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Introduction

Les enjeux de participation font partie des discours et des pratiques contemporaines. Le champ de la recherche est concerné par cette vague participative et mérite que l’on s’y attarde (Favre et al., 2018). Terme flou, polysémique, « notion fluide et contingente » (Carpentier, 2016, p. 56), la participation demande à être définie et la participation des personnes concernées à la dynamique de recherche implique une réflexion sur les savoirs et leur articulation. Si l’existence de savoirs issus de l’expérience ou de la pratique est de plus en plus reconnue, la place à accorder à ces savoirs dans le champ de la recherche fait débat, tout comme la manière de les mobiliser.

Il sera ici question d’une méthode de recherche, la méthode d’analyse en groupe (Van Campenhoudt et al., 2005), et des types de savoirs qu’elle permet de produire. La recherche a été menée par trois chercheures et un chercheur (ce dernier n’a pas participé à la rédaction de cet article, d’où l’utilisation parfois du masculin pour désigner le groupe de recherche et le féminin pour désigner les auteures de cet article). À partir de regards croisés de ces chercheures de différentes disciplines (psychologie, sciences de l’information et de la communication, et sociologie) ayant expérimenté ensemble cette méthode d’analyse en groupe (MAG), nous proposerons une réflexion sur son usage en sciences humaines et sociales. Nous interrogerons la pertinence de cette méthode au sein de nos épistémologies respectives et la façon dont elle a pu s’enrichir de nos positionnements différents.

Dans cet écrit, nous présenterons le cadre de la recherche portant sur la place des personnes accompagnées dans la formation en travail social, le choix de la méthode et sa mise en oeuvre. Nous examinerons ensuite, à partir des débats suscités par la rencontre entre les différents types de savoirs (académiques, professionnels et issus du vécu), ce que la MAG produit. Enfin, nous proposerons une réflexion sur les enjeux épistémologiques et éthiques soulevés par cette expérience. Si l’ensemble du protocole de recherche s’inscrit dans une visée collaborative, la rédaction de cet article est le propre des chercheures.

D’une réflexion institutionnelle à un objet de recherche

Au sein des établissements de formation en travail social, la participation des personnes accompagnées à la formation des travailleurs sociaux connaît un intérêt renouvelé. Le plan d’action en faveur du travail social et du développement social, publié en 2015, prévoit que « des personnes accompagnées dans le cadre de dispositifs sociaux interviennent dans les formations initiales et continues » (Ministère des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes, 2015, p. 13), et rend cette participation obligatoire.

La pratique à cet égard n’avait pas attendu le plan pour se mettre en acte et des séquences pédagogiques étaient organisées depuis plusieurs années avec la participation de personnes. Mais jusqu’alors, elle n’était pas systématique et dépendait de la volonté de cadres pédagogiques. L’institutionnalisation est venue interroger les pratiques des formateurs ainsi que le statut et les rôles des personnes accompagnées. Elle a mis en relief le questionnement sur les différents types de savoirs afférant à la définition du travail social. L’article D.142-1-1 (Décret n°2017-877 du 6 mai 2017 relatif à la définition du travail social) souligne ainsi l’existence des « savoirs issus de l’expérience des personnes bénéficiant d’un accompagnement social, celles-ci étant associées à la construction des réponses à leurs besoins ». Ces savoirs sont à conjuguer avec les savoirs universitaires en sciences sociales et humaines, et les savoirs pratiques et théoriques des professionnels du travail social.

Face à cette directive et fort des expériences pratiquées, l’Institut Régional de Travail Social (IRTS) Hauts-de-France a mobilisé son Pôle recherche afin de développer des connaissances permettant de mieux cerner les enjeux liés à la participation des personnes accompagnées à la formation des travailleurs sociaux. Cette préoccupation s’inscrit par ailleurs dans un groupe de recherche autonome sur la participation (GRAP) réunissant depuis 2016 l’IRTS Hauts-de-France, Agir tous pour la dignité (ATD) Quart Monde, l’équipe de recherche Handicap, autonomie et développement de la participation sociale (HADéPaS) de l’Université Catholique de Lille (UCLille) et l’abej Solidarité. Ce GRAP réfléchit à l’articulation des savoirs et à la participation des personnes accompagnées dans les dynamiques de recherche et dans les interventions qui les concernent. Wynne (1999) nous amène à distinguer les savoirs profanes faits de connaissances concrètes et locales s’appliquant à une réalité dense et multidimensionnelle, des savoirs experts faits de connaissances standardisées, générales et abstraites, qui permettent l’action à distance. C’est le même type de distinction entre les différents types de savoirs et leurs fondements qui est proposé par ATD Quart Monde : le savoir scientifique, celui de ceux qui mènent des recherches, est fondé sur des critères de logique; le savoir d’action, celui de ceux qui interviennent comme professionnels, est fondé sur des critères d’efficacité; le savoir de vie, celui de ceux qui ont vécu la misère, est fondé sur des critères de sens vécu.

Ainsi, si on postule que différents types de savoirs existent, il faut penser leur articulation, et ce, dans la construction même de nouveaux savoirs liés à la recherche. L’idée est donc, dans la recherche évoquée ici, de mobiliser ces différents savoirs afin de réfléchir à la participation des personnes accompagnées à la formation des travailleurs sociaux, et de leur donner une place dans la dynamique de recherche.

Le choix de la méthode d’analyse en groupe

Dans le domaine de la recherche, la méthode se définit en fonction de l’état de l’art, de l’objet traité, mais aussi des chercheurs engagés. Dans la recherche menée par l’IRTS Hauts-de-France, plusieurs méthodes ont été mobilisées pour mener à bien le recueil de données. En plus d’entretiens compréhensifs menés auprès de cadres pédagogiques, de professionnels de l’intervention sociale, d’étudiants et de personnes accompagnées, il a été décidé de mettre en place une méthode permettant de faire se rencontrer, dans le même temps, ces savoirs : la MAG. L’objet de recherche en lui-même, la participation, nous a invités à choisir celle-ci, engageant chacun des acteurs à participer à la recherche en question, sous une forme la plus démocratique possible. La MAG, initiée par Van Campenhoudt et al. (2005), a pour postulat que la connaissance des personnes participantes ne se limite pas à une connaissance pratique ou immédiate, qui serait opposable à une connaissance construite et distante du chercheur. Cette méthode implique un choix épistémologique fort, puisqu’elle établit une continuité entre les savoirs sociaux et les savoirs scientifiques, ou autrement dit entre les savoirs profanes et les savoirs experts, pour reprendre la distinction évoquée plus haut, en mobilisant les capacités réflexives des acteurs.

Elle amène à mettre autour de la table les différents acteurs à « égalité de dignité » (Bertheau, 2014, p. 231). Les auteurs qualifient la MAG de « radicale démocratique » (Van Campenhoudt et al., 2005) au sens de Ricoeur qui définit comme démocratique une société qui se reconnaît comme divisée et se donne pour finalité d’arbitrer, par le débat, ses conflits en y associant le plus grand nombre.

Les personnes invitées à participer à une MAG viennent parce qu’elles sont concernées par la problématique. Leurs expériences concrètes proposées et analysées contiennent les enjeux institutionnels et sociétaux. La méthode a été retenue car elle permet aux acteurs concernés de dire ce qu’ils font, d’entendre ce que les autres font et d’y réfléchir ensemble. Tous les acteurs deviennent ainsi des chercheurs impliqués dans l’analyse. Les chercheurs de métier leur transmettent simplement une méthode, un cadrage pour y parvenir. Cette dernière est très formalisée. Son pari est le suivant : le contexte posé par le chercheur et les exigences de la méthode diffèrent tellement d’une conversation courante que l’on tendra vers une neutralisation des rapports de force entre les acteurs participants.

La MAG ne vise pas un consensus entre les différents points de vue qu’elle fait justement apparaître. Elle vise plutôt à élaborer un accord sur la façon dont on présentera les désaccords. Le présent article suivra ce principe. Le lecteur ne sera donc pas étonné de retrouver les différents points de vue autour des éléments d’analyse qui ont été dégagés.

Le déroulement d’une méthode d’analyse en groupe

Une MAG doit être constituée d’un groupe de personnes (idéalement une douzaine) qui ont eu une expérience directe ou sont concernées par la thématique choisie. Les chercheurs ont des rôles définis : le chercheur-animateur pose les principes et régule la parole, le chercheur-rapporteur prend des notes des récits, interprétations et échanges, et restitue la synthèse, l’analyse et les pistes théoriques.

Les échanges au cours de ces journées font l’objet d’un enregistrement audio transcrit par la suite en respectant l’anonymat des participants.

La méthode, rigoureuse et cadrée, comprend quatre phases :

  • Le récit : Chaque participant vient en séance avec une proposition de récit relatant une expérience vécue en lien avec le thème choisi (toutes sont consignées). Dans notre cas, le récit a illustré un moment où, au cours d’une intervention de formation, des savoirs ont été échangés. Après un tour de table où chacun est invité à proposer une bande-annonce de son récit, l’un d’eux (au moins) est choisi comme support de la séance. Le participant concerné – appelé narrateur – expose son récit, puis un tour de table permet de poser des questions de compréhension.

  • L’interprétation : un tour de table d’interprétations est organisé; il donne ensuite lieu à des réactions du narrateur. Une nouvelle écoute du récit est possible et permet un second tour d’interprétations (et réaction du narrateur). Tous les propos sont transcrits, de façon à permettre ensuite une analyse exhaustive.

  • L’analyse : les chercheurs effectuent une analyse des convergences et divergences des interprétations proposées par les participants, et relient ces dernières à des apports théoriques permettant de formuler des hypothèses. On cerne ici l’approche inductive de cette méthodologie. Ce travail est ramené en séance et proposé au débat, à la modification, à l’élaboration de nouvelles problématiques par les participants.

  • Les perspectives pratiques et l’évaluation : forts de la prise de recul et des analyses proposées, les participants émettent des perspectives pratiques qui ne visent pas le consensus mais la pluralité des points de vue. Une dernière partie de séance concerne l’évaluation même du déroulement et du vécu de la méthode.

Le Tableau 1 reprend les quinze étapes d’une MAG (Van Campenhoudt et al., 2009, p. 5).

Tableau 1

Les 15 étapes d’une méthode d’analyse en groupe

Les 15 étapes d’une méthode d’analyse en groupe

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Mise en oeuvre de la méthode d’analyse en groupe : composition du groupe de recherche

Une première partie de la recherche sur la participation des personnes accompagnées à la formation des travailleurs sociaux a fait apparaître quatre types d’acteurs concernés : les personnes accompagnées ayant l’expérience d’une participation en centre de formation, les travailleurs sociaux ou autres acteurs les accompagnant dans certains actes de formation, les étudiants ayant vécu un temps de formation avec les personnes accompagnées, et les cadres pédagogiques investis dans cette participation.

Le recrutement s’est opéré selon la connaissance que les chercheurs avaient de ces expériences vécues, notamment par des contacts pris dans la première phase de la recherche. Il paraissait important que les différents groupes d’acteurs soient représentés équitablement. Le groupe s’est ainsi constitué de dix participants : deux cadres pédagogiques (formation des éducateurs spécialisés), deux étudiantes (éducatrice spécialisée, assistante de service social), trois personnes accompagnées ou l’ayant été[1] (Collectif des SDF, ATD Quart Monde, service d’aide à la parentalité), trois travailleuses sociales ou accompagnatrices (assistante de service social d’un service d’Assistance éducative en milieu ouvert, éducatrice spécialisée d’un service d’aide à la parentalité, alliée ATD Quart Monde).

Quatre chercheurs ont animé cette MAG. L’objectif parallèle était en effet de transmettre l’expertise de la MAG développée par deux chercheurs de l’Unité HADéPaS (UCLille) aux deux chercheures de l’IRTS Hauts-de-France. Les fonctions d’animateur et de rapporteur ont donc à cette occasion été expérimentées à tour de rôle.

Déroulement de l’action de recherche

Le déroulement de la MAG s’est fait sur deux journées, à deux semaines d’intervalle. Un courriel rédigé en facile à lire et à comprendre[2] explicitait la démarche de la MAG. Il annonçait la consigne du récit, à savoir « une expérience concrète, positive ou négative, vécue directement par le narrateur », pour mieux préparer les participants au thème et à leur participation. L’engagement des participants représente un investissement en temps conséquent et témoigne certainement de l’importance de la démarche pour eux.

Au vu du déroulement de ces deux jours, une troisième rencontre a été proposée trois mois plus tard afin d’approfondir les échanges autour des pistes pratiques et l’évaluation du processus, et pour permettre aux participants de prendre connaissance de l’écrit du rapport de la MAG – envoyé en amont – et le cas échéant, d’y réagir. Elle a réuni neuf des quatorze participants (dont les chercheurs).

La participation en débat : le récit choisi

Le récit choisi par les participants s’intitulait Les 24 h d’une personne à la rue. Il exposait une intervention pédagogique d’une journée réalisée par trois personnes accompagnées et la coordinatrice du Conseil national des personnes accompagnées, auprès de 80 étudiants de Licence professionnelle des métiers de l’insertion, de l’accompagnement social et de l’urgence sociale. Durant la matinée, les étudiants, divisés en petits groupes, avaient dû raconter la façon dont ils imaginaient les 24 h d’une personne à la rue. Dans l’après-midi était proposée une mise en scène de l’accueil d’un SDF en CHRS, dans laquelle les étudiants prenaient le rôle des personnes accueillies et les personnes accompagnées celui des professionnels.

Le narrateur a fait part de l’étonnement quant aux représentations des étudiants, très éloignées du vécu des personnes accompagnées. Dans l’expérience, une personne accompagnée intervenante, choquée par cette méconnaissance, a exposé des expériences personnelles et, submergée par l’émotion, a dû quitter la salle.

Le narrateur a exprimé comme enjeux : le choix d’une modalité pédagogique participative engageant les étudiants dans une réflexion sur leurs représentations; et l’objectif de faire passer un message aux étudiants autour de l’accueil des personnes vivant à la rue.

L’expérience de la méthode d’analyse en groupe : une prise en compte des différents savoirs et points de vue

Lors de la première journée, toutes les interprétations (92) émises par les acteurs ont été recensées et numérotées. Les chercheurs les ont ensuite regroupées par thématiques afin d’analyser les convergences et divergences. Il y a convergence lorsque deux ou plusieurs interprétations vont dans le même sens, relèvent d’une même explication des phénomènes, se renforcent et se complètent. Il y a divergence lorsque deux interprétations vont dans des sens différents, plus ou moins opposés, relèvent de types d’explication des phénomènes discordants, voire incompatibles les uns avec les autres, et se concurrencent plus qu’elles ne se renforcent mutuellement.

Cinq thèmes principaux ont structuré les interprétations du récit : la participation, la pédagogie, les places et les rôles, les préjugés, les ressentis. Ces thèmes ont été reliés à des apports théoriques et ont donné lieu à des hypothèses, nourries par les regards disciplinaires des chercheurs : les différentes formes de participation, les différents types de savoirs, les représentations sociales, les inégalités sociales, les identifications. Nous n’illustrerons pas dans cet article l’ensemble de ces éléments, mais mettrons en exergue les sujets qui ont fait débat, afin de révéler ce que produit la MAG. Pour cela, nous ferons dans un premier temps état des interprétations qui ont donné naissance aux apports théoriques, et expliquerons la façon dont nous avons choisi de les présenter. Dans un deuxième temps, nous exposerons les hypothèses énoncées et la façon dont elles ont été reçues, débattues et éventuellement transformées.

Voici à présent, à travers quelques exemples de connaissances élaborées, ce que la MAG produit.

Les différentes formes de participation

L’un des objectifs de la participation des personnes accompagnées a été formulé ainsi : « leur donner une belle leçon ». Les chercheurs proposent l’idée d’une revanche des personnes accompagnées à l’égard des futurs travailleurs sociaux. Les participants n’adhérant pas à l’idée de « leçon à donner » reformulent au profit de « faire entendre une belle leçon de vie »[3] aux étudiants.

Un autre point de divergence porte sur l’effet dans le temps : « est-ce que ça reste? », question laissée sans réponses concrètes du fait du manque d’évaluation à ce sujet (ce qui deviendra d’ailleurs une des pistes pratiques développées à la fin du processus de la MAG).

Les limites et les risques concernent la façon de vivre les interventions. Si, pour certains, l’intervention peut aller de soi, pour d’autres elle peut être angoissante. Un risque est pointé : « se mettre en danger, aller trop loin ».

Le débat s’engage autour de l’idée que participer, ce n’est pas que donner, mais aussi recevoir. Certains participants avancent donc l’idée de rencontre entre étudiants et personnes accompagnées où chacun apprend de l’autre : « […] même si on n’est pas étudiants, on peut avoir envie de venir rien que pour l’échange. Participer, c’est contribuer à, pas forcément apporter quelque chose. » Mais cette idée ne fait pas convergence : « […] on vient parce qu’on a une vie derrière dont on vient témoigner, sinon on ferait partie des étudiants ».

Une des quatre chercheurs propose pour apport théorique l’échelle de Sherry R. Arnstein (1969) comportant huit niveaux de participation allant de la forme la moins aboutie, qui relève de la non-participation (la manipulation), jusqu’à une forme relative au pouvoir effectif des citoyens (le contrôle citoyen). Elle avance l’hypothèse suivante : « […] la participation des personnes accompagnées à la formation des travailleurs sociaux peut prendre différentes formes de la participation, et donc aller du contrôle citoyen à la manipulation ». Le groupe adhère à cette hypothèse : « […] on peut être manipulé comme on peut dire ce qu’on veut. Ça dépend de comment on intervient. Parfois on est obligé de dire certaines choses et puis parfois on est libre. » La forme la plus aboutie est celle qui consiste à proposer aux personnes accompagnées repérées pour intervenir auprès des étudiants de participer à l’élaboration et à l’organisation du module de formation. La question qui demeure en suspens, et qui relève bien de la notion de pouvoir, est de savoir comment, sur quels critères et par qui est opéré ce repérage des personnes accompagnées pouvant intervenir dans la formation. La forme la moins aboutie, celle de la manipulation, correspondrait à l’utilisation faite de la présence de personnes accompagnées pour illustrer un point de vue qui est celui du formateur ou du travailleur social accompagnant. L’hypothèse ici présentée fait écho à la relation de dépendance qui peut exister entre la personne accompagnée et le travailleur social. Des participants ont pu évoquer le risque de représailles au sein de l’accompagnement social suite à une prise de parole jugée inadéquate par le travailleur social lors d’une intervention pédagogique.

Les différents types de savoirs

La question du type de parole amenée par les personnes concernées a été soulevée par le groupe. Lors de la présentation des divergences et convergences, certains participants avaient souligné le fait que, pour eux, le témoignage pouvait refléter une parole collective dans le sens où on parle certes de son histoire, mais pour les autres. On porterait la parole des autres. Les idées d’expertise et de légitimité à intervenir avaient également été soulevées lors des tours de table, ce qui renvoyait les chercheurs aux notions de places, de rôles et d’articulation entre les différents savoirs mobilisés.

Suite aux échanges du groupe, les chercheurs ont proposé un apport théorique et des hypothèses relatives aux différents types de savoirs et à leur articulation dans le domaine de la recherche ou de l’enseignement. Après avoir exposé les travaux de plusieurs auteurs (Akrich & Rabeharisoa, 2012; De Lavergne, 2007; Mougeot et al., 2018; Watzlawick et al., 1972; Wittorski, 2004; Wynne, 1999) et illustrés ceux-ci par des exemples concrets, les chercheurs ont proposé plusieurs hypothèses. Nous reprendrons ici celle qui a suscité un débat au sein du groupe et qui nous semble donc révélatrice de cette confrontation des points de vue que permet la MAG.

L’hypothèse était que les personnes accompagnées ont une place dans la formation des travailleurs sociaux, mais que la nature de cette place reste à déterminer. Pour les chercheurs, il ne semblait en effet pas y avoir consensus au sein du groupe sur le type de relation souhaitée. Certains semblaient vouloir que la personne accompagnée se limite à témoigner de son savoir d’expérience (relation complémentaire) et d’autres semblaient souhaiter qu’elle devienne formatrice à part entière et puisse amener d’autres éléments comme des lectures et des réflexions (relation symétrique). Les interprétations mettant l’accent sur le côté authentique et l’émotion semblaient aller dans le sens d’une reconnaissance d’un savoir de vie. Le fait d’être choqué par l’absence de formateur pour préparer la séance peut interroger aussi cette conception d’une articulation des savoirs avec une place et des compétences pour chacun.

Après la formulation de cette hypothèse, un débat est intervenu autour de la place, indéterminée ou pas, des personnes accompagnées. Le terme indéterminé renvoie bien à une vision partagée par les participants, mais le groupe craint que ce terme soit mal compris par des lecteurs extérieurs et réfléchit au terme de qualification, ce à quoi une participante répond : « […] on ne sera jamais qualifié ». Le groupe opte pour le terme défini : cette place n’est pas définie.

Les échanges s’orientent vers une nouvelle problématique : les personnes accompagnées, avec l’expérience de l’intervention, gagnent en compétences sans pour autant obtenir de validation ou de diplôme. Le groupe pointe la nécessité d’une reconnaissance, d’une validation, d’une valorisation ou d’une trace pouvant être portée dans un CV. La question n’est pas forcément pour tout le monde celle de la quête de reconnaissance, mais plutôt celle du statut, ce qui amène à formuler une nouvelle hypothèse : les personnes accompagnées n’ont pas de statut. Un statut amènerait à déterminer plus facilement la place.

La question d’une formation pour les personnes accompagnées est ensuite évoquée et s’achemine vers l’idée d’un référentiel. Le fait que chacun n’ait pas forcément envie d’aller vers ce genre de formation ou de reconnaissance est mis en avant. Certains pointent en effet le risque de professionnalisation de l’expérience vécue et la tendance alors à devenir assimilé à des travailleurs sociaux. Ce à quoi il est répondu : « Non parce qu’un travailleur social n’a pas vécu ce qu’on a vécu. » Ainsi, pour certains, la formation paraît utile pour comprendre mieux et pour qu’ils soient plus clairs lors de leur intervention, sans pouvoir changer le vécu en lui-même.

Il s’agit alors d’être considéré comme professionnel, sans devenir travailleur social. Une participante s’inquiète que les personnes accompagnées y perdent leur spécificité, ce qui suscite une réaction forte de certains membres du groupe, c’est « comme si tu disais aux personnes accompagnées “reste bien dans ta situation” ».

On reformule donc : les personnes accompagnées ont leur place légitime dans la formation des travailleurs sociaux, mais pas de statut défini. Une des chercheurs pointe son désaccord sur cette reformulation qui s’éloigne de la question d’une place qui reste indéterminée. Suite à un échange, l’hypothèse évolue à nouveau : « […] la place qui doit être laissée aux personnes accompagnées dans la formation des travailleurs sociaux fait débat ». Les échanges butent sur la formulation d’une nouvelle hypothèse autour de la complémentarité et/ou de la symétrie des interventions. Une participante pointe le fait que la question de la place se fait dans un système où elle interroge la place des travailleurs sociaux, mais aussi celle des cadres pédagogiques. Faut-il que chacun connaisse sa place? Ce qui revient à dire : chacun reste à sa place. Ou faut-il envisager que la place reste indéterminée de façon à permettre l’évolution?

On propose une nouvelle formulation de l’hypothèse : « Les personnes accompagnées n’ont pas la même place que les autres intervenants », ce qui est discuté notamment par une participante qui vit cette formulation comme « vexante ». Le reste du groupe trouve que cette formulation peut prêter à confusion. Personne ne conteste le fait que les personnes accompagnées doivent intervenir dans la formation des travailleurs sociaux, par contre on ne sait pas où on les place et quelle place on est prêt à leur accorder. Une participante réagit :

En tant que personne accompagnée, quand j’entends ces débats, ça m’interpelle, je ne me sens pas vraiment à ma place, c’est comme si on me dirait [sic] « vous venez ici, vous donnez vos idées, et puis après merci au revoir », alors qu’on a une place quand même parce que je parle en mon nom et aussi au nom des personnes accompagnées.

La phrase « ils ont une place, mais cette place fait débat entre complémentarité et symétrie » est proposée.

Une participante ajoute le fait qu’intervenir en tant que personne accompagnée dans la formation lui donne l’occasion d’apporter quelque chose aux étudiants et que ceux-ci peuvent lui apporter également. Le groupe pointe qu’il s’agit d’une nouvelle hypothèse à formuler : « […] le moment de la formation est un moment de formation mutuelle, d’échange de savoir ».

À la fin de ces échanges, le groupe propose une hypothèse reformulée : « […] la place qui doit être laissée aux personnes accompagnées dans la formation des travailleurs sociaux fait débat ». À la relecture, le groupe souhaite ajouter un complément explicatif. La formulation « fait débat » ne concerne pas uniquement le temps de la MAG, la participation fait débat à un niveau général, dans la société, dans l’ensemble des organismes de formation, etc. Une participante a le sentiment qu’il s’agit davantage d’un constat que d’une hypothèse, ce qui amène à cette dernière reformulation : « Ça [la place qui doit être laissée aux personnes accompagnées] fait débat parce que certaines personnes seront plus ou moins à l’aise avec la symétrie et la complémentarité. »

Les inégalités sociales : chacun sa place?

La thématique des places est revenue à la fois dans les propositions de récit et dans le récit sélectionné. Il pouvait s’agir de questionnements sur la place et le rôle des acteurs – une personne accompagnée expliquant qu’une fois arrivée dans l’amphi devant les étudiants, elle s’est dit « mais qu’est-ce que je fous là? ». Il pouvait s’agir également de l’inversion de places et rôles, quand il s’agit de « se mettre à la place de » l’autre avec pour intention de mieux le comprendre. Il s’agit enfin d’un changement de regard sur la place de chacun en fonction de son statut. Ainsi, une des chercheurs partage une observation issue d’un bilan pédagogique au cours duquel une étudiante explique qu’elle a été mal à l’aise lorsqu’une personne accompagnée est intervenue en amphi, car cette dernière était en bas et que les étudiants « la dominaient » (ce ressenti n’a jamais été formulé lorsque cette place est occupée par un formateur, un professionnel ou un universitaire). Les participants à la MAG estiment que « c’est courageux » pour une personne accompagnée d’intervenir en tant que formateur. Enfin, nous avons relevé que, dans le cadre du récit choisi, ce n’était pas uniquement la situation de formation qui avait interpellé les participants, mais aussi la vie à la rue et ses difficultés.

Pour amener des éléments de réflexion à ces questions de place et aux différences entre les acteurs concernés par la participation en formation, nous avons choisi d’utiliser l’angle théorique des inégalités sociales.

L’objectif de la chercheure ayant choisi de réaliser cet apport théorique visant à témoigner du fait que les inégalités sociales sont vécues sous un mode individuel (Duvoux, 2017), alors que des travaux sociologiques (Bourdieu, 1993; Paugam, 2014) permettent de percevoir leur dimension sociale, de l’ordre de la reproduction. Nous avons illustré ce propos par les tables de mobilités, iconographies, ou encore un article de journal vantant des réussites symbolisées par le fait d’être devenu « avocat, patron, médecin… à force de travail et de ténacité ». Il s’agissait de comprendre ce vécu individuel comme résultant du principe structurant la société qu’est l’égalité des chances. La chercheure concluait que si nous n’avons pas les mêmes chances statistiques d’accéder à des positions sociales dominantes, nous n’avons pas non plus les mêmes chances statistiques d’être en situation de précarité, de nous retrouver à la rue. Cette dimension a conduit à proposer trois hypothèses : 1) on interprète certaines situations selon notre position sociale et celle de l’autre; 2) pointer les similarités renforce l’individualisation des inégalités (responsabilisation); 3) on ne peut jamais totalement se mettre à la place de l’autre, car le sentiment de sécurité est très différent selon sa position sociale.

Le débat ne s’est pas concentré uniquement sur les hypothèses, mais s’est déroulé tout au long de la présentation, en écho à la vision déterministe présentée sous plusieurs aspects : réussite scolaire, contacts familiaux, situation de pauvreté, etc. Le débat met en tension déterminants sociaux et expériences individuelles. Or, ce sont bien ces dernières qui sont au coeur du sujet de la participation des personnes concernées à la formation. L’un des participants, faisant écho à sa trajectoire, souligne : « Ça c’est uniquement des statistiques et les gens sortent des statistiques. »

L’apport met en relief une tension pour les personnes concernées : si l’on peut penser qu’il serait déculpabilisant de replacer leur condition dans une responsabilité sociétale plus globale, en adoptant ce point de vue, on les conduit également à être dépossédées des capacités de s’en sortir, d’un libre arbitre, et donc d’une forme de fierté. Cette tension a été d’autant plus palpable pour les personnes concernées qui étaient parents, et voyaient à travers le discours sur la reproduction sociale une voie réduite pour l’avenir de leurs enfants : « On est nés pauvres, mes gosses seront pauvres, je suis choquée! »

De ce fait, il persiste un désaccord entre les participants et les chercheurs, qui se cristallise autour de l’hypothèse selon laquelle pointer les similarités renforce l’individualisation des inégalités. Les participants maintiennent qu’être dans la rue, « ça peut arriver à tout le monde ». La chercheure souhaite maintenir l’hypothèse, au vu des travaux cités précédemment. Après de nombreuses reformulations qui ne permettent pas le consensus, il est décidé de proposer une formulation plus compréhensible de l’hypothèse (pointer les similarités renforce la responsabilisation des individus sur ce qui leur arrive), et de faire apparaître dans le rapport la persistance des désaccords et des différences de points de vue.

Le thème abordé ici était particulièrement délicat. Le débat a permis aux personnes concernées d’expliquer leur désaccord et d’exposer l’inentendable de ces résultats de recherche :

[…] nous on se reconnaît dedans, c’est déchirant quoi! […] Il y a du réel dans ce qui est dit, c’est ça qui est choquant. On reconnaît notre situation qui est vers le bas et c’est chelou […] Je suis d’accord avec une partie de ces conclusions et c’est ça qui me pose souci.

Les identifications

Dans la phase des interprétations, un registre de vocabulaire propre au champ du ressenti et de l’émotion a pu être identifié (embêté, choqué, frappé). Il est accompagné de réactions de cette nature à l’égard du narrateur autour des termes courage, respect, sensible à. Le narrateur se défend d’ailleurs de l’idée de courage.

Ici on n’est plus dans le registre de la transmission de connaissances, mais dans celui de l’émotion qui permet d’entrer en relation avec l’autre. Ce registre amène un débat autour de la place des émotions dans l’accompagnement socio-éducatif et de ce qui est travaillé dans la formation à ce propos, notamment autour de la bonne distance. Il y a convergence sur le fait que ce qui est recherché, c’est la rencontre et le dialogue. L’émotion n’est pas un objectif mais un effet. Une personne accompagnée indique d’ailleurs sa méfiance à l’égard de ses propres émotions : « Tant que ce sont les étudiants qui ressentent des émotions, ça va, mais il ne faut pas que moi j’en ressente. »

Une des chercheurs du groupe avance l’idée que ce qui se joue entre la personne accompagnée intervenant en formation et l’étudiant peut être du registre de l’identification. Elle propose un apport théorique concernant le processus psychologique d’identification en le mettant en lien avec son importance au cours du développement psycho-affectif et en tant que forme primaire de lien social (Freud, 1921/2010). La notion d’identification amène à penser la notion d’empathie définie comme le processus par lequel une personne approche, perçoit, partage les émotions de l’autre sans pour autant que son propre jugement en soit affecté, selon une forme d’identification émotionnelle, voire affective. Dans ce champ, le thème de l’empathie nous ramène à la question des émotions avec l’idée que le contact émotif a pour conséquence la participation (Wallon, 1941/1968).

Une question fait débat au sein du groupe : peut-on se former à l’empathie? Si, pour certains, la formation des travailleurs sociaux ne peut faire l’économie d’un axe autour de la relation d’aide et d’une approche de l’empathie par les techniques, pour d’autres, l’empathie ne peut s’enseigner et reste liée à des facteurs de personnalité chez le futur professionnel.

Les chercheurs proposent deux hypothèses. La première consiste à avancer l’idée selon laquelle la participation des personnes accompagnées dans la formation suscite des mécanismes d’identification permettant la création de nouveaux liens sociaux. Selon la deuxième hypothèse, la participation des personnes accompagnées dans la formation permet aux personnes accompagnées de relancer la question des places et de tenter de faire vivre aux étudiants ce qu’ils vivent eux-mêmes ou ont vécu, transformant le subi en agi : j’ai subi une situation, maintenant je la fais vivre à l’autre.

Si la première hypothèse semble admise sans même faire débat, la deuxième suscite la réaction des personnes accompagnées qui n’ont pas l’impression de faire subir quoi que ce soit aux étudiants. En deçà du souhait de le faire, la possibilité est barrée du fait du caractère d’expérience subjective liée au vécu : « […] de toute façon ils ne subiront pas ce qu’on a vécu parce que nous on l’a vécu, eux non ». Une nouvelle idée émerge : l’intervention des personnes accompagnées en formation a un objectif préventif en délivrant un message adressé aux étudiants en tant que futurs travailleurs sociaux pour l’exercice de leur métier, mais aussi adressé à eux en tant que personne à qui il pourrait bien arriver des expériences similaires.

C’est expliquer aux étudiants pour ne pas qu’ils subissent ce que nous on a subi si un jour ils se retrouvent à notre place de personnes à la rue ou si ça arrive à leur famille. Mais c’est aussi pour qu’ils ne fassent pas vivre ça aux gens qu’ils accompagnent. C’est juste des étudiants, ils n’ont pas de boulot, ils peuvent tomber, ils peuvent se retrouver dehors.

Comme le montrent les paragraphes précédents, la méthode d’analyse en groupe a permis à différents savoirs d’entrer en dialogue. Les chercheurs ont proposé des savoirs théoriques qui, selon eux, permettaient de mieux comprendre la problématique. Ces savoirs ont été interrogés et ont suscité de nouveaux débats ou interprétations : les membres du groupe s’en sont saisis et les ont enrichis de leurs savoirs. Le rapport de recherche produit rend compte du travail accompli durant les deux journées de MAG. Il est fidèle au contenu des échanges : tantôt un consensus a pu être formulé, tantôt des divergences sont restées et sont écrites comme telles. Si les chercheurs ont rédigé le rapport, il a toutefois été soumis à la relecture de l’ensemble du groupe avant sa diffusion. Il n’est pas le fruit d’un travail individuel, mais résulte bien de la confrontation entre différentes subjectivités et d’une production du groupe.

Le déroulement de la recherche a conduit les chercheurs à échanger et à débattre de l’expérience vécue. La suite de cet article vise à partager ces réflexions. Nous aborderons ainsi la question de l’anonymisation, de la coproduction au sein d’une démarche pluridisciplinaire, de la posture du chercheur en général, et des ambitions de la méthode en termes de rapport de pouvoir et d’idéal démocratique.

Discussion autour de l’expérience de la méthode d’analyse en groupe

Le déroulement de la recherche a conduit les chercheurs à échanger et à débattre de l’expérience vécue. La suite de cet article vise à partager ces réflexions. Nous aborderons ainsi la question de l’anonymisation, de la coproduction au sein d’une démarche pluridisciplinaire, de la posture du chercheur en général, et des ambitions de la méthode en termes de rapport de pouvoir et d’idéal démocratique.

La question de l’anonymisation : un débat épistémologique sur les intérêts et limites

Lors de la première journée de la MAG, nous avons fait le choix de ne pas nous présenter par nos statuts (chercheur, personne accompagnée, travailleur social, formateur, étudiant), mais par un élément plus personnel, neutre et permettant le partage : dire notre dessert préféré. L’objectif était d’éviter aux acteurs de surinterpréter de prime abord les paroles des autres en les affiliant à leur catégorie et ainsi d’avoir une réelle écoute des propos de chacun. Il s’agissait aussi de réduire le risque que les acteurs modifient leur discours en fonction des personnes qui sont autour de la table, ou établissent des stratégies de connivence entre pairs. Ce processus peut toutefois représenter pour les acteurs un inconfort. Certains participants ont exprimé être gênés par le fait de ne pas savoir d’emblée qui est qui. Toutefois, dans la suite, les récits contés à la première personne du singulier permettent de situer les personnes.

Par ailleurs, le dispositif méthodologique de la MAG implique que l’on numérote les interprétations sans les rattacher à leur auteur, ce qui fait débat au sein de l’équipe de recherche. Les chercheures en sciences sociales pensent que cela permet d’éviter une interprétation surplombante des propos des participants, qui amènerait les chercheurs (à l’exclusion des autres participants) à expliquer les propos tenus par le prisme de l’affiliation à un statut. Pour la chercheure en psychologie clinique, ce processus de désubjectivation a au contraire rendu complexe l’analyse : ne pas savoir qui dit quoi, c’est démentir le principe d’auteurité qui consiste à pouvoir revendiquer une posture de sujet auteur et à incarner dans sa subjectivité son propos; gommer l’identité revient alors à nier ou à masquer son implication qu’il y a lieu justement d’analyser. Le débat, non clos, est ici de nature épistémologique.

Entre intérêt d’une approche pluridisciplinaire et limites de la mise en oeuvre d’une co-production

La position des chercheurs de métier dans le cadre de la MAG vient renverser certaines habitudes de recherche – non participatives –, où l’on utilise la parole comme matériau, au risque parfois de produire une interprétation et une analyse au sein desquelles l’acteur ne se reconnaît plus. Dans la MAG, on confère aux participants une capacité intrinsèque à ne pas uniquement fournir des récits d’expériences, mais à adopter eux-mêmes une position réflexive permettant de formuler des interprétations. Toutefois, les deux chercheures qui s’initiaient ont soulevé des questionnements sur les limites de cette mise en oeuvre. En effet, entre les deux journées de MAG, les chercheurs se sont réunis pour analyser les interprétations et proposer des thématiques d’apports théoriques. De ce fait, si les chercheurs sont en recul dans la première journée de MAG (récit et interprétations auxquels ils ne participent pas en tant que tel), leur expertise les amène à reprendre la main à la fois hors du groupe entre les deux journées, et en début de second jour pour présenter les interprétations et les apports face au groupe. Ce sont donc les chercheurs qui effectuent un travail d’analyse reliant les interprétations, ce sont eux qui décident des focales théoriques et du regard qu’ils proposent sur les éléments recueillis. Cette place des chercheurs dans l’analyse et les apports souligne la nécessité d’une vigilance à la posture scientifique dans laquelle s’inscrit la MAG, consistant non seulement à prendre en compte à la même valeur l’ensemble des interprétations, mais aussi à proposer des axes théoriques se centrant sur ces données, et non à orienter les interprétations en fonction de ses convictions ou expertises.

Dans le cadre de la restitution de ce travail aux participants, nous avons opté pour une présentation des interprétations par thématiques, en mettant en avant – à l’intérieur de chacune – les éléments de convergence et de divergence. Les ressources théoriques mobilisées ont donc été davantage orientées par ces thèmes que par une analyse globale des enjeux. Ce choix s’explique par plusieurs éléments : une partie de l’équipe de chercheurs se formait à la méthode pendant son déroulement, les disciplines représentées sont très éloignées sur le plan épistémologique les unes des autres et les chercheurs avaient peu l’habitude de travailler ensemble. La répartition a permis à chacun de se sentir outillé pour amener des éléments de compréhension sur une thématique. Soulignons enfin une temporalité qui n’a pas permis suffisamment de rencontres entre chercheurs entre les deux journées de la MAG pour aller vers une analyse globale et favoriser l’interdisciplinarité. Si construire un schéma explicatif d’ensemble semblait intéressant, cela aurait toutefois conduit les chercheurs à s’accorder, et donc à avoir un point de vue de groupe constitué face au reste du groupe. Le fait de travailler en pluridisciplinarité nous a permis a contrario d’alimenter le débat : avoir des points de vue différents entre chercheurs facilite la posture de proposition à adopter ensuite face au groupe.

Avec le recul, il nous semble que l’idéal démocratique serait de travailler avec le groupe l’analyse des convergences et divergences et le modèle explicatif, et de décider ensemble des éléments théoriques que les chercheurs pourraient ensuite aller mobiliser du fait de leur expertise. Nous nous questionnons également sur la place des chercheurs de métier dans ce débat démocratique : les chercheurs sont-il en dehors du débat social dont il est question dans la MAG? Ce questionnement nous conduit à débattre de la présence d’un chercheur de métier parmi les participants à la MAG (en dehors des fonctions d’animateur et de rapporteur). Les interprétations de ce chercheur seraient alors prises en compte au même titre que celles des autres membres du groupe et analysées de la même manière. Toutefois, bien que la méthode garantisse la possibilité d’exprimer sa propre interprétation et ses désaccords, les statuts sociaux restent présents. Or, dans le cadre d’une méthode de recherche, la place d’un chercheur de métier autour de la table pourrait rendre le déséquilibre trop grand entre les participants et empêcher des prises de parole. Ces questionnements nous conduisent à penser la présentation des ressources théoriques par les chercheurs.

Entre scientificité et accessibilité, une posture particulière pour les chercheurs

L’un des défis des chercheurs est de pouvoir, sur un temps court et dans un langage accessible, proposer des ancrages théoriques permettant de donner sens aux interprétations. Ce que l’on pourrait nommer vulgarisation est ici essentiel pour permettre le débat et l’échange avec les participants, mais nécessite, contrairement à ce qu’on pourrait penser, une forte expertise des chercheurs pour pouvoir nourrir les débats et échanges. C’est la condition pour que tous les participants puissent débattre sur un même plan. Or, la socialisation du chercheur de métier est souvent inverse à cette vulgarisation, et les paradigmes ont pour vocation de s’en éloigner. Au sein de la MAG, les chercheurs doivent à la fois conserver ces notions spécifiques de la recherche, et pouvoir prendre le temps de les expliquer simplement.

Au vu de notre expérience et des débats qui ont résulté des présentations, il nous semble essentiel de faire le choix de conserver moins d’apports théoriques, mais d’avoir un réel temps pour les expliquer et favoriser le débat au sein de la MAG. Si la présentation de ces apports peut revêtir des dimensions professorales qui semblent reproduire une forme de domination contradictoire avec le principe de la MAG, nous avons pu constater dans la présentation des débats au sein de cet article que la méthode et les postures permettaient de dépasser cette dimension.

L’horizontalité de la méthode à l’épreuve des rapports de pouvoir

La démarche permet aux participants de comprendre que toute parole a une valeur, que leurs savoirs sont reconnus, leurs interprétations estimées pertinentes, quel qu’en soit l’énonciateur. Dans une première dimension, l’imposition systématique d’un tour de table régule les prises de parole. Les plus bavards comme les plus réservés sont tenus de donner leur interprétation au moment de leur tour de parole. Cette dynamique, lancée la première journée, permet lors du second jour, à la faveur de l’interconnaissance et de la dynamique de groupe lancée, de se sentir autorisé à dire aussi « je ne comprends pas » ou « je ne suis pas d’accord ». La deuxième dimension s’appuie sur le rôle du chercheur-animateur qui soutient la prise de parole, observe le non-verbal pour faciliter la mise en mots, replace dans le collectif les interactions individuelles, veille à l’équité de valeur des paroles énoncées et à l’accessibilité du discours de chacun. Enfin, la troisième dimension tient à la posture des chercheurs qui proposent des liens entre les interprétations ou des apports théoriques, entendent les remarques, les prennent en compte, peuvent les accepter ou en débattre, etc. Cette volonté de se faire comprendre et d’échanger sur un même objet avec des positions différentes doit être le moteur de la prise de parole des chercheurs.

Au sein de la conduite de la MAG, le chercheur peut être parfois peu à l’aise sur la posture directive de la méthode. Mais c’est alors bien la méthode qui a le pouvoir, et non le chercheur en lui-même. Lors de notre expérience, cette distinction a permis par exemple au groupe de rappeler à l’ordre une des chercheurs qui, dans la phase de l’analyse des convergences et divergences, avait intitulé une diapositive « le formateur superman », au vu de l’omniprésence de la figure du formateur lors des interprétations et esquisses de solutions. Les participants n’étaient pas en accord avec cette formulation : ils ont rappelé que le terme superman n’avait pas été énoncé et n’avait donc pas lieu d’apparaître lors de cette phase du travail. La méthode, intégrée par tous, permet donc bien de laisser le pouvoir à l’ensemble des participants du groupe.

Si le groupe était composé d’acteurs positionnés de façon différente sur l’axe recherche-vécu, tous faisaient toutefois partie du champ de l’intervention sociale. Les professionnels et étudiants en formation accordaient dès lors une attention particulière à pouvoir être compris des personnes accompagnées. On peut même supposer qu’ils avaient à coeur de soutenir et de valoriser la parole des personnes accompagnées, davantage que la leur. Si cela peut paraître aidant durant l’animation, nous faisons l’hypothèse que cette posture dans leur pratique peut se transférer lors de la MAG et les positionner dans un rapport aidant-aidé qui vient redéterminer une asymétrie contraire au principe de la MAG, supposant l’horizontalité. L’expérience vécue nous a donné l’impression que des phénomènes comme le non-affranchissement d’une loyauté envers une institution, la surprotection et la condescendance sont susceptibles de se reproduire et ainsi les éloignent d’une prise de parole propre et/ou libre.

Forts de ces hypothèses, nous en concluons que, malgré la méthode, les chercheurs n’ont pas la possibilité de contrôler tout rapport de pouvoir durant le déroulement de la MAG.

Idéal démocratique, mobilisation des acteurs et effets du levé de voile

La démarche de recherche d’une MAG se veut réellement collaborative. Pour atteindre cet objectif, il est nécessaire de se donner du temps, et cet objectif est parfois peu conciliable avec les capacités de mobilisation des différents acteurs et les enjeux qui leur sont propres. Les chercheurs peuvent par exemple se retrouver en tension entre l’importance de remplir leurs propres objectifs de recherche (avancée scientifique, publications, etc.) et la posture qui leur semble la plus adéquate à la réalisation d’une méthode d’analyse en groupe qui respecte pleinement la dimension démocratique et de co-production du savoir.

Les débats autour de certaines thématiques d’analyse de cette MAG ont démontré que l’ambition de partage de la connaissance amène également des questionnements éthiques sur ce que cet espace de réflexion peut engendrer. Les chercheurs, dans les apports qu’ils proposent à la réflexion, peuvent conduire à « lever le voile » sur des processus inconscients ou des phénomènes sociaux. Nous avons vu par exemple que l’expérience s’était ici montrée complexe sur la question de la reproduction sociale : les termes choquant et déchirant illustrent le poids de ces formes de révélation. Si le débat permet d’échanger, il n’en reste pas moins que les réflexions amenées par les chercheurs peuvent ensuite continuer à poser question aux participants.

Si toutes les démarches de recherche amènent les enquêtés à se poser consciemment des questions qui n’étaient jusqu’alors pas présentes, la MAG a pour particularité que cet effet ne soit pas collatéral, mais bien l’effet attendu, l’objectif même de la méthode. Les chercheurs doivent de ce fait avoir conscience et prendre en compte ce qu’ils produisent. Qu’en est-il de sa responsabilité dans l’après? Doivent-ils se proposer d’être présents? S’assurer que la personne ait des ressources pour échanger ensuite? Doivent-ils mettre en place de telles ressources? Pour quels acteurs? Cette réflexion, éthique, pose la question du rôle des chercheurs et de ses limites.

Il ne semble pas pertinent d’y apporter une réponse, mais au contraire de souligner que ce questionnement éthique doit être abordé par les chercheurs dans les différentes temporalités de la MAG. Cette réflexion requestionne le rôle de ces derniers au sein de la méthode, qui pourrait s’approcher d’un rôle de chercheur militant dont la finalité vise l’émancipation des acteurs par le procédé de la recherche (Les chercheurs ignorants, 2015). Si la MAG a pour vocation de croiser les regards, il est peut-être nécessaire, dans une suite non formalisée, de penser l’intérêt de pouvoir se retrouver entre pairs afin d’échanger sur ce que cette méthode a produit.

Il nous semble important, dans la conduite de la méthode, de penser la mise en place de cet échange et de favoriser la réflexivité commune sur l’expérience. L’écriture de cet article a permis cet espace de parole pour les chercheures.

Nous avons également été confrontées à la tentation, pour les chercheures que nous sommes, de proposer une méta-analyse des résultats et du procédé en lui-même, car des questionnements persistent. Le moment de l’écriture permet une nouvelle mise à distance qui invite à penser autrement, plus loin, depuis un espace-temps qui met en perspective l’expérience. Or, nous l’avons vu, le procédé de la MAG se veut mû dans une démarche démocratique et d’horizontalité, avec une reconnaissance des différentes sortes de savoir : essayer de trop monter en généralité à partir d’une MAG reviendrait à déposséder le groupe de son travail, ce qui correspondrait à une forme d’instrumentalisation, une trahison du contrat passé avec les personnes engagées dans cette MAG. Mais que faut-il faire de ce qu’il y aurait à analyser dans ce second temps qui est lui à l’exclusion de tous les participants de la MAG? On l’aura compris, une limite se pose : une recherche doit se clôturer en un temps et les chercheurs ont à accepter la frustration que cette limite génère inévitablement. Néanmoins, cette frustration ne vient-elle pas nourrir, entre autres, la pulsion épistémophilique, cette « exigence de travail » (Freud, 1915/2007, p. 169) dans le rapport au savoir que cette force fait subir au psychisme et qui alimente le désir d’en savoir plus? Ce dernier conduit à envisager diverses possibilités pour approfondir le travail mené lors de la MAG. Si ce qui s’est joué dans la MAG appartient au groupe et présente un caractère démocratique, chaque acteur peut ensuite mobiliser les résultats, les échanges, le rapport dans l’espace qui est le sien. Les chercheurs peuvent ainsi remobiliser le rapport et la méthode pour approfondir la recherche ou en mener une nouvelle, confrontant l’analyse avec d’autres MAG, des entretiens, des observations.

Afin d’assurer réellement la possibilité pour tous de mobiliser les connaissances issues de la MAG, il semble nécessaire de se poser la question de l’accessibilité du rapport de recherche. Il serait intéressant de penser la co-production d’un document de synthèse des éléments essentiels qui soit réellement appropriable par tous (facile à lire et à comprendre, par exemple), ou une production autre telle qu’une vidéo. Offrir une pluralité de supports de diffusion est une condition pour que chaque acteur puisse se saisir des savoirs construits permettant ainsi de lutter contre les injustices épistémiques (Fricker, 2007) et plus particulièrement les injustices herméneutiques, relatives au fait que certaines personnes n’ont pas accès aux outils conceptuels pour nommer, partager et approfondir ce qu’elles vivent. Des expériences nous montrent que cette co-écriture est possible; par exemple, les actes du colloque Injustices épistémiques : comment les comprendre, comment les réduire? ont été co-écrits avec tous les communicants (personnes accompagnées, chercheurs, aidants, professionnels) (Godrie et al., 2021).

Conclusion

Nous avons présenté ici un débat autour de la MAG et de ce qu’elle produit en termes de savoirs. Se fait jour une perspective de recherche qui s’intéresserait à comprendre la façon dont les différents acteurs se sont approprié ces savoirs et les ont éventuellement mobilisés au-delà du cadre de cette recherche. L’expérience a renforcé notre doute quant à l’intérêt de catégoriser des savoirs par groupes d’acteurs, tel que le propose notamment la définition du travail social.

Comme le lecteur l’aura compris, la réflexion dépasse le cadre des questions relatives au débat épistémologique, méthodologique et éthique pour s’orienter vers une perspective plus politique. Dès lors se pose la question des financements et de leurs sources, mais également des commanditaires, afin de soutenir les visées démocratiques et émancipatoires de ce type de recherche. S’il n’a pas été abordé dans le cadre de cet article, un travail pédagogique d’acculturation de ces financeurs et/ou commanditaires à ces démarches serait à penser afin de s’assurer des conditions de réalisation d’une recherche de ce type et de leur maintien tout au long de la démarche.