Abstracts
Résumé
Cet article propose d’évaluer la manière dont l’émergence de projets coopératifs de production d’énergie renouvelable a fait évoluer les régimes de politiques publiques nationaux dans deux pays souvent désignés par la littérature comme des « modèles » de politiques publiques énergétiques opposés : la France, idéal type étatique centralisé et le Danemark, idéal type coopératif. En mobilisant une enquête par entretiens et par analyse de documents de politique publique, l’article étudie les réactions des deux régimes à cette « nouvelle donne ». Il ressort de cela que les perspectives de redistribution du pouvoir au sein du secteur énergétique, portées par ces projets coopératifs, ont été neutralisées dans les deux cas, au fil de trajectoires qui sont cependant contrastées. Au Danemark, l’intégration des projets coopératifs dans le marché de l’énergie a été précoce, mais ces derniers se sont retrouvés progressivement marginalisés avec la disparition de la « majorité verte » qui les soutenait. En France, la prédominance d’une production d’électricité centralisée et la faible influence du parti écologiste ont empêché, dès l’origine, la levée des multiples barrières au développement de projets coopératifs. Elle les cantonne encore aujourd’hui aux marges du secteur énergétique.
Mots-clés :
- politiques publiques,
- économie sociale et solidaire,
- énergies renouvelables,
- énergies citoyennes et coopératives
Abstract
This paper analyses the impact of the emergence of cooperative renewable energy projects upon national policy regimes in two countries were energy policy models are usually considered highly divergent: France and Danemark. France belongs to the state-oriented ideal type while Denmark is often associated with the cooperative ideal type. Mobilizing semi-structured interviews and extensive content analysis of policy documents, this paper shows that the power-challenging perspectives brought about by these cooperatives projects are neutralised in the two cases. In Denmark, integration of the cooperative model into the energy market was an early political decision, dating back to the early 1980s. But the cooperative movement later get marginalized following the end of the “green majority” in parliament that used to support their development through favourable regulations. In France, the deep centralization of energy production (highly dependent on nuclear power) and the low influence of the green party have prevented the development of cooperative projects since the beginning. They remain today at the margins of the energy sector.
Keywords:
- public policy,
- social entrepreneurship,
- renewable energy,
- community energy
Article body
Le recours accru aux énergies renouvelables est généralement considéré comme un axe pivot des trajectoires de transition énergétique. Leur potentiel transformateur ne se résume cependant pas à une substitution technique des sources d’énergie. Production décentralisée au plus près des usagers, participation d’un large ensemble d’acteurs, possibilité pour le consommateur de devenir producteur d’électricité, etc. : ces caractéristiques font partie d’un ensemble de mesures qui font de la transition énergétique une « alternative de politique publique » dans le secteur de l’énergie, c’est-à-dire « un ensemble cohérent de propositions, construit autour de représentations communes, d’arrangements institutionnels et de configurations d’acteurs spécifiques, qui vise non seulement à promouvoir une solution particulière, mais également à transformer le secteur dans lequel celle-ci s’insère » (Evrard, 2014 : 73). Cette « alternative » s’incarnerait notamment dans des initiatives de production et/ou de distribution d’énergie renouvelable (ENR) de type coopératif, impliquant une participation citoyenne au financement et/ou à la gouvernance des infrastructures. L’apparition de mouvements coopératifs dans le secteur de l’énergie peut s’interpréter comme une manifestation de la « volonté des citoyens d’exprimer directement par leurs choix marchands des positions militantes ou politiques » (Dubuisson-Quellier, 2018 : 11). On peut y voir un « nouveau mouvement social économique » (Gendron, 2001), apparenté à la promotion du commerce équitable, des circuits courts alimentaires ou de l’agriculture biologique (Le Velly, 2017). En matière d’énergie, le potentiel fréquemment subversif de ces démarches s’incarne dans leur volonté de concurrencer les acteurs de marché contrôlant traditionnellement les moyens de production et de distribution d’énergie (Van Veelen, 2018 ; Becker et Naumann, 2016), en effaçant la frontière qui sépare fournisseurs et consommateurs (Lockwood, 2016). Cette évolution est souvent considérée par ses promoteurs comme un moyen d’ouvrir la voie à une « démocratie énergétique » (Mitchell, 2013 ; Schlosberg et Coles, 2016), dans laquelle des consommateurs, en passant du statut de rule takers à celui de rule makers[1], imposeraient une transformation des relations de pouvoir. Les vertus attendues ne se limitent cependant pas au registre de la participation : outre une meilleure répartition de l’initiative (effet d’autonomisation, ou d’empowerment) et des bénéfices économiques, réorientés vers la communauté locale (Martiskainen, 2014), c’est une amélioration de la situation environnementale qui est censée dériver de l’implication citoyenne militante, du fait du choix de la production renouvelable, mais aussi de la promotion d’une réduction de la consommation (Huybrechts et Mertens, 2014 : 205).
Force est de constater, cependant, que ces collectifs citoyens[2] peuvent adopter des formes très diverses. De même, la nature de leurs relations avec les développeurs[3] s’avère variable. Les degrés d’implication des citoyens, les modes de distribution des ressources et les processus de prise de décision ne sont pas uniformes d’un projet à l’autre (Strachan et al., 2015). Par ailleurs, comme l’a notamment montré Hess dans le cas du photovoltaïque aux États-Unis, les entreprises électriques détiennent une capacité à bloquer, marginaliser, incorporer et transformer les initiatives portées par ces collectifs (Hess, 2016). Un constat similaire a pu être dressé pour le cas autrichien (Schreuer, 2016). Ces doutes nous conduisent donc à explorer en détail les capacités transformatrices des initiatives coopératives citoyennes. À quel point et sous quelles conditions leur irruption dans un marché de l’énergie change-t-elle la donne ? Comment les acteurs dominants et ceux qui fixent les cadres de régulation du marché y réagissent-ils ?
L’article examine ces questions en considérant les interactions entre les initiatives coopératives et les régimes de politique publique (Howlett, 2001) dans deux pays européens, le Danemark et la France. La notion de régime de politique publique invite à saisir les principales caractéristiques de l’encadrement régulatoire national d’un secteur d’activité et les types de relations entre ses différents acteurs (voir tableau n° 1[4]). Par sa dimension synthétique, elle s’avère particulièrement utile pour comparer des cadres de régulation dans plusieurs pays.
Les cas du Danemark et de la France permettent à cet égard de faire jouer plusieurs contrastes. « Démocratie innovante » (Mendonca, Hvelplund et Lacey, 2009), « participation bottom-up avec une implication citoyenne permettant d’obtenir une forte acceptabilité » (Szarka, 2007 : 147), etc., les mesures prises par le régime danois sont régulièrement présentées comme très ouvertes aux démarches coopératives. À l’inverse, le régime français fait figure d’idéal type d’un système énergétique centralisé et technocratique, tenant à distance la société civile (Szarka, 2010 ; Aykut et Evrard, 2018). En 2017, les coopératives représentaient 10 % de l’éolien danois (Kooji et al., 2018), tandis que les projets coopératifs français représentaient 3 % de l’éolien et 0,7 % du photovoltaïque (Wokuri, Yalçin-Riollet et Gauthier, 2019).
À quel point les initiatives coopératives font-elles évoluer les régimes de politique publique ? Comment les régimes font-ils face aux capacités d’innovation de ces nouveaux acteurs, et au caractère parfois radical de l’« alternative » qu’ils représentent ? L’article défend la thèse que cette adaptation a pris la forme d’une politique commune de neutralisation, mais au terme de cheminements politiques et régulatoires clairement différenciés l’un de l’autre. Au Danemark, l’intégration des projets coopératifs dans le marché de l’énergie a été profonde et précoce. Cependant, à partir des années 2000, ces derniers se sont trouvés progressivement marginalisés avec la disparition de la « majorité verte » qui les soutenait. En France, la prédominance d’une production d’électricité centralisée et la faible influence du parti écologiste ont empêché, dès l’origine, la levée des multiples barrières au développement de projets coopératifs. Elle les cantonne encore aujourd’hui aux marges du secteur énergétique, en dépit de quelques cas de succès. Pour illustrer ces deux trajectoires, l’article s’attarde en particulier sur un exemple pris dans chaque pays : la coopérative éolienne d’Hornstrup Mark au Danemark et le projet français, également éolien, porté par l’association Éoliennes en Pays de Vilaine[8] (EPV).
Pour mettre en lumière cette neutralisation, nous procédons en deux temps. Les première et deuxième sections de l’article évoquent les trajectoires contrastées des projets coopératifs au sein des régimes danois et français. La troisième section de l’article met en évidence la dynamique commune de neutralisation des projets coopératifs dans les deux régimes.
1. La conversion éolienne du Danemark : des coopératives en climat favorable
Au moment du premier choc pétrolier en 1973, le Danemark a cherché, comme la plupart des autres pays développés, à limiter sa consommation de pétrole. Deux options étaient possibles. L’une, défendue par une coalition d’acteurs établis comprenant les grandes entreprises électriques et le ministère de l’Énergie, et par la plupart des partis politiques, était le recours à l’énergie nucléaire. L’autre option était de développer au maximum les énergies renouvelables et, en particulier, l’éolien. Deux petits partis de gauche, un parti centriste à sensibilité écologiste (Radikale Venstre), l’Association danoise antinucléaire (OOA), créée en 1973, l’Organisation danoise de développement des énergies renouvelables (OVE), créée en 1975, la fédération des bureaux de l’énergie (SEK), créée en 1977, et diverses organisations de protection de la nature ont formé une « coalition coopérative » en faveur de cette deuxième voie (Van Est, 1999 : 117-149). Le jeu électoral a donné à cette dernière l’occasion d’imposer ses vues.
1.1 Changement politique et promotion des coopératives de production d’énergie
En 1973, une landslide election, qui a fait perdre de nombreux élus aux partis dominants, aboutissait à l’alternative entre les deux avenues évoquées plus haut. Radikale Venstre, occupant désormais une position pivot, pouvait donner aux différentes majorités une coloration « verte » en monnayant son soutien en échange de la mise en oeuvre de politiques de développement de l’éolien (Andersen, 1997 : 251). À partir du milieu des années 1970, le processus de construction d’un marché de l’éolien était lancé. Les coopératives, qui rassemblaient généralement de 20 à 60 sociétaires pour le financement d’une ou de quelques éoliennes, y occupaient un rôle central. Le régime de politique publique danois, transformé par les évolutions de la majorité parlementaire, leur était alors particulièrement favorable. Le gouvernement avait créé des energy offices, organismes proposant gratuitement de l’information aux citoyens souhaitant créer une coopérative. La réglementation rendait possible l’attribution de financements aux ménages et coopératives pour qu’ils réalisent des études de faisabilité, et offrait des exonérations d’impôts sur les premières parts possédées au sein de coopératives. Sur le plan juridique, la propriété des éoliennes était réservée aux riverains des installations de production.
Le gouvernement favorisait également le règlement d’un enjeu technico-financier relativement paralysant pour les projets coopératifs : le coût du raccordement au réseau et le tarif de rachat. C’est par ce biais — un coût élevé de raccordement et un tarif de rachat faible — que les entreprises électriques parvenaient, au cours des années 1970, à dissuader la multiplication des éoliennes coopératives. Sous la pression, notamment, du Radikale Venstre, la menace gouvernementale d’un texte de loi contraignant conduisit les acteurs à un compromis, au bout de dix années de difficiles négociations (Evrard, 2013 : 124) : l’association danoise des fournisseurs d’électricité (DEF) et l’association danoise des propriétaires d’éoliennes (Danmarks Vindmølleforening – DV) s’accordèrent en 1979 sur un partage des coûts de connexion au réseau (1/3 couvert par l’État, 1/3 par les propriétaires d’éoliennes et 1/3 par les entreprises électriques), ainsi que sur un prix de rachat de l’électricité garanti pour les producteurs éoliens.
1.2 De consommateurs à producteurs engagés : l’exemple d’Hornstrup Mark
Hornstrup Mark offre un exemple illustratif de la manière dont un groupe de citoyens-militants a pu tirer parti, au milieu des années 1980, des opportunités offertes par le régime de politique publique danois. Cette coopérative, située dans la région du Nordjylland, est développée par un groupe d’une dizaine de personnes. Leurs profils sont variés, puisqu’on y trouve une institutrice et un instituteur, une femme au foyer, deux agriculteurs, un maçon, deux auxiliaires de vie, un directeur de maison de retraite et une employée de banque. Ce collectif s’élargit au fil des réunions publiques jusqu’à atteindre 49 personnes. La coopérative est formellement créée en septembre 1987. Mettant en commun leurs ressources, les membres installent une éolienne de 200 kWh dans la commune de Thisted et la connectent au réseau en janvier 1988. Parmi les 49 membres de la coopérative, 34 sociétaires vivent à Thisted et 15 dans la commune proche de Snedsted. Les membres de la coopérative possèdent entre trois et sept parts du projet. Cette coopérative implante son éolienne pendant une période particulièrement propice au développement de ce genre d’initiative. Intervenant après les luttes des pionniers des années 1970, elle profite à plein du régime d’action publique danois de l’époque. D’une part, le tarif d’achat légal permet de limiter radicalement les risques de ce type d’investissement, en garantissant sur vingt ans la profitabilité de l’installation. D’autre part, le coût de raccordement est limité du fait de l’accord intervenu entre l’association danoise des propriétaires d’éoliennes et la fédération des distributeurs d’énergie. Enfin, la subvention à l’installation d’une éolienne réduit les coûts de participation des citoyens en couvrant 30 % des 202 000 euros nécessaires pour acheter et installer l’éolienne, ainsi que pour la connecter au réseau.
À l’instar d’Hornstrup Mark, les coopératives danoises de cette époque adoptent un modèle qui répond à plusieurs égards aux caractéristiques d’un mouvement social de transformation. Le choix poursuivi repose principalement sur deux piliers : nouvelle répartition du pouvoir et nouvelle répartition des bénéfices. Concernant le premier pilier, la transformation des rapports de pouvoir dans le secteur énergétique s’incarne dans la volonté de prendre en charge une activité normalement affectée à des acteurs privés poursuivant un but lucratif (la production-vente d’énergie). Mais elle se traduit aussi par l’adoption d’une désindexation du pouvoir de décision vis-à-vis des parts du capital détenu, à l’exemple des pratiques habituelles dans le domaine de l’économie sociale et solidaire. La coopérative d’Hornstrup Mark et les coopératives qui ont adopté son modèle appliquent ainsi, dès l’origine, le principe d’« une personne égale une voix ».
Quant au deuxième pilier, la dimension locale des projets coopératifs se déploie à travers des démarches qui valorisent l’ancrage sur le territoire des participants et la territorialisation des retombées économiques. Là encore, Hornstrup Mark fait figure de modèle, puisque tous ses sociétaires résident dans un rayon proche de l’installation. Cet élément est aujourd’hui encore conçu comme un trait particulièrement distinctif des démarches coopératives, ainsi qu’en témoigne un ancien président de l’association danoise des propriétaires d’éoliennes : « […] l’idée du critère de résidence locale pour être membre d’une coopérative est très simple et importante pour nous : les personnes étant affectées par les inconvénients des éoliennes doivent aussi être ceux bénéficiant de leurs avantages » (Entretien, Ringkøbing-Skjern, octobre 2017). Le Nordic Folkecenter for Renewable Energy, une organisation majeure de promotion du secteur coopératif, insiste également sur ce point en faisant valoir le fait que la territorialisation des bénéficiaires, outre qu’elle permet souvent de diminuer l’opposition aux éoliennes, augmente les ressources des territoires les plus déshérités du pays, qui sont aussi ceux qui disposent des vents les plus favorables (Nordic Folkecenter for Renewable Energy Memo, 2013 : 1-2).
Dans les années 1980, le Danemark offre donc l’exemple d’un cadre régulatoire particulièrement encourageant pour le mouvement coopératif éolien. Dans un contexte où l’idée d’une transition énergétique (afin de diminuer la dépendance au pétrole) s’impose largement, l’existence d’une majorité parlementaire favorable aux énergies renouvelables plutôt qu’au développement d’un parc électronucléaire soutient, par des instruments de régulation adaptés, le bourgeonnement d’initiatives inspirées des mêmes principes. Même s’il ne structure pas l’ensemble de la politique énergétique danoise, l’horizon de la « démocratie énergétique » a atteint dans ce contexte et à cette époque un degré de légitimité qui a eu peu d’équivalents dans les autres pays d’Europe.
2. Se faire une place à l’ombre du nucléaire : la trajectoire des projets coopératifs français
Nous avons gardé une pratique correspondant, en fait, à une sorte de monarchie républicaine, où l’État est propriétaire du vent et décide des conditions dans lesquelles les citoyens ou leurs organisations vont l’utiliser
Didier Lenoir, président du CLER[9]
En 2003, lorsque le président du Comité de Liaison Énergies Renouvelables[10] (CLER) dresse ce constat, il n’existe aucun projet coopératif dans le pays. En 2008, quatre initiatives de ce type avaient malgré tout fini par émerger. Cette irruption à la fois modeste et tardive des projets coopératifs en France s’explique principalement par la nature « méso-corporatiste » du secteur de l’énergie : les politiques publiques sont déterminées par des négociations entre agents de l’État et acteurs économiques, avec une très faible implication de la société civile (Szarka, 2010), dont la légitimité est peu reconnue. L’ouverture très modeste du mix énergétique aux énergies renouvelables et la faible influence des partis écologistes sur les politiques publiques constituent d’autres facteurs défavorables.
2.1 « Méso-corporatisme » et prédominance du nucléaire : le régime français de politique énergétique
Le régime français s’est longtemps caractérisé par une omniprésence de l’État central et par une mise à distance des acteurs locaux dans la gestion des questions énergétiques (Evrard et Wokuri, 2017). Sujet de débat avant d’être finalement écarté au Danemark, le nucléaire constitue au contraire 75 % de la production d’électricité en France. Cette orientation, mise en place au début des années 1970, a suscité la mobilisation de mouvements critiques, mais les opposants à cette énergie n’ont pas disposé d’autant d’opportunités que leurs alter ego allemands et danois (Kitschelt, 1986 ; Evrard, 2013). Plus généralement, la dépolitisation des politiques énergétiques a longtemps été un trait dominant de la gestion de ce secteur. Elle se caractérise par une délégation à des groupes d’experts et aux « grands corps techniques » des orientations de cette politique, avec un effet d’éviction des expertises et des vues minoritaires, disqualifiées dans les discours par l’argument de la « nécessité », c’est-à-dire par l’affirmation qu’il n’existe pas d’« alternative viable à la production d’électricité nucléaire » (Deront, Evrard et Persico, 2018 : 265). Au moment où le législateur danois favorisait la décentralisation des initiatives dans le secteur énergétique (de 1974 à 2002), les pouvoirs publics français s’efforçaient donc d’en préserver le caractère centralisé et monopolistique. La participation d’un mouvement écologiste au gouvernement Jospin (1997-2002), caractérisée seulement par quelques concessions mineures, n’a pas changé la donne à cet égard (Evrard, 2012 : 276). Ce contexte a débouché sur une diversification très lente du mix énergétique et sur le maintien, jusqu’aux années 2000, d’instruments d’action publique défavorables, en particulier, aux énergies renouvelables. Si des experts de l’Agence de l’environnement et de maîtrise de l’énergie (ADEME) défendent l’idée d’un tarif d’achat dès 1991, idée reprise ensuite par un rapport parlementaire en 1994, le système mis en place en 1996 est un système d’appel d’offres qui désavantage les coopératives et les petites structures. La procédure d’appel d’offres est contestée par les producteurs éoliens, mais soutenue par le producteur-distributeur national, Électricité de France (EDF), qui met en avant ses vertus économiques (un maintien des prix bas par le jeu de la concurrence et un encouragement à l’innovation). Malgré quatre appels d’offres successifs entre mars 1997 et décembre 1999, le programme « Éole 2005 » ne permet d’installer que 70 MW en puissance de production éolienne sur l’ensemble du territoire français (Evrard, 2013). Si le principe du tarif d’achat est finalement adopté en 2002, sa trajectoire est marquée par une forte instabilité, qui nuit à la lisibilité de l’action publique. Le tarif appliqué au photovoltaïque pâtit, par exemple, de soubresauts nuisibles à la stabilité du secteur : fixé à un niveau relativement élevé entre 2002 et 2010, il assure la rentabilité financière d’installations qui auraient été loin d’être viables dans des conditions plus ordinaires (Cointe, 2016). Du fait de ces excès, ce tarif est ensuite « gelé » en décembre 2010, puis considérablement réduit. Ces règles instables ont desservi la progression des énergies renouvelables dans le mix énergétique français : celles-ci représentaient 18,7 % de la production d’électricité française en 2017 contre 54 % au Danemark (Rønne et al., 2019). Les coopératives, réduites aux « interstices » du régime de politique publique (Nadaï et al., 2015), constituent une part extrêmement faible de cette production renouvelable. À l’inverse du cas Danois, elles se concentrent dans le secteur de la production d’énergie solaire : 42 des 54 projets coopératifs recensés en France fin 2017 relevaient de cette énergie (Wokuri, Yalçin-Riollet et Gauthier, 2019).
2.2 Faire face aux vents contraires : l’exemple du projet d’Éoliennes en Pays de Vilaine
Le parc éolien coopératif porté par l’association Éoliennes en Pays de Vilaine (EPV) à Béganne, au sud de la Bretagne, offre un bon témoignage des difficiles conditions d’émergence de ce type de projet en France. Il est particulièrement révélateur des difficultés créées par l’instabilité de l’action publique, comme l’illustre le récit de l’un des membres fondateurs de la coopérative :
En dix ans, les règles au niveau de (sic) l’éolien ont changé beaucoup de fois. Au départ, la règle c’était : il faut au maximum des parcs de 12 MW, ça représentait six éoliennes de 2 MW. Cette règle a ensuite été abandonnée. Après on nous a dit : vous ferez des parcs éoliens qui feront au minimum 20 MW, donc au minimum dix éoliennes. Cette mesure a finalement été retirée, parce que ça faisait tomber beaucoup de projets, notamment en Bretagne, car l’habitat est trop dispersé et c’est donc difficile d’implanter dix éoliennes. Ces changements de règles, c’est assez embêtant vu l’échelle de temps des projets éoliens qui se mettent en place. Au début, on se dit qu’on part sur un projet de quatre éoliennes et, une année après, on dit qu’il faut faire des projets de minimum cinq éoliennes. Et donc le site identifié n’est plus viable en raison de l’évolution de la législation !
Entretien avec un membre fondateur du projet éolien d’EPV à Béganne, octobre 2015
Le projet d’EPV naît en 2003, quand un groupe d’une vingtaine de personnes, dont des enseignants, un sculpteur, des maraîchers, un producteur de lait biologique, un permanent syndical du syndicat social-démocrate CFDT et un ingénieur en agronomie, forment une association pour développer le projet d’un parc éolien coopératif local. Cependant, leur démarche se heurte rapidement à la difficulté de trouver un site pour l’implantation des éoliennes. Après sélection d’un premier site, puis d’un second et enfin d’un ensemble de trois sites différents, le collectif se voit refuser les autorisations administratives nécessaires pour la construction.
Un autre obstacle important doit être contourné sur le plan du financement. Du fait de l’ampleur du projet (quatre éoliennes) et de la massification de la technologie éolienne, la somme à investir (près de 12 millions d’euros) est d’un tout autre ordre de grandeur que celle nécessaire aux coopérateurs d’Hornstrup Mark. Elle implique un plus grand nombre de souscripteurs, ainsi que la constitution d’une société. Or, les règles françaises soumettent toute sollicitation d’épargne des particuliers, dès lors que leur nombre dépasse 149, à l’obtention d’un visa de l’Autorité des marchés financiers dans le cadre de l’émission d’une « Offre au public de titres financiers ». C’est une procédure longue, coûteuse et contraignante. Elle interdit, notamment, le démarchage direct des particuliers. Visant à protéger les épargnants des appels de fonds frauduleux, une telle procédure s’avère « peu adaptée lorsqu’il s’agit de permettre à des citoyens de s’impliquer dans des projets locaux participatifs » (Poize et Rüdinger, 2014 : 13). EPV contourne finalement ces contraintes en rassemblant ses investisseurs dans 53 clubs de 5 à 20 personnes et en mobilisant des réseaux préexistants. Organisés autour d’un leader très impliqué dans sa communauté locale (par exemple, le dirigeant d’un club de football), les clubs d’investisseurs permettent d’élargir le cercle des sociétaires sans avoir recours au démarchage ni à l’intermédiation d’un établissement financier. S’appuyer sur les réseaux locaux préexistants de l’économie sociale (on y trouve notamment le cinéma coopératif local) procède de la même logique. Enfin, en 2010, EPV prend part, avec d’autres organisations partenaires (dont le fournisseur d’énergie coopératif Enercoop), à la création d’un véhicule financier national destiné à investir dans ce type de projets : le fonds « Énergie Partagée », dûment doté du visa de l’Autorité des marchés financiers.
Ces stratégies, bien que coûteuses en efforts organisationnels, ne permettent cependant de rassembler que 23 % de la somme nécessaire. Le recours à l’emprunt bancaire s’avère donc nécessaire. Dans un contexte français où les banques sont réticentes à accorder des prêts aux initiatives coopératives d’énergie renouvelable (Mignon et Rüdinger, 2016), c’est la banque néerlandaise Triodos qui débloque les premiers crédits, ouvrant la voie à d’autres établissements comme le Crédit Coopératif. C’est finalement en 2014, soit onze ans après avoir entrepris ses premières démarches, que EPV réussit à installer et à mettre en service quatre éoliennes d’une capacité de 2 MW chacune.
À l’instar d’Hornstrup Mark, EPV organise sa gouvernance de manière à ce que les citoyens-investisseurs conservent les pouvoirs de décision. Ainsi, même si l’expansion du nombre de membres et leur diversité obligent la coopérative à créer cinq collèges différenciés[11], les statuts prévoient que les membres fondateurs conservent une minorité de blocage dans le conseil d’administration. Cet élément ne reflète en rien la répartition des montants investis. Il est plutôt conçu comme une manière de préserver l’intérêt coopératif et l’engagement militant des citoyens-investisseurs dans la démarche, en dépit d’un élargissement du tour de table qui pourrait conduire à en amoindrir la portée. La dimension d’appropriation territoriale s’avère également importante aux yeux des membres de la coopérative, qui sont des acteurs du territoire pour la plupart d’entre eux. Sur les 23 % de fonds propres réunis, 17 % proviennent ainsi des 30 membres fondateurs, des 783 membres des clubs d’investisseurs (résidant dans un rayon de 35 kilomètres) et des organisations d’économie sociale et solidaire du territoire (Biocoop, cinéma coopératif et foyer de jeunes travailleurs de Redon, municipalité située à quinze kilomètres du parc éolien). Un membre fondateur confirme que cet ancrage local faisait partie des motivations essentielles au lancement du projet :
Alors qu’en 2002 on commençait à voir des parcs éoliens industriels se développer, on s’est dit que c’était dommage que cette idée portée par les mouvements écologistes depuis plusieurs années se fasse récupérer par des industriels qui viennent là uniquement pour des motifs financiers sans que cela profite au territoire
Entretien avec un membre fondateur, Redon, mai 2016
3. Deux trajectoires de neutralisation
Qu’elle ait été relativement massive, comme au Danemark, ou plus marginale et semée d’embûches, comme en France, l’irruption des coopératives et de leur volonté de redistribuer les cartes dans le secteur de la production énergétique n’est pas allée sans susciter des réactions de défense de la part des acteurs dominants et des institutions de régulation. L’une des modalités de cette défense a pris la forme d’un détournement de l’esprit de participation porté par les coopératives. Une autre forme de résistance est visible dans l’évolution des régimes d’action publique à travers une fermeture des opportunités qui avaient été ouvertes au Danemark (dans les années 1970) et, tant bien que mal, en France (dans les années 2000). Ces deux leviers ont fait entrer les coopératives dans une trajectoire de neutralisation, au sens où ce qui a été remis en cause n’est pas tant l’existence de ces initiatives, mais plutôt leur capacité à faire une réelle différence sur le plan de la répartition des rôles et des rapports de pouvoir dans le secteur de l’énergie.
3.1 Faire de la participation une norme pour en neutraliser les effets ?
Les instruments de politique publique développés au cours de la dernière décennie dans les deux pays, de même que les pratiques adoptées par les développeurs capitalistiques, ont eu pour effet de faire passer le rôle des citoyens-consommateurs d’une « participation par irruption », initiée par eux-mêmes et pensée comme l’expression de leur autonomie à une « participation par invitation » dans laquelle des riverains répondent à la sollicitation d’une entreprise d’énergie désirant ouvrir en partie son projet à l’investissement individuel[12]. Deux instruments d’action publique incarnent cette évolution : le Co-ownership scheme au Danemark et le « bonus participatif » en France. Mis en oeuvre en 2009, le premier oblige les développeurs de projets éoliens terrestres à proposer aux riverains vivant dans un rayon de 4,5 km du site d’implantation une participation à l’investissement totalisant au moins 20 % du capital. Mis en place en France en 2017, le bonus participatif consiste à bonifier le tarif d’achat de l’électricité d’origine photovoltaïque pour trois types d’organisations : les collectivités locales ; les sociétés par actions, dont au moins 40 % du capital est détenu par vingt personnes physiques, une ou plusieurs collectivités territoriales ou des groupements de collectivités ; et les sociétés coopératives, dont au moins 40 % du capital est détenu par vingt personnes physiques, une ou plusieurs collectivités territoriales et des groupements de collectivités[13]. Le recours à la participation dans la production d’énergie est ainsi une possibilité reconnue, encouragée même, mais sans caractère contraignant[14]. Mais de quelle participation s’agit-il ? Ces deux instruments ne font pas de différence entre l’ouverture du capital et l’ouverture de la gouvernance. C’est le premier aspect seulement qui sert de critère pour l’action publique. Or, cette vision rejoint une stratégie désormais courante des développeurs, appliquée notamment dans une logique d’amélioration de l’acceptation des projets éoliens, visant à intéresser financièrement les riverains à l’implantation d’un parc. Cette démarche — le co-investissement — retient de l’idéal participatif porté par les coopératives essentiellement l’idée d’une répartition plus large des bénéfices. Elle en élude les enjeux d’autonomie, d’autonomisation, de territorialisation et de gouvernance partagée. Et encore, cette participation élargie aux bénéfices est-elle appréhendée dans les limites d’un fonctionnement jugé raisonnable pour un système capitalistique tourné vers le profit. En France, l’association France Énergie Éolienne, qui fait entendre la voix des développeurs, estime que l’ouverture de l’investissement aux coopératives sur ces projets ne devrait pas être obligatoire sous peine de les « ralentir », étant donné la lourdeur des démarches que cela implique. Ce groupe d’intérêt s’est donc opposé à l’amendement portant cette proposition lors de la discussion de la loi sur la Transition énergétique[15]. Au Danemark, le président de la Danmarks Vindmølleforening (Association danoise des propriétaires d’éoliennes), qui représente pourtant les intérêts des investisseurs individuels, soulignait à l’occasion de la mise en place du seuil obligatoire de 20 % de co-investissement citoyen que « ce niveau de propriété citoyenne devait être raisonnable » : « l’élever à 40 ou 50 % serait trop coûteux pour les développeurs, qui doivent être à même de gagner de l’argent à partir des éoliennes, 80 % et non pas la moitié » estimait-il. « Imaginez dans un autre secteur une entreprise qui céderait la moitié de ses profits ! » (Entretien Aarhus, juin 2016). Le représentant de la Danish Wind Industry est d’un avis semblable : « Lorsque nous avons été consultés, nous avons dit qu’il était difficile de demander à une entreprise de laisser 20 % de ses profits… Ce n’est pas une fleur qui a poussé dans notre jardin […]. Nous avons tout fait pour le rendre le moins rigide possible pour les développeurs » (Entretien Copenhague, mai 2016).
Dans la mesure où elle est envisagée à la fois par les pouvoirs publics et par les développeurs traditionnels comme une simple concession dans la répartition des bénéfices, et qu’elle n’est pas considérée comme une définition plus dense et démocratiquement substantielle de la participation, cette ouverture réglementaire vers le co-investissement peut apparaître comme une proposition neutralisante : une solution de rechange contre l’exigence de démocratisation portée par les collectifs coopératifs, plutôt que l’application, même partielle, de cette dernière. Il faut constater en ce sens aujourd’hui la quasi-disparition des coopératives danoises créées et contrôlées par des groupes de citoyens, tandis que se diffusaient à grande échelle dans ce pays, à partir des années 1990, les pratiques de co-investissement. Le projet de Middelgrunden, qui en offre une bonne illustration, permet de saisir les contrastes qui séparent les participations « invitées » des coopératives autonomes du régime précédent. Situé à 3,5 kilomètres des côtes de Copenhague dans le détroit de l’Øresund entre la Suède et le Danemark, et mis en service en 2001, il est composé de vingt éoliennes, chacune ayant une capacité de 2 MW. Bien qu’ouvert au financement participatif, le projet atteint donc une échelle sensiblement différente des opérations plus modestes des années 1980. Il est aussi moins local : si 50 % du capital est entre les mains d’une coopérative, Middelgrunden Vindmøllelaug, cette dernière compte 8552 sociétaires, dont 88 % vivent dans la région de Copenhague, 11 % dans d’autres régions danoises et 1 % à l’étranger. L’autre moitié du capital est détenue par le promoteur DONG Energy (aujourd’hui Orsted), une ancienne société d’État devenue la principale entreprise de production d’énergie du Danemark.
3.2 Les régimes de politique publique : entre fermeture et déverrouillage partiel
De 24 % de l’éolien danois en 2004, la proportion de coopératives a progressivement baissé pour atteindre 10 % de la capacité installée en 2017. Le développement rapide de l’éolien offshore à cette période, mode de production peu accessible pour les coopératives, joue un rôle dans cette baisse. Mais il se conjugue à un net ralentissement de la création de coopératives, voire à la disparition de certaines d’entre elles. C’est le cas, par exemple, d’Hornstrup Mark, qui cessera ses activités en 2005. L’un de ses fondateurs rend compte du durcissement des conditions de régulation publique qui ont conduit à cette décision :
Quand nous avons créé la coopérative en 1988, nous avions un prix garanti pour vingt ans, mais avec différentes périodes : un prix garanti de 0,60 couronne danoise/kWh durant les six premières années, ensuite un prix garanti de 0,43 couronne/kWh les quatre années suivantes, une troisième période avec un prix garanti de 0,10 couronne/kWh avec une prime plafonnée à 0,36 couronne danoise/kWh en cas de prix de l’électricité plus élevés jusqu’à atteindre les vingt ans de production de l’éolienne installée en 1988. Mais à la fin de cette période, il n’y a plus de tarif d’achat garanti et ce sont les prix du marché qui s’appliquent totalement. Donc, en 2005, nous étions trois ans avant la fin du prix garanti et avec le repowering/decommissioning scheme[16] qui permettait de vendre notre éolienne à un prix élevé, il était difficile de ne pas le faire et de maintenir la coopérative. Donc, après dix-sept années de fonctionnement, les membres ont voté pour la vente de l’éolienne à un investisseur financier. Le 1er octobre 2005, nous l’avons donc vendue pour un montant de 950 000 couronnes danoises (environ 130 000 euros)
Entretien, coopérative Hornstrup Mark, Hurup, octobre 2017
Au-delà de ce cas particulier, la disparition de la « majorité verte » à partir des élections de 2001 entraîne une remise en cause du soutien que le gouvernement accordait jusqu’alors aux coopératives d’énergie renouvelable. La politique de la coalition de centre-droit qui s’impose (sans participation des sociaux-démocrates ni de Radikale Venstre) aboutit à la réduction radicale du nombre des bureaux de l’énergie. Les tarifs d’achat sont également révisés à la baisse, au point de se ranger parmi les moins élevés d’Europe (Szarka, 2007 : 71), tandis que les subventions à l’installation d’éoliennes par les coopératives sont supprimées (Karnøe et Büchhorn, 2008). Cependant, c’est même avant cette disparition de la « majorité verte » que des mesures avaient laissé entrevoir un changement de cap dans la régulation préférentielle qui distinguait jusqu’ici le Danemark des autres pays européens. Le régime de propriété, notamment, avait subi des modifications progressives, mais substantielles, tout au long de la décennie 1990 : d’abord limitée aux habitants dans un rayon de trois kilomètres autour des éoliennes en 1982, cette propriété est progressivement ouverte aux riverains dans un rayon de dix kilomètres (1985), aux habitants des communes environnantes (1992), puis à l’ensemble des citoyens danois (1999), avant d’être élargie finalement à tout citoyen de l’Union européenne (2000). Cette libéralisation des critères de résidence s’accompagnait, dès 1992, de la suppression des limitations du nombre d’actions possédées au sein des coopératives et des critères définissant « la propriété locale » permettant de bénéficier d’avantages fiscaux. Ces mesures ont eu pour effet d’atténuer la dimension territorialisée de l’investissement coopératif dans les éoliennes et, ce faisant, de conférer aux coopératives un statut de supports d’investissement normalisé plutôt que celui d’organisations porteuses d’alternatives organisationnelles ou politiques de réappropriation des ressources locales. En outre, ces modifications réglementaires se sont accompagnées de la montée en puissance d’une régulation concurrentielle, à travers le recours croissant aux appels d’offres, en particulier pour l’éolien offshore. Cet instrument de régulation, par lequel le gouvernement décide des quantités à produire, mais laisse le marché décider des prix de vente (par le jeu d’une mise en concurrence entre offreurs), a pour effet d’exclure les « petits » acteurs du secteur. Ces derniers, en effet, sont mal armés pour entrer dans une telle compétition, ne serait-ce qu’en matière de ressources organisationnelles, puisqu’ils sont animés par des bénévoles, mais aussi parce que le poids donné au critère du prix donne un avantage aux grandes entreprises capables de réaliser des économies d’échelle. Il est en outre très difficile pour les coopératives de se hisser au niveau de garantie technique et financière (par exemple, un chiffre d’affaires minimal) généralement requis par les autorités concédantes. Du fait de la domination de cette procédure, une très faible proportion de projets éoliens offshore a été mise en oeuvre dans le cadre de coopératives (voir figure 1). Et de ceux qui le sont, aucun n’a abouti dans le cadre d’une procédure d’appel d’offres.
3.3 L’alliance avec les collectivités : une planche de salut pour les coopératives françaises ?
Dans un régime français où la politique de transition énergétique « assure non seulement la pérennité du choix nucléaire, mais plus généralement du modèle économique et industriel centralisé, interventionniste et technocratique » (Aykut et Evrard, 2018 : 44), l’émergence de projets coopératifs relève de l’exception. Elle suppose de réunir des ressources et une persévérance qui rendent les succès rares. À la différence du Danemark, le mouvement écologiste français n’a qu’un faible accès aux responsabilités politiques nationales, et c’est sans doute ce qui peut expliquer, sur la longue durée, le maintien de régulations dissuasives ou instables, à l’instar des soubresauts du tarif d’achat de l’électricité solaire. Cependant, au niveau local, les pouvoirs exécutifs décentralisés (qui intègrent parfois le parti écologiste au sein d’alliances) s’avèrent souvent plus sensibles aux enjeux de réappropriation citoyenne et territoriale de l’énergie. Cela les conduit, dans un nombre important de cas, à offrir leur concours aux démarches des coopératives citoyennes qui prennent place sur leur territoire, voire à les susciter. Les cas de partenariats avec des échelons de pouvoirs locaux sont si communs en France qu’ils permettent de se demander si ce type d’alliance n’est pas une condition relativement incontournable pour l’émergence et la pérennisation d’une coopérative. Les citoyens mobilisés y trouveraient des ressources (y compris matérielles) et une crédibilité (aux yeux, par exemple, des banques) qui leur font défaut dans le cadre des régulations nationales. Les autorités locales, de leur côté, peuvent y trouver une manière de mener une politique énergétique territorialisée dans un contexte légal qui les écarte normalement de ce secteur. Ces partenariats passent par des ajustements afin que les deux parties s’accordent sur les objectifs et les modalités du projet. C’est ce dont témoigne, par exemple, le cas d’une coopérative lancée à Lorient, une ville moyenne du sud de la Bretagne, où des citoyens cherchaient sans succès à monter un projet photovoltaïque viable, avant que la mairie de la ville ne leur propose un partenariat :
En 2009 pour la Biocoop [un premier projet développé avec succès à l’échelle d’un seul bâtiment], le tarif d’achat était de 0,60 euro/kWh. Aujourd’hui, le tarif d’achat est de 0,25 euro/kWh. Depuis 2009, il est en baisse, c’est une constante. Donc, depuis 2013, on a cherché à reproduire le modèle de la Biocoop sans y arriver, parce que, même si on ne cherche pas la rentabilité, on ne veut pas non plus solliciter des gens et gaspiller leur argent. En revanche, on a rencontré des gens de la mairie de Lorient qui étaient intéressés par un autre système que la vente d’électricité, c’était l’autoconsommation : quand on produit de l’électricité et qu’on la consomme sur place. Au cours de discussions, on a vu qu’on avait des intérêts communs. Eux cherchaient des financeurs, si c’étaient des financeurs-citoyens, c’était encore mieux ; et, nous, on était sur un modèle qui ne fonctionnait pas. Ils nous proposaient de changer de modèle
Entretien avec un membre du conseil d’administration de Bretagne Énergie Citoyenne, Lorient, octobre 2016
Forte de ce soutien institutionnel, l’association porteuse du projet crée la coopérative locale Oncimè, comptant 66 sociétaires, et installe en 2016 des panneaux photovoltaïques sur deux bâtiments de la ville. La municipalité garantit un achat sur vingt ans de l’électricité produite, qui est consommée sur place pour ses propres besoins. Sur 54 projets coopératifs recensés en France en 2017, 41 impliquent un partenariat avec une municipalité ou une communauté de communes. Face à un régime national de politique publique qui demeure centraliste, les projets partenariaux entre des coopératives territorialisées et des pouvoirs locaux — désireux de s’affirmer sur un secteur dont ils sont tenus à distance — apparaissent comme une des manières de rendre ces démarches viables.
Conclusion
L’émergence et le succès des projets coopératifs danois et français dépendent très fortement de l’encadrement juridique et financier que leur réserve l’action publique à l’échelle nationale. Dans le cas danois, l’influence d’une « majorité verte » au Parlement a créé des conditions favorables au développement précoce de l’éolien et a encouragé, par une régulation préférentielle en place entre le début des années 1980 et le milieu des années 1990, l’émergence de coopératives. Dans le cas français, la vigueur d’un « système très centralisé et oligopolistique, géré de manière top down et laissant peu d’espace pour les initiatives locales de production d’énergie » (Yalçin-Riollet, Garabuau-Moussaoui et Szuba, 2014 : 348) a entravé la création et le développement tant des énergies éoliennes et solaires que des projets coopératifs. Ces derniers ne sont pas inexistants, mais leur succès demeure soumis à une accumulation de ressources, d’efforts et de persévérance rarement rencontrée.
Au total, malgré les avancées initiales du Danemark, c’est une commune dynamique de neutralisation qui a fini par s’imposer dans les deux pays. Dans les deux cas, l’idéal de participation porté par les collectifs citoyens a été transformé en norme pour le développement de projets ENR, mais à des conditions qui rendent cette participation inoffensive pour les rapports de pouvoir. Le changement apporté aux législations (modes de rémunération, avantages fiscaux, subventions, tarifs et modalités de raccordement, etc.) est au mieux incrémental. À certains égards, il reste dissuasif en France, comme en témoignent les péripéties du tarif d’achat ou l’assimilation des démarches coopératives à l’émission de titres sur les marchés financiers. Au Danemark, la réduction du nombre de coopératives est la conséquence d’un environnement de régulation devenu défavorable. Tout cela se traduit par une reproduction dynamique des asymétries de pouvoir au sein des régimes. Dans aucun des deux pays, les collectifs citoyens ne parviennent à concurrencer les développeurs dans leurs activités de production. Malgré la diffusion du mot d’ordre de « démocratie énergétique », notamment dans les sphères militantes, ce type d’expérience reste en réalité marginal au sein des politiques de transition énergétique.
Cette analyse permet donc de placer sur le devant de la scène le rôle que jouent les régulations, habilitantes ou débilitantes, dans le succès de ces entreprises. Ce faisant, elle invite à dépasser le localisme généralement constaté des études de la « démocratie énergétique » ou des « communautés énergétiques » en rappelant combien les régulations nationales demeurent structurantes. Il apparaît en effet que pouvoir participer localement au sein d’un projet est étroitement lié à un pouvoir d’agir au sein d’un régime de politique publique. La réflexion sur les initiatives coopératives devrait donc s’efforcer, le plus souvent possible, de tenir ensemble les analyses de niveaux micro/méso (ressources et contextes des acteurs d’un territoire) et les analyses d’ordre plus macrosociologique, attentives aux contextes nationaux.
Appendices
Notes
-
[1]
Ces termes renvoient à la distinction effectuée par Thelen et Streeck entre les rule makers (ou « designers institutionnels ») et les rule takers : les rule makers ont la capacité d’établir ou de modifier, souvent dans le conflit et par la concurrence, les règles avec lesquelles les rule takers doivent composer. (Streeck et Thelen, 2005 : 13).
-
[2]
Un collectif citoyen correspond à : 1) une organisation collective (par exemple, une association) de « profanes », non spécialisée dans le secteur de l’énergie ; 2) au sein de laquelle l’appartenance n’est pas liée à une activité professionnelle ; 3) matérialisée par la présence d’espaces de délibération formels et/ou informels ; et 4) disposant d’autonomie de fonctionnement vis-à-vis d’autorités politiques nationales ou infranationales (par exemple, les municipalités).
-
[3]
Entreprises électriques prenant en charge le développement et l’exploitation des infrastructures de production d’électricité.
-
[4]
La conceptualisation d’Howlett a été adaptée pour les besoins de cette étude de manière à prendre en compte : les effets des rapports de pouvoir sur la trajectoire d’un type d’acteur, ici les projets coopératifs ; et les effets d’inclusion et d’exclusion de certains types d’acteurs induits par les instruments de régulation.
-
[5]
Relations étatiques-sociétales selon Howlett.
-
[6]
Au sens d’acteurs dont l’accord est essentiel pour réaliser un changement (Tsebelis, 1995 : 289-325).
-
[7]
Il s’agit des institutions de financement des entreprises d’énergie (ex : banques) et des organisations régulant les réseaux de production et de distribution.
-
[8]
Cet article s’appuie sur les données collectées au cours d’une thèse de doctorat en sciences politiques. En complément d’une analyse de la littérature grise et académique sur le sujet, quatre-vingt-huit entretiens semi-directifs ont été menés avec une pluralité d’acteurs des projets coopératifs : citoyens engagés, intermédiaires (ONG environnementales, fédérations d’initiatives), acteurs du marché (développeurs éoliens et photovoltaïques) ou responsables administratifs (ministériels ou territoriaux).
-
[9]
Intervention orale au Colloque européen sur l’investissement local dans l’éolien, Paris, 28 novembre 2003 (notes de l’auteur).
-
[10]
Le Comité de Liaison Énergies Renouvables (CLER) est une fédération d’associations soutenant le développement de ces énergies.
-
[11]
Collège des membres fondateurs (34 personnes), collège des 53 clubs d’investisseurs citoyens qui rassemblent 783 investisseurs individuels, collège des acteurs de l’investissement régional (Région Bretagne), collège des acteurs de l’économie sociale du territoire, collège issu du fonds d’investissement national « Énergie partagée ».
-
[12]
Nous reprenons ici la distinction proposée par Ahedo et Ibarra (2007). À travers la « participation par invitation », les institutions publiques locales ou nationales font usage de la participation pour renforcer leur légitimité politique, tandis que la « participation par irruption » est une conséquence de la mobilisation de la société civile avec un degré d’autonomie élevé.
-
[13]
Décret n° 2016-1272 du 29 septembre 2016 relatif aux investissements participatifs dans les projets de production d’énergie renouvelable.
-
[14]
La loi française de Transition énergétique n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte) introduit une obligation pour un porteur de projet ENR de proposer l’entrée au capital des collectivités et des citoyens dans une société (cette disposition a été votée, mais n’est pas encore suivie, fin 2018, d’un décret d’application).
-
[15]
Note relative aux amendements adoptés concernant l’éolien dans le cadre de l’examen au Sénat du projet de loi de transition énergétique pour la croissance verte, document d’analyse de France Énergie Éolienne, février 2015 : 4.
-
[16]
Instrument de politique publique qui incite les propriétaires de petites ou moyennes éoliennes à les vendre ou à les remplacer par des éoliennes plus grandes, via des subventions.
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