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En médecine, comme dans les autres sphères de l’activité humaine, la tradition se voit toujours plus rapidement dépréciée par l’accélération des inventions techniques. Regretter cet état de fait n’est pas nécessairement adopter une attitude réactionnaire. Car la tradition n’est pas que routine et refus de l’invention, elle est aussi, pour toute invention, épreuve d’efficacité, discrimination progressive des bénéfices et des inconvénients, mise au jour de conséquences d’abord latentes, bref, expérience d’usage. L’engouement pour le progrès technique privilégie la nouveauté par rapport à l’usage. L’homme retrouve ici, sous une forme savante, une très primitive tactique du vivant, même unicellulaire, celle des essais et des erreurs, mais avec cette différence que la réitération accélérée des essais le prive du temps nécessaire à l’instruction par l’erreur. L’invention technique s’inscrit désormais dans le temps technique, qui est affolement et discontinuité, et en dehors du temps biologique, qui est maturation et durée.
[...]Toute prise de position concernant les moyens et les fins de la nouvelle médecine comporte une prise de position, implicite ou explicite, concernant l’avenir de l’humanité, la structure de la société, les institutions d’hygiène et de sécurité sociale, l’enseignement de la médecine, la profession médicale, tellement qu’il est parfois malaisé de distinguer ce qui l’emporte, dans quelques polémiques, du souci pour l’avenir de l’humanité ou des craintes pour l’avenir du statut des médecins. Il n’y a pas que la raison qui ait ses ruses, les intérêts aussi ont les leurs.
La forme aujourd’hui la plus aiguë de la crise de la conscience médicale, c’est la diversité et même l’opposition d’opinions relatives à l’attitude et au devoir du médecin, devant les possibilités thérapeutiques que lui offrent les résultats de la recherche en laboratoire, l’existence des antibiotiques et des vaccins, la mise au point d’interventions chirurgicales de restauration, de greffe ou de prothèse, l’application à l’organisme des corps radioactifs. Le public des malades réels ou possibles souhaite et redoute à la fois l’audace en thérapeutique. D’une part, on estime que tout ce qui peut être fait pour procurer la guérison doit l’être, et on approuve toute tentative pour reculer les limites du possible. D’autre part on craint de devoir reconnaître dans ces tentatives l’esprit antiphysique qui anime la technique, l’extension d’un phénomène universel de dé-naturation qui atteint maintenant le corps humain. [...] Sans référence expresse, bien souvent, à la norme singulière de santé de tel ou tel malade, la médecine est entraînée, par les conditions sociales et légales de son intervention au sein des collectivités, à traiter le vivant humain comme une matière à laquelle des normes anonymes, jugées supérieures aux normes individuelles spontanées, peuvent être imposées. Quoi d’étonnant si l’homme moderne appréhende confusément, à tort ou à raison, que la médecine en vienne à le déposséder, sous couleur de le servir, de son existence organique propre et de la responsabilité qu’il pense lui revenir dans les décisions qui en concernent le cours.
Dans ce débat, les médecins ne sont pas à l’aise. Serviteurs, conseillers et directeurs de leurs malades, ils oscillent entre le désir de suivre l’opinion et le besoin de l’éclairer. Rares sont ceux qui, adhérant sans restrictions à quelque idéal de technocratie explicite, revendiquent, au nom de valeurs biologiques et sociales impersonnelles, le droit intégral à user de l’expérimentation thérapeutique, sans égard aux valeurs bio-affectives au nom desquelles les individus croient avoir quelque droit sur leur propre organisme et quelque droit de regard sur la façon dont on en dispose en lui appliquant telle ou telle thérapeutique révolutionnaire, plus ou moins proche de ses débuts expérimentaux. Plus nombreux sont, par contre, les médecins qui proclament leur attachement aux devoirs médicaux traditionnels (primum non nocere) et qui, rejoignant les conclusions d’une morale humaniste ou personnaliste diffuse, sous le couvert de diverses idéologies, dans les sociétés semi-libérales de l’Occident, prennent ce qu’il est devenu banal d’appeler le parti de l’homme. À la défense de ce parti, on apporte le secours de la tradition hippocratique, quelque peu sollicitée, et sous le nom de confiance dans la nature, tout en rappelant qu’il n’y a que des malades et pas de maladies, on s’efforce à discréditer la technique qu’on identifie avec la démesure, et à faire simultanément l’apologie de la clinique et de l’éthique médicales.
[...] Reconnaissons le fait. Il n’existe aujourd’hui aucune qualification de compétence dans l’énoncé et la prescription de règles destinées à contenir, dans des limites incontestées par la conscience morale, l’audace thérapeutique que les nouvelles techniques médicale et chirurgicales changent si aisément en témérité.
Une telle interrogation sur les devoirs du médecin, quand les techniques inédites de prévention ou de guérison lui sont offertes, n’est pas sans précédent. Il fut un temps où la réflexion sur des questions de cet ordre passait pour une des attributions de la philosophie. Le rappeler n’est pas céder à quelque nostalgie d’une époque où la philosophie aurait eu plus d’audience et de prestige qu’aujourd’hui, car on peut en discuter, mais c’est au moins s’avouer qu’il fut un temps où elle avait plus de courage, même malheureux.
[...] Le gouvernement (selon Kant) n’a pas à prescrire au médecin des règles de conduite. Elles ne peuvent être tirées que d’un savoir, puisé aux sources de la nature, qu’une Faculté doit systématiser, mais qu’aucun gouvernement ne saurait codifier. C’est seulement comme protecteur de la santé publique qu’un gouvernement peut surveiller la pratique et la profession médicales, par l’intermédiaire d’une Commission supérieure de la santé et au moyen de règlements sanitaires. Ces règlements sont avant tout négatifs: réserver l’exercice de la profession aux seuls diplômés, l’interdire aux empiriques. [...] Le gouvernement peut et doit, par conséquent, exiger de tout praticien qu’il reste soumis au jugement de sa Faculté, sous le seul rapport de la police médicale.
On aperçoit sans difficulté la portée et les limites exactes des réflexions de Kant: le devoir de veiller à ce que la thérapeutique ne tourne pas à l’expérimentation aveugle et irresponsable est confié à la Faculté de médecine elle-même, dans la mesure où l’exercice de la pratique médicale est interdit par la loi aux empiriques et réservé aux diplômés. Mais s’il arrivait que ce fût dans la Faculté même qu’un nouveau savoir, désormais puisé aux résultats de la technique et non plus seulement aux sources de la nature, vienne à introduire l’impératif du fiat experimentum, qui donc s’élèverait contre le jus impune occidenti? Que faire, si la division s’introduisait, dans la Faculté même, entre traditionalistes et novateurs? Que faire si, par hasard, on trouvait à emprunter aux empiriques, discrédités par la loi, quelque pratique dont seule l’application systématique et réfléchie, mais nécessairement aléatoire au début, permettrait de constater qu’après tout elle aussi est puisée aux sources de la nature? S’il arrive qu’un savoir préalable garantisse la validité des applications qu’on en fait, il ne manque pas de cas dans lesquels c’est la technique spontanée qui crée les conditions d’apparition du savoir et donc le précède.
Kant a rencontré ce problème, sous la forme de l’essai des méthodes de lutte collective contre la variole, au XVIIIe siècle: inoculation ou variolisation puis vaccination. La fluctuation du jugement de Kant est bien instructive. Tantôt il admet que la technique est préférable à la nature, mais qu’un problème de responsabilité se pose, que le médecin seul ne peut résoudre; [...] tantôt il tente une définition du corpus vile sur lequel l’expérimentation serait légitime et, corrélativement, une définition des essais sur l’homme de nouvelles thérapeutiques. [...] Il semble qu’en définitive, et au dire d’un de ses biographes, Kant ait renoncé à légitimer, en matière de médecine, la supériorité de l’audace technique sur la confiance naturiste: « Il tenait le système de Brown pour une découverte capitale… Mais sa disposition fut, dès le premier moment, exactement inverse quand le Dr Jenner fit connaître la découverte de la vaccination quant à son grand profit pour l’espèce humaine. Il lui refusait, même très tard, le nom de variole préventive; il pensait même que l’humanité s’y familiarisait trop avec l’animalité et qu’on lui inoculait peut-être une sorte de brutalité (au sens physique). Bien plus, il redoutait que par le mélange du miasme animal au sang ou du moins à la lymphe on ne communiquât à l’homme de la réceptivité pour ce mal contagieux. Enfin il mettait même en doute, en se fondant sur le manque d’expériences suffisantes, la vertu préventive (de la vaccination) contre la variole humaine ». On aperçoit ici comment les scrupules du moraliste finissent par annuler la question qu’il examine, pour autant qu’ils trouvent argument, contre l’utilisation d’une thérapeutique, dans l’insuffisance des épreuves auxquelles on l’a soumise. Si l’on s’abstient d’expérimenter, jamais on n’estimera les expériences suffisantes.
C’est donc directement, du seul point de vue technique, qu’il faut aborder les rapports de la médecine et de l’expérimentation, sans pour autant perdre de vue que les questions d’ordre éthique posées par Kant conservent toute leur signification.
Appendices
Notes
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Extraits tirés de : Études d’histoire et de philosophie des Sciences. Paris: Librairie philosophique J. Vrin, 1975. (Choix des extraits: Gérard Friedlander)