Abstracts
Résumé
Compte-rendu de l’ouvrage L’Écriture sans écriture de l’écrivain conceptuel américain Kenneth Goldsmith paru chez Jean Boîte Éditions dans une traduction de François Bon. Ce recueil d’essais explore la philosophie de la création littéraire de l’auteur, qui est ici synthétisée suivant trois éléments centraux relatifs à l’environnement numérique contemporain : la situation d’abondance et d’omniprésence du langage, la généralisation du copier-coller et l’idée suivant laquelle « le contexte est le nouveau contenu ». Provocatrice et suggestive, cette approche de la création émancipée du geste de lecture culmine dans un plaidoyer démocratique qui laisse sceptique.
Mots-clés :
- culture numérique,
- art conceptuel,
- création littéraire,
- Kenneth Goldsmith
Abstract
Book review of L’Écriture sans écriture by American conceptual writer Kenneth Goldsmith published by Jean Boîte Éditions in a translation by French writer François Bon. This collection of essays explores the author’s philosophy of creative writing, which is synthesized here according to three central elements relating to the contemporary digital environment: the situation of abundance and omnipresence of language, the generalization of copy-paste and the idea that “context is the new content”. Provocative and suggestive, this approach to creation emancipated from the necessity of reading culminates in a democratic plea that leaves one sceptical.
Keywords:
- digital culture,
- conceptual art,
- creative writing,
- Kenneth Goldsmith
Article body
Ce recueil d’essais est la meilleure porte d’entrée pour pénétrer dans l’univers de l’écrivain conceptuel américain Kenneth Goldsmith. Et il semble couler de source que cette traduction soit le fait de François Bon, écrivain français bien connu qui habite et pense le Web depuis de nombreuses années sur son site personnel, où il a, dès 2015, contribué à faire connaître la philosophie de la création littéraire de Goldsmith en traduisant des extraits du livre qui nous intéresse. Initialement publié chez Columbia University Press en 2011, cette édition en langue française paraît chez Jean Boîte Éditions, une enseigne récente spécialisée dans la publication d’art, dans une collection portant le titre original de l’ouvrage qui nous intéresse : Uncreative Writing.
La thèse de cet ouvrage est que la littérature est cent ans en retard sur ce qui se fait dans le monde des arts. Qu’est-ce à dire ? Alors que les arts visuels, le cinéma, la musique, la peinture s’approprient sans vergogne les œuvres du passé en les copiant, en les détournant, en les citant à leur guise sans s’encombrer de la nécessité d’identifier dûment leurs sources pour élaborer de nouvelles œuvres, la littérature, elle, se refuse toujours à utiliser de telles pratiques d’appropriation. Pourquoi une telle réticence ? Parce que, nous dit Goldsmith, la littérature entretient encore une certaine idée de l’authenticité, c’est-à-dire d’une création ex nihilo due à un auteur de génie qui s’exprime par une écriture radicalement originale. Ce mythe tenace, hérité du romantisme, est toujours relayé dans la vaste majorité des cours de création littéraire aux États-Unis.
Goldsmith avance que la révolution numérique en cours appelle une révolution littéraire qui soit en mesure de combler cet écart d’un siècle. L’analogie qu’il propose est la suivante : de la même manière que la révolution technologique initiée par la photographie a modifié en profondeur la peinture, qui ne pouvait plus se contenter de reproduire la réalité à l’identique, poussant les peintres à inventer de nouveaux langages plastiques débordant la reproduction à l’identique, la littérature d’aujourd’hui ne peut plus être la même qu’avant, car le numérique affecte en profondeur nos façons de lire et d’écrire. Or, remarque-t-il, « la plupart des procédés d’écriture font comme si Internet n’avait jamais existé » (2011, 14). Comment Goldsmith caractérise-t-il cette révolution numérique qui modifie de fond en comble ce que signifie le fait d’écrire au XXIe siècle ? On peut dégager dans ce recueil d’essais trois éléments centraux qui agissent ou devraient agir puissamment sur nos pratiques d’écriture.
En premier lieu, le fait que nous soyons dans une situation d’abondance et d’omniprésence du langage, que Goldsmith nomme « la revanche du texte » – c’est aussi le titre de l’essai qui ouvre l’ouvrage. Alors que l’on a longtemps cru, dans le sillage de McLuhan, que le visuel allait remplacer le textuel, force est de constater que les images sont elles-mêmes, à la base, des caractères alphanumériques. Attentif à la matérialité du langage, au plaisir visuel et sonore de considéserer les suites de caractères en tant que signifiants purs, au-delà du sens qu’ils véhiculent, Goldsmith affirme que l’on devrait pouvoir lire des lignes de code comme des poèmes sonores, une poésie concrète qui se trouve ainsi à prolonger les explorations modernistes de Joyce, Stein et autres Pound. Le langage étant partout, tout peut donc être littérature, d’où ce mot d’ordre récurrent chez Goldsmith : « le spectacle du banal recontextualisé en littérature » (2011, 12).
Deuxièmement, l’avènement de la généralisation du copier-coller fait en sorte que l’écrivain d’aujourd’hui n’a plus besoin de s’échiner à transcrire les textes qu’il veut utiliser. La simplicité de ce geste d’appropriation entraîne des conséquences importantes puisque l’écrivain ne se caractérise plus uniquement par le fait qu’il écrit, mais aussi par sa capacité à réutiliser des textes déjà existants, ce qui induit un rapport différent à la tradition littéraire, voire à l’idée même de littérature. Le maître ouvrage de cette écriture sans écriture, nous dit Goldsmith, est le Livre des passages de Walter Benjamin, « un énorme travail proto-hypertextuel » (2011, 118). Empruntant la méthode benjaminienne, notre auteur s’est d’ailleurs prêté au jeu de produire un montage littéraire similaire, non pas consacré à la ville de Paris au XIXe siècle, mais plutôt à sa ville, New York, au XXe siècle, dans l’ouvrage Capital paru chez Verso en 2015 (Goldsmith 2016).
Finalement, aux dires de Goldsmith, dans l’environnement numérique, « le contexte est le nouveau contenu » (2011, 3). Ainsi, le fait de déplacer un texte existant et enserré dans une mise en forme de départ – qui possède une signification précise, autorisée, stable – vers une mise en forme d’accueil libère entièrement ce contenu de son contexte antérieur, créant la possibilité pour qu’un sens tout à fait nouveau puisse émerger. Cette thèse informe toute la pratique littéraire de Goldsmith, qui pense que ce déplacement d’information est toujours potentiellement littéraire. La quantité de textes déjà en circulation étant telle que les écrivains de demain n’auront plus guère besoin d’en écrire de nouveau, il leur suffira de réorganiser, reformuler, recadrer ceux qui existent afin de créer de nouvelles œuvres. Voilà ce qu’il faut entendre par la notion d’uncreative writing.
Dans une poignée d’essais, dont « Enseigner avec l’écriture sans écriture (une désoritentation) », Goldsmith détaille certains exercices qu’il propose à ses étudiants. Ainsi, il leur demande de transcrire une émission de radio, choisie précisément parce qu’elle est sans véritable intérêt, et ce, afin de s’assurer que ceux-ci ne soient pas « inspirés » par son contenu, comme par exemple un bulletin météo ou les informations sur la circulation routière. Au terme de l’exercice, il amène ses étudiants à prendre conscience du fait que malgré leur respect d’une même consigne – faire migrer le plus objectivement un contenu sonore vers un document textuel –, aucun travail n’est identique. Les choix éditoriaux les plus anodins trahissent une subjectivité à l’œuvre : la manière de ponctuer, de découper les phrases, de transcrire les hésitations, de restituer les voix qui se chevauchent, s’entrechoquent ou se complètent au fil de l’émission, jusqu’à la police de caractère utilisée et le papier retenu pour imprimer le travail, etc. – « impossible d’éradiquer l’expression de soi-même » (Goldsmith 2011, 16). C’est une conclusion similaire qui se dégage de Day (2003), ouvrage aussi énorme qu’illisible dans lequel il s’est donné comme but de transcrire l’intégralité du New York Times du 1er septembre 2000. « Cela paraît simple, non ? Pourtant, de simplement vouloir “m’approprier” ce numéro de journal et le transformer en œuvre littéraire impliquait une myriade de décisions auctoriales » (Goldsmith 2011, 121).
Nous l’avons dit d’entrée de jeu, la conception que Goldsmith se fait de la littérature vient principalement des arts visuels. Il transpose des pratiques artistiques dans le champ littéraire, une démarche qui épouse d’ailleurs son propre parcours. Il a d’abord étudié en sculpture, puis il est successivement devenu sculpteur, collectionneur de musique, animateur de radio à New York en même temps que concepteur et tête pensante du site web d’archivage de l’avant-garde artistique mondiale UbuWeb . Il enseigne désormais la création littéraire à l’université de Pennsylvanie tout en multipliant les projets de livres conceptuels. Trois figures majeures informent sa démarche : Marcel Duchamp, Andy Warhol – dont Goldsmith a établi un livre d’entretiens, paru en traduction chez Grasset en 2004 (Warhol, Goldsmith, et Cueff 2006) – et Sol LeWitt. De ce dernier, il poursuit la thèse suivant laquelle l’idée de l’œuvre importe davantage que sa réalité. Les livres de Goldsmith ne sont d’ailleurs pas faits pour être lus, mais plutôt pour donner à penser. Cette approche non-textuelle de la littérature, totalement contre-intuitive, invite à penser la réception littéraire en évacuant complètement l’acte de lecture :
[N]ous pourrions […] facilement jeter le livre et nous contenter d’un débat, déplacement auquel souscrit l’écriture sans écriture : le livre comme une plateforme à évacuer pour se glisser dans la pensée. Nous assumons de quitter notre statut de lecteur pour embrasser celui de penseur. En renonçant au fardeau de la lecture – et donc au lectorat –, il devient possible d’imaginer l’écriture sans écriture comme ayant le potentiel d’être une dimension de la littérature susceptible d’être compris de tout un chacun .
(Goldsmith 2011, 103)
La littérature ne serait-elle, au final, qu’un art visuel comme les autres ? Chose certaine, ce plaidoyer démocratique sur l’écriture sans écriture en tant que littérature pour le peuple a de quoi laisser perplexe tellement cette vision et cette pratique de la littérature reposent sur une connaissance érudite du canon moderniste. Voilà donc un ouvrage stimulant et hautement suggestif qui aime à multiplier les provocations – éloge du plagiat, de l’inattention et de l’activité multitâche, qui sont partout décriés – afin de penser les limites de la littérature et de la création. Et bien que l’impulsion de cette pensée procède d’une prise en compte rigoureuse des spécificités de l’environnement numérique, force est de constater que Goldsmith s’intéresse assez peu à la littérature numérique en tant que telle. D’ailleurs, ces pratiques d’écriture sans écriture culminent toutes dans la forme du livre imprimé, un format paradigmatique qui est transformé en profondeur par la réalité du Web, mais qui, ultimement, demeure toujours incontournable pour fixer l’œuvre. Cet artisan du texte nous invite à expérimenter avec les supports et les outils, créant ainsi un rapprochement fécond entre la culture des avant-gardes du XXe siècle et l’esprit ludique des hackers.
Appendices
Bibliographie
- Goldsmith, Kenneth. 2011. Uncreative Writing: Managing Language in the Digital Age. New York: Columbia University Press.
- Goldsmith, Kenneth. 2016. Capital of the 20 t h century New York.
- Goldsmith, Kenneth, et Figures (Firm). 2003. Day. Great Barrington, MA; Berkeley, CA: The Figures ; Distributed by Small Press Distribution. http://books.google.com/books?id=Mc9aAAAAMAAJ.
- Warhol, Andy, Kenneth Goldsmith, et Alain Cueff. 2006. Andy Warhol: entretiens, 1962-1987.