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Introduction

L’intérêt à l’égard de la façon de collecter les données auprès de populations dites vulnérables prend de l’ampleur depuis quelques années. Ce type de recherche, qualifiée de sensible, va de soi dans certaines disciplines ou certains champs d’études où les chercheurs vont à la rencontre de populations vulnérables pour mieux comprendre certains phénomènes sociaux : sciences infirmières, santé mentale, travail social pour ne nommer que ceux-là. D’autres domaines s’y attardent traditionnellement moins, comme les relations industrielles et la gestion des ressources humaines qui abordent plus rarement des recherches auprès de ces populations. Au cours des dernières années, nous avons développé un objet de recherche original en gestion des ressources humaines, celui de l’étude de personnes au travail qui présentent des besoins particuliers, en raison de difficultés ou de situations personnelles particulières. Trois projets offrent une occasion de réflexion méthodologique à ce sujet : le premier porte sur le retour au travail lors d’un deuil périnatal, le deuxième sur les employés bénéficiant d’un accommodement raisonnable en milieu de travail et le dernier sur la conciliation travail-famille-soins des proches aidants en emploi. Dans ces projets, le témoignage des personnes, même s’il porte sur le travail, expose une vulnérabilité parce qu’il met en scène une dimension personnelle, délicate et potentiellement souffrante. Dans ces contextes délicats, l’absence de formation en relation d’aide des chercheurs en sciences de la gestion constitue le noeud du problème, contrairement à d’autres disciplines où les chercheurs s’attendent à rencontrer de la souffrance et y sont même formés. Il devient donc pertinent de rappeler les particularités de ce type de recherche.

Nos projets s’inscrivent dans le courant des « sensitive research » qui appréhende une recherche sensible comme génératrice de menaces pour les diverses personnes impliquées (Hennequin, 2012). Ces menaces sont au nombre de trois : la menace intrusive, la menace sanction et la menace politique (Lee & Renzetti, 1990). La première réfère aux recherches pouvant être potentiellement anxiogènes pour le participant par l’entremise de questions appartenant à la sphère privée (maladie, mort, religion, etc.). La menace sanction concerne les recherches susceptibles de mettre à jour des informations à caractère stigmatisant ou discriminant associées à des comportements illégaux ou illicites (harcèlement sexuel en milieu de travail, par exemple). Quant à la menace politique, elle découle de recherches qui remettent en question les pouvoirs en place. Les recherches sensibles mettent ainsi en scène la vulnérabilité de personnes qui y participent, vulnérabilité qui se définit alors comme la « potentialité d’être blessé » (Soulet, 2005, p. 55).

La recherche qualitative auprès de personnes vulnérables soulève donc pour le chercheur différents enjeux qui, tout en les incluant, s’étendent au-delà des enjeux éthiques. Dans le cadre d’entretiens en recherches dites sensibles, il doit trouver les termes de l’échange qui seront adéquats (Bouillon, Fresia, & Tallio, 2005). Portant sur la mise en place d’un cadre du « prendre soin » du participant, cette contribution apporte un éclairage sur l’instrumentation de la recherche et la manière dont celle-ci met potentiellement au premier plan la vulnérabilité des personnes lors de recherches sensibles en gestion des ressources humaines. C’est sur la base de cette rencontre entre sensibilité épistémologique et méthodologie des recherches sensibles que nous proposons cette réflexion.

La démarche empruntée pour y arriver consiste à revisiter notre expérience issue des trois projets de recherche susmentionnés. Un journal de bord tenu pour chacun d’eux a permis la systématisation de nos notes et réflexions afin de fournir une discussion sur la méthodologie en recherche sensible. Cet article se veut alors un exercice réflexif sur les enjeux que pose la collecte de données par entretiens auprès de personnes vulnérables tout en braquant le projecteur sur le fait que ce type de recherche commande aussi une réflexion sur la nécessaire sensibilité particulière du chercheur.

Les entretiens en contexte de recherches sensibles

En recherche qualitative, les entretiens ont la cote, mais leur usage de même que leurs appellations varient considérablement. Des travaux en sciences humaines et sociales (Royer, Baribeau, & Duchesne, 2009) et plus spécifiquement en éducation (Baribeau & Royer, 2012) recensent plus d’une trentaine de techniques d’entretien (ou d’entrevues ou d’interviews) qui servent à connaître et à comprendre des phénomènes. Ces techniques ont en commun la mise en scène d’un chercheur et d’un participant qui discutent de diverses manières sur un gradient passant de la non-directivité au questionnaire fermé. Dans les projets de recherche ici rapportés, l’entretien semi-dirigé (Boutin, 2018) constitué à partir d’une maquette abordant les thèmes à couvrir représente le mode privilégié d’accès à l’expérience des participants.

Le recours aux entretiens de recherche s’inscrit dans un courant bénéficiant d’une attention constante de la part des méthodologues qui y consacrent un grand nombre d’articles et de livres. Baribeau et Royer (2012) évoquent plus de 250 écrits anglophones et francophones sur le sujet. Sans en faire ici la recension, plusieurs ouvrages relatent l’usage de l’entretien de recherche dans diverses disciplines et l’associent à l’entretien thérapeutique de Carl Rogers, malgré d’évidentes distinctions en contexte de recherche (Barbot, 2010; Boutin, 2018). Ce rapprochement relève de la similarité des contextes où deux personnes se rencontrent pour discuter, les écrits rapportant alors l’entretien comme une forme d’art de la conversation. Poupart (2012) nuance néanmoins ce propos en indiquant qu’il semble réducteur de voir l’entretien comme un art, puisqu’il suppose des habiletés et une rigueur permettant au matériau recueilli de passer du caractère artistique au caractère scientifique.

En toutes circonstances, mais particulièrement lorsqu’il est conduit en contexte de recherche sensible, l’entretien suppose des considérations éthiques de la part du chercheur. Martineau (2007) détaille trois niveaux d’éthiques qui se superposent en recherche qualitative. D’abord, le niveau macro-éthique renvoie au rôle social de la recherche, autant dans sa dimension normative que dans sa dimension transformatrice, quand elle s’avère porteuse de changements sociaux. Le niveau méso-éthique concerne les principes permettant de conduire une recherche qui répond aux préoccupations à l’égard des participants : leur consentement libre et éclairé, les garanties d’anonymat et de confidentialité et le risque minimal encouru. Ces principes sont codifiés par les organismes subventionnaires et les comités d’éthique des universités veillant à leur respect. Finalement, le niveau micro-éthique réfère à la relation qu’entretient le chercheur avec le participant et s’avère pertinent dans tous les contextes de recherche, mais particulièrement pour les entretiens conduits en contexte sensible. En effet, les conduites micro-éthiques nécessitent une attention à l’autre et le recours à un jugement propre à la situation vécue, puisque moins normative et prescriptive que le niveau méso-éthique. Pour les projets ici décrits, les conduites micro-éthiques revêtent une importance capitale. Comment réagir si la personne éprouve un malaise avec un thème abordé? Est-ce que le fait de relancer un questionnement en dépit de la douleur ressentie ou exprimée par le participant semble justifié? Ces questions délicates n’offrent pas de réponses toutes faites, c’est pourquoi une réflexion éthique s’impose, enrichie par la formation et l’expérience du chercheur et cet article entend y contribuer.

Toutes les formes d’entretiens de recherche nécessitent des qualités humaines et la gestion des silences compte parmi les habiletés primordiales à développer chez la personne qui conduit un entretien de recherche. Poupart (2012) en distingue deux types. Quand le participant s’interrompt, il s’agit d’un silence plein. Il faut laisser patiemment la personne réfléchir, reprendre le fil de sa pensée, sans intervenir. Au contraire, lors d’un silence vide, la personne se tait puisqu’elle n’a plus rien à dire sur un sujet. Le chercheur gagne à ce moment à intervenir, en relançant la personne. Cette fine ligne requiert de l’expérience et un doigté permettant de bien saisir la différence et une intervention adéquate à la fois pour respecter le participant et arriver à recueillir les données nécessaires à l’atteinte des objectifs de la recherche.

Dans certaines circonstances, les entretiens de groupe favorisent des échanges spontanés et permettent la création d’un contexte d’intersubjectivité favorable à la construction de la compréhension collective d’un problème (Leclerc, Bourassa, Picard, & Courcy, 2011). Cette technique offre également l’avantage d’insister sur la dynamique de groupe avec pour visée l’émergence de l’expression des perceptions, des attitudes et des sentiments. Ce choix méthodologique permet de transcender l’addition de points de vue individuels fondés sur l’expérience isolée des individus et de miser sur le travail de construction de compréhension collective opéré dans les échanges de groupe (Leclerc et al., 2011).

Les prochaines sections permettent de révéler diverses précautions éthiques prises sur le terrain que la conclusion permettra de synthétiser.

Retour synoptique sur les projets à l’aide du journal de bord

La présente contribution prend appui sur trois projets de recherche en gestion des ressources humaines où soixante-sept personnes ont été rencontrées en entretiens semi-directifs, individuels ou de groupe. Les particularités de ces projets reposent sur la sensibilité du terrain de recherche : objets sensibles et personnes vulnérables. Même si l’objet d’étude principal de chacun d’eux touche au travail et à la gestion des ressources humaines, le contexte concerne les personnes qui présentent des besoins particuliers en emploi, et ce, pour des motifs personnels et délicats que les participants ne peuvent mettre de côté ou qui sont susceptibles de générer de la vulnérabilité. Ainsi, ces projets visent tous la compréhension du vécu de ces personnes. Les entretiens paraissaient dès lors l’outil de collecte à privilégier, car ils permettent justement cette compréhension profonde et contextualisée des expériences individuelles.

Le retour au travail lors d’un deuil périnatal

Objet sensible, le deuil périnatal fait suite au décès d’un enfant à naître à partir de la vingtième semaine de grossesse ou du nourrisson dans les vingt-huit jours suivants sa naissance (Barfield, 2011). Ce premier projet abordait l’expérience des individus quant à leur retour au travail dans un contexte de deuil périnatal. L’objectif de la recherche consistait à dégager, à décrire et à analyser les pratiques organisationnelles ayant contribué ou nuit au retour au travail des parents endeuillés, et ce, de leur point de vue (Beaudry & Gagnon, 2013; Gagnon & Beaudry, 2013). L’échantillon correspondait aux deux critères de sélection suivants : les répondants devaient cumuler l’expérience d’un deuil périnatal et la reprise de leur vie active au travail depuis cette épreuve. Pour bénéficier d’un accès facilité, mais surtout respectueux de l’expérience douloureuse à rapporter pour les participants (Leclerc et al., 2011), trois groupes de discussion de taille réduite à trois participants ont permis une discussion sur ce thème délicat. Bien que l’invitation conviait tant les femmes que les hommes, seules des femmes ont manifesté leur intérêt à participer à l’étude. Les entretiens réalisés en 2012 ont été d’une durée moyenne de trois heures.

Être accommodé en milieu de travail pour un motif énoncé à la Charte

L’obligation d’accommodement peut se définir comme une

[…] obligation juridique, applicable dans une situation de discrimination, […] consistant à aménager une norme ou une pratique de portée universelle dans les limites du raisonnable, en accordant un traitement différentiel à une personne qui, autrement, serait pénalisée par l’application d’une telle norme »

Bosset, 2007, p. 4

Cette obligation peut représenter une contrainte supplémentaire aux yeux des employeurs qui doivent mettre en oeuvre de telles mesures en tenant compte des besoins des individus. Le vécu d’employés qui présentent des caractéristiques personnelles particulières, les rendant possiblement vulnérables à la discrimination en milieu de travail a ainsi été le point d’intérêt central du deuxième projet. Celui-ci s’attachait alors à comprendre l’expérience des individus ayant été accommodés par leur employeur. Il s’agissait d’une part de dégager et de décrire des situations multiples d’accommodement et, d’autre part, de mettre en lumière leurs effets, positifs ou négatifs, pour ces personnes (Beaudry & Gagnon, 2019). En 2014, des entrevues semi-dirigées individuelles auprès d’employés ayant eu recours à des mesures d’accommodements pour les motifs évoqués à l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne ont été réalisées. Cette fois, la sensibilité du thème était associée à la discrimination et au respect des lois. Un certain malaise perceptible entourant la question fait en sorte que toutes les personnes concernées n’acceptent pas nécessairement de témoigner à cet égard. Seize employés accommodés ont participé aux entretiens dont la durée variait de soixante minutes à trois heures trente.

La conciliation travail-famille-soins des proches aidants

L’aide et les soins prodigués aux personnes ayant une incapacité sont de plus en plus assumés par des membres de la famille ou des amis de la personne aidée, en leur apportant un soutien significatif, continu ou occasionnel, à titre non professionnel (Ministère de la Santé et des Services sociaux [MSSS], 2003). Diverses appellations désignent ces personnes, dont celles d’aidants naturels ou de proches aidants. Ce dernier projet réalisé en 2016 visait à comprendre la façon dont les proches aidants vivent la conciliation de la vie professionnelle avec leurs responsabilités de soins. Le vécu subjectif autant sur le plan de leurs besoins en matière de conciliation que de la manière dont ils vivent cette conciliation des divers rôles a été pris en considération (Gagnon & Beaudry, 2019). L’échantillon composé de quarante-deux femmes aidantes a été construit de manière intentionnelle de façon à recruter des participantes qui répondaient à deux critères de sélection, à savoir : être aidante et occuper un emploi rémunéré ou l’avoir quitté pour s’occuper d’un proche. Ce projet a donné lieu à une série d’entretiens individuels semi-dirigés menés en profondeur. Leur durée s’est avérée variable, allant de quatre-vingt-dix minutes à quatre heures, selon ce qu’avaient à partager les personnes, mais aussi en fonction de leur état d’esprit considérant la sensibilité de l’objet d’étude, les participantes ayant à partager à l’égard de la santé de la personne aidée ce qui pouvait faire émerger des émotions.

Le journal de bord : un allié incontournable

Chaque projet s’est accompagné de la tenue d’un journal de bord. Tel que défini par Baribeau (2005) :

Le journal de bord est constitué de traces écrites, laissées par un chercheur, dont le contenu concerne la narration d’événements ([...] des idées, des émotions, des pensées, des décisions, des faits, des citations ou des extraits de lecture, des descriptions [...]) contextualisés (le temps, les personnes, les lieux [...]) dont le but est de se souvenir des événements, d’établir un dialogue entre les données et le chercheur à la fois comme observateur et comme analyste [puis de permettre au chercheur] de se regarder soi-même comme un autre

p. 108

Ces journaux, que nous avons partagés, servaient à y inscrire nos notes, chacun utilisant une couleur distincte pour ensuite faciliter la comparaison des observations, des réflexions, des impressions ou des idées soulevées. Les notes étaient toujours prises immédiatement à la suite des entretiens. Puisque nous menions seuls les entretiens individuels, nous nous contactions systématiquement par téléphone ou nous nous rencontrions lorsqu’ils prenaient fin afin d’échanger et de partager notre expérience. Même pour les entretiens de groupe conduits en présence de deux d’entre nous, les notes ont été prises après les rencontres, de façon séparée. Les journaux de bord, ainsi réalisés dans le cadre des trois projets, permettent de retracer l’ensemble des choix méthodologiques.

Les journaux de bord comportaient tous les différentes sections proposées par Deslauriers (1991), à savoir les notes descriptives, méthodologiques et théoriques. En raison des enjeux sensibles abordés, une autre section y a été ajoutée, à savoir les notes réflexives. Ces notes visaient à faire état des émotions vécues (Baribeau, 2005) au fil des rencontres. Ce riche matériau constitue d’ailleurs le fondement du présent article. L’analyse de ces journaux permet de mettre en lumière les enjeux épistémologiques et méthodologiques propres à des approches sensibles autant en ce qui a trait aux précautions à prendre lors d’entretiens avec des personnes vulnérables qu’au regard des enjeux réflexifs pour le chercheur.

Le recrutement des participants : un parcours laborieux et itératif

Compte tenu du type de recherche, l’échantillon théorique, c’est-à-dire intentionnel de type non probabiliste, cadre bien avec les objets d’étude réputés comme délicats en faisant appel à des volontaires. Considérant ces objets de recherche, aucune liste de participants potentiels ne s’avérait disponible. Il a donc été nécessaire de s’adosser à une stratégie de « visibilisation de l’intention de recherche » (Demazière & Zune, 2019). En ce sens, plusieurs démarches simultanées ont été entreprises pour chacun des projets afin de les faire connaître et stimuler la participation. Des interventions radiophoniques et divers articles dans les journaux locaux traitant de la recherche ont permis d’inviter les personnes intéressées à y participer. Pour les projets sur le deuil et sur la conciliation travail-famille-soins, des invitations ont été affichées sur les sites Internet de groupes de soutien aux parents endeuillés et aux proches aidants. Le recrutement des participants a inévitablement comporté certains écueils dès lors que nous ne disposions que d’une maîtrise limitée sur la constitution de l’échantillon. Une diversification des canaux de recrutement a dû être envisagée et le processus s’est avéré aléatoire, incertain et très itératif (Demazière & Zune, 2019). Si l’invitation a reçu une réception positive de la part des personnes et que celles-ci ont accepté de participer, nos expériences mettent en lumière certains biais méthodologiques possibles dès lors que celles qui ont répondu à l’appel manifestaient le besoin d’un espace de parole, d’une voix. C’est parfois parce qu’elles avaient épuisé les possibilités d’écoute de leurs proches ou qu’elles éprouvaient un grand besoin d’en parler. Cet aspect doit alors être pris en considération dans l’analyse de leurs témoignages.

D’autres portes d’entrée ont permis l’accès aux personnes, comme des regroupements d’aidants qui ont accepté de diffuser l’appel à participation aux personnes qui fréquentent leurs activités. Les représentants de ces organismes ont aussi approché directement les personnes qui répondaient aux critères de sélection pour les inviter à participer à la recherche. La technique d’échantillonnage en cascades a également été utilisée afin de rejoindre un plus grand nombre d’individus, méthode privilégiée lorsque l’accès aux données est difficile notamment en raison de la nature de l’objet d’étude. Malgré tous les efforts déployés, certaines difficultés à recruter des personnes aidantes se sont posées, d’abord parce qu’il n’existe pas de registre des aidants au Québec, mais aussi parce que les personnes aidantes, qui sont également actives sur le marché du travail, ont un agenda fort chargé. Le problème majeur sous-jacent au recrutement réside dans le fait que la proche aidance repose sur une forme d’autodéclaration alors même que plusieurs aidants ignorent l’être. Du coup, ils ne se reconnaissent pas et n’ont pas le réflexe de répondre à de telles invitations. Ne se sachant pas aidants, ils ne fréquentent pas non plus les activités des différents regroupements. À quelques occasions, les participantes ont exprimé qu’elles ne se considéraient pas comme des aidantes, se définissant plutôt comme la femme, la mère ou la fille de la personne de qui elles prenaient soin. Dans ces cas, ce sont des amis ou des collègues qui les avaient guidées vers nous après avoir pris connaissance de l’invitation.

Dans le même ordre d’idées, des difficultés d’accès au terrain ont été vécues et le recrutement des participants s’est avéré ardu dans le cadre du projet sur les employés accommodés. Les accommodements sont souvent associés à des motifs religieux, alors que la Charte prévoit plusieurs autres motifs de discrimination. Les employés peuvent donc solliciter des aménagements à leur poste ou à leurs conditions de travail, sans se considérer comme accommodés au sens juridique. Cette méconnaissance des droits et des obligations des parties en matière d’accommodement a donc fait en sorte que plusieurs sujets potentiels ne se sont pas reconnus comme tels.

« Prendre soin » des personnes à différentes étapes de la collecte

Alors que le chercheur constitue, en recherche qualitative, l’outil méthodologique principal à toutes les étapes du processus (Paillé & Mucchielli, 2016), les recherches sensibles exacerbent cette réalité. Rien ne devant être laissé au hasard, il doit tenter de tout prévoir et s’adapter au fil de la collecte. La recherche auprès de personnes vulnérables s’accompagne de défis et d’enjeux dont il faut tenir compte et qui dépassent largement le simple choix d’outils de collecte et leur élaboration. La conduite d’entretiens nécessite un cadre de confiance afin que les personnes livrent leur vécu. Ce cadre se révèle d’autant plus important lorsqu’il s’agit des questions personnelles, délicates ou douloureuses. Considérant le dévoilement unidirectionnel du participant, le chercheur est appelé à porter une attention particulière pour éviter le risque d’instrumentalisation du vécu des individus plus vulnérables. En contexte de recherches sensibles, le respect et le bien-être des personnes doivent primer en tout temps, et la mise en place d’un cadre du « prendre soin » du participant s’avère nécessaire. Diverses précautions et attentions peuvent être mises de l’avant pour y arriver. Cette section propose une réflexion méthodologique sur la façon de procéder, à la lumière de nos expériences dans les projets susmentionnés.

Le recours à une maquette d’entretien

Considérant la sensibilité des thèmes abordés dans les différents projets de recherche, une maquette d’entretien (Van der Maren, 2010), comprenant les finalités de la recherche de même que les thèmes abordés, avait été acheminée par courriel à chaque participant une semaine avant la tenue des rencontres. Le recours à la maquette leur permettait alors d’amorcer une réflexion et d’organiser leur pensée afin de se préparer aux échanges. Puisque les entretiens ne visaient pas l’effet de surprise, cette préparation s’avérait pertinente et favorisait la compréhension profonde de l’expérience vécue. En raison de l’effort de mémorisation nécessaire afin de livrer des informations de qualité, cet outil fournissait une aide précieuse attestée à moult reprises par les personnes participantes. L’envoi préalable de la maquette a d’ailleurs conduit à dégager un autre constat : puisque les personnes disposaient de la maquette et étaient au fait des thèmes à aborder, nous posions très peu de questions. Les participants se livraient d’eux-mêmes et répondaient à presque toutes les questions sans que nous ayons à les leur poser, ce qui, en contexte de recherche sensible, s’avère un avantage indéniable. En effet, parce que les participants anticipaient les questions, nous pouvions éviter de trop nous insinuer dans des terrains délicats et potentiellement douloureux pour le participant, ce dernier livrant des éléments avec lesquels il était à l’aise.

En outre, s’agissant de recherches sensibles, il semblait important de préparer les personnes à ce qu’elles allaient livrer. Le recours à la maquette a donc permis de collecter des données plus riches, plusieurs ayant relevé l’impossibilité pour eux de livrer le même témoignage en l’absence de cette étape préalable. Mais de façon plus importante, la transmission d’une telle maquette semblait plus respectueuse des personnes dites vulnérables, car elle favorisait une introspection sur ce qu’elles souhaitaient partager avant la rencontre et l’arrivée du chercheur. Cette note tirée du journal de bord du 3e projet illustre avec éloquence l’utilité de la maquette : « [L]a participante affirme que la maquette est nécessaire. Elle est submergée d’émotions dès la première question et affirme que cela aurait été pire sans maquette. Elle avait besoin de se préparer. »

Enfin, en référant aux niveaux méso et micro-éthiques de Martineau (2007), l’utilisation de la maquette contribue indéniablement au réel consentement libre et éclairé des participants. Avant même de nous rencontrer, ces derniers connaissaient la teneur de l’entretien, son objectif et les questions qui auraient le potentiel de les ébranler.

Le déroulement de l’entretien avec des personnes vulnérables

Les entretiens avec des personnes vulnérables dans le cadre des projets ont nécessité notamment d’adapter le formulaire de consentement afin de prévoir la possible suspension de l’obligation de confidentialité si nous avions des raisons de croire que l’intégrité et la vie d’un participant étaient en danger. Ce type d’adaptation n’est pas chose courante dans le domaine des sciences de la gestion en raison de l’objet d’étude qui vise d’abord le travail. À titre d’exemple, nous avons pris la décision de contacter le Centre de prévention du suicide[1], alors que les propos d’une participante nous amenaient à penser qu’elle pourrait mettre fin à ses jours. Dans la même veine, nous nous dotions, avant l’entrevue, de la documentation qui décrivait l’aide possible dont les personnes participantes pourraient avoir besoin, en cours d’entretien ou après. Il s’agissait notamment de groupes de soutien. Par exemple, dans le cas du projet sur la conciliation du travail et des responsabilités de soins, nous détenions de la documentation offerte par les regroupements d’aide aux personnes aidantes. Ces précautions s’avéraient de mise pour mieux gérer les éventuels débordements émotifs auxquels le chercheur en gestion s’expose et pour lesquels il dispose de moins d’outils pour intervenir, contrairement à celui en travail social ou en psychologie, rompu à ces situations par sa formation. S’il peut apporter un certain soutien émotionnel lors de l’entretien, par l’écoute active dont il fait preuve, et un soutien instrumental en dirigeant les participants aux services adéquats, il n’est pas formé comme intervenant en relations d’aide. Il importe d’ailleurs de distinguer l’intervention sociale et la recherche, même si des habiletés similaires peuvent être sollicitées.

Notons également que la prérogative du choix du lieu revenait au participant afin qu’il se sente disposé à livrer son expérience. Il apparaît par ailleurs quasi impossible de réaliser ce type d’entretien autrement qu’en personne afin de faire montre d’égard et d’empathie envers le participant (Nal, 2015), et donc d’offrir un certain soutien social. Dans les cas à l’étude, il y a une grande diversité de milieux de réalisation des entretiens : au travail, dans un lieu public ou à la maison.

Les grilles d’entretien semi-directif pour chacun des projets tenaient aussi compte de la vulnérabilité des personnes à rencontrer. Elles ont toutes trois fait l’objet de révision à plusieurs reprises afin de peaufiner les questions et de revoir la structure des entretiens de manière à tenir compte de la dimension sensible de l’objet d’étude. Bien que la révision permanente de l’outil de collecte soit le propre du qualitatif (Huberman & Miles, 1991), cela est d’autant plus vrai en contexte de recherche avec des personnes vulnérables. La grille doit être respectueuse de la personne non seulement au regard de la façon dont les questions sont posées, mais aussi en lui laissant suffisamment de place pour s’exprimer et raconter son histoire sans trop la guider ou l’interrompre. Alors que les personnes rencontrées se dévoilaient volontairement sur des aspects privés et délicats, nous notions néanmoins que nous procédions à une certaine incursion dans leur vie. La frontière entre ce qui peut être recueilli et ce qui devrait demeurer dans le champ du privé s’avérait alors ténue. Dans ce cadre, et malgré la signature d’un formulaire de consentement, assurant la confidentialité, il importe de veiller à ce que les objectifs de recherche s’infléchissent devant les intérêts et le bien-être des participants pour éviter « l’endettement du chercheur » (Sakoyan, 2008, p. 13). Les rappels, à maintes reprises, de la participation volontaire, de la possibilité pour les participants d’éviter de répondre à certaines questions qui les indisposaient et de leur droit de retrait à tout moment constituaient autant d’occasions de prendre soin du participant. Prendre soin consiste aussi « à veiller à ce que l’entretien ne déborde pas, émotionnellement, au-delà de ce que la personne pourrait supporter » (Nal, 2015, p. 7). En ce sens, les questions étaient limitées au minimum. En guise d’exemple, pour l’un des projets, après la tenue de quelques entretiens, l’ordre des questions de même que la façon de les poser ont été modifiés afin de mieux comprendre la réalité des personnes rencontrées avant d’aborder l’objet d’étude. Dans certains cas, nous évacuions des questions si le participant semblait trop sensible ou trop fragile. Dans ces cas, une adaptation à la personne était essentielle, car son bien-être primait sur les objectifs de la recherche, tel que l’illustre cette note d’un des journaux : « Il y a certaines questions que je ne pose pas, car je sens la personne trop fragile et l’éthique dépasse les besoins liés à l’objectif de recherche. » Cet aménagement des questions peut conduire à un allongement de la collecte de données, puisque certaines entrevues ne permettent pas de répondre à l’ensemble des objectifs de recherche et qu’il devient nécessaire de rencontrer d’autres personnes.

Considérant la sensibilité de certains thèmes, notamment ceux abordant le deuil et la prise en charge d’un proche, doublée de la nécessaire adaptation pour chaque entretien, le choix de ne pas embaucher d’assistants de recherche pour conduire les entretiens s’imposait, car nous devions nous charger de cette délicate tâche. Cette entrée dans le journal en fait état :

Il est vraiment préférable de faire les entretiens nous-mêmes et non par des étudiants ou par la professionnelle de recherche qui avait été embauchée même si cela allégeait notre collecte de données. Le sujet est trop délicat pour déléguer cette partie du travail.

Sur un même thème ou objet d’étude, les participants ne vivent pas les mêmes émotions. Par exemple, les personnes endeuillées n’abordent pas toutes cette épreuve de façon monolithique et, en ce sens, il n’y a pas de « meilleure pratique » à mettre en place, d’où la nécessaire attention aux émotions et aux besoins des personnes rencontrées. Alors que certains vivent de réels débordements émotifs, d’autres arrivent à parler avec sérénité, malgré une certaine similitude des expériences abordées. Néanmoins, il est manifeste que les personnes rencontrées vivent des émotions lorsqu’elles livrent leur témoignage. C’est notamment pour cette raison que tous les entretiens se terminaient plus légèrement, en remplissant une fiche contextuelle. Ces fiches avaient pour visée première de recueillir des compléments d’information sur chaque participant (données sociodémographiques et autres données factuelles liées à l’objet d’étude). Mais il s’est rapidement avéré qu’elles permettaient de terminer l’entretien en douceur : « [...] remplir la fiche à la fin est une bonne idée, surtout quand l’entrevue est émotive. Ça permet de clore l’entrevue sur une note moins dramatique. »

Les entretiens avec des personnes vulnérables posent assurément plusieurs défis, dont la nécessité d’accompagnement par un tiers, pour certains participants. Cette demande inhabituelle en sciences de la gestion faisait en sorte que des participants pouvaient requérir la présence d’un tiers, non seulement pour un soutien émotif, mais parfois littéralement pour livrer leur témoignage. Dans le cadre du projet portant sur les personnes accommodées en milieu de travail, une personne trisomique ne pouvait participer seule à l’entretien. C’est donc sa mère qui répondait aux questions posées, ce qui a nécessairement entraîné des limites méthodologiques. De surcroît, des questions d’ordre éthiques se sont posées. S’agissait-il de son consentement ou de celui de sa mère? Était-il réellement éclairé? Le témoignage reflétait-il vraiment sa pensée et son vécu?

Il ne pouvait pas dire comment il se sentait, ça reste la perception de sa mère sur comment il se sentait. C’est donc moins riche et, au plan éthique, ce que sa mère dit ce n’est pas lui qu’il l’a dit.

Un nécessaire espace de parole pour le participant

La réalisation d’entretiens avec une diversité de personnes vulnérables permet de mettre en évidence le fait qu’en participant à la recherche, ces personnes disposent d’un espace de parole dont ils ont grand besoin. En prenant acte de ce besoin, il s’avère nécessaire d’ajuster le temps à allouer aux entretiens, ce qui peut s’avérer aussi imprévisible que chronophage, dans certains cas. En conséquence, assez tôt dans le projet, la planification des entretiens a tenu compte de ce besoin d’expression des participants :

Quand on prévoit un entretien, on ne prévoit pas autre chose après (genre réunion ou autre entrevue). Être libre de son temps permet de ne pas se sentir pressé et de mieux gérer les débordements émotifs qui sont somme toute fréquents

Extrait du journal de bord du 2e projet

Qui plus est, il peut s’avérer particulièrement difficile de clore un entretien en recherche qualitative, alors que le participant s’est livré avec sincérité et qu’il demeure fragile au moment du départ. Dans plusieurs cas, en ressentant la fragilité des participants, il nous a semblé nécessaire d’allonger les entretiens pour leur permettre de reprendre le contrôle de leurs émotions et pour nous assurer de ne pas les quitter promptement, en état de souffrance. En ces circonstances, il devient parfois ardu de mettre fin à l’entretien. Après plus de quatre heures de discussion, la concentration s’amoindrit et les besoins physiologiques (faim et fatigue) se font sentir. Dans ces circonstances, l’allongement des rencontres ne concernait pas directement les objectifs de la recherche, il visait plutôt le respect et le « prendre soin » du participant.

Le temps consacré à l’entretien variait selon la personne rencontrée, selon ce qu’elle avait à raconter, la façon dont elle souhaitait livrer son vécu et le lieu où se déroulait la rencontre. Plusieurs entretiens se sont tenus chez le participant, souvent parce que ce dernier ne pouvait pas se déplacer. Cette incursion dans le milieu de vie du participant permet de mieux saisir la réalité des personnes. « On voit l’environnement, donc on comprend mieux la situation » (Extrait du journal de bord du 3e projet). En ce sens, nous devions prévoir le temps nécessaire à la conduite des entretiens afin que les personnes sentent qu’elles disposent de temps pour parler à leur aise, ces dernières ayant souvent besoin de s’exprimer, et ce, au-delà des thèmes de recherche. Notre décision de procéder nous-mêmes à la réalisation des entretiens s’est confirmée alors qu’une note dans le journal de bord atteste que « [l]es personnes méritent qu’on prenne notre temps pour elles » (Extrait du journal de bord du 1er projet). La recherche qualitative se veut un art de la rencontre (Jeffrey, 2004) où il ne suffit pas de simplement respecter l’autre ou de se tourner vers le point de vue des acteurs. Il faut en outre leur permettre de s’exprimer (Becker, 1996). Cette possibilité de s’exprimer instaure réellement un climat de confiance inhérent au caractère relationnel entre le chercheur et les interviewés (Buckle, Corbin Dwyer, & Jackson, 2010), notamment s’il s’agit de sujets plus sensibles, voire souffrants (Bourgeois-Guérin & Beaudoin, 2016). Par exemple, en prenant le temps d’écouter le récit d’une histoire qui n’était pas en lien avec les objectifs de la recherche, on favorise un climat de confiance, propice aux confidences.

Malgré leur souffrance, le fait de pouvoir parler et partager leur expérience a semblé être apprécié ou, plus encore, libérateur pour d’aucuns. Plusieurs nous remerciaient avec émotion de nous intéresser à ces thèmes de recherche comme l’illustrent ces différentes notes :

L’entretien semble vu comme un exutoire, une occasion de parler et d’être écouté, peut-être davantage que comme une participation à une recherche! Après l’entretien, la dame m’a fait une demande d’amitié sur Facebook. C’est comme si des liens se tissent avec les personnes rencontrées

Extrait du journal de bord du 2e projet

Comme mentionné précédemment, les trois projets ont en commun la difficulté à atteindre les objectifs de recherche. Puisque les personnes ont un réel besoin de s’exprimer et qu’il est indispensable de les écouter, leur discours déborde du thème, rendant difficile la conduite de l’entretien. En ce sens, l’entretien semi-directif, planifié dans le devis de recherche, s’est avéré un peu plus ouvert que s’il portait sur un autre thème moins sensible, compte tenu de la nécessité de laisser l’espace de parole aux participants. L’ajustement a cependant permis d’obtenir des témoignages plus profonds concernant les thématiques liées à l’objet de recherche, comme l’expriment ces notes à la suite d’un entretien avec une proche aidante :

Elle avait un grand besoin de parler et c’est nécessaire d’écouter. On prend une pause de l’entrevue pour regarder des photos, visiter la maison. C’est utile à l’entretien, car ça permet de créer un lien de confiance… Je laisse dévier. Même si certains thèmes ne m’intéressent pas sur le plan scientifique, je pose des questions. Je sens que c’est trop central pour la personne et que si je n’aborde pas cela, ce serait vu comme un manque d’intérêt de ma part.

Les contextes décrits permettent de mettre en vitrine une tension vécue par le chercheur en pareilles circonstances. Tout en faisant preuve d’empathie, il faut néanmoins garder en tête les objectifs de recherche, qui justifient la rencontre avec le participant. Cette tension se présente alors comme un déchirement entre d’une part, le désir d’écoute et de soutien et, d’autre part, les objectifs scientifiques : « Il semble que l’empathie prenne souvent le dessus, mais on réussit à aller chercher ce qu’on veut. Mais, on est très peu directives » (Extrait du journal de bord du 3e projet).

La recherche avec des personnes vulnérables sort du cadre classique et unidirectionnel, puisque chacune des personnes qui participent à l’entretien poursuit un intérêt : le chercheur qui collecte des données et le participant qui a un besoin d’expression (Demaziere & Zune, 2019). Dans ces circonstances, il est possible que sur le coup de l’émotion ou en raison d’un besoin d’expression, elles aient livré des choses qu’elles auraient peut-être préféré, après réflexion, conserver pour elles. Le risque d’endettement du chercheur peut également être minoré en remettant le verbatim de l’entretien au participant par la suite afin qu’il puisse retirer lui-même certains extraits de son témoignage. Cette étape a été faite dans le cadre du plus récent projet, celui des aidants en emploi. Cette façon de procéder semble respectueuse tant des personnes que des principes éthiques qui gouvernent notre rencontre avec elles. En somme, les considérations liées au bien-être des participants passent avant le progrès des connaissances.

L’exploration de la sensibilité, de la vulnérabilité et de la réflexivité des chercheurs

Si les recherches sensibles mettent les chercheurs en présence de personnes vulnérables, elles les confrontent par ailleurs à leur propre vulnérabilité, parfois sans qu’ils s’y soient préparés où qu’ils l’aient anticipé. Dans certains cas, malgré un thème sensible, les entretiens se sont bien déroulés et les participants ont partagé leur expérience de façon sereine. Si certains ont été envahis par leurs émotions et leur peine, il demeurait possible de ne pas nous sentir trop déroutés. Même étreints par leurs sentiments, certains participants arrivaient à répondre aux questions, voire insistaient pour le faire. Ils mentionnaient dans ces cas de figure avoir besoin de parler et que cet exercice s’avérait sain ou libérateur tel que l’illustrent ces notes du journal :

Même si la personne pleure beaucoup pendant tout l’entretien qui dure 2 h 15, je me sens à l’aise. […] Elle se livre, voire se délivre. J’écoute et cela est suffisant pour cette personne. Je réussis à aller chercher de l’information pertinente, mais je suis satisfaite du temps passé avec une personne en souffrance, j’ai un sentiment d’utilité.

À l’opposé de ce type de situation, d’aucuns nous confrontaient à nos limites et induisaient une charge émotive lourde à porter, surtout dans un contexte où nous ne nous attendions pas à ce que la personne nous partage certaines informations ou idées. Ce fut notamment le cas lors d’un entretien avec une proche aidante qui a fait part de son état de précarité économique et du fait qu’elle peinait à nourrir sa famille étant contrainte de travailler à temps partiel pour prendre soin de son fils. Le journal de bord fait état d’un sentiment d’impuissance : « J’ai envie de l’aider dans la mesure de mes moyens. Encore une fois, cette histoire me perturbe ». D’autres révélations se sont avérées très troublantes et ont imprégné nos pensées des jours durant. Cette situation met en évidence la difficulté de s’aventurer en ces eaux sans détenir une formation en relation d’aide qui permettrait possiblement de mieux compartimenter les émotions ressenties et de faire plus facilement la distinction entre l’atteinte des objectifs de la recherche et le fait de porter assistance à une personne souffrante.

Alors que certaines personnes rencontrées étaient très sereines par rapport à leur vécu difficile, leur témoignage a parfois été tellement pénible à entendre au regard de la sensibilité du sujet que nous avons eu l’impression de faire immixtion dans la vie de la personne en vivant un sentiment d’imposteur. Ce sentiment a été recensé à plus d’une reprise dans les journaux de bord, mais c’est ce passage qui l’exprime avec le plus d’éloquence. Il est noté à la suite d’un entretien avec une jeune femme proche aidante de 22 ans ayant temporairement cessé de travailler pour accompagner sa mère en phase terminale :

Je me sens mal, je sens que je pose des questions intrusives, que je ne devrais pas lui faire vivre cela, que je ne veux pas la blesser même si elle m’en parle calmement et de façon naturelle. Je trouve difficile de recevoir ce genre de témoignages, je ne me sens pas outillée pour cela. Dès qu’elle quitte, je fonds en larmes. Ça fait une semaine que je l’ai rencontrée et j’y pense encore.

Les thèmes abordés dans les projets touchaient le plus souvent à une forme de tristesse chez les participants. Toutefois, dans certains cas, la colère et parfois l’agressivité dominaient les propos. Bien que cela n’ait pas été chose courante, en faire mention semble à propos. Une rencontre avec une personne accommodée en milieu de travail en raison de plusieurs troubles psychologiques et d’atteintes à la santé mentale a confronté l’une d’entre nous à un niveau d’agressivité inattendu. La participante à l’étude avait beaucoup de colère à exprimer, ce qui a pris la chercheuse complètement au dépourvu. Si face à la tristesse le chercheur peut faire montre d’écoute, la colère nécessite d’autres habiletés. Dans une telle situation, la chercheuse s’est sentie plutôt impuissante : « Elle s’est mise à crier pendant l’entrevue, je ne savais pas comment la désamorcer. »

Pour faire face aux défis que représente la conduite d’entretiens sur des thèmes sensibles, nous avions pour rituel de nous téléphoner à la suite de chaque entretien. Ces appels avaient pour objectif premier de discuter du contenu entendu, mais en plusieurs occasions, ils ont surtout permis de partager la charge émotive reçue. Il faut souligner que la souffrance exprimée par les participants s’accueille différemment lorsqu’elle trouve une résonance chez le chercheur en raison de la réminiscence de son propre vécu. En ces moments, nous avions nous aussi besoin de ventiler certaines émotions comme l’illustre cette entrée d’un journal :

Écouter le récit de la mort d’un enfant, ça me remue, ça me rappelle mon expérience et la mort de mon fils. C’est parce que je l’ai vécu que je m’y intéresse, et je sens une légitimité à le faire pour cela. Mais, il reste que c’est difficile à écouter et de se dégager émotivement

Extrait du journal de bord du 1er projet

Ce type de recherche met en scène une expérience subjective engageant la propre sensibilité du chercheur qui peut être l’occasion de le faire grandir personnellement et non seulement professionnellement, en plus de générer un sentiment d’utilité lorsque les participants le remercient de s’intéresser à ce thème, à leur vécu. En revanche, s’exposer à ces témoignages génère le risque, pour le chercheur, de se trouver en position délicate si sa vulnérabilité est atteinte alors qu’il ne s’y en attend pas, notamment s’il désire rencontrer les personnes de façon sincère tel que le met en exergue Horvais (2019) :

Dès lors qu’il veut minimiser autant qu’il est possible le surplomb social qui l’affecte et qui risque de troubler le dialogue avec ses interlocuteurs, il doit accepter de perdre les assurances symboliques que lui confère son statut

p. 41

Si les participants livrent un vécu difficile à entendre, dans un contexte émotif, il importe que le chercheur fasse montre de contrôle personnel afin que ses propres émotions ne prennent pas le dessus sur lui, évitant par le fait même de transférer cette charge émotive à la personne qui a accepté de le rencontrer. Le choix d’un objet de recherche se trouve parfois lié à sa propre expérience. Dans ces circonstances, en raison du risque élevé de résonance émotive pour le chercheur, induit par les témoignages, il semble préférable de se limiter à un seul entretien par jour contrairement à d’autres types de recherches où il est possible d’en réaliser quelques-uns.

Étant imprégnée par le discours et la vulnérabilité des personnes, l’analyse des données devient aussi difficile à réaliser afin d’éviter les interprétations tendancieuses sur un sujet sensible tout comme le risque du « syndrome compassionnel et de valorisation normative du point de vue du faible » (Demazière & Zune, 2019, p. 17). La recherche sensible comporte également le piège pour le chercheur de créer des attentes chez les personnes qu’il rencontre (Andoh, 2019). Rappeler l’objet de recherche, mais également le rôle du chercheur s’avère donc nécessaire. Il ne faut pas non plus négliger la nécessité de prendre soin de soi en tant que chercheur, dans le contexte de recherches sensibles qui font émerger tant d’émotions. L’utilisation du journal de bord pour évacuer le trop-plein d’émotions et des discussions entre collègues (sans compromettre la confidentialité des échanges et l’anonymat des participants) pour partager l’expérience vécue semble des pistes salvatrices. Il ne faut pas non plus écarter le recours à un soutien psychologique professionnel si la situation s’avère trop difficile à porter.

Conclusion

En sciences de la gestion tout comme dans d’autres champs d’études, certains objets de recherche s’avèrent « sensibles » et réalisés auprès de personnes vulnérables. En dépit des défis que ces thèmes de recherche posent, il importe de ne pas les mettre à l’écart, parce que renoncer à les étudier, par pudeur, comporte du même souffle le risque de perpétuer les tabous et de maintenir l’incompréhension à l’égard de certaines réalités en milieu de travail (Nal, 2015). Aborder des sujets sensibles même dans des domaines où cela s’y prête moins à première vue permet de donner la parole aux personnes en accédant à leur réalité, à leur vécu authentique. La vulnérabilité doit non seulement être prise en considération, mais recevoir un traitement adapté qui dépasse l’éthique au sens procédural du terme.

Les recherches sensibles, les entretiens particulièrement, foisonnent d’enjeux et de dilemmes éthiques que le chercheur ne peut ignorer (Caldairou-Bessette, Vachon, Bélanger-Dumontier, & Rousseau, 2017). Les projets qui font l’objet de cet article n’y ont pas échappé. Dans ce type de recherche, le chercheur doit constamment se tenir en équilibre sur la mince frontière entre l’incursion inopportune dans la vie privée de la personne participante et l’exercice délicat de poser des questions difficiles qui fourniront du matériel pour atteindre les objectifs de la recherche. Qui plus est, en abordant des situations potentiellement émotives pour la personne participante, le risque de confusion entre la verbalisation du vécu à des fins thérapeutiques par rapport à un contexte de recherche peut s’avérer problématique. La mobilisation de plusieurs stratégies avant, durant et après l’entretien permet de contourner cette possible confusion. D’abord, l’envoi à l’avance de la maquette d’entretien revêt le double avantage de permettre à la personne de bien camper le contexte de recherche, de clarifier l’objectif de la rencontre et de mieux la contextualiser. Le logo de l’université et la mention de l’approbation par le comité d’éthique de la recherche qui accompagnent ce document aident à tracer la ligne entre la thérapie et la recherche. Ensuite, lors de l’entretien, si la personne ressent une forme de détresse en se replongeant dans son vécu, le fait de pouvoir offrir de la documentation qui expose les ressources d’aide à sa disposition contribue à bien circonscrire les rôles. Autrement dit, l’entretien de recherche peut susciter un malaise, mais des ressources externes au chercheur peuvent le dissiper. Finalement, après l’entretien, en laissant la possibilité à la personne de relire le verbatim des propos qu’elle a livrés offre l’occasion à la personne de revenir sur ceux-ci, le cas échéant.

Aborder des sujets sensibles peut aussi conduire à un dilemme pour le chercheur : est-ce que demander à une personne de se replonger dans de douloureux souvenirs pour recueillir des données de recherche en vaut la peine? Notre expérience dans trois projets différents permet sans l’ombre d’un doute de répondre par l’affirmative à cette question. La verbalisation du vécu des personnes participantes, aussi difficile soit-elle, présente une occasion appréciée de prise de parole. Cette occasion de parler s’avère salvatrice, puisque la personne peut s’ouvrir, sous le couvert de la confidentialité, ce qui présente un avantage dès lors que les précautions précédemment exposées sont respectées.

En termes praxéologiques, cette contribution permet d’outiller les chercheurs quant aux précautions à prendre au regard de la méthodologie des recherches sensibles auprès de cette population vulnérable en gestion des ressources humaines, afin d’en « prendre soin », sans franchir la frontière entre la recherche et la thérapie.

La poursuite de la réflexion s’avère cependant nécessaire. Le journal de bord paraît particulièrement pertinent pour mieux comprendre les enjeux liés à la recherche, mais également pour permettre au chercheur de s’adonner à une réflexivité sur ses façons de faire. Il permet un regard a posteriori sur la démarche menée, mais plus encore de porter un regard sur soi-même, avec la distance nécessaire pour mener à bien cette réflexion riche de diverses manières.