Abstracts
Résumé
La série Westworld correspond à ce que Matt Hills qualifie d’œuvre casse-tête. Complexe, son récit de science-fiction laisse en suspens plusieurs énigmes qu’une communauté de spectateurs cherchent à élucider. Leurs hypothèses, qui s’appuient sur des visionnements minutieux, font ainsi l’objet de maints débats sur les réseaux sociaux. Portant le nom de « fan theory», ces spéculations focalisent sur des détails repérés dans un épisode qui s’avère susceptible de renvoyer à un sens caché. En prenant comme exemple une interprétation de Westworld proposée par le vlogger « The Film Theorist », cet article porte sur différents aspects d’un phénomène ancré dans la culture web. Son analyse expose à la fois la compréhension et le plaisir que les fans tirent des canons narratifs contemporains.
Mots-clés :
- internet,
- franchise,
- interprétation,
- critique policière,
- culture populaire,
- fan theory,
- Westworld
Abstract
The series Westworld corresponds to what Matt Hills qualifies as a puzzle masterpiece. Complex, its science-fiction story leaves many riddles hanging which a community of spectators seek to elucidate. Their hypotheses, which rely on meticulous viewing, are the object of many debates on social media. Bearing the name of “fan theory”, these speculations focus on details spotted in an episode susceptible of giving away a hidden meaning. By taking an interpretation of Wesworld proposed by the vlogger “The Film Theorist” as an example, this article is about different aspects of a phenomenon anchored in web culture. His analysis exposes both the comprehension and the pleasure which fans can get from the contemporary narrative canons.
Keywords:
- internet,
- franchise,
- interpretation,
- detective criticism,
- pop culture,
- fan theory,
- Westworld
Article body
Le parc d’attraction Westworld dissimule maints secrets que la majorité de ses visiteurs ignorent complètement. On aurait cependant tort de leur en vouloir. Ayant déboursé une somme coquette pour explorer une simulation grandeur nature de l’Ouest américain, ils n’ont pas à se soucier de ce qui s’y trame en coulisse. Le passé trouble de ce centre récréatif leur importe peu, tout comme la cause de morts étranges camouflées par les employés du parc. Un habitué de longue date fait néanmoins figure d’exception. Désintéressé par les scénarios impliquant des androïdes hautement sophistiqués, il arpente ce désert de synthèse dans l’espoir de résoudre l’un de ses plus grands mystères. Selon la rumeur, un immense labyrinthe serait enfoui quelque part sous le sable. À son centre se trouverait la porte d’entrée vers un niveau supérieur de Westworld. Prêt à tout pour y accéder, le surnommé Homme en noir sonde avec obstination un territoire hostile mais familier.
Interprété par le comédien Ed Harris, ce personnage ténébreux emblématise à lui seul plusieurs fans de la série Westworld (2016) Sa quête s’apparente effectivement aux recherches d’indices menées par différents spectateurs en ligne. Comme eux, ses résultats découlent d’une connaissance exhaustive du parc et de son historique. Un amateur de la production HBO va donc scruter un épisode avec la même minutie que l’Homme en noir accorderait à une carte. Par conséquent, leur intérêt envers un monde – qu’il soit concret ou narratif – ne se limite pas qu’au simple divertissement. L’expertise qu’ils ont respectivement développée a provoqué dans leur esprit une fascination pour les zones d’ombre. Homme en noir et fans sont au final motivés par le même but, soit de révéler le pan caché d’un univers donné. Alors que le premier recherche ce fameux labyrinthe, la communauté qui nous intéressera spécule sur des informations laissées en suspens par la série. Pour s’y faire, elle se tourne vers divers éléments audiovisuels (un accessoire, un dialogue) interprétés comme des signes confirmant leurs hypothèses.
Un exemple actuellement en vogue de ce phénomène porte sur l’énigmatique emplacement du parc de Westworld. Depuis la diffusion du premier épisode en octobre 2016, nombreux sont les fans à tenter de le situer sur une carte. Les indices laissés par les créateurs de la série sur sa localisation s’avèrent rares et évasifs. Afin de promouvoir la série de façon ludique, les studios HBO ont mis en ligne un faux guide touristique adressé aux futurs visiteurs de la création interactive du Dr. Robert Ford. Aussi complet soit-il[1], ce site publicitaire ne divulgue aucune information sur sa position géographique. De plus, elle n’est jamais abordée par les personnages créés par Lisa Joy et Jonathan Nolan. Les employés de Devos Industries, par exemple, semblent respecter un accord de confidentialité particulièrement strict. Ils n’évoquent point leur lieu de travail, même lorsqu’ils discutent de leur vie privée. Ce détail pourrait paraître anodin, sauf si l’on tient compte de leurs obligations contractuelles. Un épisode nous apprend qu’ils sont tous tenus de demeurer sur place lors d’un long séjour loin de leurs proches. Qu’aucun membre de l’équipe ne se plaigne de cette situation peu agréable s’avère tout de même curieux. Leurs clients, quant à eux, pourraient obéir à des restrictions similaires. Tout comme le corps de métier du centre récréatif, ils ne font aucune allusion à la destination de leur voyage. Il s’avère certes possible que l’ensemble des résidents ignorent tout bonnement où ils se trouvent. Pareille intuition qui ferait sens si ce n’était qu’aucun d’entre eux n’en vient à questionner son propre positionnement. Tout laisse donc croire qu’ils en ont pleinement conscience, mais qu’une instance autoritaire a banni ce sujet de toute conversation. D’importants moyens ont visiblement été mis en place pour contrôler l’accès au parc. Ses orchestrateurs ont fait appel à une démarche infaillible, du moins en apparence. Ainsi ont-ils échoué à brouiller la totalité des pistes vers Westworld. Pour les trouver, il fallait compter sur les fans, ces passionnés dignes de l’Homme en noir.
En 1995, Henry Jenkins publie avec « Do You Enjoy Making the Rest of Us » dresse le portrait d’une communauté d’amateurs de Twin Peaks (1990–1991, 2017) qui s’est formée suite à l’arrivée d’internet. Ces téléspectateurs férus de David Lynch, démontre-t-il, ont fait appel à de nouvelles technologies pour partager entre eux leurs impressions sur un objet auquel ils vouaient un culte. En premier lieu, le recours au magnétoscope leur a donné l’opportunité de visionner à plusieurs reprises un épisode donné afin d’y déceler des éléments susceptibles de nourrir leurs réflexions sur la série. Tel que l’ont rappelé plusieurs auteurs (Lefebvre 2013; Lovisato 2017) succédant à Jenkins, les supports vidéo ont grandement changé notre rapport à la lecture d’une œuvre audiovisuelle. Celle-ci ne se veut plus univoque, en se déployant à notre regard le temps d’une projection unique. Au contraire, elle peut être redécouverte à l’infini, en se pliant dans certains cas à la fantaisie ou encore à la curiosité de spectateurs aventureux. Le recours à un dispositif comme la télécommande accorde effectivement au texte une malléabilité inédite. Grande est la liberté de la cinéphilie de salon. Il lui est effectivement possible d’appréhender un film en le détournant de l’ordre souhaité par le cinéaste. Dans un essai récent sur le film The Shining (1980), K.J. Donnelly insiste sur l’importance de ces nouvelles modalités de lecture :
VHS and later home video formats allowed for halting, rewinding and even reversing the film. Subtleties and hidden correspondences could become far more apparent.
(Donnelly 2018, 35)
Dans le cas des fans de Twin Peaks, les détails repérés dans un épisode grâce aux « pratiques déviantes[2] » citées par Donnelly étaient ensuite exposés sur un forum de discussion. Leurs membres employaient alors de cette plateforme virtuelle pour tenter de saisir le sens de leur découverte. L’intriguante présence d’une réplique de la Vénus de Milo dans la Chambre rouge, par exemple, était toute désignée pour donner lieu à maintes analyses. Toujours selon Jenkins, ces interprétations propres à l’ère de l’internet se démarquent en ne révelant plus du privé. Elles sont désormais de l’ordre du communautaire, se développant à partir d’échanges et de débats qui encouragent le partage d’idées nouvelles. Ces dernières en viennent à se former grâce à un mouvement opéré par un dialogue continu. « Pour nourrir notre vision, écrit Pacôme Thiellement sur la culture populaire, nous avons besoin de beaucoup d’autres visions » (2019, 247). Les spéculations sur Twin Peaks qui intéressaient Jenkins se définissent donc par leur dimension collective… Les spéculations sur la série de Lynch et Frost qui intéressaient le théoricien se définissent par leur dimension collective. Elles évoluent grâce à un groupe d’initiés qui l’alimentent en ligne au quotidien.
L’article de Jenkins n’a rien perdu de son actualité vingt-cinq ans après sa parution. Bien que les internautes aient quitté les forums de discussions pour les réseaux sociaux, ils continuent d’échanger sur de nombreuses productions audiovisuelles contemporaines. Une plateforme communautaire comme Reddit, par exemple, héberge une constellation de groupes d’échanges dédiés à des longs métrages et des jeux vidéo, mais également à des franchises qui se déploient sur différents médias. Compte tenu de la popularité de la série, celui consacré à Westworld est régulièrement mis à jour par ses membres. Dans des billets appelés « subreddits », chaque épisode est décortiqué dans le moindre détail par des fans soucieux de résoudre les nombreuses questions laissées en suspens. La mention à la va-vite d’une crise ayant frappé le parc il y a trente ans, par exemple, pourrait présager un lien canonique entre Westworld et le film éponyme (Crichton 1973) dont il s’inspire. Pareille supposition est alors soutenue par une recherche méticuleuse de références potentielles au long métrage de Michael Crichton. Bien que certaines de ces hypothèses tiennent de la surinterprétation, d’autres, au fil du temps, se sont avérées véridiques. Une attention portée au costume de l’Homme en noir, plus particulièrement à la couleur sombre de sa chemise, a ainsi permis à certains fans de deviner son identité avant qu’elle ne soit dévoilée lors du dernier épisode de la première saison. Parce qu’il demeure toujours inconnu, l’emplacement potentiel du parc d’attraction demeure un sujet toujours en vogues. En plus des habits de l’antagoniste, d’autres éléments audiovisuels de la série continuent d’être méticuleusement analysés par les fans. Cherchant avidement les clés d’une énigme non résolue, ces derniers poursuivent ainsi une enquête sur l’emplacement potentiel du parc d’attraction. Les hypothèses sur ce lieu secret abondent. Certains membres de Reddit ont suggéré qu’il serait caché au cœur du désert australien. D’autres soutiennent que Westworld aurait été construit sur rien de moins que la planète Mars. Face à ce flot de possibilités, un vloggeur du nom de « Film Theorist » a eu l’idée de comparer différentes hypothèses afin de cerner celle qui serait la plus crédible. Ses conclusions recensées dans une vidéo nommée « Westworld’s Secret Location – REVEALED ! » (The Film Theorist 2017) ne laissent planer aucun doute. Le parc créé par le Dr Robert Ford a été localisé. Il se trouve sous la surface de l’océan Indien.
Avant de revenir sur les conclusions du « The Film Theorist », que l’on nous permette un bref aparté. Pour nous chercheurs, la revendication du vidéaste amateur au titre de « théoricien » mérite d’être nuancée. D’un point de vue strictement institutionnel, sa lecture de Westworld ne correspond pas au modèle de l’analyse filmique telle que pratiquée dans un cadre universitaire. Aux dires de David Bordwell, il serait tout simplement erroné de la considérer comme une théorie :
A theory has conceptual coherence, and it is designed to analyze or explain some particular phenomenon. Assumptions, presuppositions, opinions and half backed beliefs do not add up to a theory.
(Bordwell 1989, 5)
Des qualificatifs que l’on pourrait aisément attribuer aux propos du « Film Theorist ». Bien qu’elle s’appuie sur quelques notions scientifiques[3], son argumentation découle majoritairement de ses impressions personnelles. Il fait appel à son jugement plutôt qu’à une expertise pour valider ou infirmer ces hypothèses dénichées sur internet. Par conséquent, sa lecture ouvre difficilement la voie à des approfondissements théoriques ultérieurs. Outre le plaisir d’anticiper le dénouement d’un récit, découvrir la position du parc ne mène pas à une quelconque réflexion sur le fondement des mondes narratifs. Nous pourrions d’ailleurs la rejeter avec aisance, en prétextant de plus, en accordant un sens disproportionné à certains éléments figurant dans Westworld (la présence de mouches dans le Parc, par exemple), elle ne fait pas preuve de ce qu’Umberto Eco (1996) qualifie « d’économie de l’interprétation ». S’il s’agissait d’un devoir remis par un étudiant en analyse télévisuelle, la tentation serait grande de commenter sa copie avec un grinçant « Mais encore? ».
Néanmoins, s’autoproclamer « théoricien » ne découle pas du simple caprice. Ce statut possède une charge symbolique puissante, au point d’accorder naturellement au « Film Theorist » une forme d’autorité discursive. En ayant recours à ce titre généralement réservé aux scientifiques, il en vient malgré lui à donner raison aux propos de Foucault sur la formation des modalités énonciatives :
Première question : qui parle ? Qui, dans l’ensemble de tous les individus parlants, est fondé à tenir cette sorte de langage ? Qui en est titulaire ? Qui reçoit de lui sa singularité, ses prestiges, et de qui, en retour, reçoit-il sinon sa garantie, du moins sa présomption de vérité ?
(1969, 72)
Une vérité qui trouve son sens dans un contexte défini par un groupe ayant le « Film Theorist » comme porte-parole. Certes, le ton ouvertement humoristique du vloggueur pourrait signaler qu’il se limite à parodier le modèle de l’analyse filmique. Pareille affirmation serait péjorative. Elle en viendrait à dénigrer la portée de propos qui stimulent l’engouement de nombreux internautes. Il suffit d’un simple coup d’oeil aux commentaires de sa chaîne Youtube pour confirmer cette réception favorable. L’enthousiasme des fans découle ici d’un intérêt marqué envers une forme iconoclaste de lecture d’oeuvre. Si les interprétations du vloggueur ne correspondent à la définition de théorie proposée par Bordwell, encore théorise-t-il quelque chose. Questionner une fiction à la manière de ces fans en vient à explorer les possibilités narratives d’un récit. Intime, ce mode de lecture se veut à l’écoute de l’imagination ou, plus précisément, des pensées et des rêveries qui traversent l’esprit lors d’un visionnement. Rarement évoqué par les fan studies (2016), ce phénomène de réception complexe a déjà fait l’objet de recherches récentes en cinéphilie (Habib 2015; Narboni 2015), qui elles-mêmes s’ancrent dans la continuité des études littéraires. Dès 1986, Ricoeur décrit dans Du texte à l’action comment un individu projette forcément une part de lui-même sur une oeuvre :
Quant à l’autre subjectivité, celle du lecteur, elle est autant l’oeuvre de la lecture et le don du texte qu’elle est le porteur des attentes avec lesquelles ce lecteur aborde et reçoit le texte.
(Ricœur 1986, 36)
Au lieu de taire leurs impressions personnelles sur Westworld, les fans de la série sont plutôt portés à les percevoir comme un sentier à dépêtrer pour parvenir à de nouvelles interprétations.
En s’attardant sur les ambitions du « Film Theorist », soit de révéler une information prétendument cachée, on constate néanmoins qu’elles ne diffèrent pas tout à fait de celles d’un chercheur. Dans un chapitre consacré au documentaire Room 237 (2012) de Rodney Ascher[4], le professeur I.Q. Hunter souligne cette parenté entre spéculation d’amateur et théorie institutionnalisée qu’un appel à la rigueur encourage à ignorer :
The emphasis in Room 237 on hidden messages cleaves, wether wittingly or not, to the chef work of much academic interpretations, which is to unveil what the film is really about or doing, even and especially when ordinary audiences don’t notice it.
(Hunter 2016, 47)
Tout comme les sujets d’Ascher, la communauté d’interprètes propre au « Film Theorist » poursuit une vocation qui diffère largement de la recherche académique. Au lieu de réfléchir au sens que des acteurs sociaux construisent à partir d’une oeuvre (Eco 1985), elle tente plutôt de révéler les secrets d’une oeuvre (l’emplacement du Parc de Westworld) ou encore son sens caché (The Shining porterait sur le génocide autochtone (Le Bihan 2017)). Dans certains cas, elle va même formuler une interprétation qui culmine vers une résolution plus satisfaisante que celle déterminée par l’auteur de la fiction analysée (Batman serait en réalité un patient interné à l’institut psychiatrique d’Arkham). En partageant un point de départ similaire, les hypothèses du « Film Theorist » invoquent l’exemple de la critique policière conceptualisée par Pierre Bayard (1998). En cherchant à résoudre des crimes littéraires impunis, ce modèle apparaît comme son versant érudit, ou du moins institutionnalisé. Il n’y a effectivement qu’un pas à faire entre localiser le parc de Westworld et identifier le véritable assassin de Ten Little Niggers d’Agatha Christie. Certes, la portée de ces enquêtes n’est pas la même – celles de Bayard lui permettent de mettre en lumière la dimension lacunaire d’une fiction (Zimmermann 2010) – même le projet demeure similaire. Le mode de lecture mis de l’avant par le « Film Theorist » ne s’avère pas symptomatique d’une mécompréhension du modèle classique de l’analyse textuelle. Il évolue plutôt en parallèle à celle-ci, dans un cercle constitué d’initiés partageant des connaissances communes. D’où son appellation de fan theory, terme qui lui a été désignée par la culture du web. Elle se définit comme une interprétation souvent disproportionnée que formule un amateur en-dehors d’un cadre académique. Il serait alors possible de la concevoir comme une forme sauvage de la « pop’philosophie », un concept deleuzien développé par Laurent de Sutter dans un ouvrage récent :
La pop’philosophie est l’être affecté de la philosophie - la philosophie une fois qu’elle a remisé au placard ses prétentions à la rationalité froide, à l’explication argumentée, à la compréhension fine, à l’interprétation logique.
(De Sutter 2019, pp. 100-101)
En portant généralement sur des objets de la culture populaire, elle a la particularité de s’ancrer dans l’actualité. De plus, la fan theory évolue également au sein d’une communauté qui, en la partageant, lui permet de devenir un objet discursif collectif qui lui assure sa longévité dans l’imaginaire du groupe. Reconnaissons néanmoins l’impossibilité de qualifier objectivement une interprétation d’excessive. Si les conclusions du fan theorist peuvent sembler inappropriées dans un cadre scientifique, il n’est pas dit que ce dernier pourrait en retour rejeter nos propres travaux[5]. Tel que le rappelle Bayard dans son plus récent essai, la ligne entre insanité et logique s’avère au final bien mince :
[…] la limite entre le délire et la pensée rationnelle – si tant est que celle-ci existe – n’est pas si facile à établir, en particulier quand la pensée prend la forme d’une activité théorique. La théorie peut revêtir souvent une forme délirante, et ce d’autant plus que le délire, en particulier dans la paranoïa, loin d’être une simple divagation, est une tentative de reconstruction du réel, un essai pour y mettre de l’ordre.
(Bayard 2019, 104)
L’attrait de l’hypothèse proposée par le « Film Theorist » ne dépend pas de son authenticité, mais plutôt du cheminement l’ayant mené à ses conclusions. Pour résoudre l’énigme du parc, il lui a été nécessaire de mettre en place les moyens pour reconstruire l’univers diégétique de Westworld.
La dimension communautaire de la fan theory joue un rôle majeur sur le choix de l’œuvre analysée. Compte tenu du nombre important de vidéos disponibles en ligne, le « Film Theorist » doit s’assurer de se démarquer s’il souhaite rejoindre une majorité d’internautes. Pour s’y faire, il va se tourner vers un objet connaissant déjà un certain succès. Une entrée sur Westworld lui garantit alors bien plus d’attention qu’une autre qui porterait sur La cicatrice intérieure de Philippe Garrel (1972)[6]. Néanmoins, la production HBO ne suscite pas des débats qu’à cause de sa popularité. En maintenant certaines informations secrètes comme l’emplacement du parc, elle invite implicitement son public à demeurer à l’affût d’indices pouvant procurer des réponses à leurs interrogations. Ses créateurs s’assurent donc de maintenir l’attention de leurs spectateurs en capitalisant sur l’ambiguïté du récit. Westworld correspond donc à ce que Matt Hills qualifie d’œuvre casse-tête (Hills 2013) . L’un des films les plus célèbres de Ridley Scott lui sertd’exemple pour décrire ce vaste corpus : « Blade Runner, for it’s re-reading fans, is an enigmatic object through which they can experience moments of everyday creativity (2013, 112). » Hills précise que les fans désirent que l’ambiguïté construite par une trame labyrinthique soit maintenue. Ainsi, ils privilégient une absence de réponse à une résolution claire qui apporterait un terme définitif à leurs spéculations. En témoigne la diffusion déjà évoquée du dernier épisode de Westworld qui a mis fin aux débats entourant l’identité de l’Homme en noir. Le « Film Theorist » court donc le risque que sa vidéo ne devienne éventuellement désuète. Elle conservera son actualité tant et aussi longtemps que le lieu du parc demeure un secret.
L’ambiguïté de la série découle d’une mise en évidence qu’un univers fictif s’avère fondamentalement troué. Toujours selon Pierre Bayard, un texte ne dévoile jamais la totalité du monde dans lequel il situe son récit. Par souci d’économie, des bribes d’informations vont forcément manquer à l’appel. Ce sera le cas, par exemple, du trajet que prend un personnage pour se rendre d’un point A à un point B. Pareilles lacunes peuvent alors être comblées par un recours à l’imagination :
Cette incomplétude du monde littéraire n’est cependant pas absolue. Elle est réduite par l’intervention du lecteur. Celui-ci vient en effet à compléter, non pas intégralement, mais partiellement, les failles du texte.
(Bayard 2008, 68)
En investissant ses failles, Bayard réussit à démasquer et à innocenter le prétendu coupable de la mort de Roger Ackroyd (voir Bayard 1998). Il en va de même pour le « Film Theorist », mais sa démarche ne focalise pas uniquement sur la série. Sa vidéo démontre que son attention porte majoritairement sur le paratexte de Westworld, tout particulièrement sur des entretiens avec ses créateurs ainsi que le matériel promotionnel de la série. Tel qu’évoqué plus haut, le faux site touristique mis en ligne par les studios HBO recense différentes informations sur le parc d’attraction, allant des activités qu’il propose à l’historique de sa fondation. Aux yeux d’un fan, pareil produit dérivé s’avère précieux puisqu’il participe au canon de la série. Tout comme la grande majorité des franchises contemporaines, Westworld se veut transmédiatique en se déployant sur diverses plateformes. Son noyau se trouve à être la série, mais ce qui gravite autour (les sites Web, un récent jeu vidéo en réalité virtuelle) doit être considérer par l’amateur qui cherche à compléter les trous qui surgissent dans chaque épisode :
Their secondary texts, nous dit Will Brooker sur les franchises transmédiatiques, are not nostalgic archives collection but supplementary narratives which push back the bondaries of the existing stories.
(Brooker 1999, 51)
Ce souci de l’exhaustivité démontre comment les fans appréhendent les fictions contemporaines. En réfléchissant aux liens unissant les différents textes d’un même canon, ils abordent longs métrages et séries à la manière d’un immense casse-tête dont il faut unir les pièces pour obtenir une vue d’ensemble. Le « Film Theorist » le confirme en se tournant vers des informatives évasives disponibles sur le site de Westworld pour localiser sa position géographique. Apprendre la densité impressionnante du parc l’a ainsi aidé à formuler sa théorie puisqu’elle suppose qu’aucun lieu terrestre ne serait en mesure de l’héberger. En juxtaposant cet indice à d’autres repérés dans le canon de Westworld, il a réussi à obtenir une interprétation satisfaisante. Une interprétation qui, le reconnait-il lui-même, ne doit pas être considérée comme une solution finale. Le puzzle qu’est Westworld s’avère être d’une malléabilité infinie. Alignez ses morceaux autrement et vous obtiendrez un nouveau résultat tout aussi séduisant.
La comparaison à un jeu pour décrire une fiction contemporaine ne doit pas être prise à la légère. Les fan theories, après tout, ne découlent pas tant du délire paranoïaque que du plaisir que les amateurs tirent des différentes possibilités narratives d’une œuvre. Comme l’a remarqué I.Q. Hunter :
Anyway, when it comes to such theories, you don’t have to believe them. You can see them as entertaining fictions that enabled shapely reconfigurations of the film that connect it to the personnal obsessions or political beliefs to which the film, ultimately, will be forced to yield […].
(Hunter 2016, 57)
Un plaisir qui s’avère d’ailleurs contagieux puisqu’il invite l’auteur de ce texte à prendre le relais de l’Homme en noir en y jetant son grain de sel. À nos yeux, la révélation du « Film Theorist » soulève de nouvelles interrogations qui ne peuvent demeurer sous silence. En effet, si le parc de Westworld se trouve effectivement sous un océan, que peut-il bien se trouver à sa surface ? L’une des possibilités les plus stimulantes serait qu’il s’agit d’un autre centre récréatif. Rappelons que, en date d’octobre 2019, seulement quatre des six parcs conceptualisés par le Dr Ford ont été dévoilés. Par souci d’espace, il ferait parfaitement sens que l’un d’eux couvre secrètement les autres. D’où la tentation pour ce chercheur de s’abandonner lui-même au plaisir de la surinterprétation, en proposant que le thème de ce parc s’inspirerait de Waterworld, (Reynolds 1995) ce blockbuster maudit mettant en vedette Kevin Costner. Tel serait la force d’une fan theory, soit de réussir à en générer de nouvelles afin que se maintiennent la fascination que les récits exercent en nous lecteurs.
Mise à jour de l’auteur du 19 mars 2020 : La lecture d’une série en cours de production comme Westworld demande aux chercheurs, tout comme aux fans, d’adapter leurs hypothèses à ses nouveaux revirements narratifs. Ainsi, le 15 mars 2020, le public nord-américain pouvait découvrir le premier épisode de la troisième saison de la production HBO. Saison qui, précisons-le, présage de différer largement des précédentes. Son action semble se tenir principalement en-dehors des parcs d’attraction de Delos Industries. Dans l’une des dernières scènes, par exemple, l’androïde Bernard se trouve près des rives d’un immense fleuve tropical. Il nécessite un moyen de transport pour accéder à un point indiqué sur une carte géographique. « Qu’espérez-vous trouver là-bas ? », lui demande ce dernier avec méfiance le propriétaire d’une barque. « Westworld. », répond-t-il froidement. Le mystère semble être enfin résolu. Or, cette révélation entraîne avec elle une seconde vague d’interrogations. Si elle met un terme aux débats ayant animé les fans, elle ne le fait que partiellement. Aucun spectateur ne peut désormais nier les origines asiatiques du parc, certes, mais pourquoi se trouverait-il sur ce continent et non ailleurs ? Un récit labyrinthique comme celui de Westworld maintient l’intérêt en soumettant ses destinataires à une dynamique de constant dévoilement. Chaque découverte en vient à pointer vers des zones d’ombre dont l’existence était, une saison plus tôt, insoupçonnable. Une nouvelle réponse entraîne donc forcément de nouvelles théories.
Appendices
Notes
-
[1]
En plus du contenu mis à la disposition des usagers, une application nommée Aeden permet de poser en direct des questions à une intelligence artificielle.
-
[2]
Terme que nous empruntons ici librement à Dominic Arsenault. (Arsenault 2011)
-
[3]
Il se réfère à la géographie, les sciences pures ainsi que la biologie.
-
[4]
Film qui donne la parole à des adeptes de The Shining (1980) de Stanley Kubrick qui affirment y avoir déceler des sous-textes granguignolesques, certains se rapprochant de la théorie du complot.
-
[5]
Imaginez sa réaction s’il apprenait que Kracauer (2004) accordait des dons de voyance aux réalisateurs de l’expressionnisme allemand.
-
[6]
Et ce, même si une fan theory sur ce film s’avère parfaitement envisageable.
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