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Depuis plusieurs années, le milieu de la recherche en didactique de l’oral milite en faveur d’études sur le terrain permettant de jumeler la formation et la production de connaissances. C’est ce qui a été mis de l’avant dans le cadre de l’ingénierie didactique collaborative dont il sera question dans cet article (Sénéchal, 2016). Ce projet de recherche partait du constat suivant : selon des études réalisées quelques années auparavant (Lafontaine et Messier, 2009 ; Sénéchal, 2012), peu d’activités de communication orale étaient mises en place dans les classes du secondaire québécois, souvent faute d’outils adéquats, et seul l’oral était souvent évalué. Bien que l’élaboration de dispositifs didactiques se soit imposée d’emblée comme réponse aux problèmes constatés, il fallait s’assurer que ces dispositifs aient la portée souhaitée, notamment via une collaboration avec des acteurs du terrain. La présente contribution montrera les craintes puis les apports ayant découlé de l’expérience collaborative, notamment du point de vue d’une de nos collaboratrices, avec qui nous nous sommes entretenues.

Les craintes des enseignants à l’idée de prendre part à une recherche collaborative

La recherche collaborative requiert un engagement de la part de tous les acteurs impliqués, ce qui peut susciter des craintes chez les enseignants, qui ne sont souvent pas formés à la recherche, et dont la tâche est déjà bien chargée. Lorsque nous avons discuté des appréhensions qu’elle a éprouvées avant le début de la recherche et au cours de celle-ci, une enseignante de français au secondaire ayant participé au projet, Isabelle Tremblay, a mentionné avoir d’abord craint une surcharge de travail liée à la recherche. Cette appréhension s’est rapidement dissipée par la suite, notamment parce que, selon elle, nous avons pris en charge une grande part du travail de conception des dispositifs. Il est à souligner que lors de la première année du projet, qui en a compté deux, les enseignants collaborateurs ont utilisé du temps de travail personnel pour participer aux rencontres d’élaboration des dispositifs. Ce n’est qu’à la deuxième année de la recherche que l’établissement d’enseignement leur a octroyé du temps de libération, ce qui s’est révélé indispensable au bon déroulement de l’étude. Selon madame Tremblay, la libération des enseignants peut, en effet, représenter un puissant incitatif de participation à la recherche pour les praticiens, car elle garantit la mise en place de conditions plus favorables à sa réalisation.

Par ailleurs, comme nous avions choisi d’effectuer des captations audiovisuelles des expérimentations, les enseignants devaient également gérer le stress lié à la présence des caméras en classe. Que le chercheur soit lui-même présent ou non, l’équipement de captation audiovisuelle fait quasiment office de « tierce personne ». Et comme l’a souligné Isabelle Tremblay, les enseignants sont peu habitués au fait de laisser quelqu’un porter un regard sur leur pratique, même indirectement, alors qu’ils « devrai[ent], car ça conduit à une remise en question et à un renouvèlement ».

Les apports d’une telle collaboration pour les praticiens

Selon madame Tremblay, les milieux scolaires et universitaires auraient tout avantage à collaborer davantage, en sus de ce qui est déjà fait pour la formation initiale des maîtres, notamment pour permettre l’élaboration de pratiques innovantes pouvant engendrer des retombées positives de part et d’autre. Cela rejoint l’idée qu’une collaboration entre des enseignants et un chercheur devrait permettre à une recherche de jouer sur deux registres à la fois, soit celui de la production de connaissances (milieu universitaire) et celui du développement professionnel (milieu de pratique). Madame Tremblay est revenue sur cet aspect « formateur » de la recherche collaborative lorsque nous avons discuté des apports de la collaboration. C’est d’ailleurs ce qui l’a motivée à prendre part à la recherche ; lorsque nous l’avons contactée, elle avait déjà une ouverture certaine envers la recherche et l’expérimentation de nouvelles pratiques. Et lorsqu’elle a appris que le projet portait sur la communication orale, une compétence pour laquelle elle se sentait moins outillée, elle y a tout de suite vu une occasion de formation. Selon elle, ce type de recherche amène également le praticien à avoir un regard critique (réflexif) sur sa pratique. Le fait de participer à une recherche collaborative offre aux praticiens une occasion de réfléchir, de discuter et de vivre l’expérience de la co-construction d’un objet de connaissance, notamment via la collaboration avec leurs pairs, ce qui a également été souligné par madame Tremblay : les mini communautés de pratique ayant été formées lors de la réalisation de la recherche (deux dyades d’enseignants du même degré scolaire) ont, selon elle, permis un accès à une diversité de points de vue, des échanges sur les expériences vécues, ainsi que du soutien entre collègues, lorsque nécessaire.

Mettre en place des conditions gagnantes

Outre le fait de prévoir du temps de libération pour les enseignants, l’une des conditions gagnantes d’une collaboration entre des enseignants et un chercheur est, d’après l’expérience vécue par Isabelle Tremblay, le fait d’amener les enseignants à dépasser leurs craintes en les leur faisant verbaliser dès le départ : selon l’enseignante, cela permet au chercheur de rassurer les praticiens sur certains aspects de la recherche avant même que celle-ci commence et d’établir clairement les rôles et tâches de chacun des collaborateurs, ce qui correspond à ce qu’on suggère de faire à l’étape de la co-situation de la recherche collaborative (Bednarz, 2013). Enfin, toujours selon madame Tremblay, il importe que le chercheur soit à l’écoute des besoins des enseignants et qu’il fasse « évoluer » son étude en fonction de ceux-ci le plus possible. Cela aura un impact direct sur la motivation des praticiens, dans la mesure où la pertinence de la recherche est intrinsèquement liée à l’engagement des enseignants dans celle-ci.

En somme, il importe de ne pas perdre de vue que le simple fait de travailler avec des enseignants ne suffit pas à présupposer une collaboration ; cette dernière n’est possible que par la présence d’un véritable échange entre les acteurs (Couture, 2013) et par l’existence de retombées réelles de part et d’autre, notamment sur le plan de la formation continue pour les enseignants.