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Le terme « écologie » en politique ne désigne pas en lui-même un positionnement dans l’ordre des débats publics, mais se réfère au spectre gauche-droite, avec son éventail de discours irréconciliables. Avec, en filigrane, la mémoire enfouie d’un Dieu qui justifie les positions des uns et des autres.

À l’extrême gauche, des postures intransigeantes prennent toute la mesure du problème écologique et identifient notre ordre occurrent comme sa cause : le capitalisme pour les écomarxistes ou écosocialistes, auquel s’ajoutent la donne patriarcale pour les écoféministes et celle de l’impérialisme pour les écologistes décoloniaux. Au-delà du spectre, ceux qui décrochent et évoluent de manière autonome : les luddites, anarchoécologistes ou survivalistes. Puis on pense à des mouvements moins circonscrits politiquement, comme la décroissance ou le constructivisme à la Bruno Latour.

Au centre, apparaissent ensuite l’écojustice et son escouade d’avocats bien intentionnés, le positivisme scientifique alliant rigueur intellectuelle à un zeste d’engagement politique de bon ton, des Partis verts prêts à jouer le jeu du parlementarisme et de ses compromis électoraux frisant toujours la compromission.

Plus à droite persiste enfin l’indécrottable « développement durable », qui met l’entreprise au coeur des solutions écologistes, ou le capitalisme vert qui, lui, y ajoute la haute finance. Fort de sa géo-ingénierie, ce dernier mouvement prétend à la capitalisation en faisant du marasme actuel l’occasion de nouveaux marchés. Ferme enfin la marche un écofascisme tentant de faire se rencontrer les luttes écologistes et le ferment de la terre paternelle, avant que n’apparaissent sur ce terroir les écolibertariens, pour qui la moindre structure établie paraît insupportable.

Tous ces discours ne s’entendent pas. D’abord sur le diagnostic. Plus on se trouve à gauche, plus le tableau est général, sombre, terriblement cohérent et directement associé à une cause : notre régime extractiviste, productiviste, consumériste, capitaliste, idéologique et juridique pollue et saccage tout. Sa signature historique apparaît le plus souvent résolument masculine et occidentale. La synergie qui s’offre à nous en ce siècle annonce des catastrophes autonomes et exponentielles : l’émission massive de gaz à effet de serre depuis le début de l’ère industrielle provoque un réchauffement moyen de la température mondiale, lequel entraîne des canicules, des incendies de forêt ainsi que la fonte des glaciers, cette dernière faisant monter le niveau des eaux. La réduction conséquente des surfaces réfléchissantes (albédo) – les glaciers blancs fondant pour devenir eaux sombres attirant les rayons solaires – produit de manière autonome une accentuation du phénomène : les surfaces d’eau foncées, de plus en plus importantes, captent toujours davantage la chaleur des rayons solaires plutôt que de les réfléchir comme c’était le cas dans leur état glaciaire, et contribuent ainsi à la fonte sans précédent du pergélisol. Celui-ci, devenant poreux, libère des tonnes de méthane, un gaz à effet de serre encore plus redoutable que le CO2. Cette progression exponentielle du réchauffement atmosphérique produit à elle seule plus d’incendies de forêt encore, donc moins de puits de carbone naturels. On ne parle pas encore des conséquences des logiques industrielles sur les fonds marins… Cet emballement suffit à réfuter les « solutions » timidement réformistes ou lucratives de la droite. Les modèles qu’on doit à la recherche opérationnelle pour isoler quelques variables rendant envisageable un « développement durable » paraissent risibles. Ils tablent sur l’adage latin Ceteris paribus sic stantibus, le cher Toute chose étant égale par ailleurs des économistes… alors que plus rien n’est égal par ailleurs, tout bouge, tout change, tout s’altère. Et les projets vénaux consistant à lutter contre le climat en mobilisant les technosciences ont ce quelque chose de grotesque à leur face même, qui les disqualifie.

Certaines expressions de référence en écologie sont traversées par un même éventail d’acceptions, sans que s’en aperçoivent les locuteurs qui s’y réfèrent. Ainsi en va-t-il du terme Anthropocène, vertigineusement équivoque. À gauche, il résonne comme un strident signal d’alarme, paralysant, anxiogène, stérile même. Ce néologisme justifié par le fait de désigner une conjoncture jamais vue pendant des millions d’années – la déstabilisation en profondeur du système Terre – désigne à l’évidence une hybris civilisationnelle provoquée par l’anthropos. À lui seul, ce mot pointe le sujet humain à la manière d’une condamnation qui l’exhorte à faire marche arrière autant que possible, en réduisant son impact sur les territoires et le vivant, et en tentant de réparer à la marge des torts irréversibles. On écarquille les yeux quand on constate combien de centaines de milliers d’espèces notre activité extermine ou exterminera à terme, ainsi que les imprenables kilomètres carrés de terre et d’eau qu’on contamine à tout jamais. Pour la gauche, l’Anthropocène est le synonyme d’une terrible démesure. Or, pour la droite libérale et capitaliste à qui l’on doit le nouveau mot, l’Anthropocène se présente au contraire dans l’esprit d’une continuité. C’est une confirmation qu’il revient aux sujets humains d’administrer la nature, d’en faire sa chose et de la gérer jusque dans son évolution la plus fine. À nous les eaux, les terres, les forêts, aux ingénieurs et gestionnaires de l’« environnement » le soin de les conserver plus ou moins pour les rendre toujours disponibles à l’exploitation financière et marchande. Pour les tenants de cette approche techniciste et comptable, les problèmes ne valent jamais aussi bien que lorsqu’ils sont traités isolément. C’est par catégories distinctes interposées que l’on considère la filière de l’eau, de l’air, de la forêt, de l’énergie, puis de la géopolitique… Comme si, ainsi scindés et répartis, les problèmes pouvaient un à un trouver le spécialiste qui leur administrera la solution convenable, et payante.

Si le terme Anthropocène a fini par s’imposer dans le paysage intellectuel, ç’a été de manière malaisante. À titre d’exemple, l’historien des sciences Christophe Bonneuil dirige une collection aux Éditions du Seuil à Paris dénommée « Anthropocène », dans laquelle il a lui-même fait paraître, avec Jean-Baptiste Fressoz, un titre, L’Événement anthropocène, qui critique vigoureusement la notion. Dans cet ouvrage, l’Anthropocène, traversé de tous ses défauts, se voit mille fois rebaptisé : Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz égrènent alors les dérivés l’Oliganthropocène, le Thermocène, le Thanatocène, le Phagocène, le Phronocène, l’Agnotocène, le Capitalocène ou le Polémocène dans la table des matières de leur livre de référence ; Donna Haraway ferme la marche avec les néologismes Plantationocène et Chthulucène.

À gauche encore, Andreas Malm s’emploie à surmonter un vice idéologique propre à la nouvelle tournure, à savoir responsabiliser au sens hypostatique les « sujets humains », « l’humain » et « l’activité humaine », comme cause de l’effondrement écologique du siècle. Ces expressions génériques neutralisent la critique politique et choquent en plaçant sur un même pied tous les sujets humains, tous coupables à l’identique, comme si l’ordre politique responsable de la situation inouïe dans laquelle nous nous trouvons, avec ses oligarques, magnats, parrains, barons, caciques et pontes, n’était pas divisé en classes sociales répartissant fort inéquitablement les responsabilités. Comment peut-on en effet oser laisser entendre que la femme sénégalaise qui marche plus de deux heures par jour afin d’aller chercher de l’eau pour sa famille, et qui subit déjà de plein fouet les effets du réchauffement climatique, est aussi responsable que le spéculateur financier gorgé d’actions dans le secteur énergétique, informatique et minier ? À droite, cet artifice rhétorique fait l’affaire, puisqu’il permet précisément de noyer les responsabilités et de faire passer les investisseurs dans le domaine prétendu de la « transition » comme les chevaliers blancs de l’« humanité » disposés à placer leurs billes dans des secteurs de pointe promettant un revirement de situation.

1. Les legs théologiques

En creux de tous ces débats surgissent deux approches théologiques contradictoires.

La gauche a sommairement hérité de la lecture arcadienne de la nature, qui a mû les premiers naturalistes ayant développé un système interprétatif de l’ordre vivant.

On doit à cette conception dite arcadienne la très féconde expression d’« économie de la nature ». Dans L’Économie de la nature, Carl von Linné – le fondateur des sciences de la nature, dans leur mouture moderne, au milieu du xviiie siècle – associe d’entrée de jeu l’essor du vivant à la volonté divine. « Afin que les Choses Naturelles subsistent dans une série ininterrompue, la sagesse de l’Esprit Souverain a ordonné que tous les vivants travaillassent sans cesse à produire de nouveaux individus, que tous les Êtres Naturels tour à tour se tendissent une main secourable pour la conservation de n’importe quelle espèce et que, enfin, la mort et la destruction de l’un servissent toujours au rétablissement de l’autre. » (Linné 1972 [1749], 58) Pour Linné, l’analyse des espèces n’est plus seulement taxinomique, mais dynamique et circonstancielle. L’observateur s’intéresse à l’organisation du vivant in situ et pense l’organisation des espèces au vu du territoire et du climat. C’est un premier pas : Linné présente une sorte de photographie du mouvement d’ensemble, comme si les agencements en cause s’en tenaient à un circuit fermé.

C’est aussi une conception théologique de la nature qui entre en ligne de compte. Au xviiie siècle, Carl von Linné, puis Gilbert White, développeront les sciences de la nature en lien avec le principe théologique d’économie élaboré par les Pères de l’Église. L’organisation épatante des différentes espèces eu égard à leur territoire et au climat passera à leurs yeux pour un témoignage « économique », au sens d’une réciprocité entre un Dieu dont la Volonté est à l’origine du déploiement de la vie sur terre et cette vitalité qui se veut elle-même la manifestation de cette volonté. Un principe mutuel est alors en cause : une nature qui n’existe qu’en fonction de la volonté du Souverain, et une volonté qui ne se pense, ne se conçoit et ne se manifeste nulle part ailleurs que dans le déploiement de ces innombrables interactions régénérant l’ordre naturel et le rendant là vitalement possible. Conséquemment, ces considérations sur l’ordre naturel déboucheront sur l’enjeu du travail agricole, du labeur qu’il suppose, des souffrances qu’il entraîne, des fruits qu’il procure. « L’économique doit être conforme à la nature. Non seulement en tant qu’il se fonde d’abord sur l’agriculture nourricière, mais aussi en tant que la nature a déjà distribué les rôles et les fonctions au sein des espèces. L’économie est habitée par la notion implicite de finalité organique et d’harmonie fonctionnelle. Il y a donc un ordre providentiel et naturel à respecter, tout en agissant dans le sens de l’utilité et du bien-être. » (Mondzain 1996, 33-34)

À partir de considérations sur la chair, la morphologie du corps, l’organisation des espèces, c’est alors toute une cosmogonie qui s’écrira. À la fin du iie siècle, l’auteur anonyme de l’Épître à Diognète situe Dieu à l’origine des plans portant sur la régulation de l’univers : « Dieu a tout disposé économiquement en lui-même et avec son enfant » (Duchatelez 1970, 275). Théophile d’Antioche signale à propos de la Genèse : personne ne peut « en raconter toute l’économie » (Théophile 1948, 57). À sa suite, Clément d’Alexandrie déclamera : « Belle est l’économie de la création, tout est bien administré, rien n’advient sans cause. » (Clément d’Alexandrie 2001, 84)

L’économie du plan met en relation tous les aspects du vivant depuis la création de l’univers en six jours par Dieu jusqu’à la symbolique de la résurrection de Jésus annonçant un être nouveau affranchi des tares humaines. Tous les moments intégrés à ce grand cycle mythique portent potentiellement le nom d’économie, trouvant leur pertinence dans leur intégration même au cycle. Sont concernés des aspects aussi variés que l’organisation de la nature, la création des espèces et des espaces de vie, l’existence des sujets humains, les conditions de possibilité de l’agriculture, la naissance du Christ par le ventre de la mère, la chair humaine elle-même en tant qu’elle illustre la condition humaine, la souffrance qui se signale comme point de liberté, le Christ lui-même qui annonce par sa mort une vie dans un univers meilleur, le fait de cette mort, la rédemption dans la résurrection, puis les modalités de traductions rhétoriques et institutionnelles de tous ces récits. « L’économie est une science de la relation et des relatifs », conclut Marie-José Mondzain, dans une formule dont la pertinence excède le seul champ de la théologie (Mondzain 1996, 35).

Dans cette économie, un équilibre prévaut entre les espèces pour leur permettre de tenir bon an mal an. Nulle extinction n’est envisageable, sinon que sur le mode d’un prémonitoire cauchemar que Linné ne cherche pas à approfondir. L’évoquer en une phrase est déjà presque trop. Économie est ici un mot emprunté à la théologie, justement (Agamben 2008 ; Mondzain 1996). Dans ce champ d’études, le terme renvoie à la tension qui prévaut dans la chrétienté entre un plan théologique abstrait se réclamant de principes accessibles seulement par les voies de l’esprit, d’une part, et, d’autre part, à une incarnation desdits principes par le biais de formes instituées, des églises par exemple, et des propositions esthétiques telles que des statues, des vitraux, des tableaux ou des paraboles littéraires, sans parler de la figure charnelle de Jésus lui-même, le fils fait de chair et d’os, qui traduit le sens du Verbe dans la langue vulgaire. Pour Linné, l’économie de la nature constitue une forme tangible et palpable de la manifestation divine, une sorte de traduction rendant visible le principe supérieur.

C’est à partir de Gilbert White que le modèle s’affinera. Scientifique de Selborne, auteur d’un classique de la littérature, ce lecteur de Linné lorgnera plus avant dans les moments où l’économie de la nature repose sur des relations précaires entre espèces. Cet équilibre fort peu assuré annonce entre les lignes le dernier grand penseur de « l’économie de la nature » qui écrira au siècle suivant, Charles Darwin.

On peut aussi apprécier l’oeuvre de Darwin comme celle d’un chercheur tiraillé entre ses hypothèses évolutionnistes, la crainte que lui inspire le lynchage public auquel a eu droit Lamarck une génération avant lui pour en avoir soulevé de semblables, et ses propres convictions religieuses. Les impressions vives, voire traumatiques, que ses voyages lui ont laissées s’accompagnent également de considérations intellectuelles autonomes quant au trouble que généra chez lui une lecture insatisfaite des écrits de Linné et d’autres naturalistes. Rien chez eux, sinon une profession de foi d’inspiration théologique, ne vient garantir l’ordre dans lequel doivent s’organiser mutuellement les espèces. Sitôt qu’on ne dote pas son discours de cautions divines, aucune pierre de touche ne saurait garantir le maintien d’un ordre naturel évoluant dans différents contextes mondiaux. Ce questionnement se fait d’autant plus persistant qu’Alexander von Humboldt a mené de nombreux périples au tournant des xviiie et xixe siècles qui l’ont amené à développer des thèses géologiques et biologiques pointues en lien avec des territoires tangibles, étrangères aux discours se satisfaisant d’abstractions. Outre la question des seuls sévices coloniaux, Darwin mène ses recherches dans un contexte le rendant sensible à la concrétude géographique des territoires. Il doit aussi, au vu des lacunes des écrits qu’il consulte, développer une critique de l’économie de la nature, c’est-à-dire une lecture qui tient compte des insuffisances des textes anciens eu égard à leurs présupposés théologiques, quitte à lever complètement le tabou sur la précarité qui définit l’économie de la nature dans son essence. Darwin abordera donc de front la question des incertitudes fondamentales qui caractérisent l’évolution des espèces, avançant que certaines peuvent s’affaiblir, voire disparaître à la faveur de changements modifiant leur milieu de vie.

C’est en ce sens que l’expression économie de la nature refait chez lui son apparition, au point d’occuper une place centrale. Lecteur critique de Linné, Darwin procède à une approche post-théologique de cette économie, laquelle ouvre sur une redéfinition dynamique et événementielle. La descendance des espèces, en tant qu’elle implique la possibilité d’évolutions, l’emporte sur leur simple morphologie : « On aurait pu croire, et on a cru autrefois que les parties de l’organisation qui déterminent les habitudes vitales et fixent la place générale de chaque être dans l’économie de la nature devaient avoir une haute importance au point de vue de la classification. Rien de plus inexact » (Darwin 1992 [1859], 472). Donc, sous l’appellation d’une « économie de la nature », Darwin inscrit le temps. « Les espèces n’ont pas été créées indépendamment les unes des autres […] elles descendent d’autres espèces » (Darwin 1992 [1859], 47). Ce facteur temporel modifie l’étude des espèces de trois manières. Il place l’événement au centre du questionnement. Il force le deuil d’une conception axée davantage sur l’ordre et l’équilibre que sur le trouble et l’accident. Considérant l’influence considérable que l’être humain acquiert dans cette synergie, il confère une importance capitale à la responsabilité politique.

L’auteur offre dès la première édition de son célèbre ouvrage une définition implicite de la nouvelle « économie de la nature ». L’origine des espèces ne réfléchit plus en termes de disposition fondamentale des espèces, mais en fonction de leurs affinités mutuelles, quant à une pluralité de critères. Aucun code n’est censé contenir d’emblée on ne sait quel vaste programme. Le monde tel qu’il se laisse observer, en perpétuelle mutation, devient le fait d’espèces qui, se modifiant au gré de conjonctures, et évoluant en fonction de contingences, trouvent, un temps du moins, leur place sous le soleil de tel ou tel territoire.

La postérité retiendra les mots : évolution, sélection. Darwin n’a rien fait pour l’empêcher… Mais d’autres termes, absents et sous-jacents au discours de Darwin, s’imposent : contingences, conjoncture, économie. Alors, eu égard aux variables qu’on étudie, et ce, contrairement à la lecture axiomatique des suprémacistes blancs, idéologues du libre marché ou autres tenants de la loi du plus fort, ici, toute chose n’est nulle part égale par ailleurs. Tout interagit, donc tout est sujet à transformation conjoncturelle.

Darwin rompt avec l’idée que le climat et les aliments à disposition dans le décor d’un écosystème soient absolument déterminants quant à ce qui entraîne ce qu’il faut bien nommer l’extermination potentielle d’espèces. Certes, une vague de froid ou une pénurie de proies peuvent entraîner ici des transformations conséquentes dans la population d’un lieu, voire leur disparition pure et simple, mais plus encore : la façon qu’ont les espèces de se transformer, les stratégies d’habitation et de stockage qu’elles inventeront, l’art de se défendre qu’elles transmettront de génération en génération les distinguent davantage les unes des autres. Étant transmises à travers la filiation, certaines anomalies peuvent devenir le substrat de nouvelles espèces, mieux outillées pour se tailler une place dans tel ou tel contexte. Ce n’est plus un vaste dessein que traduit l’ordre naturel, mais les aléas relatifs d’espèces animales et végétales qui cohabitent dans des conjonctures climatiques et territoriales données, et changeantes. La cohabitation prend ici les allures précaires d’une « coadaptation » permanente.

Le syntagme économie de la nature n’apparaît jamais autant chez Darwin que lorsqu’il est question des effets de cette sélection naturelle, notamment dans les chapitres centraux de l’ouvrage. « Tous les êtres organisés luttent pour s’emparer des places vacantes dans l’économie de la nature » (Darwin 1992 [1859], 151). D’une part, au chapitre de l’évolution des espèces, l’économie porte principalement sur des organes et aptitudes qualifiés d’« importants » (Darwin 1992 [1859], 92) et susceptibles de se modifier au cours de la transmission généalogique. Qu’est-ce qui fait leur importance ? La capacité qu’ils ont à développer un avantage contextuel : la longueur d’un bec, la force de propulsion de pattes arrière, la capacité à émettre ses semences, par exemple, font toute la différence entre « les espèces des genres les plus riches » (Darwin 1992 [1859], 102) et les autres. L’organe « important » est « profitable » à celui qui en est doté dans la mesure où il lui permet d’entrer « en concurrence » avec les autres espèces (Darwin 1992 [1859], 101 et 145). « Toute l’économie de la vie » repose sur cet enjeu fondamental de la « terrible concurrence » que les espèces sont amenées à soutenir (Darwin 1992 [1859], 111). Pour y occuper une place, ces organes importants se révèlent déterminants. « Dans l’économie générale d’un pays quelconque, plus les animaux et les plantes offrent de diversités tranchées les appropriant à différents modes d’existence, plus le nombre des individus capables d’habiter ce pays est considérable » (Darwin 1992 [1859], 168). Les sous-groupes disparaissent progressivement tandis que les espèces dont les propriétés sont avantageuses dans un certain territoire produisent des rejetons en bonne posture. C’est en quoi se distingue, dans l’optique économique, le genre « riche » du genre « pauvre » (Darwin 1992 [1859], 168, 169 et 172). Le capital requis dans cette concurrence a autant trait au rapport entre prédateurs et proies qu’entre espèces qui luttent pour les mêmes proies ou pour la même occupation d’un territoire.

L’économie finit par porter non seulement sur de vastes écosystèmes en tant que tels, mais aussi sur l’organisme même de chaque individu, sa biologie, ses composantes, son fonctionnement, ses transformations. Il s’agit simplement d’un changement d’échelle : l’alimentation d’une fleur a pour corollaire la forme de ses pétales, l’autruche tend à développer ses pattes à mesure que son poids rend son envol difficile, les insectes de Madère doivent se nourrir à même les fleurs et ont donc développé des ailes au fil du temps… ainsi évolue l’« économie de croissance » (Darwin 1992 [1859], 199). L’organisme répond aussi d’un sens de l’épargne dans son développement ; « l’économie d’une conformation complexe et développée » consiste à lutter contre les risques de « gaspillage » dans l’oeuvre de survie, tel l’effort perdu à assurer la vitalité d’un organe qui n’aurait aucune utilité (Darwin 1992 [1859], 201). « La sélection naturelle s’efforce constamment d’économiser [to economise] toutes les parties de l’organisme » (Darwin 1992, 200), ce qui porte aussi le nom d’« économie organique » (Darwin 1992 [1859], 247).

D’autre part, Darwin insiste davantage que ne l’ont fait ses héritiers sur la question fondamentale des contingences. Aucune des considérations sur l’évolution des espèces ne se manifeste dans un ordre par ailleurs égal en toutes choses. Fauche-t-on le gazon, qu’on voit disparaître les plantes auparavant réputées les plus puissantes, tandis que les plus faibles subsistent ! (Darwin 1992 [1859], 117) « Le visage de la nature peut être comparé à une surface friable, où se pressent dix mille coins acérés, poussés par des coups incessants, l’un des coins, puis un autre, s’enfonçant parfois avec une plus grande force » (Darwin 1992 [1859], 116). Quel que soit le cas de figure auquel on s’intéresse, aucun scénario ne garantit la suite des choses. Les perdrix et les lièvres proliféreront et domineront en nombre, au point de se nuire entre membres d’une même espèce, là où leurs prédateurs s’absentent. Il s’est révélé stratégique pour les humains de cultiver le froment et le colza, car l’abondance des graines de ces plantes excède ce que les oiseaux peuvent manger. « La lutte dans la lutte doit toujours se reproduire avec des succès différents » (Darwin 1992 [1859], 122). Si une anecdote dans l’évolution peut soudainement offrir à telle ou telle espèce un avantage décisif (Darwin 1992 [1859], 131), rien ne garantit que celui-ci sera éternel. Le trèfle rouge ne perdure que si le bourdon le visite. Le bourdon ne le fera que s’il se voit épargné de la présence de mulots dans son environnement. Ce sera le cas en ville ou dans les villages, car il s’y trouve des chats qui mangent des mulots. Le trèfle rouge dépend donc de la présence de chats… Fragile économie. Que s’ajoutent « de nouveaux compétiteurs » dans un ensemble et c’est tout un pays qui se modifie radicalement (Darwin 1992 [1859], 128).

Cela ouvre, enfin, sur une « économie » qui reste, bien qu’affranchie de la théologie, une profonde énigme pour Darwin, plus crue et marquée encore que chez des auteurs qui, comme Linné ou White, en ont fait le fondement d’une profession de foi. « Ces lentes et progressives transformations nous échappent jusqu’à ce que, dans le cours des âges, la main du temps les ait marquées de son empreinte » ; « il est très difficile de déterminer quel effet direct peuvent avoir sur un organisme des différences de climat, de nourriture, etc. » ; et d’autres phénomènes « s’observent sans qu’on puisse en donner la raison », étant donné « notre ignorance […] bien profonde ». Voici son mystère qui se dit maintenant sans fard. « Notre ignorance est si profonde et notre vanité si grande, que nous nous étonnons quand nous apprenons l’extinction d’un être organisé. » (Darwin 1992 [1859] 133, 184, 197, 220 et 123) Débarrassé des références religieuses, mais indifférent au déisme comptable, Darwin ne cherche aucun ersatz à la divinité pour asseoir à crédit un savoir qu’il ne détient pas. Aucune paraphrase épistémologique, pas de raison d’État, nul théorème ne vient colmater les brèches d’un savoir ni précipiter dans un fantasme de certitude un discours mû dans l’ignorance. Il en ressort donc une économie politique de la nature qui s’éloigne beaucoup de ce qu’en avaient fait les physiocrates, en comprimant les considérations des naturalistes dans les seuls paramètres de l’efficacité agricole et de la rentabilité marchande. Chez lui, l’expression économie de la nature induit une définition incertaine de la nature, loin également de tout fantasme algébrique ou de toute conception lénifiante de la Terre-mère pure et sans visage (Morton 2019 [2010], 21-22). L’expression « économie de la nature » apparaît dans une occurrence de son Voyage d’un naturaliste autour du monde où Darwin souligne que « nous ne nous rappelons pas assez combien peu nous connaissons les conditions d’existence de chaque animal » (Darwin 1992 [1839], 191-192). Même qu’un discours mystique vient relayer la réflexion : un « mystère » se profile au centre de la pensée de Darwin, le « mystère des mystères » : ce phénomène à savoir que les individus d’une même espèce reproduisent certaines de leurs particularités à travers la filiation, au point de générer de nouvelles espèces. Et cet autre mystère, concernant leur adaptation aux contextes, toujours fragile, jamais sûre, surtout quand on la croit acquise. Il en traite ainsi dans son Voyage d’un naturaliste autour du monde (Darwin 1992 [1839], 164). Fervent lecteur de Darwin, Jean Claude Ameisen observe dans sa description du vivant « une force majeure à l’oeuvre ». Cette force ne se laisse traduire par aucune doctrine définitive, mais elle porte néanmoins, d’abord, sur les variations observées d’un individu à l’autre au sein d’une même espèce à travers le processus générationnel, lesquels changements amènent ceux qui sont les mieux adaptés aux ordres contextuels dans lesquels ils se trouvent à tenir bon en se perpétuant davantage que les autres. Cela, précise-t-il, « tant que l’environnement ne change pas », car l’organisation des espèces, « relative », n’est encodée dans aucun souverain dessein (Ameisen 2018).

Dans ces agencements fragiles, l’humain tient un rôle à part entière. Des « économistes » n’ont pas encore récupéré le terme économie à partir des filières agricoles subordonnées au commerce, pour en faire le nom d’une idéologie nouvelle. On n’a pas encore à abandonner ce mot au profit d’un néologisme insignifiant comme l’écologie. L’économie signifie à la fois l’agencement de la nature et l’organisation des sujets humains au sein d’icelle, ceux-là faisant valoir leur place dans l’ordre du vivant, sans pour autant tout déstabiliser. (Rachel Carson ou Fairfield Osborn écriront plus tard que le développement de l’espèce avait déjà suffisamment, à ce stade, perturbé l’ordre du vivant…)

Sans qu’on reste subjugué béatement par une nature impressionnante dans ses formes, le vivant se présente dans cette optique arcadienne digne d’admiration. On chérit le cumul de petits miracles qui permettent aux insectes, mammifères et plantes variées de tenir bon à travers tellement d’adversité, en collaborant ou en se faisant la lutte.

C’est au moment où Linné, White ou Edward Blyth décrivent le mieux l’approche arcadienne que celle-ci donne son chant du cygne. En à peine une décennie, la voilà progressivement supplantée par une tout autre approche théologique, la lecture « impériale ». Celle-ci développe un rapport d’adversité à la nature et au vivant, tout en conférant tous les droits à l’humain.

Au xixe siècle, Georges-Louis Leclerc de Buffon en rend bien compte dans son célèbre Discours sur la nature des animaux. Le tout comme par une ode à la nature, sensible, poétique, transcendante… trop :

Aussi, avec quelle magnificence la nature ne brille-t-elle pas sur la terre ? Une lumière pure, s’étendant de l’orient au couchant, dore successivement les hémisphères de ce globe ; un élément transparent et léger l’environne ; une chaleur douce et féconde anime, fait éclore tous les germes de vie ; des eaux vives et salutaires servent à leur entretien, à leur accroissement ; des éminences distribuées dans le milieu des terres arrêtent les vapeurs de l’air, rendent ces sources intarissables et toujours nouvelles ; des cavités immenses faites pour les recevoir partagent les continents : l’étendue de la mer est aussi grande que celle de la terre ; ce n’est point un élément froid et stérile, c’est un nouvel empire aussi riche, aussi peuplé que le premier. Le doigt de Dieu a marqué leurs confins…

Buffon 1884, 198

Ne prenons pas au pied de la lettre ces envolées de Vues de la nature, digne des Arcadiens. Seuls les nigauds s’y trompent. La parodie cesse à cette phrase pivot situant « l’Homme » au rang de ce qui est le plus digne d’achever l’oeuvre physique qui nous entoure : « La terre élevée au-dessus du niveau de la mer est à l’abri de ses irruptions ; sa surface émaillée de fleurs, parée d’une verdure toujours renouvelée, peuplée de mille et mille espèces d’animaux différents, est un lieu de repos, un séjour de délices où l’homme, placé pour seconder la nature, préside à tous les êtres. » Buffon réserve à « l’Homme » une fonction démiurgique. Lui qui a été conçu à l’image et à la ressemblance de Dieu peut, sur terre, parachever l’oeuvre divine et mener le projet divin à son terme. À son encontre, la nature. Avec son chaos, son désordre, ses bêtes fauves et ses corps enclins à la concupiscence, le voici bon berger, à tenter de protéger les siens (Worster 2009 [1977]). La nature est antagonique et c’est en la domestiquant, en la dressant, qu’il s’accomplit. Buffon enchaîne :

Voyez ces plages désertes, ces tristes contrées où l’homme n’a jamais résidé ; couvertes ou plutôt hérissées de bois épais et noirs dans toutes les parties élevées, des arbres sans écorce et sans cime, courbés, rompus, tombant de vétusté, d’autres, en plus grand nombre, gisant au pied des premiers, pour pourrir sur des monceaux déjà pourris, étouffent, ensevelissent les germes prêts à éclore. […] qu’un espace encombré, traversé de vieux arbres chargés de plantes parasites, de lichens, d’agarics, fruits impurs de la corruption : dans toutes les parties basses, des eaux mortes et croupissantes, faute d’être conduites et dirigées ; des terrains fangeux, qui n’étant ni solides ni liquides, sont inabordables, et demeurent également inutiles aux habitants de la terre et des eaux ; des marécages qui, couverts de plantes aquatiques et fétides, ne nourrissent que des insectes venimeux et servent de repaires aux animaux immondes. Entre ces marais infects qui occupent les lieux bas et les forêts décrépites qui couvrent les terres élevées s’étendent des espèces de landes, des savanes, qui n’ont rien de commun avec nos prairies […] La Nature brute est hideuse et mourante ; c’est Moi, Moi seul qui peux la rendre agréable et vivante […] une nature nouvelle va sortir de nos mains. Qu’elle est belle, cette Nature cultivée ! Que par les soins de l’homme elle est brillante et pompeusement parée !

Buffon 1884, 199

C’est la part excessive du legs moderne et rationaliste : la réduction de la nature au statut d’une vaste machine. Pour Buffon, ou Galilée, Descartes et Newton, les éléments du vivant se réduisent à des rouages, des engrenages, des particules… Les espèces sont inanimées et mises à la disposition des humains. Le rôle de chaque espèce est de « tenir sa place au sein du grand mécanisme de l’univers » (Worster 2009 [1977], 65). L’ensemble constitue une matière brute que l’être humain doit continuer d’administrer pour éviter que les aléas, les lois du hasard, le chaos s’en emparent. Contrairement aux Arcadiens, les Impériaux ne conçoivent aucun Souverain créateur garantissant le fonctionnement du vivant. Cette tâche échoit aux humains, qui en disposent selon leurs facultés rationnelles.

Cette conception a triomphé avec les premiers « économistes », que la postérité appellera « physiocrates ». Regroupés autour du médecin François Quesnay, bénéficiant de l’écoute de Louis XV, ils mettront en valeur les théories économiques de la nature quant au secteur agricole afin de soumettre ce domaine à l’économie de marché. « Ces lois forment ensemble ce qu’on appelle la loi naturelle. Tous les hommes et toutes les puissances humaines doivent être soumis à ces lois souveraines, instituées par l’Être suprême ; elles sont immuables et irréfragables, et les meilleures lois possibles ; par conséquent la base du gouvernement le plus parfait, et la règle fondamentale de toutes les lois positives. » (Quesnay 2008 [1765], 83) Donc, soumettre l’agriculture aux techniques agricoles, et l’État aux lois du marché qui lui servent de doublure théorique. « Si un gouvernement s’écartait des lois naturelles qui assurent les succès de l’agriculture, oserait-on s’en prendre à l’agriculture elle-même de ce que l’on manquerait de pain ? » (Quesnay 2008 [1765], 75)

Puis, ce savoir s’est retourné contre l’humanité elle-même. L’eugénisme a consisté pour des sujets prétendant au statut supérieur de classes, de races et d’un sexe à administrer les sociétés dans un souci optimal semblable à la gestion de la nature. Il fallait éliminer les faibles et les déviants, éduquer et convertir les dominés, domestiquer toute différence. La colonisation oeuvrait à parfaire cette fois la nature humaine.

2. Gérer l’environnement

Lorsqu’il est devenu clair que l’expansion mondialisée du capitalisme avait engendré un quadrillage de chaque parcelle de terre et de chaque point d’eau exploitable, que le vivant ne pouvait plus encaisser davantage les exigences envers lui sans compromettre ses forces régénératrices, alors, les territoires, les cours d’eau et les océans sont entrés à leur tour dans le champ des objets de la gestion. Les agents de la technoscience et de la recherche opérationnelle se sont vus habilités à aider la nature à tenir bon contre les assauts que le capitalisme industriel et financier lui faisait subir. Il devenait là encore lucratif de développer des méthodes pour suppléer aux insuffisances du vivant et des territoires afin de permettre au régime de se maintenir, « se maintenir » signifiant pour lui de croître encore et toujours, selon des pourcentages sur des volumes d’activités eux-mêmes toujours grandissants, sur un mode exponentiel qui ne peut que confiner à terme à la chimère, au délire et à la destruction. C’est de cet ordre que « la science » est venue se porter garante…

Rien ne semble arrêter cette hégémonie de la technoscience au service d’une conception administrative de l’écologie, au sens où des « gestionnaires de l’environnement » se substituent à Dieu, historiquement en se réclamant de Lui pour agir de la sorte.

Les manifestations les plus spectaculaires portent aujourd’hui sur la modification génétique du vivant. Les modifications génétiques directes, et indirectes (la mutagenèse), transforment l’essence même des éléments du vivant. Dans l’enfermement hermétique des laboratoires, ceteris paribus sic stantibus toujours, les résultats sont d’un ordre autre que lorsqu’on lance dans la nature des prototypes qui nous feront découvrir à l’échelle du monde leurs véritables conséquences. Sur le plan de la santé, la médecine ne craint plus de traiter les corps humains sur le même mode, en promettant à des clientèles fortunées de s’attaquer aux cellules souches du corps pour le régénérer plus que pour le soigner, témoin les réflexions du philosophe Hans Jonas et les recherches de la sociologue Céline Lafontaine.

Quant aux enjeux écologiques, qui sont inouïs, les « apprentis sorciers du climat », comme les appelle Clive Hamilton, développent actuellement de monstrueux gadgets pour toujours mieux gérer l’environnement et gagner du temps au profit de notre régime idéologique misant sur le productivisme. Cela va de méthodes rudimentaires comme peindre en blanc les montagnes pour élargir les surfaces d’albédo, à enfouir provisoirement du CO2 dans les sols pour retarder leur émission dans le cadre de projets industriels, à lancer des projets invraisemblables tels que l’introduction de sels marins dans les nuages, l’injection d’aérosols dans la stratosphère, la mise en orbite de satellites réflecteurs devant le soleil (véritable projet prométhéen), ainsi que la propulsion de déchets toxiques directement dans l’espace. Ces projets aux résultats plus que hasardeux donnent à penser que leurs conséquences peuvent se révéler plus fâcheuses encore que les bénéfices escomptés.

Ces propensions ont tout des appels technothéologiques que redoutait Günther Anders en 1956 au titre d’une « honte prométhéenne », au sens d’une société dans laquelle la technique occupe progressivement une place symbolique jadis dévolue à Dieu. Là, ce ne sont plus les civilisations qui, à la manière d’un humus, génèrent progressivement des figures tutélaires, notoirement un ou des dieux, auxquelles ils finissent par croire comme s’ils en étaient non plus les créateurs, mais les créatures, mais tout un appareillage technique valant pour tiers supérieur. Anders l’observe dès les années 1940 en Californie. Il suit alors un visiteur à une exposition technologique comme le xxe siècle en raffolait, soumis, voire humilié par la puissance des machines qui le surplombe et les imperfections de son corps que celles-ci mettent en contraste. Et surtout ‒ là se produit le passage de la technique au rang de la démiurgie ‒, ce visiteur semble oublier absolument que le déploiement auquel il assiste est du fait de sa société. Non, objecte Anders, nous n’avons pas fait ces machines. L’écrasante majorité d’entre nous n’en a ni les moyens financiers ni les compétences pratiques. Et même lorsqu’on a pu de-ci de-là contribuer à leur élaboration, c’est sur un mode si partiel que nous n’appréhendons jamais le processus entier permettant leur avènement. « Même si nous savons naturellement que les produits de l’industrie ne poussent pas dans les arbres, il n’en reste pas moins que, pour la grande majorité de nos contemporains, ils ne sont pas là tout d’abord comme des produits et sûrement pas en tous cas comme des témoignages de leur propre souveraineté prométhéenne ; ils sont simplement “là”. » (Anders 2002 [1956], 42-43) Ils se présentent comme appartenant à leur propre ordre, supérieur.

Ces mutations symboliques sont de nature à nous faire oublier que le passage de l’« économie de la nature » à celle de l’intendance capitaliste repose sur des débats théologiques, en tous les cas sur des justifications de cet ordre. Dans un monde sécularisé à outrance et où le religieux tient au mieux de décoration, il ne serait pas vain de déplacer la réflexion spirituelle du strict champ de la théologie à celui de la philosophie politique, pour saisir les enjeux au plus près de leur fondement conceptuel. Charles Darwin, lui-même croyant dans son intimité, mais agnostique dans son oeuvre, est un exemple de choix pour penser la tension possible entre science et théologie. Sa réflexion sur l’évolution des espèces, qui mérite qu’on la découvre à la source pour passer outre les scories de ses très mauvais passeurs, s’intéresse nommément à l’économie de la nature en lien avec un « mystère », celui de la généalogie d’individus déviants dans l’ordre des espèces. Jamais chez lui les sujets humains ne sont invités à conduire les destinées du vivant du haut de leurs modestes facultés rationnelles, mais à comprendre les vicissitudes d’un monde lui-même sujet aux événements.