tu entres dans le vif du sujet ! Je souhaiterais interroger ta conception du rāhui, de même que l’utilité de ce dernier au sein des luttes environnementales que tu mènes. Comment le définirais-tu ?

SN : Le rāhui, c’est une pratique ancestrale : elle ne date pas d’aujourd’hui. À l’époque, nos anciens pratiquaient déjà le rāhui, car ils avaient déjà la notion de la préservation de la ressource. Naturellement, ils se sont dit que la ressource marine n’était pas éternelle. Ils étaient de grands observateurs très proches de la nature. À cette époque, le rāhui faisait partie du tapu[94]. Si un chef décide que tel endroit est tapu, s’il impose un rāhui, alors celui qui ose braver l’interdit risque beaucoup : il peut même en mourir. Donc, la notion de « rāhui », c’est la préservation d’un espace, c’est limité dans l’espace, c’est-à-dire d’un point A à un point Y. Le rāhui se définissait par observation également. Les anciens n’allaient pas mettre un rāhui n’importe où. Ils choisissaient un endroit où les pontes existent, par exemple. C’était bien défini, c’était bien déterminé, c’était parfait comme ça. Et la zone délimitée devenait strictement interdite.

JA : Le projet de l’association visant l’instauration d’un rāhui sur le maoa, est-ce le premier du genre à Makatea ?

SN : Ouais, ouais, ouais ! C’est le premier projet de rāhui porté à Makatea. Le rāhui, avec – malheureusement – les changements qui s’étaient produits en Polynésie française, était complètement perdu. Et là, on l’a remis en valeur.

JA : Génial ! Vous devez en être fiers. Est-ce qu’une certaine dimension religieuse et rituelle a également été remise en valeur aujourd’hui conjointement à l’idée du rāhui ? Les gens craignent-ils aujourd’hui de braver l’interdit ? Car, avant, il était dit que transgresser le rāhui attise le courroux des ancêtres, que des conséquences s’ensuivent, que les prochaines récoltes et les prochaines pêches en sont affectées, que la maladie s’incruste dans la vie des coupables… Est-ce un aspect crédible aujourd’hui ?

SN : Ah oui ! Ça a été complètement oublié pendant une longue période et, aujourd’hui, le Polynésien est en train de se reconnecter avec toutes ses valeurs culturelles et ancestrales et de prendre conscience de tout ça. Oh oui ! Et ça se ressent. Même que certaines confessions religieuses récupèrent également ces valeurs, car ça fait partie de la vie ; ça fait partie de l’Homme de préserver les ressources, de ne pas aller dans l’excès. Tout ce qui est excès, c’est le gaspillage, c’est l’obésité. Tout ça est évoqué également dans la Bible, ce qui veut dire qu’aujourd’hui c’est une légitimité des confessions religieuses de récupérer cette notion de « rāhui ».

JA : Donc cette revalorisation du rāhui repose autant sur les valeurs ancestrales polynésiennes que sur les enseignements des religions judéo-chrétiennes[95] ?

SN : Oui, voilà : c’est lié.

JA : Y a-t-il d’autres références à la culture religieuse traditionnelle auxquelles vous faites appel afin de sensibiliser les habitants de Makatea à vos objectifs environnementaux ? Faites-vous parfois appel aux mythes, aux tāura[96], aux ancêtres protecteurs ?

SN : Pour être honnête, on a perdu les écrits, on a perdu la mémoire ; donc, en fait, il faut vraiment… Maintenant, on cherche à se reconnecter avec les mémoires de nos anciens pour ensuite s’appuyer sur ces pratiques ancestrales lors de notre campagne de sensibilisation. Aujourd’hui, on n’a rien inventé du tout : ces pratiques-là se faisaient déjà à l’époque.

JA : Mais, disons, aujourd’hui, si tu vas voir un braconnier et que tu lui dis : « Regarde : l’animal protecteur de ta famille, ton tāura, c’est la tortue ! », ça ne lui fera rien ?

SN : Oui… C’est-à-dire que, tu vois, par exemple, moi, j’ai eu la chance d’avoir côtoyé ma grand-mère. Je ne connaissais pas encore le tahitien à cette époque-là, mais elle me disait toujours : « Aiū (bébé), fais très attention aux chiens. » Le chien a une importance dans notre famille. Du côté de ma maman, c’est le requin. C’est le symbole qui définit la famille. Et chez d’autres, c’est la tortue[97].

JA : Je vois ! Et considérant tout ce dont on vient de discuter, comment Fatu Fenua no Makatea instaure-t-elle concrètement ce rāhui moderne ?

SN : Eh bien, maintenant, l’idée, c’est de sensibiliser les gens sans leur interdire quoi que ce soit. La mise en place d’un rāhui, ça se fait sur un long terme. On est justement encore dans la préparation, dans le travail de validation afin de trouver un consensus parmi toute la population pour que tout le monde soit content : autant ceux qui veulent préserver que ceux qui veulent continuer à consommer. C’est mon objectif. Évidemment, les gens n’y adhèrent pas tout de suite, donc je compte sur le temps pour faire ce travail de sensibilisation. En ce qui concerne la protection de la tortue, je peux y aller en force puisqu’il y a un texte de loi sur lequel je peux me reposer [art. D. 124-3 du Code de l’environnement de la Polynésie française]. Puis, pour l’instauration d’un rāhui sur le maoa, je pense que je vais me faire aider par la commune pour qu’on puisse éventuellement mettre en place une délibération communale.

JA : Comment allez-vous déterminer la zone où s’appliquera le rāhui ?

SN : On aura besoin de faire une étude complète sur sa zone de développement. Alors il faut qu’on rencontre des scientifiques : c’est essentiel pour moi. Donc si tu esquisses ce qui est essentiel, tout d’abord, c’est la préservation de la tortue ; ça, c’est OK, mais après on va se concentrer sur le rāhui du Turbo setosus : c’est important. On aura besoin également des spécialistes, et à partir de là on pourra définir une zone de rāhui. On sait pertinemment que les Turbo setosus arrivés à maturité peuvent crapahuter et dépasser la limite, mais les petits vont rester dans cette zone-là. S’il déborde de la limite, c’est tant pis pour lui ! Reste dans le rāhui et tu seras sauvé ! Il faut qu’on en arrive là, mais je suis optimiste, car maintenant les gens en parlent. Pour ce projet de rāhui, justement, j’ai rencontré l’institutrice et elle m’a accordé un bon quart d’heure avec les élèves – c’est beau. En ce qui concerne la tortue, on compte en août-septembre faire venir les élèves dans la zone de ponte et travailler avec eux pour qu’ils puissent avoir un contact. Aujourd’hui, on doit prendre les élèves, les enfants, parce que ce sont eux qui ont le regard de demain. Et c’est important. Ce dont je suis contente, c’est que les enfants viennent me voir. Ils me disent : « Tatie, tu as dit qu’on ne peut pas manger la tortue. Bien, tu sais, tatie, mon tonton a mangé la tortue ». Du coup, les enfants prennent conscience du problème et amènent l’information, si bien qu’on peut donner des noms. Les gens se parlent entre eux et se disent que c’est nécessaire de préserver. Quand je suis retournée à Makatea au mois d’avril, l’infirmière de l’île a évoqué le rāhui du maoa : j’étais hyper contente ! L’information commence à passer ; on ne va pas arrêter notre campagne de sensibilisation.

JA : Malgré toutes ces avancées, tu dois toujours rencontrer de la résistance !

SN : Eh bien, le mot rāhui fait peur aux gens. Pour certains, ce n’est pas bon – mais non ! Le rāhui, il est simple. C’est un concept qui était déjà mis en pratique par nos ancêtres et, aujourd’hui, c’est de se reconnecter encore avec les pratiques de nos anciens. Pourquoi ? Parce que c’était fait de façon très intelligente, donc il est inconcevable qu’aujourd’hui on oublie la notion de « rāhui ». Le mot « rāhui », c’est quoi ? C’est préserver la ressource. Alors, au tout début, lorsque j’ai fait ma proposition de projet pour la préservation de la tortue et pour le rāhui du maoa, tout de suite, tu te fais passer pour l’oiseau noir. On te regarde de travers, on te repère du coin de l’oeil, on parle de toi quand tu n’es pas là, tu vois. Mais on fait fi de tout ça, car on a des objectifs, et cette préservation est essentielle. Il faut réagir aujourd’hui.

JA : Avec les pêcheurs, par exemple, est-ce que ça a été difficile ?

SN : Oui, parce qu’à partir du moment où c’est leur travail, où tu touches à leur portefeuille, il faut présenter les choses autrement. Il faut parler de la gravité de la situation, du pourquoi de la mise en place du rāhui. Les pêcheurs sont des gens de terrain. Ils sont aussi de grands observateurs. Donc, il faut prendre le pêcheur en tant qu’ami, qu’observateur et que futur gardien, certainement. La commune n’a pas les moyens matériels et humains de garder une zone : elle ne peut pas. Alors, la meilleure façon de faire passer un projet, c’est de prendre justement les pêcheurs et les consommateurs de maoa comme gardiens, d’en faire des amis et non des ennemis. C’est tellement important, parce que tu vas te retrouver tout seul.

JA : Éventuellement, après cette phase de sensibilisation, est-ce qu’il y aura des sanctions prévues pour les contrevenants, pour ceux qui enfreignent le rāhui ?

SN : Oui ! Je pense que maintenant je suis encore dans la mise en place de ce projet de rāhui, mais après les sanctions vont tomber – clairement. Ce ne sera pas de vilaines sanctions, mais ce sera vraiment à la hauteur, à l’échelle de l’infraction. Le but, en fait, c’est d’intégrer la mairie, la commune de Makatea, car elle seule est en mesure de légiférer, de faire une délibération communale propre à Makatea. Si je me la mets à dos, elle me le refusera toujours.

JA : Donc, pour toi, c’est important d’avoir cette légifération, cette délibération communale ?

SN : Très important.

JA : Il n’y aurait pas d’autres façons de faire passer le rāhui ? C’est ainsi seulement que tombent les sanctions ?

SN : Oui, malheureusement, on ne peut pas faire autrement.

JA : Je me posais la question, car Donatien [Tanret, de la fondation Pew, entrevue suivante] évoque le rāhui « non officiel » de Huahine qui était géré par les habitants eux-mêmes plutôt que par la commune…

SN : Oui, oui, exact ! Oui, tout à fait, car deux cas de figure peuvent se présenter au projet de rāhui de Makatea. Il a tout à fait raison d’évoquer ça, Donatien, car si l’on arrive justement à se mettre en phase avec les habitants de Makatea, si on se met d’accord et qu’on décide ensemble que, voilà, cette zone-là sera placée sous le rāhui, alors oui, bien sûr, ce serait génial. En fait, il faut qu’on aille là : ce serait l’idéal.

JA : Donc, dans ce cas, la mairie ne serait qu’un acteur de plus dans votre camp : elle permettrait de mettre tout ça sur papier.

SN : Oui, voilà ! La commune, elle serait là uniquement pour soutenir le projet, car si c’était une décision commune, elle n’aurait même pas à légiférer. On pourrait définir nous-mêmes, à ce moment-là, que d’un point à un autre, on ne doit plus y aller. Ce serait une entente entre nous, avec les cousins, les cousines, les neveux, les nièces, les amis – voilà.

JA : Alors, par consensus, ce serait vraiment la sorte de rāhui la plus idéale !

SN : Oui, ce serait le rêve. Et je pense que pour le maoa, à mon avis, on peut aller là. Mais pour la tortue, ça risque d’être… Non, je ne crois pas.

JA : Donc ce n’est pas tant la dimension légale qui compte… Tant qu’il s’agit d’un consensus, la mairie pourrait faire ce qu’elle veut et vous vous entendrez sur vos propres zones, vos propres règles. C’est bien ça ?

SN : Oui, voilà.

JA : D’accord. Dans un autre ordre d’idées, j’aimerais aborder également la dimension politique du rāhui. Selon toi, à Makatea ou ailleurs, certaines idées politiques amènent-elles des gens à se positionner par rapport au rāhui ? Par exemple, est-ce plutôt des indépendantistes revendiquant fièrement leur identité mā'ohi et des gens ayant des idées de décolonisation qui prônent le rāhui ?

SN : Non, pas du tout. Je pense qu’il n’y a aucune influence politique. Je crois que c’est plutôt une influence ancestrale et humaine, mais la politique n’influe pas du tout sur les démarches du rāhui[98]. Le principe du rāhui, c’est d’aller vers une autosuffisance alimentaire plutôt que d’aller vers une autonomie, une indépendance d’un peuple.

JA : Et malgré tout, considérant que la plupart des mesures environnementales sont très centralisées, penses-tu qu’un projet de rāhui permettrait à Makatea de protéger sa nature et de se reconnecter à sa façon plutôt qu’à celle de Tahiti ?

SN : Oui… Bien, l’idéal serait que l’on puisse – chaque archipel, avec nos spécificités et notre distance – avoir un statut différent de celui des îles de la Société. C’est quelque chose qui a été abordé il y a quelques années et qui a totalement été oublié. Mais ça, c’est une volonté politique. Je pense que, malheureusement, on sera toujours rattaché à Tahiti.

JA : Mais, de ce que je comprends, ce n’est pas présentement un obstacle au projet de rāhui

SN : Non, non. Je pense que pour eux le rāhui est quelque chose d’élémentaire, de primordial, et qu’ils y adhèrent. Dans ma vision des choses, il n’y a aucun intérêt pour eux à mettre une barrière, car le principe du rāhui va dans le sens du ministère de l’Environnement qui justement préconise la préservation des ressources marines. Ce sont plutôt les AMP qui posent problème aux gouvernements, à cause justement des exploitations futures de la grande surface océanienne en termes de pêche hauturière et industrielle[99]. Mais les seules ressources qu’on trouve dans les lagons, ce sont surtout les poissons, les mollusques, les crabes, les crustacés… Je crois que ça ne les dérange pas d’y mettre en place un rāhui.

JA : En terminant, je souhaiterais aborder avec toi la relation que Fatu Fenua no Makatea entretient avec l’organisme Pew. Vous avez été récipiendaires d’une de leurs bourses dans le cadre d’un appel à projets rāhui en 2017. Comment cela s’est-il déroulé pour vous ?

SN : Un jour, lorsque j’ai adhéré à la FAPE [Fédération des associations de protection de l’environnement de Polynésie française], on nous a fait part d’un appel à candidatures pour des bourses de 400 000-500 000 XPF, ce qui correspond à, disons, 4000 euros et des poussières[100]. Je me suis dit que c’était une belle occasion, car l’association que je préside a peu de moyens. Et la seule façon de pouvoir aborder le problème avec la population de Makatea était de faire venir des spécialistes. Ça coûte très cher. Donc l’occasion s’est présentée justement grâce aux propositions de Pew, qui se trouve à être une grosse fondation connue, mais qui n’est pas totalement… Disons qu’ils sont vus d’un drôle d’oeil par le gouvernement local. Bon, c’est tout simplement parce qu’il s’agit d’une fondation américaine. Donc, ne maîtrisant pas – évidemment – tout ce qui a trait au financement venant d’une fondation étrangère, le gouvernement est dérangé. Mais nous, on n’entre pas dans tout ça, car ce qui était important pour nous, c’était vraiment de présenter un projet et qu’il soit validé par Pew. Je suis très reconnaissante envers eux, car ces 500 000 XPF, on ne les aurait pas trouvés comme ça. On n’a pas de fonds, et c’est vraiment grâce à Pew qu’on a pu mettre en place une campagne de sensibilisation pour la préservation de la tortue et pour l’instauration du rāhui du maoa : ce n’est pas rien ! Ce n’est qu’un début, mais on ne va pas s’arrêter là. Du coup, on voit l’importance de répondre à des appels à projets, et puis ça corrige également notre façon de gérer notre association.

JA : Aussi, comme tu le sais sûrement, les actions de Pew visent notamment à atteindre non seulement les objectifs de l’ONU concernant la protection de 10 % des océans mondiaux[101], mais également ceux de l’UICN prônant la protection de 30% de tous les habitats marins[102] : large, côtier, lagon… Est-ce des objectifs que vous souhaiteriez atteindre localement ? Est-ce que Fatu Fenua no Makatea soutient les actions de Pew en Polynésie française ?

SN : Ah oui, évidemment ! Si l’on doit aller vers les AMP, eh bien, oui ! Et avec Pew, bien oui ! Travailler avec Pew : bien sûr ! Mais comme la fondation Pew va plutôt dans la préservation des aires marines, elle rencontre l’opposition du gouvernement évidemment, mais aussi celle de certains pêcheurs. C’est que la fibre du Polynésien, c’est tout ce qui est lié à ses ancêtres, c’est tout ce qui est lié aux légendes, c’est tout ce qui est lié aux mythes polynésiens. Et à partir du moment où tu vas comprendre le sens de toute cette valeur culturelle, de ces pratiques ancestrales, tu as gagné avec les pêcheurs, car le rāhui de l’époque était rattaché justement à des légendes, à des divinités sous-marines. Il faut se reposer sur le peuple, sur nos pratiques ancestrales, sur notre vision des choses, sur la vision des choses de nos ancêtres. Le jour où Pew va comprendre le sens de ces pratiques ancestrales, il peut gagner. Il peut avancer très rapidement.

JA : Merci énormément, Sylvanna, d’avoir partagé ta vision du rāhui et d’avoir discuté des objectifs de Fatu Fenua no Makatea. Je vous souhaite beaucoup de succès !

Extrait 2 : Entrevue avec Donatien Tanret[103] et Heiava Samg-Mouit[104], Papeete, 17 mai 2018

Justine Auclair (JA) : Bonjour, Donatien et Heiava ! Merci de prendre le temps de répondre à quelques questions concernant la revalorisation des rāhui en Polynésie française dans le contexte de création de grandes aires marines protégées (AMP) modernes et le rôle que vous y jouez en tant qu’ONG. Alors, d’emblée, pouvez-vous me parler un peu de l’organisme Pew et de ses actions en Polynésie ?

Donatien Tanret (DT) : Bien sûr. Alors, Pew est le nom d’une famille américaine, à la base, la famille Pew. Elle a fait fortune dans le pétrole dans les années 1900 et ce, jusqu’en 1940-1943. C’est une famille très pieuse, très soucieuse de l’environnement, du social, etc. Une partie de la famille n’avait pas de descendants et a donc légué une partie de sa fortune pour créer la fondation Pew en 1948. C’est cette fortune et les intérêts générés qui servent à financer nos actions. Depuis, la fondation n’a aucun lien avec le pétrole et est à but non lucratif. Dans les débuts de la fondation, les gens se préoccupaient surtout du social, de la santé, de l’humanitaire. À l’époque, on parlait peu de l’environnement : c’est venu après. Ils ont d’abord travaillé en Amérique puis, au fur et à mesure, ils se sont étendus dans le monde. Concernant la partie environnementale, l’océan est maintenant l’objet d’un gros programme de Pew comportant plusieurs sous-programmes : programme de conservation du thon, programme de protection du requin, programme contre la pêche illégale, programme visant l’instauration de réserves marines – celui sur lequel on travaille actuellement –, programme concernant la pêche européenne : plein de sujets. En gros, l’objectif général est d’essayer d’aider à mettre fin à la surpêche dans le monde pour pouvoir continuer de manger du poisson. C’est sûr que c’est un peu ambitieux, mais on essaie de soutenir différentes initiatives qui permettraient de limiter la surpêche dans le monde. C’est un problème mondial qui affecte toute la planète, donc il y a ces différents programmes qui visent la même chose. En Polynésie française, nous travaillons sur le programme Ocean Legacy [Héritage des océans]. Le but de ce programme est d’aider les pays qui le souhaitent à créer des réserves marines. L’objectif A est de répondre aux engagements de l’ONU, notamment à l’objectif no 11 visant la protection de 10 % des océans dans le monde[105]. C’est de là qu’est né le programme Ocean Legacy et, à partir de là, la fondation a essayé de voir avec différents pays s’il y avait un intérêt, si certains avaient besoin d’une organisation comme Pew. Donc en 2012-2013 la fondation a approché le gouvernement de la Polynésie française afin de savoir si le programme pouvait l’intéresser – ce qui était le cas. Effectivement, le président avait déjà annoncé vouloir protéger 20 % des eaux polynésiennes et l’annonce de la création d’une aire marine protégée aux Marquises était déjà tombée alors que celle des Australes approchait à grands pas également[106]. Considérant les campagnes scientifiques et culturelles dont jouissaient déjà les Marquises en faveur de leur AMP, Pew a plutôt décidé de travailler sur celles des Australes, où la demande de protection venant des populations locales se faisait de plus en plus forte.

JA : Afin d’atteindre ces objectifs, en quoi consistent concrètement les actions de Pew ?

DT : On a reçu un ordre de mission du gouvernement pour deux actions principales. Premièrement, il s’agissait de réaliser un état des lieux de l’état marin des Australes et, deuxièmement, de proposer une stratégie de gestion pour les eaux des Australes. D’abord, on a réalisé un important état scientifique des lieux avec le CRIOBE [Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement[107]] et une trentaine d’experts rédigeant chacun un article sur leur domaine d’expertise : requin, baleine, poisson, tortue… On ciblait l’aspect biologique, mais également l’aspect culturel. Donc il y a des anthropologues qui sont venus ; il y a le Service de la culture qui a participé à la mise en valeur des liens entre la culture traditionnelle et l’océan ainsi que du concept de « rāhui » aux Australes. Il y a un chapitre entier sur ça édité par Tamatoa Bambridge[108]. Il y a également un chapitre sur la pêche côtière, la pêche perlière, le tourisme, l’agriculture, etc. On a rédigé un gros rapport de 350 pages qu’on a présenté aux Australes pour ensuite passer à la deuxième phase, consistant en la proposition de plans de gestion. Pour ça, on a réalisé une large consultation de la population selon une approche participative bottom-up [ascendante] et on a réalisé près de quatre-vingts réunions publiques dans tous les villages des Australes pendant deux ans. Des consultants locaux ont fait du travail de terrain et ont mené des entretiens individuels avec des pêcheurs et des populations. On a beaucoup travaillé avec la FAPE, laquelle regroupe une trentaine d’associations locales en matière d’environnement. Elles nous ont beaucoup aidés. Ensuite, on a lancé l’appel à projets rāhui en 2017, car on savait qu’il y a de nombreuses associations, communes et petites initiatives qui existent, mais qui n’ont pas forcément les moyens d’avancer. On a beaucoup travaillé sur le large, mais on nous a aussi reproché de ne pas forcément travailler sur le côtier. Donc, on s’est dit : « Allons-y ! On va lancer cet appel à projets pour aider ceux qui ont de bonnes idées. » On a fait très simple et ça a été un succès : on a eu une trentaine de projets soumis et on en a choisi dix pour les aider à hauteur de 500 000 XPF. On accompagne ceux qui le souhaitent après la mise en oeuvre de leur projet. C’était très varié. Il y a eu par exemple un concours de danse à Rurutu, aux Australes, sur le thème du rāhui traditionnel. Ça a fait participer plein de gens sur l’île et ça a permis, surtout, de faire parler du rāhui et de sensibiliser les jeunes qui ne connaissaient plus trop ce concept – c’était vraiment sympa. Il y a eu aussi ce jeu vidéo sur le thème du rāhui, donc un projet plus moderne, mais qui permet de toucher les écoles et n’importe qui ayant accès à un ordinateur. À Makatea, on a financé un projet de rāhui plutôt axé sur les tortues. À Huahine, aux îles Sous-le-Vent, il y avait un rāhui traditionnel local déjà existant mis en place par une association et ils avaient besoin de moyens pour le suivi et pour la surveillance. Donc, le financement a permis de participer à l’achat d’un bateau pour surveiller la zone. Pour nous, c’était aussi important de travailler sur le côtier parce que c’est ce qui touche directement les gens. Le large, c’est une autre problématique. Il y a un problème de diminution des stocks de poissons : les espèces de thons sont surexploitées, et c’est pour ça qu’ils pensent que c’est important aussi de faire de grandes réserves marines.

JA : D’après ce que j’ai compris, aux Australes et aux Marquises, les populations se servent du rāhui côtier traditionnel afin de mettre en place leur AMP au large. Comment ces deux notions cohabitent-elles ?

DT : Bien, prends le Rāhui Nui Nō Tuha'a Pae [le grand rāhui des Australes], par exemple. À la base, ça vient de Rapa, une île très isolée au sud-est de la Polynésie française. En fait, c’est un rāhui qui a été remis en place dans les années 1980, car le maire, justement, s’est rendu compte qu’il y avait de plus en plus de pêche et que le problème était également chez eux. Il s’est dit : « Bien, nous, on a la culture du rāhui : il faudrait remettre ça en place », car ça avait relativement disparu depuis l’arrivée des Européens. C’est donc en quelque sorte Rapa qui a lancé le renouveau dans les années 1980 : ils ont remis le rāhui en place. Au début, ce n’était pas facile : les pêcheurs ne comprenaient pas trop et n’étaient pas forcément d’accord. Puis, le maire a décidé de mettre en place un rāhui sur toute la côte est de l’île, la zone qui fait face au village. C’est compliqué, car c’est la zone où ils pêchent, mais c’est également une zone qui pourra être surveillée, justement : les tricheurs pourront être vus. Donc ils ont interdit toute pêche – sauf la pêche à la ligne – sur une grande surface, sur toute la façade est de l’île. C’est ouvert une fois par an pour les fêtes de fin d’année, avec des règles précises. Seul un nombre défini de pêcheurs vont pêcher, et la pêche est partagée équitablement entre l’ensemble de la communauté[109].

JA : Donc il s’agit vraiment du rāhui traditionnel, où les ressources sont « économisées » en prévision de grandes fêtes communautaires !

DT : Voilà ! Et ils ont décidé de faire un rāhui fixe, permanent. Ça marche super bien ; ils en sont très fiers et ils recommandent aux autres îles de faire pareil. Ils se sont ensuite rendu compte qu’il y avait non seulement un problème côtier, mais également au large. Maintenant ils voient qu’il y a de moins en moins de poissons au large et que les grands bateaux commencent à arriver. Ils se sont dit que quelque chose devrait être fait, que le rāhui côtier devrait être étendu au large. Donc cette démarche d’AMP aux Australes a été menée par les comités des anciens, des sages et du rāhui de Rapa, lesquels ont proposé comme nom Rāhui Nui Nō Tuha'a Pae, « le grand rāhui des Australes », tout simplement parce que leur rāhui serait étendu au large. Ça a vraiment frappé les autres communes qui se sont dit que c’est ça qu’il faut faire. Car, dans ce grand rāhui, il y a le rāhui au large, donc la pêche y serait interdite pour tout le monde, et il y a les rāhui côtiers, soit des zones de 20 miles[110] autour de chaque île où la pêche est autorisée pour les petits bateaux. Ils souhaitent même, à l’intérieur, faire des petits rāhui dans les lagons pour la protection des espèces lagunaires. Donc tout ça est en cours, et de nombreuses autres communes et archipels s’y mettent depuis.

JA : Légalement parlant, comment ces zones protégées sont-elles incorporées dans la législation des communes qui les mettent en place ?

DT : Il existe différents outils juridiques en Polynésie française pour protéger un espace marin. Il y a le Code de l’environnement et les réglementations de la pêche, notamment. Il est plus simple de faire une zone de pêche réglementée, car ça ne demande qu’un arrêté du Conseil des ministres. Mais, tu sais, à la base, ce sont souvent de petits villages qui décident eux-mêmes de faire leur rāhui. À Rapa, par exemple, à la base, leur rāhui n’est pas officiel : il n’y a pas de texte réglementaire, c’est uniquement communautaire. C’est vraiment traditionnel.

JA : Donc sa transgression n’entraîne pas nécessairement une sanction légale ?

DT : Eh bien, il existe des sanctions, mais comme ils sont très croyants, ils ont plutôt misé sur la religion là-bas. Après, la mairie aussi a repris le projet. Par exemple, au début, ils coupaient l’électricité – carrément – à ceux qui ne respectaient pas le rāhui. Il y a aussi la question du sacré ; donc celui qui a triché – il y a plein d’anecdotes –, son moteur serait tombé en panne et il a coulé. Les gens disent que c’est parce qu’il a été puni.

JA : Donc les gens eux-mêmes veillent à ne pas transgresser le rāhui.

DT : Exactement. Comme à Huahine, aussi, il y a ce rāhui du village qui n’est pas officiel encore, mais qui fonctionne très bien, qui est respecté même si ce n’est pas un texte réglementaire.

JA : Donc généralement il y a une forte volonté des populations locales en faveur de l’instauration et du respect de ces zones protégées ? Ça ne vient pas que des gouvernements ?

DT : Eh bien, je reviens sur le passé : comme je l’ai dit, il y a eu cet engagement du gouvernement polynésien de faire une AMP aux Marquises en 2013, et il y a eu aussi une volonté annoncée en novembre 2014 de créer une grande réserve marine aux Australes d’un million de km2. La volonté des maires et du pays était là. Toutefois, il y a eu un changement de stratégie du gouvernement depuis. Maintenant, le pays s’inscrit dans une stratégie claire de développement économique[111]. Ça s’est passé en 2015-2016 : ils ont mis fin aux deux projets d’AMP. Aux Marquises, ils ont arrêté le projet alors que l’Agence des aires marines protégées y travaillait depuis 2009. Les maires étaient vraiment investis : toute la population était au courant et voulait avancer là-dessus, mais ils ont dû s’arrêter là et le projet est en suspens depuis. Aux Australes, ça s’est passé un peu différemment. La population adoptait une démarche identique et la volonté des îliens était forte. Après une grosse réflexion chez la population et les élus, les Australes – avec Pew derrière eux – ont décidé de soumettre quand même le projet d’AMP au gouvernement central de Tahiti. Nous sommes une ONG privée et avons continué de soutenir les Australes dans leur projet d’AMP, alors que le pays nous avait bien fait savoir qu’il ne voulait plus d’AMP. Donc nos rapports avec les gouvernements sont devenus plus compliqués. Et, depuis, le projet est aussi un peu en suspens vu le refus du pays, mais la population continue de le promouvoir par différentes actions : près de 10 000 personnes ont signé la pétition en faveur de l’AMP ; des sondages ont révélé que 90 % des gens sont en faveur de cette réserve ; ça brasse sur les réseaux sociaux… Il y a vraiment des attentes. Mais c’est désormais de l’ordre du politique vu la stratégie de développement de la pêche hauturière. Donc ça ne dépend pas que de nous ou de la population, malgré sa forte volonté. Je pense que la société civile a son mot à dire. C’est vrai qu’en Polynésie française, c’est un peu nouveau : depuis une quinzaine d’années, le poids des associations et de la société civile est de plus en plus important.

JA : Parlant de politique, est-ce que la question des rāhui et des AMP est considérablement débattue en période électorale ? Est-ce le combat d’un parti en particulier ?

DT : C’est surtout un jeu d’opposition. Les causes environnementales sont parfois utilisées comme des arguments politiques pour montrer son opposition au parti concurrent. C’est dommage, car la politique se mêle à des projets environnementaux ; et certaines personnes qui étaient engagées dans ces projets se retrouvent coincées dans ce jeu politique et se sentent obligées de changer d’avis. Beaucoup de gens sont tenus par la politique : c’est très puissant, et ça s’invite dans tous les projets environnementaux. Mais je n’ai pas l’impression que ce soit le combat d’un parti en particulier.

JA : Rencontrez-vous de fortes oppositions également de la part de personnes directement concernées comme les pêcheurs ?

Heiava Samg-Mouit : Les pêcheurs sont généralement pour le rāhui. Ils voient bien que la ressource a diminué, surtout ceux qui pêchent depuis très longtemps. Bon, il y en a toujours qui te diront qu’il y a toujours autant de poissons, mais bon, c’est leur gagne-pain ; souvent, il s’agit de leur travail, donc ils craignent qu’on les empêche de travailler, de subvenir à leurs besoins. Mais la plupart voient l’intérêt du rāhui. C’est pour ça qu’on fait des consultations : c’est justement pour qu’ils partagent avec nous leur perception du rāhui et qu’on ne leur impose pas quelque chose qu’ils ne vont pas accepter.

JA : Recevez-vous parfois des accusations d’ingérence ?

DT : Oui, et ça peut être un problème. Le pays détient la compétence exclusive en matière environnementale. Certains peuvent qualifier nos actions d’ingérence, mais nous ne faisons que soutenir et promouvoir des projets de conservation portés par la population. Les Polynésiens sont fiers et veulent vraiment, maintenant, maîtriser leur destin, leurs décisions. Avec l’histoire qu’ils ont connue, c’est vraiment compréhensible : la colonisation, les CEP [centres d’expérimentation du Pacifique], les essais nucléaires… Ils se sont vu imposer plein de choses par le passé. Ils peuvent donc voir d’un mauvais oeil la France ou les ONG internationales qui viennent sur leur territoire et qui voudraient imposer quoi que ce soit. Parfois, ils interprètent nos actions comme… (Longue hésitation.)

JA : …du néocolonialisme ?

DT : Exactement : tu as cité le mot. Certains critiquent les ONG et certains disent de Pew qu’on a des actions, des intérêts liés à ces grandes réserves marines puisqu’on chercherait à privatiser l’océan et à exploiter ses eaux[112]. Il y a des théories conspirationnistes qui circulent. Mais tu pourrais prendre le problème à l’inverse : l’océan est en train d’être privatisé par les puissances industrielles qui s’imposent partout en bloquant l’accès des populations côtières à leurs propres ressources. Contrairement aux critiques qu’on peut recevoir, notre travail vise clairement à aider les locaux à préserver leurs moyens de subsistance afin qu’ils puissent toujours manger du poisson. S’il y a de l’ingérence ou ce que tu veux, je n’en sais rien, mais, en tout cas, la population est là, avec nous.

JA : Merci beaucoup, Donatien et Heiava, pour votre temps et pour ces liens établis entre les rāhui polynésiens traditionnels et les grandes AMP contemporaines !