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Responding against Human Trafficking… est un travail d’anthropologie des droits remarquable, novateur et particulièrement rafraîchissant qui porte sur l’implantation en octobre 2000 aux États-Unis de la loi fédérale contre la traite humaine : le Trafficking Victims Protection Act (TVPA). L’aspect novateur et l’originalité de l’approche de l’auteure résident dans sa manière de construire l’analyse en s’appuyant sur la distinction faite par le juriste étasunien Peter Schuck (2000) entre « law on the books », « law in action » et « law in their minds », la situant dans ce que d’autres auteurs (principalement anglophones et francophones) qualifient de « social life of the rights » ou « la vie sociale des droits » (Wilson 2006 ; Saillant 2013).
L’ouvrage est issu de la thèse de doctorat d’A. Peters, maintenant Associate Professor à la University of New England, qui a été financée par le Département de la Justice américain et dont une copie sous forme de rapport est directement accessible en ligne[1]. De manière étonnante, l’auteure n’en dit pourtant pas un mot : ni du financement, ni du cadre dans lequel le terrain a été réalisé. Cela aurait pourtant pu intéresser le lecteur et aurait été pertinent pour présenter plus en détails et élaborer une réflexion sur la méthodologie qui soit plus consistante, et parler du positionnement (critique) de l’auteur par rapport à un bailleur de fonds. D’autant plus que l’objectif de l’auteure, réalisé avec force et brio, est bien de faire ressortir « le savoir et les expériences des professionnelles et des survivants… [pour que] les politiques […] aident vraiment ceux qu’elles sont censées protéger » (p. 203, traduction libre).
Conduisant une « ethnographie de la réponse américaine à la traite humaine » (p. 3) dans la ville de New York et de Washington (D.C.) pendant deux ans et demi (de mai 2006 à novembre 2008), A. Peters va multiplier les entretiens avec l’ensemble des acteurs impliqués dans l’élaboration de la loi, son interprétation et son application pratique : des services de répression de l’État, aux ONG qui proposent des services aux victimes, en passant par des responsables officiels au gouvernement ou encore des personnes qui ont déjà fait l’objet de trafic. La mise en perspective globale de l’ensemble des acteurs et surtout de la diversité de leur compréhension de ce qu’est « la traite humaine » permet à A. Peters de mettre en lumière comment le culturel, le social, le légal, le politique s’imbriquent, interagissent et influencent les manières de percevoir et de construire un problème social, et en conséquence les réponses à apporter à ce problème.
L’étude d’A. Peters s’inscrit dans un projet large qui cherche à saisir tous les niveaux, acteurs, organismes et agences concernés par la mise en place d’une politique publique, en l’occurrence le TVPA, mais surtout à saisir comment l’articulation des diverses manières de penser et concevoir la traite humaine, propres aux acteurs, peut conduire une politique publique à passer à côté de son objectif premier : protéger les victimes. Pour mener à bien ce projet, l’auteure construit son raisonnement en cherchant à répondre à deux questions principales : 1) qu’est-ce qui a conduit à élaborer le TVPA comme un outil de lutte principalement tourné vers la problématique de l’exploitation sexuelle, plutôt que du travail forcé ? 2) Quelles en sont les conséquences pour les victimes ?
Un élément central dans la démonstration de l’auteure est de montrer comment – qu’il s’agisse des débats inhérents à l’élaboration de la loi ou des perceptions des agents de répression – la moralisation du travail du sexe et de la prostitution forcée a pour effet de rendre invisible ou illégitime la majorité des cas de traite humaine qui touchent d’autres secteurs aux États-Unis : agriculture, usines, restaurants, sphère domestique, etc.
La force de l’ouvrage est de réussir à dépeindre l’ensemble des acteurs impliqués par le phénomène étudié, et de convaincre le lecteur que c’est de la juxtaposition globale des différents acteurs que dépend la compréhension de la complexité d’un processus qui conduit à élaborer une loi de protection qui, en fait, échoue en grande partie à protéger les victimes.
Une fois les 200 pages de ce remarquable ouvrage lues, on peut regretter cependant qu’un ultime chapitre ne vienne pas élargir la réflexion concernant les États-Unis au contexte global plus large dans lequel se situe la lutte des pays développés contre le human trafficking ou la traite humaine, ou encore une réflexion plus critique sur le rôle que jouent ces plans de lutte et leur publicisation pour éluder le continuum des nombreuses formes d’exploitation qui touchent le travail migrant, parmi lesquels le travail du sexe constitue un élément. Si l’auteure en est consciente, rappelant que « des hommes, des femmes, des enfants vivant dans des conditions déplorables sont négligés au quotidien et rendus invisibles par le mythe culturel selon lequel la traite humaine égale prostitution forcée » (p. 203), c’est, plus qu’une phrase, plutôt un chapitre qui aurait été nécessaire pour traiter le sujet. D’autant plus que le contexte global de lutte contre l’esclavage moderne est aussi traversé par des enjeux similaires de moralisation et de victimisation. L’auteure aurait en effet réellement gagné à finalement situer son terrain et son étude dans la problématique plus large de l’esclavage moderne en se référant à d’autres auteurs clés sur la question, et qui sont par ailleurs cités dans l’ouvrage (O’Connel Davidson 2010 ; Brennan 2014).
Enfin, sur le plan théorique, A. Peters aurait pu profiter du temps pris pour adapter sa thèse de doctorat en livre afin d’apporter quelque chose et de montrer comment la trichotomie de Schuck (2000), qui lui sert à définir le cadre en début de livre autour de « law on the books », « law in action » et « law in their minds », permet notamment de dialoguer avec les travaux récents de l’anthropologie des droits et de « la vie sociale des droits ». Malgré ce bémol, pour tout anthropologue qui désire comprendre comment le social et le culturel influencent les politiques publiques de leur élaboration jusqu’à leur application, cet ouvrage est un incontournable.
Parties annexes
Note
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[1]
Consulté sur Internet (https://www.ncjrs.gov/pdffiles1/nij/grants/231589.pdf) le 18 avril 2017.
Références
- Brennan D., 2014, Life Interrupted : Trafficking into Forced Labor in the United States. Durham, Duke University Press.
- O’connel Davidson J., 2010, « New Slavery, Old Binaries : Human Trafficking and the Borders of “Freedom” », Global Networks, 10, 2 : 244-261.
- Saillant F., 2013, « Pour une anthropologie critique des droits humains » : 7-25, in F. Saillant et K. Truchon (dir.), Droits et cultures en mouvements. Québec, Les Presses de l’Université Laval.
- Schuck P., 2000, « Law and the Study of Migration » : 239-258, in C. Brettell et J. Hollifield (dir.), Migration Theory : Talking across Disciplines. New York, Routledge.
- Wilson R.A., 2006, « The Social Life of Rights », American Anthropologist, 108, 1 : 77-83.