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Un objet dans un musée, c’est déjà un objet mort. On a tendance à conserver un objet matériel en conservant plutôt la façon de le fabriquer, le savoir de l’objet. J’ai toujours eu conscience que j’avais une culture biodégradable. Tout finissait par retourner à la terre.
Margot Rankin 2010[1]
Le musée et l’anthropologie « du goût des autres »
Au moment où nous élaborions les orientations de ce numéro[2], le Musée du quai Branly organisait, sous la direction d’Anne-Christine Taylor, un colloque international intitulé « S’exposer au musée. La représentation muséographique de Soi ». Réunissant des anthropologues, des historiens de l’art, des muséologues et des directeurs de musées, cette rencontre avait pour objectif de discuter des « enjeux de la présentation muséographique d’une identité culturelle telle qu’elle est vue par les représentants de cette même culture » à l’occasion de l’exposition itinérante māorie du Te Papa Museum E Tu Ake (Standing Strong), rebaptisée Māori. Leurs trésors ont une âme par le Musée du quai Branly. Nous y retrouvions James Clifford et Benoît de L’Estoile, deux auteurs dont les travaux constituent le fil conducteur de ce numéro : James Clifford pour sa contribution à la notion de musée comme « zone de contact » (Clifford 1997) et Benoît de L’Estoile pour la distinction qu’il propose entre musée de Soi et musée des Autres (De L’Estoile 2007). En plus de Clifford et de De L’Estoile, nous nous inspirons ici de Jacques Hainard et de son plaidoyer pour une muséographie de la rupture (1987) afin de penser la place des objets autochtones dans les musées. Qu’ils soient ethnologiques ou d’art (Dubuc 2002), les objets évoqués dans ce numéro seront pensés aussi pour leur part d’immatériel, un thème abordé récemment par la revue LeJournal de la Société des Océanistes (Leblic 2013).
Considérant ces travaux, deux expositions ont marqué le paysage de la relation entre peuples autochtones et musée au Québec en 2013 : Sakahàn, art indigène international et Beat Nation. Art, hip-hop et culture autochtone. Présentées respectivement au Musée des beaux-arts d’Ottawa et au Musée d’art contemporain de Montréal, ces deux expositions ont particulièrement retenu l’attention, pour au moins trois bonnes raisons : des musées d’art ont mis en scène les Autres (autochtones) et ont permis l’appropriation de l’espace muséal en créant pour eux et avec eux un « chez soi » en intégrant clairement leurs voix au coeur du médium exposition ; la mise en scène de l’art contemporain valorisait des patrimoines matériels et immatériels originaux, « travaillés » (Obeysekere 1990) par la créativité des artistes ; l’objet autochtone a été sorti de son statut de simple témoin, la ligne éditoriale proposant aux visiteurs un discours engagé jouant sur les idées reçues et les lieux communs, détournant des objets banals de leurs fonctions premières. Présentées dans des musées d’art, ces deux expositions ont résonné comme une muséographie de la rupture dans laquelle les artistes-conservateurs-autochtones ont pu façonner leur propre paysage de représentations.
Car au Québec, comme ailleurs dans le monde, les peuples autochtones (Premières Nations, Inuit et Métis) sont engagés depuis les années 1970 dans des processus complexes d’affirmation identitaire et culturelle, des luttes pour la reconnaissance et des stratégies de mise en valeur de leurs patrimoines. Ces processus de revendication ont progressivement poussé les gouvernements, les universités et les milieux culturels à repenser leurs méthodes de travail et leurs relations avec les Premiers Peuples. Les institutions muséales n’ont pas échappé à cet examen critique. En 1988, les Cris du lac Lubicon (Alberta, Canada) décidaient de censurer l’exposition The Spirit Signs : Artistic Traditions of Canada’s First Peoples réalisée par le Glenbow Museum, au moment des Jeux olympiques d’hiver de Calgary. Cet événement, bien connu des muséologues et des anthropologues (Harrison 2009), rappelle d’autres mouvements forts de contestation au Canada, comme ceux de la crise d’Oka de 1990 ou du mouvement Idle no More – Fini la passivité de 2013. Engagés dans un processus de revendication territoriale particulière avec le gouvernement du Canada depuis près de cinquante ans, les Cris ont entrepris une vaste campagne médiatique de sensibilisation et d’affirmation de leurs droits au moment des jeux olympiques de 1988. Ils ont pris pour cible l’exposition The Spirit Signs, car ils y voyaient une tentative de commercialisation de leur patrimoine matériel et immatériel à travers la mise en exposition de 600 objets ethnologiques anciens provenant de collections nationales et internationales. Pour les Cris, cette censure de l’exposition était d’autant plus nécessaire que le gouvernement avait octroyé des concessions pétrolières sur le territoire revendiqué à la compagnie Shell Canada, qui était également l’un des principaux commanditaires de l’exposition. Devant le tollé général et la foire médiatique qui s’ensuivit, un groupe de travail fut alors mis sur pied. Des ateliers d’échanges, de consultations et de discussions entre les représentants des peuples autochtones et des institutions muséales ont été organisés et un rapport a été produit : Tourner la page : forger de nouveaux partenariats entre les musées et les Premières Nations (Erasmus et al., 1994 [1992]). Ce rapport s’ouvre d’ailleurs par cette déclaration d’intention : « Développer un cadre de travail et des stratégies éthiques qui permettront aux Nations aborigènes de représenter leur histoire et leur culture de concert avec les institutions culturelles ».
Les musées tentent d’inscrire leur pratique et leur politique dans cette perspective de collaboration, d’échanges et de respect mutuel en favorisant, par exemple, le prêt d’objets, la mise à disposition des expertises muséales, le développement conjoint de projets, des processus de consultation, la restitution des biens matériels et immatériels. De nouvelles manières de faire se sont développées, les pratiques muséales s’inscrivant désormais dans une vision large et inclusive de la relation aux peuples autochtones. Plusieurs articles de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (AGNU 2007) concernent directement les institutions culturelles : il s’agit du droit des peuples autochtones d’assurer librement leur développement économique, social et culturel (article 3) ; de maintenir et de renforcer leurs institutions culturelles distinctes (article 5) ; d’obtenir la restitution des biens culturels, intellectuels, religieux et spirituels pris sans leur consentement préalable (article 11) ; du droit sur le rapatriement des restes humains (article 12) ; du droit de favoriser le renouveau et la transmission de leur langue, de leur histoire, de leurs traditions orales (article 13) ; de préserver, de contrôler et de protéger leurs patrimoines matériels et immatériels (article 31). Presque vingt ans se sont cependant écoulés entre la diffusion du Rapport sur les musées et les Premières Nations et l’adoption de la Déclaration de l’ONU sur les droits des peuples autochtones.
Sahakàn… et Beat Nation… s’inscrivent très certainement dans cette tendance. Du côté des musées dits de sociétés, on ne manquera pas de citer l’exposition permanente du Musée canadien des civilisations[3] à Gatineau (Phillips 2006) ; le National Museum of the American Indian à Washington (Rothstein 2004 ; Berlo et Jonaitis 2005 ; Bloom 2005 ; Cobb 2005 ; Smith 2005 ; Evelyn 2006 ; Evelyn et Hirsch 2006 ; Lonetree 2006) ; les politiques, les pratiques et les expositions du UBC Museum of Anthropology à Vancouver (Ames 1999 ; Shultz 2008) ; le National Museum of Australia à Canberra (La Fontaine 2001 ; Webster 2010 ; Scott 2011) ; le Glenbow Museum à Calgary (Brown 2002 ; Conaty 2003 ; Krmpotish et Anderson 2005) ainsi que les Musées de la civilisation à Québec, dont il sera encore question dans ce numéro. Ces institutions muséales, et les projets qu’elles ont développé ces dernières décennies, représentent autant de terrains de recherche pour l’histoire de l’art, l’anthropologie ou la muséologie (Turgeon et Dubuc 2002 ; Message 2006).
Parallèlement à ces pratiques et politiques muséales postcoloniales des musées des Autres (Ames 1992 ; Simpson 2001 ; Clifford 2004 ; Dubuc et Turgeon 2004 ; Fienup-Riordan 2005 ; Devine 2010 ; Hoerig 2010 ; Boast 2011), on assiste au développement de musées et de centres culturels de Soi (autochtones) dont le mandat diffère selon les nations ou les communautés dans lesquelles ils ont été créés. On peut ici citer l’U’mista Cultural Center en Colombie-Britannique (Mauzé 2008), le Musée amérindien de Mashteuiatsh (Dubuc 2006 ; Émond 2008 ; Gill 2009), l’Institut culturel cri Aanischaaukamikw (inauguré en novembre 2011), le Mashantucket Pequot Museum (Stillman 1998 ; Erickson 1999 ; Lawlor 2005 ; Gonzales 2009) ou encore le Te Papa Museum de Nouvelle-Zélande pour les Māoris (McCarthy 2007, 2011). Lieux de préservation, de transmission ou de valorisation culturelle à portée identitaire, ces musées et centres culturels montrent que les peuples autochtones n’hésitent pas à se réapproprier les concepts occidentaux de musée, d’exposition ou de collections (Hamilton 2010). Dans ce contexte, le Musée du quai Branly (Desveaux 2002 ; Brutti 2003 ; Dupaigne 2006 ; Digard 2008 ; Jolly 2011 ; Price 2011) peut apparaître comme une troisième voie/voix. Peut-on encore aujourd’hui parler des Autres sans les Autres ? Comment construire des musées du Nous ?
Les voix de l’objet : matérialiser l’immatériel
Malgré de nombreux changements, la représentation des Autres dans les musées continue de poser un certain nombre de défis politiques, éthiques, épistémologiques et méthodologiques, aussi bien pour l’anthropologie, que la muséologie ou l’histoire de l’art, notamment. Ce numéro s’inscrit dans la continuité des travaux entrepris ces dernières années sur les relations entre institutions muséales et peuples autochtones. Il réunit différentes contributions afin de documenter mais aussi d’interroger les nouvelles politiques et pratiques muséales au regard des expositions réalisées sur, avec et/ou par les « Autres », tant du point de vue des institutions nationales occidentales que de celui des musées et des centres culturels locaux. Il porte plus particulièrement sur la mise en dialogue de l’art et de l’ethnologie, de l’esthétique et du goût pour les « Autres » dans les musées d’arts et de société (Dubuc 2002 ; Fabian 2004 ; Goulet 2004 ; Price 2006, 2009 ; De L’Estoile 2007 ; Godelier 2009). Les différents auteurs y discutent plus spécifiquement des rapports entre musées et anthropologie (Boursiquot, ce numéro ; Karp et Levine 1991 ; Handler 1993 ; Jones 1993 ; Pearce 1999 ; Peers 2000 ; Mauzé 2001 ; Muller 2002 ; Kreps 2003), entre arts contemporains et représentations des Autres et de Soi, des enjeux politiques et éthiques (propriété intellectuelle, marchandisation, art engagé, etc.) liés à la matérialisation de l’immatériel (musique, rituels, sensorialités) ainsi qu’aux figurations des cosmologies autochtones dans les musées.
Trois dimensions traversent toutes les contributions de ce numéro thématique : 1) les enjeux liés aux processus collaboratifs de réalisation d’expositions ; 2) les défis rencontrés dans la mise en valeur des patrimoines immatériels autochtones ; et 3) l’art comme moyen de représentation et d’expression dans les expositions. Un certain nombre de questions, loin d’être nouvelles, se posent en filigrane des différentes contributions de ce numéro : quel est le rôle d’un musée de société (Côté 2011) ? À qui doit-il s’adresser et pour qui doit-il le faire (Kirshenblatt-Gimblett 1998 ; Kahn 2000 ; Bouttiaux 2007 ; Schultz 2011) ? Comment l’Autre peut-il se réapproprier l’espace muséal ? La question principale se pose à la jonction de ces sous-objectifs : comment interroger le statut de l’objet et sa soustraction de la vie active une fois qu’il est immobilisé dans un musée ? En quoi l’objet permet-il de mieux comprendre les dynamiques relationnelles, historiques, sociales de la société à laquelle il fait référence ? Comment considère-t-on ces objets une fois mis en exposition ? En quoi changent-ils de statut ? Comment valoriser leurs multiples significations, pouvoirs et voix dans l’espace muséal ?
Il s’agit d’abord de documenter et d’analyser l’immatérialité des objets de musée. La question de l’immatérialité renvoie nécessairement à la définition du patrimoine immatériel proposée par l’UNESCO (2003). Mais nous faisons ici plutôt référence aux débats anthropologiques sur les relations que peuvent entretenir les sociétés autochtones avec leur environnement, laquelle traduit une conception particulière de la relation aux objets. Cette relation met en acte les corps et les sens, comme le toucher, les sons et les odeurs. Elle révèle et exprime des conceptions particulières du monde. Si, au même titre que nature et culture, la distinction matériel/immatériel n’est pas opérante (Lemonnier 2013 ; Maranda et Revolon 2013), nous proposons dans ce numéro d’explorer les expositions et les collections muséales afin d’y repérer la part d’immatériel d’objets comme les photographies, les objets rituels, les instruments de musique, les vêtements, les accessoires liés aux pratiques et aux expériences de guérison et de se demander ce qu’ils deviennent une fois qu’ils sont enfermés au musée. La question est ici de mieux comprendre en quoi les objets sont porteurs d’une ontologie particulière, ce qu’ils peuvent « dire » de l’artiste, de l’artisan, du groupe d’appartenance ou du contexte d’expression qui était le sien avant d’entrer au musée.
Mieux connaître cette part d’immatériel de l’objet revient à documenter les relations aux objets. Les objets nécessitent, suggèrent et organisent des interactions avec les humains, expriment des liens entre le monde des humains et celui des non-humains (tambour, hochet, vêtements, accessoires de chamanes). On peut alors se demander ce qu’il advient de ces interactions dans l’espace muséal. Quel traitement particulier est mis en place en conservation ? Quels gestes pose-t-on ? Quelles règles, quelles pratiques, quels protocoles doivent être respectés dans la manipulation des objets ? Quels sont les interdits ? Comment (re)créer une vie sociale à l’objet en dehors de son contexte d’expression ?
Dans ces processus, il est devenu commun de favoriser la participation des détenteurs du savoir, des médiateurs culturels, des passeurs de culture. Interroger l’objet, son pouvoir et son statut revient à demander un accès à un régime de savoirs particuliers qui nécessitent une collaboration étroite avec cet Autre que l’on désire valoriser dans l’exposition. Ce numéro propose ainsi d’interroger les processus de mise sur pied de certaines expositions afin de mieux comprendre les défis et les obstacles liés à cette participation des Autres dans la réalisation des expositions : que l’approche muséographique de l’exposition soit basée sur les objets ou que son thème détermine les choix des objets, il s’agira ici de montrer en quoi les voix autochtones interviennent dans le processus de création. Comment les musées tiennent-ils compte des particularités des objets et des voix autochtones dans la réalisation de leurs expositions ? Comment les discours et les représentations sur l’autochtonie se construisent-ils dans les projets d’exposition ? Comment l’autochtonie se traduit-elle en exposition ? En quoi les émotions, les sens, l’invisible et le non-humain font-ils partie du traitement muséographique (Howes 1990, 2003, 2004, 2014 ; Classen 1993 ; Poirier 2011) ?
Le numéro
Ces thèmes sont discutés à travers des études de cas portant sur les représentations et les figurations autochtones en Australie (Carty, Dussart, Leroux et Tipoti), au Québec (Antomarchi, Blanchard et Howes, Jérôme et Kaine, Laugrand et Oosten, Sioui Durand), au Canada (Bell et al., Poirier), au Brésil (Moiroux), mais aussi en Afrique de l’Ouest (Bondaz). La perspective comparative (Gagné et Roustan) est ici essentielle à une meilleure compréhension de la relation entre État et institutions muséales. Au-delà de cette approche par aire culturelle, ce numéro présentera les politiques et les pratiques de différentes institutions muséales : du Musée du quai Branly aux Musées de la civilisation, en passant par le National Museum of Australia, le Hood Museum ou le Glenbow Museum, le numéro présente des réflexions tant sur les institutions nationales que sur les centres culturels locaux. Il favorise surtout une organisation en trois grandes sections thématiques : objets politiques, pouvoirs de l’objet et de l’espace au lieu muséal.
Objets politiques
La première section porte sur l’objet en tant que médiateur des relations politiques qui se font et se défont dans l’espace muséal, qu’il soit celui de la salle d’exposition ou de la réserve muséale. Le jeu des obstacles interculturels se pose ici d’emblée : comment concilier les approches occidentales et autochtones liées au statut de l’objet, à sa propriété, aux règles et aux protocoles qui régissent sa mise en valeur, ainsi qu’à l’éthique qui doit présider à sa conservation ? Catherine Bell, Jessica Lai et Laura Skorodenski ouvrent cette section avec une perspective juridique sur la conservation et la mise en valeur du patrimoine immatériel. Les régimes de savoir s’opposent au sein de l’espace muséal : les lois canadiennes et internationales sur la propriété intellectuelle se confrontent aux protocoles, aux règles et à l’éthique autochtones à l’égard de ces patrimoines. La question de l’accès se pose alors, puisque les visiteurs, chercheurs, professeurs, étudiants peuvent souvent reproduire la documentation liée à ces patrimoines (musique, chants, textes, récits fondateurs, techniques et savoir-faire) sans que les protocoles autochtones appropriés ne soient mis en place.
Cette notion de propriété est également discutée dans la contribution de Claire Poirier, qui documente et analyse la relation qui s’instaure entre deux figures expertes, celle d’un représentant cri et celle d’un conservateur du Glenbow Museum. Cette contribution a ceci de remarquable qu’elle permet de voir comment les Autochtones ne contestent pas forcément l’acquisition marchande d’objets ou de biens sacrés, mais plutôt le non-respect du protocole qui aurait dû être mis en place au moment de l’échange marchand. Poirier montre ainsi comment l’objet s’insère dans une toile de relations qui se défait au moment de l’acquisition par le musée ou par ses représentants, toile de relations que le médiateur autochtone veut reconstruire au sein de l’espace muséal.
Le pouvoir transformateur de l’objet valorisé dans la contribution de Poirier se pose en filigrane dans la note de recherche de Natacha Gagné et Mélanie Roustan qui explorent ici les jeux entre vues de l’autre et voix de l’objet dans le double sens d’un regard porté par les Māori sur eux-mêmes et leurs objets, et d’un regard porté sur eux à travers leurs objets. Le cas de l’exposition itinérante E Tu Ake réalisé par le Musée biculturel de Nouvelle-Zélande Te Papa Tongarewa est très évocateur. Présentée à Paris au Musée du quai Branly sous le titre Māori, leurs trésors ont une âme, puis à Québec au Musée de la civilisation avec un titre plus conforme à l’original māori E tu Ake :Māori debout, cette exposition soulève la question de l’ancrage national au sein duquel les expositions sont produites et présentées. Du côté de Paris, l’emphase est clairement mise sur la cosmologie māorie et le pouvoir des taonga dans la culture māorie. À Québec, la ligne politique et revendicatrice de l’exposition est respectée : E tu Ake, se tenir droit. Cette exposition est interrogée sous l’angle des politiques muséales, mais également de sa réception par les visiteurs.
L’article de Julien Bondaz renforce la perspective politique des objets comme agents sociaux. Bondaz montre en quoi les objets constituent des moyens d’appropriation du monde et des supports de processus de subjectivation et sont donc matière à politique. L’analyse soulève ainsi le paradoxe de la muséographie des musées nationaux ouest africains : « comment la mise en exposition d’objets peut-elle servir d’outil à la construction d’une identité nationale alors qu’elle participe à leur ethnicisation ? ». Alors que les exemples évoqués jusqu’ici montraient plutôt des musées des Autres, Bondaz situe l’expérience muséale ouest africaine dans cette catégorie des musées de Soi visités par les Autres. Comme dans le cas de Gagné et Roustan, la question de la réception par le public est ici au coeur de l’analyse.
Pouvoirs de l’objet
La deuxième partie du numéro porte sur l’agencéité des objets, sur les jeux des vues et des voix et sur le pouvoir transformateur de certains artefacts. Frédéric Laugrand et Jarich Oosten interrogent le chamanisme inuit à la lumière des miniatures inuit et du pouvoir de celles-ci à travers l’itinéraire d’un couteau chamanique (qalugiujaq) qui a voyagé des archives des Soeurs grises de Nicolet (Québec) à la famille de celui qui l’a fabriqué, au Nunavut. Les auteurs proposent une réflexion sur les rencontres et échanges interculturels à partir de ces miniatures et sur une forme originale de restitution. Tandis que pour les collectionneurs, ces figurines miniatures sont des pièces banales ou des curiosités de l’art inuit, ces mêmes objets sont dotés de pouvoirs pour les Inuit. Ils agissent sur les humains et disposent donc d’une agencéité (Gell 1998).
Cette restitution particulière, hors des cadres légaux et médiatiques tels qu’on peut le voir concernant, par exemple, la restitution des têtes māories (Gagné 2012), nous conduit vers un autre type de musée : celui de centres culturels locaux au sein desquels est valorisé un patrimoine peu enclin à faire partie des expositions. Véronique Antomarchi montre ainsi comment la photographie, et les récits familiaux qui peuvent les accompagner, s’insèrent dans des musées de Soi. La photographie apparaît comme un objet qui entre plus difficilement au musée. Antomarchi montre comme cet objet suscite des émotions, entretient les relations avec les ancêtres, valorise les liens avec le territoire et renforce une dimension incontournable de la culture inuit aujourd’hui : la famille.
L’objet « banal » est également au coeur de la contribution de Sophie Moiroux qui propose au lecteur d’entrer dans le champ de l’art contemporain et des jeux des identités, des cultures, des vues et des voix de l’Autre. À travers une réflexion sur le travail de l’artiste Jimmie Durham, activiste né dans une famille cherokee ayant participé aux luttes de l’American Indian Movement, Moiroux évoque le travail d’inversion et le jeu sur les identités à travers la manipulation des objets. La mise en place de dispositifs à contrecourant valorise le rôle engagé de l’artiste, mais aussi un patrimoine immatériel difficilement transposable en exposition : l’humour.
Françoise Dussart évoque le pouvoir des peintures acryliques et l’importance de considérer les artistes comme des acteurs incontournables dans la formulation du message muséal. En discutant de deux expositions, l’une du South Australian Museum (SAM) Yuendumu Paintings : Out of the Desert, et l’autre du Hood Museum à Dartmouth College (New Hampshire, États-Unis) Crossing Cultures : The Owen and Wagner Collection of Contemporary Aboriginal Australian Art, Dussart montre l’importance des artistes aborigènes qui sont devenus des « faiseurs de sens » à l’acrylique, exprimant des liens avec leur famille, leur territoire, avec le Temps du Rêve, mais aussi avec la société australienne toute entière. « L’intention est ici de souligner que les collaborations peuvent, à long terme, transformer les artistes autochtones, les musées et leurs publics ». Les vues des artistes et des oeuvres qu’ils exposent sont valorisés au sein de l’espace muséal, participant à faire du musée un lieu de rencontre, d’échange et de (re)connaissance.
De l’espace au lieu muséal
C’est à partir de ces réflexions que s’ouvre la troisième section de ce numéro. En quoi le musée peut-il être, ou devenir, un lieu au sens de Marc Augé (1992) ? Relationnel, historique, identitaire, le lieu anthropologique d’Augé peut avoir sa pertinence au moment d’analyser les relations entre le musée et l’Autre. De cabinet de curiosité (voir l’essai de Fabienne Boursiquot), le musée devient un lieu d’engagement inséré dans des processus complexes, et certainement pas encore totalement aboutis, d’indigénisation de ses pratiques et de ses politiques (Phillips 2011). Alors que plusieurs contributions examinent la manière dont le musée a pensé ses expositions, celle de Carty montre le musée de l’Autre visité chez lui, à travers l’exposition Yiwarra Kuju : The Canning Stoke Route Exhibition, qui doit être comprise à la jonction de trois perspectives : celle de l’art aborigène contemporain en Australie, celle de l’histoire de l’Australie et celle du National Museum of Australia. Là encore, le concept d’exposition veut lier les visiteurs du musée aux cosmologies locales, dans ce cas précis à la conception aborigène du temps, de la causalité, de la walyja (famille) et du Jukurrpa (Rêve), et enraciner ces notions dans la conception du ngurra (chez-soi/Pays).
La nouvelle exposition C’est notre histoire. Premières Nations et Inuit du XXIe siècle des Musées de la civilisation de Québec est l’étude de cas des deux contributions suivantes. Jérôme et Kaine documentent de l’intérieur la place réservée aux objets, et le processus complexe de concertation qui a guidé l’ensemble de la réalisation de l’exposition. Le musée comme espace de friction (Karp et al. 2006) prend ici tout son sens : les auteurs notent un certain décalage entre le processus, le résultat de ce processus et le traitement muséographique des objets. L’objectif fondamental de cette exposition était de favoriser l’émergence d’un « chez soi » pour les peuples autochtones du Québec. Cette familiarité avec le lieu muséal devait notamment passer par l’intégration d’un patrimoine immatériel encore peu valorisé dans les expositions : le monde des sens. À travers une ethnographie de la mise en scène, Blanchard et Howes documentent justement pour leur part la manière dont le régime sensoriel des peuples autochtones s’exprime à travers les objets ethnologiques et les oeuvres d’art de l’exposition. Quelle place est réservée aux odeurs, au toucher, aux sons et aux émotions dans l’espace muséal ? Ce focus sur le « sensorium muséal » permet aux auteurs d’interroger de nouvelles pistes de mise en valeur de la culture matérielle mais aussi la réception par le public de ce régime particulier de connaissance qui favorise la transformation du musée en un lieu proche et familier pour l’Autre, faisant ainsi écho à la contribution de Carty.
Et c’est bien cette succession de lieux et de « chez soi » dans le musée que l’itinéraire du sociologue et historien de l’art wendat Guy Soui-Durand vise à saisir à travers son tour du monde des musées. Considérer avec attention l’objet ritualisé au sein de l’espace muséal, penser la mémoire et le patrimoine comme des archives vivantes, favoriser la mise en valeur d’actes politiques et citoyens actuels comme les marches d’hiver devraient participer à rompre avec le concept des « musées mouroirs ». Cet épilogue de Sioui Durand peut également être considéré comme une introduction à l’entrevue réalisée par Géraldine Le Roux avec l’artiste aborigène Alick Tipoti. De plus en plus reconnu sur la scène internationale, Alick Tipoti relie la pratique de son art à la langue maternelle qu’il considère comme la colonne vertébrale de la culture. Reprenant une citation d’un proche affirmant que « Nous sommes l’écho des tambours », Tipoti considère son art en référence à cet écho, résumant ainsi les liens entre musée, art et immatérialités.
Parties annexes
Notes
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[1]
Abitibiwinni de Pikogan, Québec, colloque du CIÉRA-AÉA, avril 2010.
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[2]
Ce numéro a été proposé à la revue Anthropologie et Sociétés alors que j’étais en poste au Musée de la civilisation de Québec, en tant que chargé de recherche pour l’exposition C’est notre histoire. Premières Nations et Inuit du XXIe siècle. Une partie des réflexions et des orientations présentées ici ont également été menées à partir d’un projet postdoctoral intitulé Immatérialités et sensorialités dans les expositions et les collections amérindiennes. Ce projet a obtenu un financement du CRSH (2011-2013), que j’ai dû décliner en raison de l’obtention d’un poste de professeur à l’UQAM. Je tiens à remercier Michel Côté, Hélène Bernier et Mélanie Lanouette des MCQ pour leur appui dans la réalisation des premières étapes de ce numéro. Je remercie également les auteurs pour leur contribution et leur rigueur ainsi que Frédéric Laugrand, Sonia Engberts et le comité de rédaction de la revue pour leur appui et leurs commentaires tout au long du processus.
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[3]
Devenu depuis le Musée canadien de l’histoire (NdE).
Références
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