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Figure 1

L’avion, vecteur de colonisation intérieure au Brésil. ph. G. W.

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Introduction

Macron et son gouvernement accélèrent la transformation néolibérale de la société française en remettant en cause par de multiples voies le « modèle social », en creusant les inégalités sociales et fiscales en faveur des ménages les plus riches, en accélérant la défiscalisation des entreprises, en intensifiant la mise en concurrence des services publics, en élargissant encore le champ de la privatisation des entreprises publiques, etc. Cette politique d’ensemble s’inscrit dans le fil des présidences antérieures de Sarkozy comme de Hollande, mais avec une évidente volonté d’intensification et de radicalisation, notamment en matière de réforme de marché du travail.

Cette transformation accélérée s’autorisant abusivement d’une légitimité que lui auraient conférée des élections présidentielles et législatives de 2017 a pris immédiatement un caractère autoritaire et vertical, à contresens d’une campagne électorale présidentielle illusoirement fondée, dans un style populiste et dégagiste, sur « l’écoute » du peuple. Dans pratiquement tous les domaines, le gouvernement impose ses vues au mépris des « corps intermédiaires », des élus locaux et des syndicats. Que les partenaires sociaux soient parvenus à un compromis comme dans le cas de la formation professionnelle ou non, comme en matière d’assurance-chômage, le gouvernement impose ses choix. Les quinze premiers mois de ce quinquennat ont donc été marqués par un style autoritaire que nous avons qualifié, Pierre Dardot et moi-même, dans un texte de soutien au mouvement des Gilets jaunes, de bonapartisme managérial (Dardot et Laval 2018). N’est-ce pas le sens de la formule macronienne de « présidence jupitérienne » ? Mais ce n’est pas l’errance psychique d’un homme enivré de son propre pouvoir qui est intéressante, mais la logique qui veut qu’une politique aussi anti-populaire et, partant, devenue vite impopulaire soit imposée de manière autoritaire. Ce n’est pas nouveau, la présidence Hollande nous avait déjà habitué à certains aspects d’un gouvernement autoritaire que l’on retrouve dans ce quinquennat, il faut le redire[1], mais jamais autant qu’aujourd’hui l’exécutif n’avait cru pouvoir passer en force et imposer ses politiques de façon aussi peu négociée et discutée. En somme, le gouvernement Macron poursuit le style autoritaire de la gestion politique de la transformation néolibérale en France, dont le volet policier n’est pas le moins important.

À propos de la répression, Michel Foucault notait :

l’important n’est pas de qualifier la répression (sévère ou indulgente ? sauvage ou légale ?), mais d’analyser la tactique répressive .

(Foucault 2015, 39‑40)

Ajoutons qu’il faut saisir cette dernière dans un ensemble de faits de gouvernement. Il sera donc question ici de « gouvernementalité » néolibérale, de manière de gouverner, mais plus précisément, de l’art d’utiliser les crises pour renforcer la ligne de force systémique du néolibéralisme. La question qui nous intéresse porte sur la manière dont, avec le néolibéralisme, on gouverne en temps de crise. Et, dans le cadre de ce questionnement, il convient de nous intéresser à la manière dont un gouvernement néolibéral réagit face à une révolte sociale particulièrement massive, soutenue, durable. Y a-t-il un mode proprement néolibéral de gouvernement face à une révolte comme celle des Gilets jaunes ? Cette interrogation sur la conjoncture participe, me semble-t-il, d’une question plus générale qui porte sur les pratiques gouvernementales, sur les modalités tactiques de gouvernementalité, et sur la façon dont ces modalités tactiques précipitent la sortie de la démocratie.

Quelles ont été les pratiques effectives du gouvernement français face à la révolte des Gilets jaunes ? Cette dernière a bousculé le pouvoir comme aucun mouvement social depuis 2003 n’avait réussi à faire, hormis peut-être le mouvement des jeunes de 2006 sur le contrat première embauche (CPE). Jusqu’ici dans les analyses qui ont été produites, on s’est demandé qui étaient ces Gilets jaunes, ce qu’ils voulaient et ne voulaient pas, la nature du mouvement, le type de pratiques déployées et la cohérence ou l’incohérence de leurs demandes, on s’est beaucoup moins posé de questions sur la nature de la réponse politique qui leur a été apportée et les tactiques utilisées pour réprimer et canaliser une révolte populaire aussi puissante. Leur analyse est pourtant indispensable pour montrer comment elles s’inscrivent dans le cours antidémocratique de la politique mondiale, en dépit des rodomontades de Macron se posant dans le monde comme le grand champion des libertés. Ce que je voudrais donc montrer, c’est un peu l’envers de la démonstration qui a été faite jusqu’ici dans ce colloque, à savoir que les gouvernements les plus nationalistes et autoritaires restent fondamentalement néolibéraux. Il s’agirait plutôt de montrer que les gouvernements les plus ouvertement néolibéraux comme l’actuel gouvernement français, tout comme les précédents, mais de façon, sans doute, accentuée et plus visible, sont travaillés par des logiques antidémocratiques et proprement antilibérales profondes, qui érodent toujours un peu plus non seulement le modèle social, mais aussi l’espace des libertés personnelles et collectives.

Une première question sur le terme de « tactique » s’impose. Ce terme militaire définit l’art de combiner les moyens pour obtenir un résultat. La stratégie, qui fixe des buts, serait exécutée par des moyens tactiques calculés en fonction de l’objectif. Poser la question des tactiques, ce n’est certes pas poser celle du « choix » stratégique, c’est questionner les méthodes du pouvoir relativement à l’adversaire. En l’occurrence, la stratégie néolibérale ne pose guère de problème. Les oligarchies dominantes s’entendent à « maintenir le cap » (selon la formule gouvernementale et présidentielle), c’est-à-dire à tenir l’agenda des réformes néolibérales en France, à l’unisson de l’Union européenne, en dépit des conséquences sociales et environnementales de plus en plus évidentes de 40 années de néolibéralisme. Pour le dire autrement, le « cap » stratégique en France est parfaitement clair : adapter la société française à l’ordre concurrentiel européen et au capitalisme financier mondial, en lui faisant franchir des seuils importants concernant le marché du travail, les retraites, l’enseignement, l’organisation des pouvoirs par la réforme constitutionnelle, etc. La question des tactiques est différente. Comment affronter au jour le jour la colère sociale afin que le système tienne malgré tout, se survive et se renforce ? Comment éviter que la colère sociale ne débouche sur une remise en question radicale des politiques néolibérales et des politiques de redistribution et de justice sociale.

Une seconde question s’impose encore. Par « tactiques », on entend généralement une mobilisation et une mise en œuvre calculées de moyens adéquats à un but stratégique. Or, beaucoup de tactiques face aux Gilets jaunes ont été improvisées. Pourtant ce n’est pas parce qu’elles n’ont pas été calculées qu’elles ne traduisent pas des logiques systémiques puissantes qui modèlent en profondeur les formes gouvernementales contemporaines. Au contraire, il nous semble que ces tactiques peu ou mal calculées traduisent un inconscient politique essentiellement antidémocratique.

Dans l’analyse forcément succincte que je veux en faire ici, je distinguerai les tactiques secondaires et les tactiques principales. Par tactiques secondaires, j’entends celles qui ont vocation à produire un effet, mais ont une moindre portée stratégique. Elles ne sont ni inessentielles ni ineffectives, mais elles sont moins immédiatement articulées à leur finalité stratégique que les tactiques principales, qui, elles, se caractérisent par leur étroite subordination aux objectifs stratégiques. On peut distinguer cinq tactiques secondaires et trois tactiques principales.

Les cinq secondaires sont :

  1. Le dénigrement et la stigmatisation du mouvement ;

  2. le « cadeau fiscal et social de 10 milliards » ;

  3. l’incitation au dévoiement raciste et identitaire ;

  4. L’usage dénié des fake news ;

  5. l’instrumentalisation de la « casse ».

Les trois principales sont :

  1. la répression policière ;

  2. la judiciarisation pénale des manifestants ;

  3. la consultation sous contrôle du « grand débat national ».

Les tactiques secondaires

La tactique du dénigrement et de la stigmatisation du mouvement populaire

Il s’agit là d’une modalité tactique permanente, par le biais de tweets, de petites phrases, d’allusions. Une première forme de dénigrement est apparue très tôt, mais n’a pas fonctionné quand on a voulu montrer que les revendications de Gilets jaunes étaient anti-écologiques, qu’on avait affaire à des égoïstes qui ne pensaient qu’à leurs intérêts et non à la planète, etc. La seconde forme a été beaucoup plus utilisée, celle de la stigmatisation politique du mouvement. Le ministre des comptes publics, Gérald Darmanin dès le 25 novembre affirmait : « c’est la peste brune qui a manifesté ». Le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner, le même jour, dénonçait dès le début « une mobilisation de l’ultradroite » sur l’avenue des Champs-Élysées, où les forces de l’ordre ont dû « repousser les séditieux » qui « ont répondu à l’appel notamment de Marine Le Pen et veulent s’en prendre aux institutions comme ils veulent s’en prendre aux parlementaires de la majorité ». Le porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux le 22 décembre tweetait : « Donc “on” lynche des policiers, “on” chante la quenelle de Dieudonné à Montmartre, “on” reprend les codes des années 30 pour renverser la République, “on” décapite l’effigie du président… Derrière ces “on”, un seul visage, lâche, raciste, antisémite, putschiste. »

Le président Macron a amplifié cette stigmatisation lors de ses vœux du 31 décembre 2018 appelant au respect de « l’ordre républicain » et fustigeant les « porte-voix d’une foule haineuse » qui s’en prennent à certaines catégories de personnes au prétexte de « parler au nom du peuple. » Et il évoquait, pour que l’on entende mieux le message, le souvenir de la Résistance contre le nazisme : « Nous ne vivons libres dans notre pays que parce que des générations qui ont précédé se sont battues pour ne subir ni le despotisme, ni aucune tyrannie. Et cette liberté, elle requiert un ordre républicain, elle exige le respect de chacun et de toutes les opinions ».

Après les insultes adressées à Alain Finkielkraut le 16 février par un adepte du salafisme qui avait enfilé un gilet jaune, Griveaux dénonce , avec le relais des médias, l’antisémitisme qui sévirait dans les rangs des Gilets jaunes :

Depuis des semaines, il y a un antisémitisme qui frappe en France (…) Ça n’est pas uniquement lié aux gilets jaunes, mais force est de constater qu’à l’intérieur de ces cortèges, de manière minoritaire, vous avez des éléments d’extrême gauche ou d’extrême droite qui font preuve d’un antisémitisme crasse, affirmait-il.

Ces commentaires des responsables politiques ont trouvé un écho du côté des journalistes et des éditorialistes, et parfois, en sens inverse, ces derniers ont plutôt été des inspirateurs du dénigrement et de la stigmatisation (Lemaire 2019).

La tactique du « cadeau de 10 milliards »

Il s’agissait à la mi-décembre de calmer le mouvement par une mini-redistribution, et donc de donner des arguments à tous ceux qui voulaient que le mouvement se termine au plus vite, notamment la CFDT. Médias dominants et membres de la majorité ont fait de ces quelques milliards que l’État accorderait aux classes populaires un formidable « cadeau ». En réalité, ces mesures n’ont pas apaisé la révolte sociale. Rendre une petite partie de ce qu’on avait prélevé par la hausse des taxes sur les carburants, sur la CSG sur les retraites, ne pouvait être regardé comme un « cadeau », encore moins comme un acte de justice sociale. Évidemment prendre cette mini-redistribution pour une tactique secondaire peut paraître paradoxal du fait même de l’importance qui lui a été donnée par le pouvoir et les médias. En fait l’essentiel était de sauver les aides fiscales aux plus fortunés (suppression de l’ISF) et aux entreprises (CICE, CIR, etc.).

La tactique du déplacement xénophobe du mouvement et du « Grand débat »

Il ne s’agit plus ici de dénoncer le racisme des Gilets jaunes, mais à l’inverse de les inciter à devenir racistes, de les aiguiller vers la voie de la xénophobie. Cette tactique a avorté assez rapidement du fait que le mouvement n’a pas donné, du moins massivement, dans le racisme. Le premier projet du « grand débat national », et l’allocution télévisée du 10 décembre de Macron voulaient déplacer la question sociale vers la question identitaire et le « problème » de l’immigration : « Je veux aussi que nous mettions d’accord la nation avec elle-même sur ce qu’est son identité profonde, que nous abordions la question de l’immigration. Il nous faut l’affronter », affirmait ainsi Macron (Rougerie 2018). Le gouvernement a dû renoncer à en faire un thème à part, comme c’était initialement prévu, devant les réactions négatives jusque dans la majorité présidentielle qui l’ont forcé à intégrer le thème de « l’immigration et de l’intégration » dans le chapitre de la « citoyenneté ». Cette tactique assez grossière d’incitation au racisme a échoué sans doute parce qu’elle était difficilement conciliable avec la stigmatisation des Gilets jaunes comme mouvement fasciste ou cryptofasciste qui aurait été obsédé par l’identité nationale, ce qui était manifestement faux.

L’usage des fake news

Le gouvernement a fait voter en novembre une loi très contestée par les journalistes sur la manipulation de l’information, dite « loi fake news », qui ne concerne que les périodes électorales. Sous prétexte que Trump, Bolsonaro, l’extrême droite ou des hackers russes proches de Poutine, s’emploient activement à diffuser des fake news sur les réseaux sociaux, le gouvernement a stigmatisé les Gilets jaunes comme les principaux porteurs de fake news. Or, c’est plutôt le gouvernement qui n’a pas hésité à en produire, et même en série. À de très nombreuses reprises, le ministère de l’Intérieur a fait courir le bruit que des milliers de « casseurs » allaient monter sur Paris pour détruire et même tuer. Macron a soutenu dans le même esprit qu’il y aurait 40 ou 50 000 extrémistes de droite et de gauche dans les manifestations devant des journalistes le 31 janvier, et que des puissances étrangères (la Russie notamment, mais aussi l’Italie) seraient derrière la révolte, et ceci alors que les services de renseignement français ont soutenu le contraire (Suc 2019). Un compte twitter appelé Team Macron (devenu depuis Team progressistes) s’est particulièrement illustré sur les réseaux sociaux, avec le relais de plusieurs députés En marche, en répandant la rumeur selon laquelle les Gilets jaunes auraient incendié le musée du Jeu de Paume ou que Bannon serait l’instigateur du mouvement, et aurait créé à Denver en mai 2017 le site giletsjaunes[2].

Autre exemple frappant : le « fait » que l’on aurait affaire à des incendiaires criminels a été repris et commenté à l’occasion d’un incendie qui a eu lieu lors de l’acte VII du mouvement des Gilets jaunes, le 29 décembre, quand huit voitures ont brûlé devant le siège du groupe Les Échos-Le Parisien. Des députés et même Richard Ferrand, le président de l’Assemblée nationale, ont aussitôt dénoncé un acte criminel des Gilets jaunes. Il a été prouvé depuis qu’il ne s’agissait que d’un accident.

L’instrumentalisation de la violence et des saccages commis par les « ultras »

Cette dernière tactique a été particulièrement mise en œuvre le 1er et le 8 décembre 2018, mais aussi 16 mars, pour l’acte XVIII. Il ne s’agit pas ici de faire l’analyse très complexe des affrontements, des cassages et des pillages. Il y a une vision à la fois médiatique et policière du phénomène qui tend à homogénéiser les conduites violentes comme si elles relevaient toutes d’une même logique. Or, ce qui importe dans la tactique gouvernementale, c’est précisément ce travail d’homogénéisation et d’instrumentalisation visant à discréditer le mouvement dans son ensemble, de sorte qu’on est en droit de se demander pourquoi à certains moments, la pression policière se durcit-elle et pour quelles raison, lors d’autres épisodes, se relâche-t-elle, laissant penser qu’il y a, en même temps qu’une gestion policière de la crise des Gilets jaunes, une gestion politique de la réponse policière, comme l’a d’ailleurs laissé clairement entendre par exemple un représentant syndical de la police le 16 mars, ce qui se comprendrait étant donné l’usage politique et médiatique qui peut être fait de ces pratiques de cassage, qu’elles soient le fait des nationalistes identitaires, des blacks blocs, des autonomes ou de certains Gilets jaunes[3]. Cette insistance sur les violences du mouvement ont tenté de le dépolitiser, de le réduire à du « cassage » et du « vandalisme », voire à des intentions meurtrières. Griveaux le 28 février, affirmait que ceux qui manifestent ont pour « seul objectif : casser, piller, voler, brûler, violenter, pour ne pas dire tuer, des représentants de l’ordre public ».

Les tactiques principales

Je retiendrai trois tactiques principales :

  1. l’usage de la violence policière ;

  2. la répression et le durcissement de la législation judiciaire ;

  3. l’organisation gouvernementale d’une consultation biaisée intitulée « Grand débat national ».

Ces tactiques principales participent de la combinaison qui caractérise le mieux l’exercice gouvernemental du pouvoir macronien et que l’on pourrait résumer par la formule : « punir, faire parler et faire semblant d’écouter ». Il s’agit d’un double mouvement : d’un côté, il s’agit de criminaliser les mouvements de contestation collective et d’un autre, de transformer le rapport de citoyenneté en un rapport consumériste avec les services publics.

Répression policière

Les tactiques de répression policière du mouvement ont deux volets : l’usage d’armes dangereuses et la limitation du droit de manifester.

L’usage d’armes dangereuses

Avec cette tactique répressive à outrance, nous en sommes arrivés à un niveau exceptionnel de violence contre un mouvement social, comme d’ailleurs à l’encontre des jeunes de banlieues et de migrants, symptomatiquement, l’intervention des d’unités non spécialisées, en particulier les compagnies de sécurisation et d’intervention (CSI) et les brigades anticriminalité (BAC) contre les manifestants.

Le journaliste indépendant David Dufresne a fait un recensement très précis des violences : 500 signalements, 1 décès, 206 blessés à la tête, 22 éborgnés, 5 mains arrachées[4]. Les chiffres officiels du ministère de l’Intérieur en mars font état de 2 100 blessés, de 12 122 tirs de LBD, de 1 428 tirs de grenades lacrymogènes instantanées, de 4 942 tirs de grenades de désencerclement et de 1 400 blessés parmi les forces de l’ordre. À quoi on peut ajouter 14 street medics et 56 journalistes blessés, ce qui en dit long sur la politique de répression des témoins et de la presse.

L’usage d’armes dangereuses va évidemment contre le principe de gradation de la réponse policière. La France est le seul pays européen à utiliser des munitions explosives en opération de maintien de l’ordre, notamment les grenades lacrymogènes de type GLI-F4 susceptibles de blesser et de mutiler comme on l’a vu, de même que le lanceur de balles de défense (LBD).

Cet usage intensif est l’application d’une doctrine dite de « mise à distance » des manifestants. Le mémorandum du Conseil de l’Europe, « observe que des armes de défense intermédiaire, en particulier le LBD, sont mises en cause par de nombreuses victimes de ces blessures à la tête alors même que les tirs de LBD doivent, selon les instructions rappelées par le directeur général de la police nationale le 16 janvier 2019, être “ciblées”, le tireur ne devant “viser exclusivement que le torse et les membres supérieurs ou inférieurs” ».

Cette utilisation des LBD 40 (« flash balls ») et des grenades de désencerclement, facteurs du plus grand nombre de blessés, a fait l’objet de protestations et demandes d’une part du Conseil de l’Europe et d’autre part du comité de l’ONU des droits de l’homme dirigé par Michelle Bachelet, haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, qui s’est alarmée, le 6 mars, de l’« usage excessif de la force » contre les Gilets jaunes. Michelle Bachelet, qui s’exprimait devant le Conseil des droits de l’homme à Genève, a instamment demandé à Paris une « enquête approfondie » sur les violences policières, au grand dam de la presse dominante et du gouvernement qui ont crié au complot « vénézuélien » contre la France[5]. Le Parlement européen a voté une résolution dénonçant l’usage « disproportionné » de la force par la police dans les manifestations. Le défenseur des droits Jacques Toubon, de même s’est inquiété du renforcement de la répression.

Limitation du droit de manifester

Les condamnations nombreuses de ce maintien de l’ordre ultraviolent, dès le mois de février, n’ont pas empêché la multiplication des limites apportées aux droits de manifester. Cette gestion policière violente de la crise sociale et politique s’accompagne en effet d’une gestion très politique de la répression policière dont le but est l’interdiction de manifester par l’interpellation préventive et la garde à vue systématique des manifestants, sous des prétextes fallacieux et avant même qu’ils ne manifestent[6]. On dira que le « laisser faire » des cassages et pillages constaté par de nombreux observateurs le 16 mars va dans le sens inverse. On observera que ce « laisser faire » justifie entièrement la pratique répressive et encourage les appels à un surcroît répressif.

Cette pratique de neutralisation des manifestants a été expérimentée à grande échelle assez tôt, et plus exactement lors de l’acte IV du mouvement des Gilets jaunes, le 8 décembre où il y a eu 2000 interpellations en France. Cette pratique a été incitée fin novembre par la ministre de la Justice Nicole Belloubet dans une circulaire spéciale « gilets jaunes », qui « a invité les parquets à autoriser les policiers à contrôler et à fouiller tout individu les samedis de manifestation, à Paris, dans les grandes villes et sur les axes qui y conduisent ». Par une nouvelle circulaire de sa directrice des affaires criminelles et des grâces en date du 6 décembre 2018, Nicole Belloubet a accentué encore cette dérive en donnant pour instruction aux parquets de considérer que la seule détention de lunettes de piscine ou d’un aérosol par une personne susceptible de se rendre à une manifestation justifie un placement en garde à vue. Cette pratique abusive a été encouragée par le procureur de Paris, Rémy Heitz, qui dans une note publiée par le Canard enchaîné fin janvier a demandé aux magistrats du parquet le maintien en garde à vue des manifestants « Gilets jaunes » contre lesquels aucune charge n’a pu être retenue durant tout le temps des manifestations. « Les levées des gardes à vue doivent être privilégiées le samedi soir ou le dimanche matin afin d’éviter que les intéressés grossissent à nouveau les rangs des fauteurs de troubles », précisait-il aux magistrats du parquet, donnant ainsi la bénédiction des plus hautes instances judiciaires à des mesures illégales[7]. Le syndicat des avocats de France a réagi :

C’est une atteinte très grave à une liberté fondamentale. Le procureur de Paris assume la détention arbitraire, alors qu’il est censé être le garant du bon déroulement de la garde à vue. Il incite à une pratique illégale, alors qu’il doit faire le contraire.

Comme l’ont souligné beaucoup de commentaires, en l’occurrence l’autorité judiciaire n’est plus protectrice des libertés, elle se fait au contraire la complice d’un abus policier pour combattre un mouvement social. La justice a été ainsi, comme rarement ; instrumentalisée politiquement. Faut-il dire que l’immense majorité de ces interpellations et gardes à vue se sont révélées arbitraires. Sur les 1 082 personnes interpellées à Paris le 8 décembre, il y a eu très peu de déferrements au parquet et encore moins de condamnations.

La répression judiciaire

La justice n’a pas seulement couvert les agissements illégaux de la police, elle a exercé une répression extrêmement dure de certains manifestants interpellés. Comme le dit l’avocat Raphaël Kempf :

Ces condamnations obtenues grâce à l’usage extensif du délit de groupement, au mépris du principe de l’interprétation stricte du droit pénal, jouent de facto un rôle de maintien de l’ordre. Elles prennent le relais des violences policières pour briser la mobilisation et empêcher l’exercice de droits fondamentaux. Mais, si la police et les tribunaux font peur, leurs abus renforcent aussi la colère et la détermination de ces néomanifestants.

(Kempf 2019)

Les réquisitions du parquet ont été en effet exceptionnellement sévères. La circulaire du 22 novembre 2018 de la garde des Sceaux appelait à la répression pénale la plus ferme : prison sans sursis pour des « primo-délinquants », mandats de dépôt, lourdes amendes, interdiction de manifester et interdiction des droits civiques. La justice a été invitée à se faire expéditive, les décisions étant prises à partir de simples fiches d’interpellations ressemblant à des QCM vite remplis par des officiers de police judiciaire.

Les peines prononcées ont été lourdes et, jusqu’ici, inédites pour un mouvement social : prisons fermes, interdictions de se rendre dans la capitale pendant plusieurs années pour les nombreux interpellés venus de province, peines complémentaires d’interdiction de manifester alors même que l’article L211-13 du code de la sécurité intérieure limite à des infractions très précises la possibilité de prononcer une telle peine. Comme le rappelait le syndicat des avocats de France, de 1995 à octobre 2018, seules 33 personnes avaient été condamnées à une telle peine d’interdiction de manifester. Depuis novembre 2018, ce sont plusieurs centaines de Gilets jaunes qui ont été condamnés à cette peine complémentaire.

Les gardes à vue comme les éventuels chefs d’inculpation qui les suivent se fondent sur une loi dite à l’époque de son adoption « loi anti-bande » passée au temps de Sarkozy en mars 2010, et qui vise à permettre l’inculpation pour « la participation à un groupement en vue de la préparation de violences volontaires contre les personnes ou dégradations de biens ». Il s’agissait alors de répondre à des phénomènes de bandes qui s’affrontaient entre quartiers. Certains parlementaires socialistes l’avaient alors présentée comme une atteinte à la liberté de manifester. Mais comme le remarque encore Raphaël Kempf :

ce texte a été très peu utilisé pendant des années et redécouvert à l’initiative du garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas lors des mouvements sociaux contre la loi travail, en 2016. Depuis, les procureurs de la République poursuivent à ce titre non pas des membres de bande, mais des manifestants à qui aucun acte de violence ou de dégradation ne peut être reproché, étendant d’ailleurs la notion d’armes par destination jusqu’à l’absurde. Avec le mouvement des « Gilets jaunes », en particulier le 8 décembre, l’usage de ce délit de groupement est devenu industriel, conduisant à un nombre jamais observé d’interpellations préventives et de gardes à vue.

(Kempf 2019)

C’est dans ce contexte, qu’a été reprise par le gouvernement une proposition de loi de la droite sénatoriale, intitulée « Prévenir et sanctionner les violences lors des manifestations » dite « loi anti-casseurs » destinée précisément à « légaliser » les abus administratifs d’interdiction de manifestation et alourdir les peines infligées. La mesure la plus emblématique est celle qui vise à donner au préfet, c’est-à-dire au pouvoir exécutif, la possibilité d’interdire à quelqu’un de manifester au prétexte qu’il pourrait être soupçonné de commettre des délits ou des actes violents, et ceci en dehors de toute décision de justice. La mesure visant la condamnation de toute personne dissimulant son visage ouvre la porte à des abus judiciaires quand on connaît l’usage intensif par les forces de police des gaz lacrymogènes.

La répression du mouvement des Gilets jaunes en réalité a eu plusieurs volets : la répression policière des manifestants, la répression judiciaire qui l’a accompagnée, la violation du droit de manifester, la confusion croissante entre traitement médiatique et gestion policière des manifestants par médias interposés. On a clairement affaire à un dévoiement désormais assez classique de lois en vue d’une criminalisation des mouvements sociaux.

Le débat sous contrôle

Lancé le 14 janvier, piloté par deux ministres désignés par le Premier ministre, Sébastien Leconu et Emmanuelle Wargon, encadrés par des « garants » nommés par le pouvoir ou des proches, le « grand débat » a fait figure de contrepoint au renforcement de l’arsenal sécuritaire et à la violence de la répression, mais il a vite montré ses limites non seulement parce qu’il ne pouvait remplacer les décisions politiques et sociales attendues, mais surtout parce qu’il était structuré par une question typiquement néolibérale que l’on peut résumer ainsi : « en matière de services publics, en avez-vous pour votre argent ? » Le débat a été ainsi marqué dès le début par la tentative de dévier le problème posé par les Gilets jaunes, la justice fiscale, vers une autre problématique, celle de la baisse des impôts. Une question exemplaire du questionnaire disait bien cette intention : « Quels impôts faudrait-il, prioritairement, réduire davantage ? ». Ni la piste du rétablissement de l’ISF ni la suppression du CICE n’ont été évidemment mentionnées dans le questionnaire. Les questions fermées avec des réponses déjà préélaborées et des fiches de présentation des enjeux et de la situation allaient toutes dans le sens voulu par le gouvernement, celui de la baisse des impôts et la réalisation d’économies dans les dépenses publiques[8].

On a critiqué ce grand débat national comme une manipulation gouvernementale avec de bonnes raisons d’ailleurs. On y a vu une opération de reconquête de l’opinion fondée sur un plaidoyer du pouvoir pour sa politique avec l’appui des chaînes de télévision et des radios. Même les supposés « garants » l’ont regretté, certes très diplomatiquement[9]. On a pu aussi, de manière plus discrète, interroger le biais sociologique. On s’est ainsi aperçu que la dite « démocratie participative » ne gomme pas les divisions sociales : « c’est une France urbaine, socialement favorisée et retraitée qui s’est exprimée, du moins sur Internet[10]. »

Mais il y a un autre aspect qu’il faut souligner. On a affaire à une opération plus subtile qui s’inscrit dans une nouvelle manière pour un gouvernement d’établir une relation avec l’opinion et les électeurs : ce que certains ministres appellent la démocratie numérique. L’idée d’une « république numérique » n’est pas tout à fait nouvelle, elle a été lancée en 2015, sous un angle plus économique que politique. Cette démocratie numérique prend la forme d’une nouvelle méthode de consultation dirigée de l’opinion. Certains ministres ou secrétaires d’État comme Mounir Mahjoubi, chargé du numérique, ou même Macron, ont plaidé pour un « débat permanent ». C’était évoquer la problématique de ce qu’ils appellent volontiers l’un et l’autre un open government, ou « Open Gov ». De quoi s’agit-il ? C’est un nouveau modèle issu d’une pratique déjà développée de consultation menée par des prestataires de services marchands (« les start up de l’intelligence collective ») qui vendent des analyses de données aux collectivités territoriales ou aux entreprises en mal de liens avec les électeurs transformés en consommateurs de services. La méthode de consultation permet d’abord de recueillir et d’analyser des données d’opinion qui peuvent être revendues ensuite à des entreprises ou des partis ou des gouvernements pour des campagnes électorales. Il s’agit ni plus ni moins que d’une marchandisation de la citoyenneté qui vise à retourner la demande de participation démocratique en un simulacre.

Avec le « Grand débat », il s’est agi d’occulter et de canaliser la « prise de parole » des Gilets jaunes, et surtout de fabriquer du consentement par l’établissement d’une relation consumériste entre une entité politique et des citoyens ravalés au rang de consommateurs. Là encore cette tactique n’a pas vraiment réussi : en mars 2019, 70 % des Français pensaient que le « grand débat national » ne résoudrait pas la crise politique qui traverse le pays et 63 % que les points de vue exprimés lors de celui-ci ne seraient pas pris en compte, contre 30 % qui pensaient que le « grand débat national » permettrait une sortie de la crise que traverse le pays (sondage Elabe du 13 mars[11]).

Conclusion

La réponse gouvernementale à la crise des Gilets jaunes a eu deux volets : la répression et le retournement de l’aspiration à la démocratie grâce à une tentative de transformation du rapport entre citoyens et institutions publiques selon un modèle consumériste. Il y a une certaine cohérence à cette double manière de « gérer » la crise sociale : la violence policière et judiciaire est le complément de l’absence de discussion et de débat qui a abouti à la révolte populaire. Pour imposer les solutions néolibérales, les gouvernements utilisent les « forces de sécurité comme outil de régulation du non-débat qui a été imposé dans le champ public français » (Mouhanna 2019, 95).

L’ensemble des tactiques gouvernementales utilisées pour mater la révolte sociale en France témoigne du non-sens qu’il y aurait à croire que le « macronisme » relèverait d’un libéralisme démocratique, que l’on pourrait opposer à la dérive autoritaire de certains gouvernements actuels, en Europe ou ailleurs. Beaucoup de commentateurs et certains responsables politiques se plaisent à opposer aujourd’hui deux sortes de régimes politiques, les régimes « autoritaires », nationalistes ou « illibéraux », et les régimes qui resteraient d’authentiques « démocraties » et États de droit protecteurs des libertés individuelles et collectives. Cette illusion n’est pas seulement celle de responsables politiques manipulateurs ou de commentateurs superficiels. Elle est partagée également par des spécialistes réputés de la science politique. On en a pour preuve la thèse à succès de Levitsky et Ziblatt selon lesquels les démocraties sont menacées lorsque les responsables politiques des grands partis se laissent aller à la démagogie, au populisme ou à l’intolérance (Levitsky et Ziblatt 2019).

Tout indique que cette opposition, devenue véritable lieu commun de la science politique, est bien trop schématique pour permettre de comprendre la tendance politique dominante à l’échelle mondiale qui touche pratiquement tous les régimes à quelques exceptions près, tendance que nous pouvons appeler la dé-démocratisation mondiale, ou si l’on préfère la sortie globale de la démocratie libérale. Ce à quoi nous assistons n’est sans doute pas l’avènement partout du fascisme au sens classique du terme, mais une limitation générale des libertés individuelles et collectives, restriction mise en œuvre et encouragée non seulement par les partis néo ou post-fascistes, « autoritaires » ou illibéraux, mais par les forces mêmes qui se réclament du libéralisme politique[12].

Nous sortons de la démocratie à l’échelle mondiale, voilà le point essentiel, et c’est d’ailleurs le sens des questions posées dans ce colloque. Mais cela n’est pas ou ne devrait pas être une surprise pour nous. La vraie rupture remonte à plus loin, et nous savons en quoi elle a consisté : nous sortons de la démocratie pour autant que nous sommes entrés il y a plusieurs décennies dans un nouveau « régime d’historicité » comme disent les historiens, que nous sommes soumis à une nouvelle logique normative avec l’avènement du néolibéralisme. Les différents pays dans le monde suivent sans doute des trajectoires de sortie de la démocratie différentes, mais toutes ces trajectoires ont partie liée avec la transformation néolibérale des sociétés qui reste le phénomène le plus important de l’histoire mondiale de la fin du XXe et du début du XXIe siècle.

Figure 2

Cette femme en lutte porte le destin d’une communauté indienne potiguar du Nordeste. ph. G. W.

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