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Introduction

Depuis la publication du rapport Brundtland (CMED, 1988), les questionnements et la recherche concernant l’opérationnalisation du développement durable mobilisent l’intérêt de plusieurs disciplines. Que ce soit en sociologie, en ingénierie, en santé publique, en géographie ou en design industriel, un virage important est amorcé, réclamant une vision globale et complexe, ainsi qu’une approche interdisciplinaire, voire transdisciplinaire (De Coninck, 1997). Sur un plan plus pragmatique et quotidien, on assiste également à l’émergence de différents mouvements citoyens qui remettent en question l’idéologie du progrès ainsi que la définition matérialiste du bien-être. Ces mouvements citoyens souhaitent non seulement sensibiliser l’ensemble de la communauté aux impacts, à court, moyen et à long terme, de certaines habitudes de vie et comportements sur l’environnement et la société, mais aussi proposer des initiatives visant la mise en oeuvre d’un développement durable comme, par exemple, celles de l’écocitoyenneté et de la consommation responsable.

Reconsidérer la place et le rôle que l’humain s’octroie dans l’environnement et questionner les échelles des valeurs qui fondent la société apparaissent aujourd’hui comme deux questions essentielles pour (re)situer l’humain dans son environnement et, éventuellement, espérer qu’il agisse mieux non seulement en connaissance de « cause », mais surtout de « conséquences ». Se pose donc la question de la responsabilisation (Domenach, 1994) de tous les acteurs du développement durable, et plus particulièrement celle du consommateur. Le consommateur est-il un simple consommateur de biens et de décisions ou un acteur qui peut se rendre responsable de ses actions et ainsi devenir un consommateur-citoyen ? Ce consommateur-citoyen, en tant que citoyen ordinaire, peut-il être considéré comme un acteur social au même titre que le sont les autres intervenants collectifs, c’est-à-dire les experts, les promoteurs et les décideurs ? Ces interrogations incitent non seulement à redéfinir les relations existantes entre ces différents acteurs, mais plus fondamentalement encore, à questionner la forme de participation démocratique et, en particulier, son processus de délégation de la prise de décision. Si la légitimité du droit du public à être consulté et à participer est acquise, l’étendue et la forme de son pouvoir de contrôle et de suivi des décisions constituent encore matière à débat (De Coninck, 2000). Quoi qu’il en soit, de plus en plus de citoyens revendiquent un droit à la consultation et à la concertation dans l’élaboration de tout projet susceptible d’avoir des conséquences sur les communautés (De Coninck, 1996 ; 1997).

Sur la base d’une revue de littérature réalisée dans le cadre d’un projet de recherche portant sur les attitudes et les pratiques entourant la consommation responsable depuis une perspective empirique, nous analyserons la mouvance qui s’établit actuellement autour de la remise en question des modes de consommation traditionnels. Ce questionnement présent auprès de certains groupes de citoyens, dont notamment les adeptes de la simplicité volontaire, nous amènera à élargir notre vision, à remonter en amont du cycle de la consommation et, incidemment, à reconsidérer les modes de conception des produits. Nous terminerons par quelques pistes de réflexion concernant l’implication potentielle du consommateur-citoyen dans le processus de conception afin de rendre compte de ses critiques et attentes quant à la manière dont les produits de consommation pourraient être conçus. De fait, le développement durable implique, dans son fondement même, une dimension sociétale en faisant appel à l’implication et à la responsabilisation de tous les acteurs sociaux, qu’ils soient décideurs, entrepreneurs, concepteurs ou consommateurs.

La consommation responsable : un indice de citoyenneté

La consommation responsable, également appelée « consommation durable », constitue un aspect, voire un indice de citoyenneté. En effet, l’acte de consommation permet au citoyen de se prononcer, et donc de façonner par ses choix, des pratiques environnementales, politiques, culturelles, sociales et économiques plus larges. Ses choix de consommation ont des implications directes et indirectes sur sa communauté immédiate, et les impacts associés s’étendent également à d’autres lieux dans le monde. Ainsi, l’acte de consommation responsable permet à un individu de se considérer comme un citoyen engagé et soucieux non seulement de sa communauté, mais aussi du reste du monde (en tant que « citoyen du monde »), tout comme il l’invite à contribuer à l’épanouissement des générations montantes et à venir.

La consommation durable, responsable, éthique, citoyenne, ou engagée est un sujet qui, depuis quelques années, gagne en intérêt alors que la nécessité de modifier les modes de consommation actuels, plus particulièrement dans les pays industrialisés, est reconnue comme un objectif essentiel dans la poursuite d’un développement durable (OCDE, 2002 ; UNEP, 2002). Notamment, lors du Sommet mondial pour le développement durable à Johannesburg, le besoin d’adopter des styles de vie et des modes de consommation répondant aux exigences et conditions d’un développement durable a été fermement réaffirmé (UN, 2002). À cette occasion, les Nations Unies ont réitéré leur engagement et leur attachement au programme Agenda 21[1] ; ce dernier appelant à une réorientation majeure des schèmes de consommation non viable. Ainsi, est-il souligné au Chapitre 4 du programme Agenda 21 intitulé « Modification des modes de consommation » que des mesures devront être prises pour mieux comprendre les moyens susceptibles de rationaliser davantage les modes de consommation actuels menant à une consommation durable (UN, 2003).

La consommation durable, le deuxième impératif d’un développement durable, conjointement avec la notion de production durable, a été abordée en profondeur pour la première fois lors du Sommet mondial de Rio en 1992. En 1995, la Commission du développement durable des Nations Unies a officiellement adopté une définition de la notion de « consommation durable ». Selon cette dernière instance environnementale, cette notion réfère à des modes de consommation où l’utilisation de produits et de services satisfait les besoins de base des individus et procure une meilleure qualité de vie, tout en minimisant les impacts sur l’environnement afin de ne pas compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs besoins (UNEP, 2002). Malgré ses limites, cette définition ouverte est intéressante en ce sens qu’elle souligne sans équivoque le lien conceptuel ténu existant entre « consommation durable » et « développement durable ». À un premier niveau de lecture, elle fait appel à plusieurs concepts clés du développement durable, telles les notions complexes de qualité de vie, de besoins de base, ainsi qu’à la notion d’équité entre les individus, les peuples et les générations. Elle encourage également des pratiques qui peuvent être perpétuées à travers le temps sans dégrader l’environnement humain et biophysique. Plus encore, à un second niveau de lecture, il est possible de lire à travers cette définition toute la problématique entourant l’arbitrage difficile à faire entre « nécessités économiques » et « nécessités environnementales ». On comprend alors qu’au même titre que le développement durable, l’idée de consommation durable invite à revisiter la viabilité et la définition du modèle économique dominant actuel, basé sur l’économie de marché.

Par ailleurs, tout comme le développement durable que Parson (2001) qualifie « d’objectif aux contours incertains », la consommation durable est un objectif aux contours tout aussi incertains puisqu’elle s’inscrit à même le concept de développement durable. Conséquemment, et puisque le sujet commence à peine à être exploré dans la littérature scientifique (Cohen, 2001 ; Cooper, 1998 ; Heiskanen et Pantzar, 1997 ; Robins et Roberts, 1998), il n’existe pas à l’heure actuelle, là non plus, de consensus quant à une définition précise de ce concept. Cependant, tout comme elle a été longtemps négligée dans les discours environnementaux dominants, centrés exclusivement sur des questions inhérentes à la production, la consommation suscite un intérêt grandissant de la part des institutions politiques et scientifiques (Paavola, 2001). Les processus d’acquisitions matérielles, notamment dans les pays riches, mobilisent l’intérêt des décideurs en matière d’environnement. Ce point constitue en soi un changement majeur de perspective, pour ne pas dire un renversement de tendance, car, est-il nécessaire de le rappeler, pendant des décennies, la détérioration des milieux naturels n’était pas reliée à la consommation de produits et de services, mais plutôt à la croissance des populations, et plus particulièrement à celles des pays en voie de développement (Cohen, 2001). La surconsommation de produits et de services, et la nature des biens consommés, sont aujourd’hui de plus en plus perçues comme étant à la source de plusieurs déséquilibres sociaux et environnementaux.

Il convient de rappeler ici la prémisse selon laquelle des consommateurs informés et responsables sont plus susceptibles de jouer un rôle moteur dans l’instauration de modes de consommation et de production plus respectueux de l’environnement (Jolivet et Aknin, 1998 ; OCDE, 2002). La consommation responsable permet la considération de plusieurs activités inhérentes à l’usage d’un bien et d’un service dont celles de choisir, d’utiliser et de disposer de ces derniers, et ce, en regard des impacts sur l’environnement naturel, bâti et humain. Ainsi, une éthique de la consommation implique la mise en application des stratégies suivantes : réduire, réutiliser, recycler, composter. Elle invite également le citoyen à considérer des aspects plus globaux et complexes telles les répercussions sociales et culturelles de ses choix de consommation.

Plusieurs attitudes et pratiques se rattachant à la consommation responsable ont été proposées dans diverses études. Ainsi, dans l’article « A modern model of consumption for a sustainable society », Hansen et Schrader (1997) suggèrent un modèle de consommation responsable basé sur une réflexion entourant l’éthique chez le consommateur. Ce modèle comporte quatre caractéristiques développées à partir de la distinction entre besoin et désir :

  • L’abstention de consommer en cherchant à satisfaire certains besoins sans l’achat ou l’utilisation de produits (dans certains cas en remettant en question le besoin à la base) ;

  • La réduction de la consommation ;

  • L’achat ou l’utilisation de produits ou services qui présentent des qualités écologiquement et socialement viables ;

  • L’achat ou l’utilisation de substituts de produits ou de services de nature différente qui offrent des solutions écologiquement et socialement acceptables.

Dans une perspective similaire, Cooper (2000) identifie les principales caractéristiques de ce mode de consommation en contraste avec celui de la consommation « verte » ; un courant de la fin des années 1980.

À la lumière des travaux de ces auteurs, il devient possible de dégager un modèle de compréhension de la consommation responsable chez les particuliers en retenant les éléments suivants (Marchand, Walker, De Coninck, 2004) :

  • Abstention et / ou réduction : s’abstenir de consommer ou consommer moins ;

  • Attitude : percevoir la consommation au-delà de ses besoins de base de manière plutôt négative ;

  • Advertance : s’informer et choisir les produits consommés sur la base de leurs qualités « écologiques larges » ;

  • Alternative : identifier des alternatives individuelles et communautaires à la consommation traditionnelle (par exemple, les réseaux d’échange de produits et services).

Tableau 1

La consommation verte et la consommation durable : le contraste entre les approches

La consommation verte et la consommation durable : le contraste entre les approches
Source : Cooper, 2000.

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L’action citoyenne comme source porteuse de transformations

S’inscrivant dans une recherche d’alternatives à des modes de consommation qui sont à la source de multiples pressions environnementales et sociales à l’échelle mondiale, la consommation responsable, éthique, ou engagée, est une réalité en émergence. En insistant sur la nécessité de se responsabiliser en tant que citoyens, des personnes adoptent volontairement des attitudes et des habitudes de vie qui encouragent des modes de consommation durable. En agissant ainsi, elles participent activement et positivement à un projet beaucoup plus vaste, celui d’un développement durable. Parmi les conditions nécessaires à l’implication de ces citoyens à titre de « consommateurs responsables », mentionnons : la compréhension des impacts de la consommation ; la connaissance des alternatives existantes ; la motivation et les incitatifs au changement ; la capacité de choisir en termes de ressources et d’infrastructures disponibles (Robins et Roberts, 1998).

Malgré des limites bien réelles, le phénomène du citoyen engagé se présente néanmoins comme une réalité porteuse d’une démarche de développement durable. Dans un contexte où il est reconnu qu’il faudra beaucoup plus que des volontés politiques pour instaurer des modes de production et de consommation qui ne mettent pas en péril le patrimoine humain et naturel, l’idée du « consommateur responsable » soucieux des qualités sociales et environnementales des produits qu’il acquiert et utilise, gagne en intérêt. À ce sujet, nous assistons actuellement à la mise en place d’un discours citoyen dans lequel questionner ses choix de consommation ainsi que ses valeurs est devenu une préoccupation importante (Marchand, 2003). En effet, et plus significativement depuis les dix dernières années, de nombreux citoyens et des groupes d’intérêts variés manifestent ouvertement leur mécontentement et leur insatisfaction quant aux manières de faire et de penser le monde matériel. Les principales critiques émises par ces groupes dénoncent « la société de consommation » vue comme source d’oppression minant notamment la qualité des relations humaines, des milieux naturels, des produits de l’alimentation et des biens de consommation. Même si une telle critique n’est pas une nouveauté en soi, elle semble désormais de plus en plus présente (Marchand, 2004).

Selon Rochefort (2001), la société de consommation n’est pas morte. Celle-ci se transformerait plutôt à travers de nouveaux marchés immatériels porteurs de valeurs telles l’écologie, le terroir, la famille, la santé ou encore la solidarité. Certes, la société de consommation n’est manifestement pas morte, mais sa transformation en ces termes est notable ; ce qui ne peut qu’alimenter l’espoir d’un avenir durable. De nombreux indices témoignent de cette transformation. Qu’il suffise de mentionner, à titre d’exemples, la multiplication des commerces équitables, la reconnaissance des marchés biologiques et équitables par les multinationales et les transnationales (dont plusieurs ont déjà intégré ce segment de marché très actuel – la mise en place de réseaux d’échange de produits et de services, les mesures incitatives entrevues ou mises en place par les municipalités pour promouvoir le transport en commun, les systèmes de partage de voitures dans les grands centres urbains (lesquels semblent gagner en popularité –, les nombreuses publications populaires traitant de la consommation responsable, le développement des fonds éthiques ou encore, la reconnaissance globale du discours de « l’éco-citoyen » (De Rosnay, 1994 ; 2000).

En France, par exemple, la notoriété des produits éthiques, quoique toujours faible, est néanmoins en progression, et ce, particulièrement auprès des groupes présentant un fort capital économique et / ou culturel (CRÉDOC, 2002). Toujours en France, pour la première fois en dix ans, la vente des produits de consommation de masse a diminué, alors qu’elle progresse habituellement de 3 % à 4 % par année. Sous-tendant ce phénomène, le rejet de la consommation de masse et des valeurs associées par une certaine catégorie de la population figure parmi les premières raisons évoquées par l’institut IRI-France qui voit à travers ces données une rupture importante dans le domaine de la consommation (Lauer, 2004). En fait, non seulement en France, mais plus globalement en Occident, la consommation responsable représente, en tant que tendance sociale émergente, le plus important changement de valeurs chez les consommateurs depuis les années 1960 (Reid, 1996).

La consommation peut être comprise comme un canal d’expression de la résistance quotidienne (De Certeau, 1980). C’est ainsi que pour Morin (2002), une nouvelle forme de résistance est en train de naître. Selon cet auteur, la société civile actuelle résiste et des micro-tissus sociologiques oeuvrant pour la qualité de vie et la régénération de notre civilisation se forment. Parmi les contre-courants qu’il juge favorables à l’émergence d’une politique de civilisation[2] permettant de régénérer la vie sociale, la vie politique et la vie individuelle, il mentionne le contre-courant écologique ainsi qu’un courant qu’il nomme « consommationnisme ». Selon Morin, ces deux contre-courants prennent racine à travers une nouvelle frugalité faite de tempérance et de simplicité dans une recherche de qualité ; le mot d’ordre de la politique de civilisation se résumant à « moins mais mieux ».

Qui plus est, selon Ray et Anderson (2000), on assisterait actuellement à une convergence, une sorte de métissage, de différents discours auparavant distincts. En effet, les mouvements pour une altermondialisation, les nombreux groupes d’intérêts prônant la solidarité citoyenne, les groupes pour la paix et l’égalité, les courants se rattachant au féminisme écologique, ainsi que de nombreux groupes de consommateurs dont l’Union des consommateurs trouvent une voix commune à travers les préceptes du développement durable et l’idée du « consomm-acteur » pour qui « consommer, c’est voter ». La mobilisation et le discours citoyen se voient ainsi renforcés depuis quelques années et des outils technologiques, tel l’Internet, ont agi comme de véritables leviers à la mise en place, au développement ainsi qu’à la rencontre de tels groupes d’intérêts. L’Internet a en effet grandement amélioré les réseaux d’échange d’information, ce qui a encouragé une activité croissante d’organisations non gouvernementales concernées par le développement durable, telles les organisations environnementales et celles de consommateurs (UN, 2001).

Parmi ces mouvements à contre-courant qui appellent à une consommation plus responsable tout en prônant une société plus « humaine » et durable en véhiculant des valeurs telles l’équité, la solidarité et la frugalité, il est possible de nommer Équiterre[3] et Les Amis de la Terre, ainsi que le courant de la simplicité volontaire. À propos de ce dernier courant, Shaw et Newholm (2002) soutiennent que les valeurs éthiques, sociales et environnementales véhiculées à travers le mouvement de la simplicité volontaire, phénomène qu’ils abordent sous l’angle de la consommation éthique, traduisent une démarche vers un mode de consommation durable.

La publication du livre Voluntary Simplicity par Duane Elgin, en 1981, a marqué le début du courant social de la simplicité volontaire aux États-Unis. Depuis, on a pu assister à une véritable explosion de ce courant dans plusieurs pays, dont la Grande-Bretagne, la Belgique, le Canada, l’Espagne et la France. Au Québec, surtout à la suite de la publication en français du livre de Vicki Robin Your Money or Your Life en 1998 et de la publication du livre de Serge Mongeau La simplicité volontaire plus que jamais… en 1999, ce courant connaît un intérêt notable. Jouissant d’une couverture médiatique significative depuis plusieurs années, cette philosophie de vie, telle que qualifiée pas ses adeptes, est devenue un phénomène qui a su rejoindre des gens de cultures différentes et de classes sociales diverses.

La simplicité volontaire se rapporte notamment au choix volontaire (et non à un choix involontaire, contraint par la pauvreté, par exemple) de raisonner ses attitudes et habitudes de vie liées à la consommation de biens afin de cultiver des sources non matérielles de satisfaction et sens (Etzioni, 2003). Globalement, ce courant encourage un passage de « consommateur passif » à celui de « citoyen actif et responsable ». Par l’expression d’un choix de mode de vie et de consommation, le citoyen responsable souhaite s’impliquer activement et significativement aux affaires de la communauté et, incidemment, exercer une certaine pression politique auprès des élus et décideurs. Ce citoyen responsable et actif ne se perçoit donc plus seulement comme pouvant être « gouverné », mais aussi comme un « gouvernant en puissance » (Canivez, 1995 ; Héber-Suffrin, 1998).

La simplicité volontaire peut être considérée comme un courant social regroupant des gens ayant décidé de privilégier une meilleure qualité de vie en « simplifiant » plusieurs aspects de leur vie. Cette démarche, à la fois individuelle et collective, s’appuie sur des motivations très diversifiées répondant toutes à un dénominateur commun, celui d’une critique des cultures de la consommation. Ainsi, la surconsommation, l’épuisement des ressources naturelles, l’injustice sociale, la course folle, l’endettement excessif, le stress, l’isolement et la désintégration du tissu social à plusieurs niveaux, constituent les principaux motifs qui animent ce courant de pensée (Marchand, 2004). Ce courant, loin d’être homogène, peut tout aussi bien intégrer un citoyen urbain désirant limiter sa consommation de biens, un employé refusant une promotion afin de passer plus de temps avec sa famille et ses amis, qu’un groupe de personnes vivant en milieu rural et pratiquant un style de vie visant « l’autosuffisance » (Craig-Lees et Hill, 2002).

La vision du monde portée par ce courant répond aux caractéristiques du mode de consommation responsable qui ont été décrites précédemment. Ainsi, on peut retrouver chez les acteurs de la simplicité volontaire l’idée d’abstention de consommation dans certains cas, d’évaluation de ses besoins, d’une réduction de la consommation où la qualité aura préséance sur la quantité, ainsi que la recherche d’alternatives dans l’achat et / ou l’utilisation de produits et de services pour des solutions écologiquement, socialement et culturellement acceptables. En considérant l’impact de leurs choix sur le milieu humain et naturel, les adeptes de la simplicité volontaire visent un double objectif : celui de mieux vivre en tant qu’individus et citoyens et celui de participer à l’édification d’une société durable. Burch (2003) identifie neuf caractéristiques de ce courant : 1) le rejet de la culture de consommation ; 2) l’autonomie fondée sur une conscience sociale ; 3) la révision des choix de consommation et la préférence pour des modes plus écologiques ; 4) l’adoption d’une approche consciente et réfléchie de la vie plutôt que d’un comportement impulsif et inconscient ; 5) le choix d’activités qui favorisent le développement humain ; 6) l’application de principes reflétant une approche globale de la santé ; 7) la coopération ; 8) la conscience et la vie spirituelle ; et 9) la création de rapports interpersonnels non violents, compatissants et durables avec les autres, qui contribuent à la fois au bien-être personnel et collectif.

Des perspectives nouvelles pour la conception de produits : vers une écologie de la conception

En plus des pressions venant de changements de réglementations et de normes, plusieurs entreprises ressentent également l’impact grandissant que le changement des habitudes de consommation de gens consciencieux de la qualité de l’environnement exerce sur le marché (Wagner, 1997). De manière générale, les consommateurs, en tant qu’individus ou groupes, se sensibilisent aux aspects qui concernent les produits et leurs modes de production. Plus précisément, de plus en plus de personnes souhaitent savoir avant d’acheter un produit, par qui, où et dans quelles conditions celui-ci a été produit, et ce, afin d’orienter leur choix (UNEP, 2002 ; De Leeuw, 2005). Ainsi, la croissance de la consommation responsable témoigne et confirme l’existence d’une dimension essentielle au niveau de la conception de produits puisque le marché est un lieu où les gens peuvent exprimer leurs croyances éthiques et politiques de manière non violente (Whiteley, 1999).

Cette tendance n’est pas sans conséquences au niveau des pratiques et des processus traditionnels de conception de produits et de services. Elle oblige dorénavant à comprendre le processus de conception de tout bien et service à partir d’une vision globale et systémique. Et là où auparavant, le professionnel de la conception, qu’il soit ingénieur, architecte ou designer industriel, soutenait pouvoir intervenir seul, en tant qu’expert sachant ce que le consommateur désire et ce qui est bon pour lui, il convient aujourd’hui de reconnaître la contribution des différents partenaires avec lesquels ces concepteurs doivent intervenir, et en particulier le consommateur-citoyen.

Lorsqu’un professionnel de la conception conçoit un produit, il effectue des choix sociaux et techniques. Ces choix seront déterminants non seulement pour tout le cycle de vie du produit, c’est-à-dire depuis l’extraction des matières premières jusqu’à son élimination, en passant par sa fabrication, sa diffusion et son usage, mais aussi pour les usagers (directs et indirects) et les environnements (social, technologique, biologique, culturel, économique). Ces choix déterminent, en quelque sorte, un « contexte de référence » (De Coninck, 2005) à partir duquel toute la justification et toute la légitimation des actions subséquentes s’arrimeront. Dans cette perspective, tout objet ou système technique apparaît comme la manifestation de différents cheminements décisionnels et de différentes dynamiques technologiques, économiques et sociopolitiques. C’est pourquoi l’étape d’identification des besoins est devenue un enjeu majeur du processus de conception, car ceux-ci sont chargés de présupposés, voire de préjugés (implicites), qui empêchent souvent de voir, de concevoir et d’explorer d’autres avenues possibles de résolution de problème.

Comme nous l’avons mentionné auparavant, la conception d’un produit ou d’un service englobe toutes les activités de conception, de création de produits et de services qui ont entre autres pour but d’améliorer non seulement les usages, mais aussi le cadre de vie et l’environnement, et ce, dans le but d’augmenter le bien-être. Il convient donc de dépasser l’approche « résolution de problème » (problem solving) pour se placer plus en amont, soit au niveau où l’on considère l’établissement des critères qui amèneront à la formulation du problème (problem setting) et, ultimement, proposer une réponse pertinente et globale à la réalité perçue complexe, sous forme de produits, de systèmes de produits ou encore de services. Toutefois, ce changement requiert également un changement de perspective menant à l’élaboration et à l’adoption d’une nouvelle approche conceptuelle basée sur une vision systémique et une approche complexe du réel.

De tels changements sont importants, car ils provoquent un questionnement de fond non seulement de la pratique de la conception de produits, mais aussi de la légitimité même des interventions, stratégies et motivations des concepteurs. La vision et les pratiques traditionnelles de la conception de produits et de services ne sont plus adéquates, car elles ne répondent plus aux enjeux du développement durable, dont celui du développement social. Ce virage ne nécessite pas seulement un changement d’ordre logistique, mais aussi, et surtout, un changement de mentalité (Crozier, 1995) qui impose un décloisonnement des connaissances et des champs d’activités. Il demande de définir tout problème ou toute solution au-delà d’une perspective disciplinaire, de considérer les multiples facettes que recèle chaque problématique et d’envisager que plusieurs solutions puissent apparaître acceptables à partir d’un cadre de référence dépassant le programme ou la discipline.

Il convient également de se pencher plus particulièrement sur l’optimisation des mécanismes de concertation et d’approche intersectorielle en conception de produits et services pour le développement durable et social des communautés. Plus précisément, quelles sont les conditions de succès des processus de collaboration et d’échange entre partenaires (professionnels, décideurs, experts, groupes de pression, citoyens) pour la cocréation et la coformulation de projets ou de solutions ? Les concepteurs sont dorénavant invités à établir de nouveaux liens de collaboration et de relations d’échange qui vont au-delà du schème traditionnel de pourvoyeur de services (Diani, 1988). Il ne s’agit plus de développer une rationalisation du choix d’une solution visant à convaincre la communauté et les consommateurs du bien-fondé du produit ou du service. Il convient plutôt de les intégrer dès l’étape de la définition de ce qui fait problème ou encore au moment de l’élaboration des solutions. Cette stratégie favorise un décloisonnement des connaissances (qu’elles soient sociales ou professionnelles) et, ultimement, une plus grande efficacité d’action en matière de développement durable.

Si l’établissement d’un nouvel « univers de pertinence » (De Coninck, 2005) permet l’élaboration d’une vision globale et systémique des produits et, ultimement, des produits écologiques et socialement acceptables, la présentation du cadre conceptuel général amorcera, quant à elle, une réflexion sur les bases d’une écologie de la conception complexe. Nous retrouvons ici un cadre propice à l’exercice d’une véritable « démocratie cognitive » que suggère Morin (2002, 2004) permettant entre autres de comprendre les processus d’alignement des décisions émises par les modèles de gouverne démocratique ou latérale.

C’est donc au sein de cette conjoncture que le développement durable puise tout son potentiel d’éclairage et de compréhension de la complexité de la situation actuelle pour l’ensemble des réseaux de concepteurs, dont celui du design industriel. En effet, en visant l’équilibre entre croissance économique, protection de l’environnement et développement des personnes et des communautés, le développement durable peut être perçu comme un modèle de changement technologique et social ; et c’est à ce titre qu’une multitude d’initiatives et d’actions tant au niveau local, régional que national s’y appuient. Toutefois, un constat s’impose. Le développement durable confronte le champ de la conception des produits à la faiblesse de son cadre théorique et méthodologique face aux enjeux sociotechniques. En effet, les pratiques de conception traditionnelle, centrées sur la satisfaction des besoins du consommateur (lui conférant un rôle plutôt passif), ne peuvent concevoir des pratiques favorisant l’émergence d’acteurs (et donc un rôle actif : cocréation, coformulation de projet) à la recherche de contrôle et de pouvoir sur ce qu’est ou pourrait être le projet ou encore les interrelations à un nouvel environnement.

Conclusion : pour une écologie de la cognition, de la conception et de l’action

Le contexte dépeint ci-haut adressera sans doute de manière grandissante des questions importantes aux pratiques de conception et de production telles que nous les connaissons aujourd’hui. À ce sujet, concernant l’intégration de citoyens responsables au sein du processus de conception, il conviendrait d’explorer des questions telles que : quelles sont les implications de la consommation durable sur les systèmes de production et de consommation ? Quels sont les critères de qualité que de tels usagers recherchent dans les produits ? Comment une telle prise de position à l’égard de la consommation et de la production à outrance, voire une telle position politique, infère-t-elle sur la relation qu’entretiennent les gens avec le monde matériel ? Comment les notions d’éthique, de sens et de besoin s’expriment-t-elles et sont-elles vécues par les consommateurs responsables, et sur quelles bases ? Toutefois, bien que la concertation et l’approche intersectorielle apparaissent comme des stratégies pertinentes pour l’amélioration de la qualité des produits et qu’elles fassent l’objet d’un grand intérêt, les conditions de mise en oeuvre sur le terrain d’une politique de concertation et d’une pratique intersectorielle requièrent de plus amples approfondissements.

Face à la complexité des problèmes de conception de produits, il est nécessaire de développer des connaissances scientifiques interdisciplinaires et de chercher à les intégrer à celles qui se rapportent à la culture des individus, des groupes et des communautés (et donc de tendre vers une transdisciplinarité) afin de diminuer les impacts des produits sur les environnements (biophysiques, usagers, communautés). Un cadre conceptuel implicite est à la base des justifications et des légitimations des actions entreprises par chacun des porteurs d’enjeux qui souhaitent tous contribuer au développement durable. Ce cadre offre une perspective qui leur est propre. Cette singularité de perspective empêche trop souvent l’élaboration d’une action globale convergente, malgré le partage d’un objectif commun déclaré. Plus souvent, ce cadre conceptuel constitue un obstacle au débat.

Pour atteindre les objectifs du développement durable, il devient essentiel non seulement d’établir une nouvelle dynamique entre les décideurs, les promoteurs, les experts, les groupes d’intérêts et les consommateurs, mais aussi d’établir un lieu de confiance, où il sera possible de considérer et de débattre avant de décider. Ce lieu devra devenir un lieu de référence. Il faut donc convenir de structures et de processus qui permettront de mettre en scène des experts de différents secteurs d’activité, des représentants de groupes de pression, mais aussi des consommateurs, sachant que tous ces intervenants se fonderont sur un référentiel paradigmatique particulier, c’est-à-dire qu’ils considéreront, douteront et débattront à partir de leur propre système de valeurs, d’idées et de conception du monde (De Coninck, 1996 ; 1997). La dynamique du cadre conceptuel général permet, par le jeu de la confrontation des paradigmes, un certain décloisonnement des connaissances en vue d’une plus grande efficacité d’action en développement durable.

Il convient donc de se pencher sur l’optimisation des mécanismes de concertation et d’approche intersectorielle en conception de produits et services pour le développement durable et social des communautés. Il s’agira notamment de déterminer comment les mécanismes de concertation viennent compléter les processus dominants d’aide à la décision basés, entre autres, sur des logiques réglementaires, économiques ou encore sur des connaissances objectives. En effet, les mécanismes démocratiques ne doivent pas être considérés comme un lieu de substitution au pouvoir formel, ni comme une panacée à la controverse, mais plutôt comme un lieu de référence ou, encore, comme un lieu de (re)formulation d’une problématique (à l’issue de processus d’apprentissage et d’innovation). Il devient, par conséquent, un lieu duquel peuvent émerger des nouveaux choix potentiels de solutions répondant à un plus grand éventail de préoccupations sociales dans un contexte de transformation à l’échelle mondiale.

Si l’établissement d’un nouvel univers de pertinence permet l’élaboration d’une vision globale et systémique des produits et, ultimement, des produits écologiques et socialement acceptables, la présentation du cadre conceptuel général amorcera, quant à elle, une réflexion sur les bases d’une écologie de la conception complexe. La recherche de principes directeurs ainsi qu’une procédure pour identifier, structurer, concevoir et mettre en oeuvre des projets transdisciplinaires devient donc un enjeu de toute première importance.