Abstracts
Résumé
Longtemps on a associé le genre épistolaire au genre féminin. Cependant, l’histoire littéraire scelle-t-elle vraiment cette association par la consécration d’un nombre plus important d’épistolières ? À cette question, l’auteure répond par lanégative. Elle propose toutefois une relecture de la correspondance de JulieBruneau-Papineau (1795-1862) à partir du concept d’ethos afin de dégager les enjeux esthétiques de ces lettres. L’analyse du discours montre que la maîtrise du code épistolaire chez cette patriote invite à lui reconnaître le statut de modèle d’épistolière. L’exemple de Julie Bruneau-Papineau incite à relire les autres lettres de femmes de l’époque et à voir dans l’imbrication du politique et du personnel unenouvelle manière d’écrire.
Abstract
For a long time we associated epistolary and feminine gender. Does the literary history really seal this association by the consecration of a more important number of women who practiced epistolary. To this question, the author answers negatively. She proposes however a second reading of the correspondence of JulieBruneau-Papineau (1795-1862) from the concept of “ethos” to extricate the esthetics takes in these letters. The analysis of the discourse shows that the control of thee pistolary code by this patriotic woman invites to recognize her the status of letterwriter’s model. The example of Bruneau-Papineau incites reread again the other women’s letters of period.
Article body
Depuis la parution en 1978 de l’article de Fritz Nies intitulé, « Un genre féminin[2]? », l’association entre le genre épistolaire et le genre féminin ne peut plus être perçue comme une réalité historique et littéraire, mais plutôt comme un effet de discours ou une déformation historique[3]. En effet, Nies montre bien que, depuis la fin du XVIIe siècle, les anthologies de la littérature française font de Mme de Sévigné une épistolière alibi puisqu’au final peu de femmes sont récupérées pour la valeur de leur correspondance[4]. Mme de Sévigné incarne alors ce modèle d’épistolière que les spécialistes de la théorie de la littérature et de l’épistolaire depuis La Bruyère (1689) ont construit avant la venue ou la diffusion des lettres de femmes. La présence d’un modèle précédant l’existence d’un véritable corpus est confirmée par Roger Duchêne : « En 1689, le mythe de l’épistolière est un sexe sans visage » (Duchêne 1990 : 12). Au regard des données statistiques recueillies par Nies et confirmés par la suite par Christine Planté[5], tout porte à croire que l’idéal féminin, reconnaissable par la modestie, le naturel et la vertu, aurait servi d’instigateur à l’association du genre épistolaire au genre féminin, association que Mme de Sévigné aurait permis de consacrer a posteriori. Comme si, avec le genre épistolaire féminin, le « jugement sur le texte ne se distingu[ait] pas du jugement sur la personne ». De sorte que, « [q]uand Mme de Sévigné est devenue le modèle des épistolières, elle est en même temps apparue comme le modèle des mères » (Duchêne 1990 : 11).
L’histoire littéraire du Québec n’échappe pas à la tentation de consacrer des femmes comme emblèmes du genre. S’inspirant des manuels épistolaires français pour élaborer son ouvrage intitulé Court traité sur l’art épistolaire, qui paraît en 1845, Jean-Baptiste Meilleur sanctionne l’association du genre épistolaire et du genre féminin en invitant son lectorat à prendre pour modèle Mme de Maintenon et Mme de Sévigné : « Quant aux modèles, je ne crains pas de donner Madame de Maintenon et Madame de Sévigné comme des meilleures épistolaires [sic] dans notre langue » (Meilleur 1845 : 41). Par la suite, les histoires littéraires convoqueront aussi des femmes dans les chapitres consacrés aux écrits intimes, mais elles n’en retiennent pour la plupart que deux principales : Marie de l’Incarnation et Élizabeth Bégon[6]. La première se distingue par son témoignage historique traversé d’élans mystiques et même si les Lettres au cher fils de la seconde réinvoque la figure de la mère aimante, on ne peut l’assimiler aux modèles français. En effet, on ne retrouve pas de comparatif canadien des salons mondains qui auraient tant influé sur le contenu et la manière d’écrire des lettres. Pour la période qui nous intéresse, soit la décennie 1830, La vie littéraire au Québec retient cinq épistoliers. Parmi eux, se trouve une seule femme : Julie Bruneau-Papineau. Il semble toutefois que les qualités esthétiques déployées dans cette production épistolière n’ont pas eu les retentissements littéraires qu’ont connus les correspondances de ses homologues contemporains masculins, tel Chevalier de Lorimier. Si cette épistolière figure dans La vie littéraire au Québec : le projet national des Canadiens, ce n’est pas pour ses talents littéraires, mais pour sa valeur historique : « Il ne faut pas chercher, dans ses lettres, des effets de littérarité, l’épistolière n’ayant pas une grande pratique de l’écriture et ne disposant que de peu de temps pour s’adonner à cette activité » (Lemire 1992 : 409). Seule la thèse de Julie Roy (2003) esquisse un portrait global des trajectoires dans les pratiques épistolaires des femmes de la lettre privée à la lettre publiée dans la presse. Roy montre ainsi un continuum dans l’écriture épistolaire des femmes, de l’époque de la Nouvelle-France au milieu du XIXe siècle.
L’établissement du corpus : un manque à combler
La période insurrectionnelle bas-canadienne de 1830-1840, dont les rébellions de 1837-1838 constituent l’acmé, a favorisé les échanges épistolaires. Comme plusieurs patriotes s’exilent du fait que leur tête est mise à prix, les épouses prennent la plume pour maintenir le lien conjugal. Les lettres issues de cette période constituent un corpus à investiguer pour retrouver des exemples d’épistolières. Par la construction d’une image de soi et de l’autre, ainsi que par la réflexion sur l’écriture qui s’y développe, la correspondance de Julie Bruneau-Papineau (1823-1862) dépasse la fonction prosaïque de communication utilitaire et soulève des enjeux esthétiques. À l’instar de Michel Foucault, nous devons cesser de penser ces lettres de femmes en termes de documents, c’est-à-dire comme « cette matière inerte à travers laquelle [l’histoire] essaie de reconstituer ce que les hommes ont fait ou dit, ce qui est passé et dont le seul sillage demeure », et les voir désormais comme des monuments, soit « une masse d’éléments qu’il s’agit d’isoler, de grouper, de rendre pertinents, de mettre en relations, de constituer en ensembles » (Foucault 1969 : 14-15). Bien qu’il soit « communément admis que la femme n’a joué aucun rôle actif dans les événements entourant les rébellions de 1837-38 au Bas-Canada » (Randall 2003 : 159), peu d’études ont analysé la participation politique des femmes par la médiation de l’épistolaire. Ainsi, dans un contexte où « [d]evenir une bonne épistolière c’est savoir dire l’amour, dire les petites choses du quotidien, leur redonner vie pour l’autre absent » (Roy 2003 : 323), la politique, dans la lettre féminine écrite en contexte insurrectionnel (1830-1840), ne s’intègre pas sans une négociation des conditions d’acceptabilité du discours.
La lettre et ses enjeux : l’appropriation d’une forme
Le cas de Julie Bruneau-Papineau[7] confirme l’affirmation de Micheline Dumont selon laquelle la réhabilitation de femmes en tant que sujets de l’histoire s’établit sur une base très restrictive[8] : n’est pas sujet historique celle qui ne traverse pas les limites de la sphère assignée. Pourtant, dans sa correspondance qui compte plus de 300 lettres écrites sur quatre décennies, il apparaît que Julie Bruneau-Papineau a conscience des potentialités et des pouvoirs de l’écrit à tel point qu’elle se projette dans l’écriture, non seulement par la dramatisation de soi qui n’est pas si étrangère au romantisme canadien naissant, mais aussi lorsqu’elle se représente en train d’écrire. Chez cette épistolière, la négociation des conditions d’acceptabilité de son discours opère par la construction d’une image de soi et la maîtrise très fine du code épistolaire qui lui permet de le renverser. Par diverses stratégies, Julie Bruneau-Papineau transforme les contraintes (celles du genre épistolaire et du genre sexué) en tremplin rhétorique. Dès lors, ces contraintes de genres transitent par les modèles offerts par le réseau épistolaire dans lequel l’épistolière s’inscrit, et aussi par le statut d’autorité du destinataire. En associant l’écriture épistolaire à l’être-femme, Louis-Joseph Papineau restreint la correspondance de son épouse au champ de la vie familiale (Papineau, 19 novembre 1835 : 313) :
Eh bien, chère amie, voilà tout ce que je souhaite : rien ne me fait plus plaisir, ne m’est plus nécessaire que des détails qui me viendront de toi, qui me diront tes occupations et tes soins pour mes chers petits enfants, leur babil, leurs amusements, qui me peignent des scènes de familles.
Par ce passage, on peut voir dans quelles conditions les lettres de son mari agissent sur Julie Bruneau-Papineau en tant que code de la pratique épistolaire au féminin : en ce que le principal motif de leur écriture est de rendre compte de leur fidèle identification aux rôles de mère et d’épouse. Or, comme l’autre de la correspondance est absent, les prescriptions qui tendent à contraindre l’écriture apparaissent plus morales que réelles. À la lecture de la correspondance de l’épistolière, on remarque bien que celle-ci se soucie plus ou moins de respecter les avis de son époux en matière de correspondance.
La dramatisation de soi : la mélancolie comme tremplin rhétorique
Pour Julie Bruneau-Papineau, la venue à l’écriture épistolaire découle des fréquentes absences de son mari. Contrairement à son époux, qui est en constant déplacement (les Papineau vivaient à Montréal et la Chambre d’assemblée siégeait alors à Québec) ou qui voyage outre-mer, Julie Bruneau-Papineau est celle qui reste. L’intérêt passionnel qu’entretient cette épistolière pour la politique, domaine dans lequel elle n’a pas voix au chapitre, l’entraîne à multiplier les stratégies pour assouvir sa soif de connaissance en la matière : « tu ne me parles presque pas d’affaires qui, tu sais, m’intéressent beaucoup; je puis garder secret ce que tu voudras qu’il le soit » (Bruneau-Papineau, 19 mai 1823 : 26). À l’époque, l’oppression coloniale, la division du masculin et du féminin et la prégnance du code épistolaire, laquelle se manifeste par la publication de manuels ou traités sur l’art d’écrire une lettre[9], offrent les conditions favorables à l’observation des enjeux d’inventivité nécessaires à la prise de parole et à l’élaboration d’une écriture plus personnelle. Il y a donc une part d’invention dans la projection de soi dans le paysage politique et dans la création d’un ethos, qu’il soit celui de témoin, de patriote ou de victime. Par conséquent, le poids des contraintes qui pèse sur les femmes et leurs discours met en valeur les transgressions, les effets de détournement qui sont produits lorsqu’une épistolière se construit une image d’elle-même plus conforme à ses aspirations individuelles qu’aux rôles fonctionnels et au discours de la Nature qui font alors autorité en matière de repères identitaires du féminin[10]. Il faut se rappeler qu’à l’origine ces lettres n’étaient pas destinées à être publiées. L’épistolière pouvait alors se permettre une liberté qui, sous le couvert de l’intime, rendait plus acceptables les écarts par rapport au code épistolaire et à l’identité assignée.
La situation stationnaire de Julie Bruneau-Papineau suscite chez elle un profond ennui. Si les départs de Louis-Joseph Papineau sont aussi nombreux que les maladies de Julie : « Il est inutile de te mander dans quelle situation je me suis trouvée après ton départ, je te dirai seulement que j’ai été malade et que je ne suis pas bien encore » (Bruneau-Papineau, 5 février 1823 : 15), ses lettres représentent le « seul amusement » (Bruneau-Papineau, 22 décembre 1831 : 58) de sa vie quotidienne. C’est pourquoi l’épistolière élabore à même sa correspondance un véritable protocole épistolaire en vue de maximiser l’intérêt de ce divertissement, commandant les sujets à aborder, la fréquence et la longueur des lettres.
À maintes reprises, Julie Bruneau-Papineau exprime sa déception quant à la non-réception de lettre. Bien que la question de la réception soit un lieu commun de l’exorde épistolaire, l’absence de lettre reçue sert de prétexte à l’érection d’un système d’oppositions entre sa vie, solitaire et sans histoire, et celle de son époux, pleine de divertissements et de reconnaissance publique (Bruneau-Papineau, 23 avril 1823 : 24) :
J’espère que tu le feras chaque semaine [lui écrire des lettres], c’est le moins que je doive m’attendre à en recevoir, étant si éloignée de toi et n’ayant que ce seul soulagement à un ennui dont tu ne peux comprendre la force, parce [que] tu as trop d’occasions de dissipations et d’amusement.
La rareté des lettres de Louis-Joseph Papineau est considérée par l’épistolière comme une preuve du capital d’intérêts que recèle la vie publique comparativement à la vie domestique. Le manque d’assiduité de son époux prouve que la vie publique procure tant d’activités à son interlocuteur qu’il en vient à ne plus éprouver le manque dû à l’absence de son épouse. Cet écart contraste, chez Julie Bruneau-Papineau, avec l’exacerbation de la douleur ressentie par leur séparation, douleur que rien ne peut atténuer hormis ses lettres : « Je sais bien que c’est beaucoup exiger de toi, étant aussi occupé que tu dois l’être, mais si ce n’est pas impossible tu peux être persuadé que tu obligeras infiniment ton amie triste et affligée » (Bruneau-Papineau, 23 avril 1823 : 24). Puis, comme si elle doutait de l’efficacité des qualificatifs « triste » et « affligée », elle sombre un peu plus dans le pathos et dramatise leur séparation afin de s’assurer une plus grande constance de la part de son correspondant : « Ne pouvant prévoir encore l’époque qui doit fixer ton retour, et qui sait si jamais nous devons nous revoir? Il faut espérer mais il faut nécessairement craindre. Quelle cruelle situation! » (Bruneau-Papineau, 23 avril 1823 : 24). La menace de la séparation éternelle alloue une valeur suprême à la correspondance entre les époux. Bien que, selon Cécile Dauphin (1996 : 156), la « fonction phatique évidente à toute correspondance se trouve exacerbée par la menace de séparation temporaire ou définitive. Elle devient prioritaire et relègue souvent les nouvelles au second plan, quitte parfois à en estomper le trait », chez Julie Bruneau-Papineau, le désir d’information prime. Dans cette lettre, l’épistolière questionne d’abord son interlocuteur sur le déroulement de sa mission politique à Londres avant de déplorer son absence : « tu ne me dis rien sur ce que vous allez faire et à quoi vous allez vous occuper maintenant, à quoi votre voyage va-t-il être utile à présent, par rapport aux affaires du pays » (Bruneau-Papineau, 23 avril 1823 : 23).
Ces extraits rendent compte de la valeur de compensation que l’épistolière confère à la lettre. En effet, les lettres de son correspondant agissent en tant que substitut de l’absent, mais compensent aussi aux yeux de l’épistolière l’ennui de la vie quotidienne et, surtout, son exclusion politique. L’amertume de Julie Bruneau-Papineau se manifeste par des reproches qui cherchent à susciter un sentiment de culpabilité chez son correspondant (Bruneau-Papineau, 23 mars 1831 : 48) :
Je suis bien loin d’avoir eu les grandes occupations qui m’ont quelques fois privée de tes lettres, mais j’ai eu mille petits incidents qui m’en ont empêchée et qu’il n’est pas facile de te dire par lettres et qui ont encore coopéré à augmenter mon ennui. Tu t’imagines facilement dans quel isolement je vis.
Déplorer l’isolement dont l’épistolière souffre, c’est demander à son correspondant de rompre cette solitude en la mettant en relation avec le monde par la transmission de nouvelles de l’actualité publique dans sa correspondance.
L’événement dans l’« Événement » : l’avènement de la lettre-témoignage
L’ancrage de la correspondance de Julie Bruneau-Papineau dans le contexte insurrectionnel permet d’observer l’impact de cet événement sur les pratiques d’écriture, mais aussi sur la prise de conscience de soi du sujet écrivant. Les lettres de femmes peuvent donc être considérées comme autant d’événements dans l’« Événement » que sont les rébellions de 1837-1838. Marie-Claire Grassi (1986 : 142-143) reconnaît la valeur constitutive de l’épistolaire dans la notion d’événement :
La subjectivité de la notion d’événement ne peut apparaître dans toute sa force que dans un document intime, c’est pourquoi les correspondances privées se présentent comme une source particulièrement riche à analyser. C’est un document personnel et direct et c’est pour cela que dans le discours épistolaire est appelé, événement, ce qui est trié par l’individu, ce qui est ressenti et vécu comme fatalité cruelle et contingente, sur le plan individuel et collectif : l’événement est le point de rencontre avec l’existentiel.
Certes, les lettres de Julie Bruneau-Papineau abordent les rébellions, mais dans un espace-temps qui n’est pas celui des patriotes emprisonnés ou en exil. Exclue de la sphère publique, elle n’entretient pas de lien direct avec l’arène politique. Son rapport aux événements est donc toujours à distance. Bien souvent, le récit des insurrections s’insère dans la lettre, mais par le truchement de ses conséquences sur l’entourage immédiat. C’est donc à partir de son expérience intime et privée que l’épistolière en témoigne : leur signification étant généralement liée à l’expérience personnelle. Et c’est cette expérience qui est matière à l’écriture et à la représentation de soi dans le contexte politique de l’époque. Avec les insurrections, il semble que la lettre tend à élargir les limites de l’intimité. La lettre intime se déplace de plus en plus vers la lettre privée si l’on s’en tient à la classification établie par Grassi (1985 : I-II) :
Une correspondance privée peut rassembler aussi des lettres personnelles écrites par des parents ou des amis, ce sont ces lettres que nous appellerons lettres intimes car elles excluent en général le champ social ou public, ou lui accordent une place restreinte et relèvent des rapports intimes c’est-à-dire « étroits particuliers et secrets » établis entre les individus, le terme particulier étant synonyme pour nous d’unique.
En raison du contexte insurrectionnel, l’épistolière ne peut plus exclure les champs social et public de ses préoccupations. Au contraire, les domaines public et politique s’inscrivent au coeur du quotidien et des réflexions de ses compatriotes (Bruneau-Papineau, 18 janvier 1834 : 80-81) :
Tu es assez tourmenté des affaires et je partage bien tes tourments et inquiétudes […] Et toi, cher ami, quelle tâche et quel désagrément vas-tu éprouver! Je prends bien part à tes tourments et je tâcherai de t’écrire plus souvent que possible, et n’ai pourtant pas le courage de t’exempter de m’écrire, malgré tes grandes occupations. Tes lettres sont si intéressantes et m’apprennent des choses que je ne serais pas à même d’apprendre par d’autres voies, et qui m’intéressent tant, que c’est, tu le sais, le seul délassement à l’ennui et au besoin que j’ai de ta présence.
Ici, Julie Bruneau-Papineau témoigne de la sympathie et de la compréhension envers les tourments de son correspondant. Cet élan d’empathie tend à faire coïncider l’union conjugale et l’union politique. Cette coïncidence fondée sur la démonstration de la sympathie de l’épouse envers le mari et le partage d’opinions communes en matière de politique lui permet de se représenter comme la confidente par excellence. De plus, elle ne rate pas l’occasion de lui faire remarquer que seules ses lettres, insistant d’ailleurs sur la valeur des informations politiques qui s’y retrouvent, atténuent la douleur de son absence. L’empathie par rapport à l’accablement de son époux est ainsi détournée au profit de l’épistolière, de ses désirs et de l’avidité de son besoin de connaissance. Cette habile mise en scène se termine par la menace de la mélancolie qui guette l’épistolière lorsque sa passion pour la politique n’est pas assouvie.
Dans une de ses lettres, Julie Bruneau-Papineau témoigne de son expérience de la répression du patriotisme canadien-français comme elle l’a vécue depuis sa demeure. Ce témoignage participe pleinement de ce flou que l’épistolière établit entre l’intérieur et l’extérieur, entre le domestique et le public (Bruneau-Papineau, 14 janvier 1836 : 109) :
Ici, il a passé une bande. La fille s’est adonnée par hasard dans la cour au moment où elle passait, car, dans la maison, c’est bien sourd, on n’entend rien de leurs folies. Elle a couru à la porte, a prêté l’oreille et dit qu’elle a entendu des menaces, elle est rentrée toute effrayée. Je l’ai rassurée avec peine […] Je t’assure que je n’ai pas été effrayée; je me suis couchée assez tranquille, ne les croyant nullement arrangés pour assez se porter aux excès qu’ils ont déjà osé tenter mais, en même temps, je rends grâce à la Providence de m’avoir douée un caractère assez énergique et réfléchi pour ne pas succomber et manquer de force dans les moments d’épreuves comme celle que nous avons eu à subir, mais je ne me décourage pas. J’espère toujours que nous aurons un jour justice, qui n’est peut-être pas éloigné.
Cette narration de l’incident, tel qu’il a été vécu par les femmes de la maison, agit comme une inscription des femmes dans les événements. En outre, comme la lettre est un document daté, 1836 sanctionne le discours de l’épistolière et fait d’elle un sujet de l’histoire. L’indication du lieu et de la date dans l’en-tête de la lettre de même que la présence de la signature sont autant d’inscriptions du sujet dans la mémoire des rébellions. L’événement relaté par l’épistolière ici n’est pas de l’ordre des grands combats armés, mais il révèle que le privé n’est pas à l’abri de la violence extérieure.
La représentation de la sphère domestique qui se dégage de cet extrait ne coïncide pas avec le discours idéalisant la domesticité, en vertu de la tranquillité et de l’harmonie qui conviennent si bien à la nature féminine. L’événement sert plutôt de prétexte à l’autoreprésentation. On retrouve dans cet extrait la même stratégie d’autohéroïsation que dans la correspondance de certains patriotes condamnés à l’échafaud (pensons aux dernières lettres de Chevalier de Lorimier). Dans ce témoignage, le centre d’intérêt de la narration se déplace de la visite de la bande au discours sur soi, par la mise en valeur de son caractère énergique et réfléchi, force qui s’apparente au masculin, contrairement à la fille de maison. Par le retour sur la personne de Julie Bruneau-Papineau, le récit de l’événement permet de mettre en évidence le caractère arbitraire de l’exclusion politique des femmes[11]. Cela dit, cette mise en évidence ne s’écarte pas diamétralement des attentes épistolaires du destinataire. L’épistolière se plie tout de même aux limites du champ de compétences du féminin circonscrit à l’intérieur de la sphère domestique. Le tour de force ici est que, en feignant de respecter les normes des genres du discours et des genres sexués (lesquels sont fondés sur une logique de complémentarité, l’un est ce que l’autre n’est pas), l’épistolière fait la preuve que le privé est politique. En racontant depuis un genre de l’intime la manifestation des injustices du régime colonial qui s’est produite dans sa maison, l’épistolière abolit subrepticement les limites de l’exclusion.
Le détournement du code épistolaire, ou l’art de parler de soi
On l’a vu, pour Julie Bruneau-Papineau, la lettre est un prétexte afin de discourir sur soi. Toutefois, l’image de soi construite dans l’échange tend à prendre ses distances avec l’identité assignée aux femmes à cette époque. Julie Bruneau-Papineau n’est ni la « fée du logis » ni une femme s’identifiant exclusivement à son rôle de mère. Pour elle, le domestique n’est pas un lieu d’épanouissement. Bien qu’elles soient présentes dans ses lettres, les nouvelles familiales semblent être davantage destinées à combler les attentes de son correspondant plutôt que d’assouvir une quelconque volonté d’expression. Ce type d’informations n’est pas source de valorisation pour l’épistolière (Bruneau-Papineau, 28 janvier 1830 : 39) :
Écris-moi souvent. Tu sais combien tes lettres m’amusent et m’intéressent. Quant à moi, j’écrirai de temps en temps pour te [donner] des nouvelles des enfants, car je n’ai rien d’intéressant et […] Je griffonne de plus en plus, j’écris à la hâte, sans plumes taillées, [en sorte] que je ne sais pas si tu pourras me lire et me comprendre.
On voit bien dans cet extrait le système d’oppositions instauré entre son correspondant et Julie Bruneau-Papineau, lequel renvoie à la dichotomie entre la sphère publique et la sphère domestique. La première est associée à l’intéressant et elle est conçue comme plus propice à fournir la matière nécessaire à l’écriture épistolaire. À l’inverse, la seconde est liée à l’absence de nouvelles dignes d’intérêt. L’annonce de la négligence quant à la calligraphie agit comme un argument qui cherche à convaincre son interlocuteur de l’insipidité du quotidien. L’épistolière veut recevoir des lettres, mais elle ne tient pas à en écrire si celles-ci réinvoquent l’enfermement et la monotonie de la sphère domestique.
Par ailleurs, s’étendre sur les petits détails de la vie domestique entraîne l’épistolière dans un cercle vicieux. Si l’espace de la page se remplit de futilités quotidiennes, la lettre ne permet plus de questionner le destinataire sur le sujet auquel elle n’a pas accès autrement (sauf peut-être par la lecture des journaux, mais ceux-ci sont peu détaillés aux dires de Julie Bruneau-Papineau[12]) : la politique. Si elle ne le questionne pas sur les affaires publiques, Louis-Joseph Papineau n’abordera pas le sujet dans sa réponse. Par conséquent, si ce thème n’est pas abordé de part et d’autre, l’épistolière n’a aucune chance de se faire reconnaître comme sujet politique et la correspondance stagnera sur les nouvelles du ménage. Ainsi, plutôt que de procurer à son destinataire les nouvelles qu’il demande sur la famille et la maison, elle lui fait part de son dédain de la vie quotidienne (Bruneau-Papineau, 7 février 1833 : 74) :
En voilà pour cette fois des détails du ménage. Seras-tu content? Certes, je pourrais bien t’écrire de belles longues lettres sur ce ton, il ne manque pas de sujets dans le ménage, mais j’en suis assez ennuyée que je n’aime pas à t’en entretenir.
Ce passage démontre que Julie Bruneau-Papineau ne respecte pas les attentes qu’entretient son destinataire par rapport à leur correspondance, outre qu’elle ne coïncide pas avec l’image idéalisée de la mère et de l’épouse gardienne du foyer. Ces entorses au code épistolaire qui commande « de s’oublier soi-même pour être tout entier aux autres, à leurs plaisirs, à leurs goûts, à leurs affections, à leurs intérêts » (Meilleur 1845 : 39) semblent être nécessaires à la construction d’une image de soi plus fidèle aux aspirations de l’épistolière.
La rupture du code épistolaire
Dans la correspondance de Julie Bruneau-Papineau, l’écart par rapport au code épistolaire se manifeste par le fait qu’elle ne considère pas la lettre comme un acte d’abnégation. Au contraire, elle parle constamment d’elle-même. De sorte qu’elle ne respecte pas la mise en garde de Meilleur, lequel condamne la tentation qui consiste à profiter de l’absence de l’autre pour discourir sur soi (Meilleur 1845 : 22) :
Nous y sommes souvent historiens de nous-mêmes ; mais cette histoire, faite pour demeurer inconnue, ne peut raisonnablement être suspectée d’aucune ostentation recherchée, et lorsqu’on est obligé de parler de soi-même, il faut toujours le faire avec beaucoup de timidité, de modestie et de sagesse.
Le non-respect de cette règle chez Julie Bruneau-Papineau semble être stratégique. L’image d’elle-même que donne à lire l’épistolière n’a pas pour objet de plaire. Néanmoins, l’expression intarissable de la mélancolie constitue bel et bien un moyen d’amener le destinataire sur des sujets sur lesquels l’épistolière ne peut s’avancer de façon spontanée.
L’apitoiement semble être délibérément accentué par l’épistolière afin de rendre encore plus frappant le contraste entre la sphère domestique et la sphère publique. Le système oppositionnel, identifié sous la plume de Julie Bruneau-Papineau à l’antagonisme entre l’inintéressant et l’intéressant, est dédoublé de l’opposition entre l’ici et l’ailleurs. L’éloignement du mari s’accompagne chez Julie Bruneau-Papineau d’un éloignement de l’activité parlementaire. Ainsi, non seulement elle est exclue de la sphère politique en tant que femme, mais elle se trouve physiquement éloignée du lieu où s’accomplit la chose publique. Il faut rappeler que Julie est native de Québec et qu’elle est la fille de Pierre Bruneau, député à la Chambre d’assemblée. Ce qui implique qu’elle a baigné pendant toute son enfance dans l’univers politique de cette ville, côtoyant même les parlementaires. Dans une de ses lettres, ces multiples regrets sont exprimés de concert (Bruneau-Papineau, 28 janvier 1830 : 38) :
[Jacques Viger] m’a aussi donné des nouvelles de Québec et de toi en particulier. C’est le seul moment de récréation que j’ai eu depuis ton départ. Il m’a parlé de politique un peu, un peu des plaisirs qu’offre la capitale dans cette saison de l’année. Ici, tout est triste et silencieux.
Dans cet extrait, l’adverbe « ici » renvoie à Montréal par opposition à l’ailleurs (Québec), mais il peut aussi, au regard du contexte de la correspondance, englober tout le système oppositionnel et se référer à la sphère domestique qui s’oppose à la sphère publique, qui, elle, est tout sauf triste et silencieuse.
En définitive, on peut conclure de ces stratégies que, pour parvenir à se dire véritablement, l’épistolière doit développer un style qui lui est propre et ce style doit être envisagé « comme une tentative pour s’affranchir des usages à l’intérieur de leur cadre même » (Haroche-Bouzinac 1992 : 95). Julie Bruneau-Papineau se sert de la règle et de son renversement pour rendre la forme épistolaire plus favorable à son discours et aux finalités qu’elle lui alloue. Postuler une telle chose implique alors d’alléguer que l’épistolière connaît le cadre normatif de la correspondance et le maîtrise suffisamment pour le détourner à son avantage. Autrement dit, par ces détournements, Julie Bruneau-Papineau montre qu’elle n’ignore pas les règles, mais qu’elle les transgresse volontairement. Il faut rappeler que, avant son mariage, elle a fait ses études chez les Ursulines de Québec. Comme l’indique Micheline Dumont, si l’éducation des jeunes filles a longtemps été réduite « aux apprentissages de base : catéchisme, lecture, écriture, calcul, initiation aux travaux féminins », le XVIIIe siècle voit apparaître des leçons de calligraphie et de grammaire (Dumont 1990 : 7). L’écriture devait d’ailleurs occuper une large part dans l’éducation des jeunes filles puisque les Ursulines fabriquaient elles-mêmes leur propre encre (Roy 2003 : 117). Certainement liée à un besoin, cette fabrication révèle la fréquence de l’usage.
Chez Julie Bruneau-Papineau, la flexibilité par rapport au code épistolaire est particulièrement intelligible dans la forme que prend la souscription dans certaines de ses lettres. Parfois, l’épistolière se conforme aux règles de la péroraison, c’est-à-dire qu’elle repense à la relation qui l’unit à son destinataire, regrettant son absence et anticipant des retrouvailles prochaines : « Adieu, mon cher ami, j’ai grand hâte que nous soyons réunis. C’est mener une triste vie. Tout à toi pour la vie. Ton épouse affectionnée » (Bruneau-Papineau, 23 juillet 1832 : 66) En d’autres circonstances, elle omet la péroraison et termine sa lettre abruptement, sans aucune autre formule de souscription que « Ton épouse et amie sincère » suivie de la signature (Bruneau-Papineau, avril 1845 : 312). D’emblée, la familiarité autorise un écart entre la pratique et les conventions épistolaires. En dépit du respect qu’elle doit à son mari, l’épistolière se joue du code épistolaire, l’adapte à ses humeurs, aux informations qu’elle souhaite transmettre sans se formaliser outre mesure des principes normatifs de l’art épistolaire.
Puis, bien que Julie Bruneau-Papineau se plaigne de son existence où rien ne se passe, il lui arrive fréquemment de tarder à répondre par manque de temps. Le rapport qu’elle entretient à la temporalité témoigne des conditions d’écriture des femmes. À plusieurs reprises, l’épistolière mentionne à son destinataire qu’elle a dû se reprendre maintes fois pour compléter sa lettre : « Je voulais t’écrire samedi, mais Mme Labrie est arrivée avec ses deux petites filles, et aujourd’hui même à peine puis-je trouver un moment à t’écrire » (Bruneau-Papineau, 30 janvier 1825 : 30). Constamment interrompue par une visite impromptue, un enfant ou une domestique, l’épistolière n’a pas le loisir de s’isoler pour écrire et prendre le temps de répondre convenablement aux lettres qu’on lui envoie. Comme les conditions de vie des femmes à cette époque ne leur permettaient pas de bénéficier des avantages d’une « chambre à soi », pour reprendre l’expression chère à Virginia Woolf, il apparaît que leur quotidien ne soit pas favorable à la mise à l’écriture.
Ces contingences sont par ailleurs doublées des exigences épistolaires de leur correspondant. Julie Bruneau-Papineau sait que son mari attend d’elle qu’elle se fasse la courroie de transmission des nouvelles familiales. Dans l’organisation de son discours, l’épistolière fait néanmoins alterner les informations familiales et les informations politiques. Or, c’est uniquement lorsqu’elle s’en tient aux exigences épistolaires de son époux qu’elle annonce le sujet du paragraphe qui va suivre. Par exemple, dans une de ses lettres, après avoir traité de la politique, elle annonce : « Je vais à présent t’entretenir de la famille » (Bruneau-Papineau, 19 mai 1823 : 26). Cet accent mis sur la conformité avec les exigences semble vouloir excuser les digressions de son discours sur les choses d’intérêt public. L’annonce de cette conformité peut avoir pour objet de rassurer son correspondant, de le maintenir dans sa zone de confort en ne dérogeant pas trop à ses attentes. Bien que les limites de son discours semblent être intériorisées par l’épistolière, c’est-à-dire qu’elle reconnaît les frontières de sa prise de parole, celles-ci sont tout de même détournées. Julie Bruneau-Papineau sait que, lorsqu’elle parle de politique, elle se risque en territoire interdit. Cela est particulièrement manifeste dans la lettre suivante où elle écrit : « Que vas-tu dire de mon griffonnage? Eh bien, pour te consoler, je te dirai que je parle un peu mieux que je n’écris et surtout avec plus de circonspection » (Bruneau-Papineau, 17 janvier 1833 : 71). L’écriture est représentée ici comme plus favorable que la conversation pour débattre d’enjeux politiques, que seule sa correspondance lui permet d’aborder ces questions.
La naissance d’un code épistolaire personnel
La réflexion de Julie Bruneau-Papineau sur sa pratique d’écriture interfère avec la construction de l’image de soi dans le discours. Vers la fin de sa vie, l’autoreprésentation prend de plus en plus la forme de la figuration, c’est-à-dire qu’elle se figure en train d’écrire, ce qui n’apparaissait pas auparavant dans son commerce épistolaire. Plus la correspondance avance dans le temps, plus l’image de soi de cette patriote est liée à l’écriture. Dans une lettre adressée à son mari, elle écrit : « Je me hâte de me mettre sur mon sofa pour t’écrire quelques lignes avant l’arrivée du bateau, car c’est demain dimanche et il n’y aura pas de poste » (Bruneau-Papineau, 26 juillet 1851 : 383). Puis, dans une autre lettre, l’épistolière débute ainsi : « (J’écris sans lunettes, à la hâte, lis si tu peux) » (Bruneau-Papineau, 8 mars 1855 : 418). Il apparaît alors une véritable figure d’épistolière découlant de l’usage, c’est-à-dire résultant de plus de trois décennies d’échange épistolaire. Bien que cette figuration soit celle de l’épistolière négligente, il faut y voir l’effet d’une plus grande confiance de Bruneau-Papineau envers ses qualités d’épistolière. Cette confiance est d’ailleurs favorable à l’autonomisation de l’écriture par rapport aux conventions et aux attentes épistolaires[13]. Cette négligence avouée relève du même principe que la stratégie de disqualification de son discours en ce qu’elles jouent toutes deux sur le topos de la modestie affectée, lequel réduit par l’énonciation le caractère transgressif de l’énoncé. Tout comme la posture mélancolique, la figure de l’épistolière négligente participe pleinement de la « fictionnalisation » de soi et d’un contrôle de son image.
Quoique le contexte insurrectionnel agisse comme élément déclencheur de l’écriture, les rébellions de 1837-1838 transforment le rapport du sujet au monde et font naître une nouvelle conscience de soi. C’est précisément cette quête de sens du moi et du monde qui se trouve au coeur de cette correspondance. En raison des événements insurrectionnels, toute la population canadienne-française est menacée, et l’écriture intime ici agit comme une médiation de l’expérience singulière de cette menace d’assimilation collective. Le mal-être au monde est matière à la création discursive, voire à la création esthétique. Comme aucun thème abordé dans la lettre n’est fortuit, écrire sa mélancolie constitue une manifestation de ce qui reste d’espoir de changement, espoir qui cherche dans la lettre à rejoindre l’autre. Or, l’autre-destinataire est-il vraiment celui à qui et pour qui l’épistolière écrit? Non seulement ses lettres ne sont pas des réponses à celles que lui envoie son époux (elle cherche constamment à l’amener ailleurs que sur les sujets qu’il aborde), mais à maintes reprises elle avoue négliger son style à tel point que cela menace la compréhension des lettres et leur lisibilité.
En discourant sur soi, l’épistolière n’est plus qu’une simple courroie de transmission du discours de l’autre. Cette posture est romantique en ce qu’elle est motivée par une expérience collective, qu’elle s’écrit contre une catégorie identitaire généralisatrice, donnant ainsi la prééminence du singulier sur le général. Ce refus d’être une simple courroie de transmission du discours de l’oppression annonce la rupture avec la tradition classique. En effet, Georges Gusdorf (1976 : 116) précise que : « La présence au monde caractéristique de l’homme éclairé le réduit au rôle de récepteur et transformateur d’informations sans qu’il ait le droit d’y ajouter quoi que ce soit de son propre fonds; il ne peut et ne doit intervenir que comme n’importe qui d’autre aurait fait à sa place. »
L’alternance contrôlée entre respect et renversement du code épistolaire dans les lettres analysées plus haut laisse voir que l’épistolière maîtrise les potentialités de cette forme intime, du moins suffisamment pour transformer les contraintes en leviers rhétoriques. Bien qu’elle joue avec les codes du genre épistolaire féminin, elle s’approprie la forme pour critiquer sa condition. C’est un autre visage de la femme plus en phase avec le domaine politique et l’écriture que l’épistolière propose. Ainsi, elle réconcilie et consacre à la fois l’association du genre épistolaire et du genre féminin. L’aisance de Julie Bruneau-Papineau incite à lui reconnaître le statut de modèle d’épistolière, mais il ne faut pas entendre « modèle » au sens d’exception ici.
Comme l’expose Planté (1988), le statut d’exception est problématique : il favorise la reconnaissance de certaines femmes dans la sphère lettrée, mais la reconnaissance de quelques élues condamne une majorité de femmes au silence et à l’anonymat. Dans ces conditions, comment peut-on identifier des exceptions lorsque le corpus n’a pas fait l’objet d’investigations plus pointues qui permettraient véritablement d’observer et de comparer les conditions d’une pratique dans un contexte donné? Par quels critères peut-on reconnaître l’« exceptionnalité » d’une trajectoire féminine? Planté (1988 : 91) indique quelques traits qui définiraient une trajectoire « exceptionnelle » de femmes : « leur audace politique, leur courage, pour leur oeuvre littéraire, ou tout simplement par la violence de leur amour ». Les stratégies observées dans la correspondance de Julie Bruneau-Papineau se retrouvent dans d’autres lettres de femmes de la même époque. Que l’on pense à la lettre d’Eugénie St-Germain à Lady Colborne : « Une femme, une mère poussée par le désespoir, oubliant les règles de l’étiquette, qui la séparent de vous, tombe à vos pieds, tremblante d’effroi et le coeur brisé » (Aubin et Blanchet 2009 : 181) ou encore à celle que Marie-Louise Dandurand adresse à John Colborne : « Qu’il plaise à Votre Excellence, la vieille mère d’un fils malheureux, que son âge tendre à entraîné au bord de l’abîme, se jette aux pieds de Votre Excellence, la douleur dans le coeur, les sanglots dans la voix, pour demander à Votre Excellence le pardon de son fils » (Aubin et Blanchet 2009 : 179-180).
Qu’elles écrivent à un mari ou au gouverneur anglais, les femmes entourant les patriotes développent, certes avec des variantes, une poétique du moi qui se situe à mi-chemin entre la fiction et la réalité. La parenté des stratégies discursives employées permette « de mettre en relations, de constituer en ensembles » (Foucault 1969 : 15) ces productions épistolaires féminines, d’exhumer ces « griffonnages » pour y étudier les enjeux esthétiques qu’ils recèlent.
Appendices
Note biographique
Mylène Bédard est étudiante au doctorat en littérature à l’Université Laval. Sathèse, pour laquelle elle a obtenu une bourse doctorale du Fonds de recherche sur lasociété et la culture (FQRSC), porte sur les lettres de femmes entourant les patriotesbas-canadiens (1830-1840). Elle est titulaire d’une maîtrise en études littéraires del’Université de Québec à Montréal.
Notes
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[1]
Je tiens à remercier le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC) pour son appui financier.
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[2]
Voir Nies (1978).
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[3]
Se questionnant à savoir si la lettre est un genre féminin, Nies (1978 : 995) remet en doute ce préconçu historique : « De nos jours les critiques littéraires ont pris l’habitude de répondre par l’affirmative. Mais ce qui nous paraît un fait acquis pourrait se révéler illusoire pour le XVIIe siècle. ».
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[4]
« Les siècles suivants ne feront grosso modo que reproduire cette image consacrée de la lettre féminine, et dès le début du XVIIIe siècle on prendra l’habitude de citer Madame de Sévigné comme témoin principal » : Nies (1978 : 1000).
-
[5]
Christine Planté (2003 : 655) interroge « l’écart entre la présence des femmes écrivains dans la culture vécue et leur faible visibilité dans l’histoire littéraire ».
-
[6]
Ghislaine Houle abonde dans ce sens lorsqu’elle remarque l’absence de continuum dans l’étude des pratiques d’écriture des femmes. Elle souligne la rupture quant à l’intérêt que l’histoire littéraire porte aux écrits des femmes : « Parmi les premiers écrits du début de la colonie, trois femmes attirent notre attention : Marie de l’Incarnation, Élizabeth Bégon, Marie Morin, puis c’est le silence complet et il faut attendre le XIXe siècle pour voir apparaître quelques femmes écrivains dont la plus importante est sans aucun doute Laure Conan » (Houle 1975 : 137).
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[7]
Toutes les citations de la correspondance de Julie Bruneau-Papineau proviennent de l’édition établie par Renée Blanchet (1997).
-
[8]
Micheline Dumont (2002 : 39) affirme que « les femmes peuvent avoir une histoire, à proprement parler, seulement lorsqu’elles sortent de leur sphère assignée, et qu’elles entrent dans le monde des hommes, soit en s’y opposant, soit en y participant ».
-
[9]
Voir, à cet effet, l’article de Manon Brunet (1993).
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[10]
Judith Butler (2004 : 218) montre bien comment la contrainte peut devenir un motif à l’écriture du sujet dominé : « Si le sujet du discours est produit à travers un ensemble de forclusions, alors cette limitation fondatrice et formatrice dresse la scène sur laquelle pourra se développer la puissance d’agir de sujet. »
-
[11]
« Il est odieux de voir traîner aux hustings des femmes par leurs maris, des filles par leurs pères, souvent contre leur volonté. L’intérêt public, la décence et la modestie du sexe exigent que ces scandales ne se répètent plus », écrit Louis-Joseph Papineau (cité par Dumont (1998 : 25-26)).
-
[12]
Dans une lettre, Julie Bruneau-Papineau critique le contenu des journaux : « Il n’y a que la politique qui m’amuse et m’intéresse quand je peux en avoir des nouvelles, mais on en a guère. Les gazettes ne nous donnent que peu de débats et bien incorrects » (Bruneau-Papineau, 16 mars 1833 : 78).
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[13]
Roger Duchêne (1976 : 115-116) signale ceci : « La valeur donnée à la négligence refléterait l’effort de l’aristocratie pour conserver, au moins en apparence et dans le domaine de l’expression, une fiction de liberté […] À l’“éloquence”, qui a ses lois et un statut littéraire bien défini, [Mme de Sévigné] oppose le “style naturel”, qui se situe en dehors des contraintes et des classifications théoriques. »
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