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La dimension « intégration » d’une recherche sur le mouvement migratoire des jeunes au Québec

La migration en tant que déplacement d’un individu (ou d’un groupe) d’un milieu de vie à un autre amorce un processus d’adaptation et de réadaptation qui peut être conçu comme un phénomène psychosocial renvoyant aux rapports dynamiques du migrant à son milieu d’origine ainsi qu’à son milieu d’accueil (Assogba et Fréchette, 1997). La question de l’intégration des jeunes migrants dans les centres urbains constitue l’une des dimensions incontournables du programme de recherche sur la migration des jeunes du Québec.

Notre article traitant de l’intégration des jeunes dans les centres urbains (surtout Montréal, Québec et Gatineau-Hull) s’appuie sur l’enquête qualitative qui a constitué la première étape de recherche. L’enquête a été menée au moyen d’entrevues semi-dirigées auprès de 107 jeunes âgés de 17 à 29 ans, hommes et femmes, demeurant dans leur nouveau milieu dans les villes de Rimouski, Rouyn, Chicoutimi, Québec, Trois-Rivières, Montréal et Hull ou dans les villes et villages situés dans leur voisinage. Ces entrevues ont été effectuées à l’aide d’une grille d’entretien dont l’objectif est de recueillir les histoires des jeunes qui se sont déplacés au cours de leur vie et qui ont vécu à plusieurs endroits. La grille comprend neuf thèmes : 1) « lieux avant le départ », 2) « départ », 3) « intégration dans le milieu d’accueil », 4) « évaluation ou appréciation du milieu d’accueil et du projet de migration », 5) « passage à la vie adulte », 6) « sentiments d’appartenance au milieu d’accueil et au milieu d’origine », 7) « valeurs du migrant », 8) « projets du migrant », 9) « perception de l’avenir de la région d’origine du migrant ». Les 107 entrevues ont été transcrites, thématisées et entrées sur le logiciel Nudist de traitement de données qualitatives. Le matériel traité a été soumis à une analyse de contenu thématique consistant à faire des lectures « flottantes », à classifier les énoncés de réponses, à décrire de façon structurée et systématique les données classifiées, à dégager les éléments d’intégration communs et différents aux migrants et, enfin, à en faire une analyse qui permet de dégager les tendances générales au regard des facteurs qui facilitent ou rendent plus ou moins difficile l’intégration des jeunes migrants québécois dans les centres urbains. Notre analyse a mis en évidence que les principaux paramètres qui jalonnent le processus d’intégration des jeunes migrants sont le temps, l’espace et le réseau social. Cet article se concentre sur la question du réseau social.

Le réseau social désigne les liens sociaux anciens et / ou nouveaux significatifs qu’entretient le migrant : les liens que le migrant peut maintenir, ceux qui s’estompent ou s’achèvent, ceux qu’il réussit à construire dans son milieu d’accueil. Dans le contexte de la migration, les réseaux de sociabilité du migrant renvoient aux divers réseaux sociaux, c’est-à-dire à la famille, à la parenté, aux amis, aux nouvelles solidarités, etc. Le rapport du migrant aux autres acteurs sociaux tient compte des réseaux sociaux antérieurs à la migration (famille, amis du milieu d’origine), des nouveaux réseaux créés dans le milieu d’accueil et du rapport à d’autres acteurs sociaux.

L’intégration au coeur du processus migratoire

Mais qu’entendons-nous au juste par intégration ? Cette notion est utilisée ici dans le sens qu’en donne la sociologie générale[2], à savoir le mécanisme fonctionnel par lequel l’acteur social individuel ou collectif donne des réponses nouvelles et appropriées lui permettant de vivre dans un milieu nouveau. Tout milieu est, par définition, un système de conditions sociales. Un nouvel arrivant est appelé à s’y adapter afin de bien mener une nouvelle vie. Par ailleurs, le milieu d’origine continuera à faire partie de l’univers du migrant pendant un temps plus ou moins long. Les réponses données aux liens affectifs et sociaux attachés au milieu qu’on a quitté font donc aussi partie de l’intégration sociale au lieu d’accueil.

L’intégration sociale renvoie à l’adaptation sociale, prise dans le sens d’accommodation ou d’acceptation des conditions sociales sur lesquelles l’acteur n’a pas encore d’emprise (Taboada-Leonetti, 1975). Dans le cas de la migration des jeunes québécois de région vers la grande ville, l’intégration consisterait en l’adaptation progressive de leurs représentations de l’univers urbain, de leurs attitudes et de leurs comportements aux nouvelles situations dans lesquelles ils se trouvent. Il peut s’agir de l’accommodation aux conditions de logement, à la vie conjugale ou familiale, de l’adaptation aux contextes d’études, de la profession et du milieu de travail, de loisirs, aux réseaux de sociabilité anciens ou nouvellement constitués, etc. L’intégration du jeune migrant dans la ville apparaît donc comme une adaptation à un nouveau milieu qui consiste en une relative acceptation des valeurs, des normes, bref, de la culture urbaine (Assogba, 1997).

L’intégration renvoie aussi à la notion d’insertion ou position que l’acteur social, ici le migrant, trouve dans le milieu d’accueil. Intégration et insertion sont en réalité des phénomènes de même nature, l’une représentant le moyen par lequel on peut atteindre l’autre. En fait, on considère généralement l’intégration comme le processus qui conduit à des degrés divers d’insertion du migrant dans le milieu d’accueil. On parle d’intégration lorsque le migrant se reconnaît et / ou est reconnu comme membre d’un nouveau groupe ou du nouveau milieu de vie. Comprise comme mécanisme d’accommodation ou d’acceptation, l’intégration suppose ainsi la satisfaction du migrant à l’égard des nouvelles conditions sociales et fait référence d’emblée à la conscience, à la perception et à l’intentionnalité du sujet social. Dans notre étude, le processus d’intégration est appréhendé du point de vue du migrant et étudié comme un processus psychologique et social qui met ces jeunes en rapports dynamiques avec l’espace, le temps et les autres acteurs sociaux directement et indirectement impliqués dans la trajectoire de migration.

Les deux pôles du processus d’intégration

La référence au temps et à l’espace pour comprendre le processus d’intégration des jeunes dans le milieu d’accueil a permis de dégager de nos résultats une trajectoire dont la reconstitution d’un réseau social est l’axe central en tension entre deux pôles : d’une part, le maintien et la rupture avec les anciens réseaux de sociabilité et, d’autre part, la relation à d’autres acteurs sociaux et la reconstruction de nouveaux réseaux sociaux.

Maintien et rupture avec les anciens réseaux de sociabilité

L’un des paramètres de l’intégration des jeunes migrants dans le milieu relève de leur rapport aux réseaux de sociabilité ou aux autres acteurs sociaux qui sont à divers degrés concernés par la migration des jeunes. Ce rapport est étroitement lié à la notion d’intégration dans la mesure où celle-ci suppose de la part du sujet social un effort d’adaptation qui lui permet de reconstituer un réseau de sociabilité dans son nouveau milieu de vie : création de nouveaux groupes d’appartenance, par exemple une nouvelle famille, de nouveaux groupes d’amis, etc. L’intégration est d’autant plus aisée qu’il y a plus ou moins rupture avec les groupes d’appartenance du milieu d’origine (famille, parenté, amis, etc.) au profit de la reconstitution de nouveaux réseaux sociaux au sein du milieu d’accueil.

L’une des caractéristiques fondamentales de la migration est l’éloignement ou la séparation, au moins physique, du migrant des groupes d’appartenance de son milieu d’origine. Notre matériel qualitatif montre qu’au début de la migration l’éloignement est vécu difficilement par la plupart des jeunes migrants dans les centres urbains. Certains s’expriment en termes de nostalgie, d’ennui éprouvé pour la famille ou les amis laissés dans le milieu d’origine :

J’ai même pensé retourner chez moi parce que je trouvais cela trop dur ; je m’ennuyais de ma mère, de ma famille.

D’autres jeunes migrants expriment les difficultés en termes de sentiment de solitude et d’isolement :

J’ai vu plein de beaux trucs, mais sans personne à qui dire que c’était beau et là ça a été vraiment un isolement difficile pour ça.

Je me sentais tout seul. J’ai fêté mes 20 ans complètement tout seul. [...] Je suis sorti dehors avec ma bière et je me suis mis à brailler, mais brailler…

La réaction à ces sentiments lors des premiers mois, parfois la première année, est souvent une tentative de maintien des contacts avec le milieu d’origine. Les communications téléphoniques avec la famille, le retour fréquent au lieu d’origine pour revoir les membres de la famille, la parenté et / ou les amis constituent, entre autres, les moyens utilisés par les migrants pour passer à travers cette situation difficile qui suit immédiatement la migration. Lors des premières années, un bon nombre de jeunes migrants retournent fréquemment au lieu d’origine pour entretenir des liens avec des réseaux d’amis ou de parenté dans leur région, malgré la distance :

Quand on est arrivé ici, on partait à toutes les fins de semaine. On n’était pas... Paul faisait ses cinq jours de travail et hop, on retournait à Longueuil ou à Victoriaville. On s’arrangeait pour ne pas rester ici.

Ça a duré au moins deux ans où je descendais toutes les fins de semaine chez nous. Je ne restais pas ici à Québec. Non, non, il n’était pas question que je reste ici. Je m’en allais, je ne savais pas quoi faire et puis je n’avais rien à faire de toute façon. Ah ! je disais ! Ah ! Mais pourtant je suis en ville. Je devrais trouver plein de choses à faire. Mais c’est la solitude qui est pire.

Si une majorité des jeunes migrants conservent des liens amicaux dans le lieu d’origine, on constate que souvent ces relations s’estompent progressivement et qu’avec le temps il y a un certain relâchement dans un grand nombre de cas. Les contacts avec les groupes d’amis deviennent moins fréquents et débouchent souvent sur une quasi-rupture. À l’occasion, il peut y avoir éclatement du groupe d’amis antérieur à la migration, des amis du migrant quittant aussi la région. Dans certains cas, on assiste même à une disparition du réseau d’amis antérieur à la migration :

Pas tous, c’est sûr que tu en perds des amis. Tu gardes les vrais, je dirais... mais c’est sûr que tu en perds [...] la plupart, c’est parti avec le temps. Au début, c’est sûr, tout le monde appelait et moi j’appelais tout le monde, mais avec le temps...

Si je fais le tour de toutes les connaissances qu’on avait mon frère et moi, il n’y en a plus à Alma…

Si les liens amicaux du milieu d’origine tendent à s’étioler avec le temps chez la majorité des migrants, cela ne semble pas être le cas en ce qui concerne le rapport à la famille. Une minorité des répondants seulement coupent délibérément les liens familiaux, mais dans la majorité des cas les relations avec famille continuent d’être maintenues et sont même considérées comme très importantes par la plupart des jeunes migrants :

J’ai toujours été proche de ma famille et je le suis encore d’ailleurs. Mes parents sont compréhensifs, présents, encourageants. Ils ont toujours été disponibles. Je sais que j’ai toujours pu compter sur eux malgré la distance...

Le maintien des liens avec la famille demeurée dans la région d’origine est un facteur très fort chez les migrants dans les centres urbains. On peut en mesurer la force lorsque l’on constate que la plupart des répondants, n’envisageant pas du tout de retourner s’installer un jour dans leur lieu d’origine pour diverses raisons, trouvent cependant important de conserver les relations familiales :

Ah oui ! Je suis installée. Je ne pourrais jamais retourner à Rimouski, jamais, jamais. J’y vais voir ma mère, j’ai encore quelques bons amis là-bas, mais... je trouve ça hermétique, à part... Je trouve ça capotant aller là.

Je pense à Hull là, je vais y aller bientôt, j’y vais deux fois par année. C’est très rare que j’y vais plus de deux fois par année, puis c’est assez. La seule chose que j’aime, j’aime ça voir mes nièces et mon neveu [...] Je vois ma famille aussi, je suis quand même proche surtout de deux de mes frères, puis je vais voir mon père, puis je vais voir d’autres personnes.

Quelques migrants rapportent recevoir la visite des membres de leur famille dans leur nouvel environnement. Toutefois, comme nous l’avons évoqué précédemment, la majorité des migrants vont plutôt rendre visite à la famille au lieu d’origine :

Mes parents, on dirait qu’ils n’aiment pas venir ici. Mon père, il n’est jamais venu. Bien, il est déjà venu à Montréal, mais je veux dire, depuis que je suis là, il n’est pas venu. Il n’aime pas Montréal. Ma mère, elle, c’est parce que souvent... c’est elle qui montait mes affaires parce que je redescendais tout le temps à Matane pour travailler l’été.

Le rapport aux autres acteurs sociaux : la reconstruction de nouveaux réseaux sociaux dans le milieu d’accueil

Le processus d’intégration du migrant se poursuit ensuite par la reconstruction progressive d’un réseau de sociabilité dans le milieu d’accueil. Le maintien des liens avec les groupes d’appartenance d’origine et la création de nouveaux réseaux sont deux phénomènes participant de l’intégration. Le second semble compenser l’affaiblissement et la disparition des groupes d’amis anciens ainsi que l’espacement de la fréquentation de la famille. L’émergence des nouveaux groupes d’amis représente une étape significative dans l’intégration du migrant, puisqu’elle semble marquer symboliquement la « fin progressive » de l’attachement psychologique fort au milieu d’origine et un début non moins facile d’adaptation au lieu de « chute ». Tout se passe comme si le jeune migrant commençait tranquillement à couper le cordon invisible qui le liait encore à son patelin.

La reconstruction des nouveaux groupes d’appartenance paraît plus ou moins facile, plus ou moins rapide en raison des dispositions du migrant et d’autres facteurs comme les caractéristiques des structures formelles d’accueil (établissements d’enseignement, milieu de travail, etc.). La majorité des migrants rapportent avoir rapidement et / ou facilement refait un réseau de relations même si quelques-uns rapportent avoir éprouvé des difficultés à ce chapitre :

Mais en tant qu’amis par exemple, ça n’a jamais cliqué. J’ai du monde que je connais, que je vois une fois de temps en temps, mais des amis, des vrais amis, je ne m’en suis pas fait encore.

Je n’ai pas vraiment d’amie que je côtoie comme à toutes les semaines, régulièrement. J’ai des amis mais pas proches au point de les appeler et de leur parler une heure au téléphone. J’ai des amies pour me dépanner si je suis mal prise mais, à part ça, ça ne va pas plus loin que ça.

La dynamique de la reconstruction des réseaux sociaux semble être reliée, dans une certaine mesure, à la perception que créent chez les migrants les populations urbaines d’accueil. Cette reconstruction paraît plus laborieuse lorsque le migrant perçoit les gens du lieu d’accueil comme étant « peu chaleureux, froids », comme « ayant l’esprit fermé », comme étant « impersonnels, paranoïaques et méchants ». Il en est de même lorsque le migrant considère qu’il est difficile d’entrer en communication avec les résidents de la ville d’accueil, qu’il ne sent pas d’affinités avec eux. L’individualisme qui caractérise les grands centres urbains, comme Montréal, est durement ressenti par les migrants et représente un obstacle à la construction de nouveaux rapports sociaux :

[...] il y a aussi le fait que les gens de la région... je n’ai rien contre eux autres, mais je ne me retrouve pas avec eux.

Bien, premièrement, tu sais, quand tu arrives de la campagne, la différence que je vois marquée avec la ville, c’est qu’ici tu ne connais pas ton voisin [...] tu es anonyme, tu n’es rien là. Tu es personne pour personne.

[...] Moi, le terme que j’emploie, c’est : « ils t’ignorent »... un sentiment de rejet qui s’installe assez rapidement.

L’intégration dans un milieu est en général facilitée par l’ouverture à la nouveauté et à la différence ; ce qui est le cas chez certains des répondants de notre enquête :

En général, je me sentais bien, c’était une découverte. Je marchais sur plein de rues que je ne connaissais pas, puis je magasinais, puis je voyais plein de choses.

Cependant, même si les jeunes s’attendaient à trouver dans l’« ailleurs » de la nouveauté et des différences quant au cadre de vie, plusieurs d’entre eux sont déstabilisés lors de leur arrivée dans les grands centres urbains, spécialement à Montréal. La différence est plus grande que ce à quoi ils s’attendaient. Il ne s’agit pas que d’un cadre de vie différent mais plutôt d’une confrontation à d’autres modes de vie. Finalement, des phénomènes urbains tels que la diversité culturelle, l’itinérance, la mendicité, la violence et la criminalité (dont on peut être témoin ou rapportée par les médias) créent un choc et un sentiment d’insécurité chez le migrant ralentissant sa (re)sociabilité :

[...] J’ai pas eu le temps de penser comment Montréal allait être avant de déménager parce que je travaillais énormément puis, c’est vraiment en arrivant ici que je me suis fait mon idée. Lorsqu’on est venu une semaine pour louer le bail, j’ai vu, dans l’ouest de la ville, un flic tirer sur quelqu’un, j’ai vu une bagarre au McDonald’s... Je trouvais ça infernal, ici... Tabarouette ! Quand je pensais à Montréal, c’était plus une peur que j’avais... Ça m’énervait pour ça... marcher dans la rue, te faire attaquer, puis tout là.

Les sans-abri me faisaient beaucoup peur. J’avais toujours l’impression que bon... la bourse, qu’ils avaient besoin de beaucoup de sous, peut-être ceux-là qui iraient me voler. Ceux là me faisaient souvent peur.

Ça, ça a été un choc culturel. C’est une région très anglophone et je n’étais pas habitué à ça. C’est une mentalité qui est très différente de Longueuil et même de Victoriaville. Je ne sais pas comment l’expliquer.

Les difficultés de reconstruire dans l’immédiat le lien social avec les résidents semblent s’aplanir par la création d’un réseau autour d’autres migrants rencontrés à la résidence étudiante, dans un lieu de loisirs ou de sport, en milieu de travail, etc. Tout se passe comme si les « compagnons ou les compagnes de misère » se reconnaissent et se regroupent, dans la mesure où plusieurs migrants dans les centres urbains partagent un sentiment de rejet et d’incompréhension de la part des locaux. C’est dans ce contexte que l’effet de rencontre de « l’amical inconnu » se produit généralement entre les migrants issus de la même région. C’est sans doute ce qui explique en partie la vitalité des associations de migrants dans divers centres du Québec comme celle des « Bleuets du Saguenay » dans l’Outaouais ou celle des Gaspésiens ou Abitibiens à Montréal :

Puis le monde avec qui je sortais ou j’allais au cinéma ou avec qui j’avais mes festivals, etc. Ça a toujours resté du monde du Lac-Saint-Jean. Puis, c’est encore mes meilleurs amis d’ailleurs ; une espèce de ghetto du Lac à Montréal.

La première année de cégep à Québec, je l’ai passée pas mal avec du monde des Îles... La deuxième année, par exemple là, j’ai beaucoup plus créé de contacts, vraiment, avec du monde de Québec [...].

L’effet de rencontre de « l’amical inconnu » se produit également entre les migrants issus de localités ou de régions différentes :

Des gens de l’extérieur ici, il y en a beaucoup et eux aussi veulent connaître du monde parce qu’ils ne connaissent personne, même chose que moi. J’ai senti qu’il y avait... on était une petite gang dans l’intégration à la première session qui regardait tout le monde en disant : vite, venez me parler parce que moi, je ne connais personne. Je n’étais pas toute seule à avoir cet air perdu là. Alors ça a bien été et là j’ai connu des gens et, maintenant, j’habite en appartement avec une personne qui vient de l’extérieur aussi. Et j’ai un bon groupe d’amis... Mon adaptation s’est faite bien facilement, au fur et à mesure.

La reconstitution des liens sociaux autour d’un noyau de migrants semble faciliter l’adaptation d’un jeune de région qui a migré dans un centre urbain. On observe que la présence dans le lieu de chute d’un membre de la parenté ou d’un groupe d’amis de la région d’origine du migrant facilite encore davantage son intégration :

Après ça, les premiers temps, je suis restée pas mal avec ma mère, c’était l’apprentissage de vivre avec elle et je n’avais pas d’amis.

Quand je suis arrivée, j’ai eu de la chance de vivre avec ma soeur, c’était moins pire, mais de m’habituer à la nouvelle ville a été l’enfer pendant six mois.

La vie de couple permet également aux migrants d’avoir plus facilement accès à un réseau social dans le lieu de chute. Dans certains cas, l’un des conjoints vient rejoindre le premier déjà installé et souvent inséré dans un nouveau milieu de travail. Le fait de former un nouveau couple avec un ou une partenaire du coin favorise aussi la mise en réseau :

C’est là que j’ai rencontré ma conjointe et là j’ai commencé au fur et à mesure à m’intégrer. Ma blonde, ça a beaucoup aidé. Elle m’a fait connaître comme un nouveau réseau, son réseau à elle.

La reconstruction de nouveaux liens sociaux avec les migrants de la même région et le maintien des liens avec le noyau familial, spécialement les membres qui vivent dans ou à proximité du lieu de chute, facilitent l’adaptation des migrants dans les centres urbains ou leurs milieux d’accueil. Ce phénomène est vu et souvent évoqué par les migrants comme une sorte de ghetto. Mais ce dernier est semi-ouvert, car le réseau social entre migrants de même région d’origine finit par s’élargir avec l’introduction progressive des individus du milieu d’accueil ou d’autres personnes.

Des lieux significatifs de la vie sociale favorisent généralement le contact et la construction des liens sociaux avec les résidents. Ainsi, la (re)construction des réseaux sociaux des étudiants passe souvent par les institutions d’enseignement (université, cégep, école secondaire) et celle des travailleurs par les lieux de travail :

Je peux dire l’université ça facilite aussi les contacts [...] tu connais plein de gens de ton âge qui sont là pour les mêmes raisons que toi.

La première journée d’université, je me suis fait des amis, je ne suis pas gêné d’habitude mais c’est un peu... Tu arrives dans une place nouvelle, tu es tout seul puis là tu vois, il y en a d’autres qui se connaissent. Ça fait que tu vas leur parler puis... C’est bien organisé pour se connaître aussi là. C’est comme les deuxième et les troisième années qui organisent des jeux pour se connaître.

L’adaptation n’a pas été longue. Le fait d’aller travailler. Veux, veux pas, je travaille de sept heures à cinq heures. Ce moment-là de la journée, là, je le passe au même endroit, avec le même monde rapidement parce tu passes beaucoup d’heures avec ; le monde au bureau, c’est du monde avec qui je m’entends bien ; on a une très belle équipe et on a du fun.

Les lieux de logement du migrant tels que l’appartement, la résidence pour étudiants, le pensionnat, la coopérative d’habitation sont autant d’espaces qui ont une incidence sur la création de ses nouveaux réseaux sociaux. Il en va de même pour les loisirs, l’implication ou l’engagement social (par exemple le bénévolat et l’action communautaire) et même des circonstances fortuites comme une panne d’électricité, qui deviennent des intermédiaires permettant de s’intégrer dans un réseau social et de créer des nouveaux liens sociaux dans le territoire d’accueil :

J’ai choisi de prendre des résidences et de ne pas rester en appartement avec mon ami justement pour être capable de connaître des gens.

Il y a beaucoup d’entraide dans une coopérative. Ça m’a beaucoup aidé. Même si je perdais tous les amis que j’ai dans la région, j’ai des gens avec qui j’habite, avec qui je me sens des liens.

J’ai vraiment l’impression de faire partie de... mon quartier de par mon implication à la garderie. Ça y est pour beaucoup.

Analyse du rapport du migrant aux réseaux de sociabilité

Le processus d’intégration du jeune migrant, à partir de ses rapports au temps et à l’espace, n’a de sens que dans la mesure où le temps chronologique et le temps psychologique ainsi que les lieux permettent au migrant d’avoir des « relations humaines » (ou des liens sociaux) au sens que Georg Simmel donne à cette notion, c’est-à-dire le rapport à l’« Autre ». Ce rapport se traduit par la construction ou la formation de nouveaux réseaux sociaux fondés sur des liens sociaux d’une intensité qui peut varier selon la qualité du réseau primaire et des réseaux secondaires.

L’analyse des entrevues, au-delà d’une description de la modification des relations sociales dans les lieux d’origine puis d’accueil, identifie des facteurs clés expliquant la mise en branle de stratégies révisées pour développer une nouvelle matrice communicationnelle et relationnelle dans le milieu d’accueil. L’analyse permet aussi d’avancer des hypothèses quant aux facteurs qui facilitent la reconstruction des réseaux de sociabilité et le développement de nouveaux liens sociaux. Facteurs qui ont trait aux caractéristiques individuelles du migrant et facteurs liés aux contextes social, économique et culturel du milieu d’accueil.

L’arrivée dans un nouveau milieu crée une déstabilisation au moins passagère. Celle-ci s’accompagne souvent d’un sentiment de solitude au sens où l’entend Le Gall (1993), soit la traduction ponctuelle d’un manque de relation à l’autre. Les rares relations du migrant lors de son arrivée dans le nouveau milieu sont des relations essentiellement fonctionnelles et en dehors du registre affectif. C’est le cas du jeune migrant qui se déplace pour un emploi que Le Gall propose pour illustrer le sentiment de solitude comme état passager de ceux qui sont limités à des relations en dehors de ce que l’on qualifie de réseau primaire (Le Gall, 1993 : 97) On peut dire de plusieurs jeunes migrants de notre recherche qu’ils ont expérimenté pendant un temps ce sentiment de solitude. Celui-ci devient un frein à l’intégration s’il induit un repli sur soi ou, au contraire, un incitatif s’il déclenche un mouvement vers les autres.

Dans le contexte de la migration dans les centres urbains concernés par l’étude, le rapport aux autres acteurs tient compte non seulement des réseaux sociaux antérieurs au déplacement, c’est-à-dire aux membres de la famille, de la parenté et du groupe d’amis du milieu d’origine, mais également des réseaux sociaux proches déjà installés dans le milieu d’accueil. Le rapport aux autres acteurs sociaux est donc très lié à la notion d’intégration dans la mesure où il définit la nature des liens sociaux facilitant l’adaptation du sujet social à son lieu de vie actuel. Le migrant doit trouver ou créer des groupes d’appartenance nouveaux et, ce faisant, il s’intègre au territoire de chute.

Le mouvement de distanciation progressive d’une partie du réseau social antérieur s’explique du fait que la co-présence est un facteur prépondérant dans l’établissement de relations significatives. Le lien avec la famille demeure important, mais, comme le dit Grossetti (1992), les acteurs individuels peuvent entretenir des relations avec un grand nombre d’acteurs extra-locaux, mais la relation se crée plus facilement dans des situations de co-présence, dans notre cas, avec des personnes résidant, étudiant ou travaillant dans un nouvel espace donné. S’insérer dans un nouveau milieu par la mise en relation avec d’autres est donc tributaire d’un facteur territorial. Toutefois, on ne peut naïvement croire que la proximité spatiale suffit à créer des relations sociales à la fois signifiantes et satisfaisantes. Les points de chute des nouveaux arrivants sont donc plus ou moins intégrateurs selon qu’ils agissent ou non comme des laboratoires de sociabilité. Les cégeps, les universités et des milieux de travail, outre leur paysage institutionnel normatif propre, peuvent offrir des espaces à finalité relationnelle. Ainsi, plusieurs répondants ont identifié l’université ou le milieu de travail comme le canevas sur lequel ils ont tissé une partie de leur nouveau réseau social. Dans d’autres cas, ce sont des lieux plus circonscrits dans les institutions qui sont des catalyseurs d’intégration. Les cafés étudiants, les gymnases et équipements sportifs, les espaces de rencontres favorisent le regroupement en un même lieu de gens partageant des affinités ou des caractéristiques communes : ce sont des micro-espaces de déploiement de sociabilités primaires.

Les jeunes migrent souvent pour étudier à l’université ou au cégep ; ce déplacement correspond jusqu’à un certain point à un changement de statut. Le passage au cégep, à l’université ou à un milieu de travail peuvent constituer des marqueurs d’une transition existentielle. Plusieurs jeunes font le saut vers « l’ailleurs » autour de l’âge légal de la majorité, premier marqueur officiel socialement reconnu d’un changement de statut. « L’ailleurs » renvoie aussi à l’expérimentation de l’autonomie et à l’engagement volontaire dans l’autoresponsabilisation, marqueurs auxquels on se réfère souvent pour caractériser le passage à la vie adulte (Gauthier, 1997 ). Ces transitions, pour être assumées, ont besoin de reconnaissance et c’est dans le regard des autres que se lit cette reconnaissance. Le flou identitaire temporairement induit par la migration à une étape transitionnelle de la vie rend d’autant plus important le rétablissement d’un réseau social où des gens nous reconnaissent dans ce que l’on devient. La sociabilité est le lieu par excellence de la formation et de la reconnaissance des identités (Fortin, 1993).

La migration crée une déstabilisation identitaire. Les jeunes de notre recherche insistent sur l’importance de se retrouver avec d’autres qui leur ressemblent et confirment l’évolution de leur identité. Le recours à des stratégies d’entraide entre étudiants ou migrants, de façon même invisible, provoque un sentiment d’appartenance réciproque. Le réseau relationnel en reconstruction ouvre donc à des rapports dont la signification est bien plus grande que les besoins, en apparence utilitaristes, qui les ont suscités (Sanicola, 1994). La question du réseau relationnel renvoie à celle du lien social dans sa contribution à la construction sans cesse renouvelée de la conscience individuelle où se côtoient sentiment d’identité et sentiment d’appartenance (Bernier, 1998). Le sentiment d’appartenance est relié autant à une dimension collective qu’à une dimension subjective. Moquay (1998) mentionne qu’il peut également jouer comme facteur de confiance qui facilite l’établissement de relations stables d’engagement mutuel, donc la constitution de réseaux, l’entraide, le partenariat, l’échange, la coordination. Autant d’éléments sur un continuum du subjectif au collectif qui soulignent qu’intégration et lien social vont de pair dans le processus d’intégration des jeunes migrants dans un nouveau milieu.

En conclusion : combiner des repères sociaux à des repères spatiaux

L’intégration dans un milieu d’accueil n’est pas qu’une insertion utilitariste en un territoire géographique donné ; elle ne peut faire l’économie de la formation de réseaux sociaux fondés sur des liens d’intensité variable à l’intérieur de lieux significatifs de la vie sociale. Ce processus s’inscrit dans une dynamique complexe faite de logiques et de stratégies du migrant, d’effets du hasard mais aussi d’actions favorisant la mise en relation dans des institutions ou équipements qui accueillent de nouveaux arrivants. Démarche qui oriente et détermine à des degrés divers la nature de l’intégration des migrants. L’intégration au milieu d’accueil sera perçue et vécue comme une réalité lorsqu’ils auront reconstitué un réseau social, réussi l’insertion dans le marché de l’emploi et / ou l’adaptation au système d’enseignement. L’analyse des rapports des migrants aux réseaux de sociabilité, à l’espace et au temps révèle qu’il s’agit de rapports qui se chevauchent de façon continue mais variable en intensité, fréquence, distanciation entre le milieu d’origine et le milieu d’accueil des migrants et qu’il est possible d’agir pour développer dans les régions d’accueil un terreau favorable à l’intégration des nouveaux arrivants.