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Quiconque parcourt un texte de Jean Genet ne manque pas d’être frappé par la diversité et l’insistance des motifs religieux. Bien des fois, l’écrivain se sera en effet demandé ce qu’il en est véritablement de la sainteté, ce qu’il advient des icônes et de leurs mystères, et comment l’écriture peut devenir une puissance d’incarnation. Autrement dit, le sacré se sera certes présenté à lui à la façon d’un réservoir d’images et de symboles à profaner, mais davantage sans doute comme un problème qui s’imposait sur un mode profondément énigmatique, auquel il aura incessamment cherché à répondre par une conception toute personnelle, alliant à une profondeur d’intuition une appréhension analytique de tous ses phénomènes – nourrie vraisemblablement d’échanges et de lectures sur l’histoire, la religion et l’ethnographie. On peut donc avancer que son oeuvre porte un savoir sur le sacré ; un savoir qu’à la fois elle anticipe, prolonge, subvertit ou invente, mais à partir duquel elle s’invente également elle-même. Depuis l’interprétation posée par Jean-Paul Sartre dans Saint Genet, comédien et martyr, plusieurs commentateurs ont d’ailleurs pris acte de sa mystique hautement paradoxale, d’un sacré qu’on pourrait dire de « messe noire[1] ». À distance d’une approche purement thématique, voire théologique, certaines lectures vont toutefois s’intéresser au fonctionnement interne de l’écriture dans son rapport aux catégories conceptuelles du sacré que les fondateurs de l’anthropologie et de la sociologie (Émile Durkheim, Henri Hubert et Marcel Mauss en tête) ont établies, à la charnière des XIXe et XXe siècles. Il revient à Georges Bataille d’avoir, le premier, pris appui sur les cadres et les instruments théoriques de l’anthropologie du sacré – la transgression, l’interdit, le sacrifice, etc. –, afin de fonder son propre système, et par là son étude de l’oeuvre littéraire de Genet. S’il se démarque assez nettement dans son interprétation et son usage desdits cadres et instruments, Bataille partage avec les anthropologues et sociologues un principe fondamental : le sacré doit se comprendre comme un paradigme social. Pour le dire dans les mots de Durkheim, « le sacré n’est qu’un autre nom du social[2] ». Sa première fonction serait de rassembler le groupe, de susciter un élan de participation collective dans le but de restaurer ou de réaffirmer les liens d’une communauté. À partir d’une série d’opérations de sacralisation, de rituels de purification et de sacrifices, la pratique religieuse se révélerait comme la mise en acte de l’existence spirituelle d’une société. Elle serait donc foncièrement relationnelle et intégrative.

Or c’est précisément cette dimension sociale du sacré que Bataille reproche à Genet de décevoir. À l’en croire, le règne du leurre et du clinquant, le recours illimité à la trahison et à la profanation empêcheraient dans l’oeuvre genetienne toute possible mise en relation symbolique et, de ce fait, toute forme authentique de reconnaissance ou de mise en commun – ce que Bataille appelle la « communication[3] ». À partir d’une argumentation solidement orientée, François Bizet a pu montrer combien le jugement de Bataille s’avère toutefois réducteur à certains égards. Si l’auteur de La Littérature et le mal trouve dans l’oeuvre du marquis de Sade un refus de communiquer similaire à celui de Genet, c’est ce refus même qui lui apparaît chez le premier une manière radicalement inédite et disruptive de communiquer. Rien de tel cependant à propos de Genet. Aucune forme de communication, même négative en vertu du modèle sadien, ne lui est reconnue. Sans doute entre-t-il dans le jugement de Bataille non seulement des préoccupations théoriques et esthétiques, mais aussi le souci de régler ses comptes avec Sartre, lecteur de Genet[4]. À la suite de Bizet, on peut donc affirmer que souvent Bataille « ne veut pas voir quel type de communication induit l’écriture de Genet[5] ». Il n’en demeure pas moins que l’auteur de Madame Edwarda a ouvert la voie à un abord de la fonction structurante du sacré chez Genet. D’autres critiques vont lui emboîter le pas. Les études les plus convaincantes dans ce domaine sont sans nul doute celles de Véronique Bergen, de Geir Uvsløkk, ainsi que l’article « Jean Genet, Tabou » d’Éric Marty[6].

Si je me propose de rouvrir ce dossier, c’est parce qu’on a encore trop tendance à réduire l’écriture du sacré chez Genet à ses aspects esthétiques ou à un intertexte biblique et hagiographique assurément très riche. On gagne à s’appuyer sur les catégories et les notions anthropologiques du phénomène religieux, en tant qu’elles nous donnent à penser les effets de sens produits par l’agencement textuel, lesquels éclairent, comme on le verra, l’agonisme fondateur à partir duquel s’élabore l’oeuvre tout entière. C’est par là qu’on peut contribuer à la réflexion relative à l’épineux problème de son irrécupérabilité. S’attacher à la sacralité du texte genetien, envisager l’espace du roman comme un espace rituel, c’est aussi s’employer à rendre compte d’une vision de la littérature que l’écrivain semble défendre, où se trouve mise en jeu rien de moins que l’hypothèse de sa transitivité. Mais dans quel roman au juste ? Pour les besoins de la démonstration, une lecture resserrée d’un texte du corpus genetien semble s’imposer, avec l’espoir que sa dynamique se déploiera dans sa continuité essentielle au fil de l’analyse. Je m’attacherai donc à Miracle de la rose, deuxième roman achevé, selon son auteur, en 1943 et publié trois ans plus tard par Marc Barbezat aux éditions de L’Arbalète. Avec Notre-Dame-des-Fleurs et Journal du voleur, Miracle de la rose forme une trilogie romanesque louvoyant du côté de l’autobiographie, ainsi que l’un des pans majeurs de la mythologie carcérale et homosexuelle de Genet. Différents instants de sa vie de prisonnier y sont relatés en un inextricable chassé-croisé temporel entre les souvenirs à la Colonie Pénitentiaire de Mettray, qu’il connut à l’adolescence, et les épisodes prenant place dans la Centrale de Fontevrault, lieu de sa détention adulte d’où il prétend écrire[7].

Roman de la vie pénitentiaire, Miracle de la rose est aussi le roman des communautés enchâssées. Derrière les murs de la prison ont cours des socialités rigides et cruelles, astreignant à chacun une place et un rôle précis, sous peine de déchoir irrémédiablement : depuis les marles et les durs jusqu’à leurs sous-fifres et amants, les vautours, qui, tous, martyrisent les cloches et les lopes – dernier échelon d’une société codifiée – soumis à l’appétit sexuel et à la soif d’humiliation des plus forts. C’est qu’en prison, il faut se tailler, écrit Genet, « un sens politique très profond[8] ». Si son deuxième roman se prête particulièrement à notre lecture, c’est que le « sens politique » dictant les conduites entre les différents protagonistes ne trouve souvent à s’actualiser qu’au sein d’un réseau de scènes et de motifs qui relèvent certes d’une esthétique, mais surtout d’une logique du sacré, avec ses schèmes et ses fonctions, ainsi qu’un imaginaire spécifique du littéraire. Par conséquent, Miracle de la rose ne se borne jamais seulement au « roman de la dérision[9] » du religieux. C’est ce dont l’écrivain avait lui-même l’intuition très forte, en dépit du fait que le phénomène lui échappât en grande partie, comme il s’en ouvrait à Hubert Fitche : « Pour Miracle de la rose, en particulier, c’est possible que j’aie, tout seul, essayé de découvrir, mais de façon inconsciente, évidemment, des rites de passage[10]. » Au-delà des seuls rites de passage et des pratiques initiatiques, mon hypothèse est que l’architecture du roman et sa finalité relèvent d’une exigence (là-encore sans doute plus ou moins inconsciente), s’inscrivant dans une forme d’opérativité symbolique, comparable à celle des domaines rituel et religieux.

Retrancher l’idole

Parmi les vies reléguées des prisonniers de Fontevrault se détache une vie résolument à part : celle du condamné à mort, Harcamone. Cloîtré dans sa cellule, Harcamone est le reclus parmi les reclus, devenu pour le narrateur et alter-ego de l’écrivain à la fois un objet érotique et le prétexte à une sinueuse rêverie aux accents mystiques. Dès les premières lignes de Miracle de la rose s’énonce ainsi la fascination pour Harcamone, élu entre tous les détenus de Fontevrault parce qu’il est promis à un destin funeste. Lui seul a « réussi » car lui seul va recevoir la suprême onction de « la mort sur l’échafaud qui est notre gloire » (MR, p. 224). Pareil à une idole, Harcamone occupe le centre ardent mais invisible de la Centrale comme du roman. Sa réclusion garantit son pouvoir d’attraction auprès du narrateur qui en célèbre les apparitions secrètes et les gloires inavouables. Rien d’étonnant quand on sait que le dénominateur commun sur lequel s’accordent les nombreux auteurs à s’être penchés sur la définition problématique du sacré est que celui-ci s’oppose à la sphère profane de la vie quotidienne, rationnelle, limitée et observable[11]. Par définition, l’objet sacré est ainsi séparé du reste des hommes. Chez Genet, ce qui confère le caractère sacer à l’assassin ne réside pourtant pas uniquement dans l’acte pour lequel il a été isolé et condamné à mort. Tout le texte travaille à le mettre à part depuis l’origine. À la Colonie Pénitentiaire de Mettray, où le narrateur affirme l’avoir d’abord connu, Harcamone était en effet déjà un être distinct, presque tabou, tant il devenait parfois invisible aux yeux des autres adolescents – hormis pour celui qui nous rapporte l’épisode de sa déambulation sous l’emprise du vin[12].

Le caractère sacer d’Harcamone, tenant à la fois d’une solitude absolue et d’un régime d’exception, Genet va le construire à l’image d’une prédestination qui sera révélée à l’heure de son premier meurtre. Au moment de violer une fillette, lorsque celle-ci fait mine de crier, Harcamone l’égorge mécaniquement, presque sans y penser. Alors « [i]l comprit que prenait fin l’avatar qui l’avait transformé en valet de ferme. Il devait accomplir sa mission » (MR, p. 510). Son meurtre ne vient qu’actualiser le fait qu’il a toujours été retranché du reste des vivants. Aussi est-ce comme naturellement qu’il assassine ensuite le gardien de prison, surnommé Bois-de-Rose, et se voit condamné à la peine capitale. Par ce geste n’ayant d’autre but que de consacrer à la mort celui qui vient de la donner, Harcamone parachève son destin, sa « mission », dit Genet, amorcée avec l’égorgement de la jeune fille. En attente de son exécution, Harcamone est forcé à « vivre » le temps d’une mort en sursis, suspendue ; ce temps où il se révèle sublimement comme un paradoxe vivant, étant à la fois « le mort et le meurtrier » (MR, p. 439). Il n’est donc adoré comme un objet sacer qu’à la condition de vivre dans le temps retranché de la mort qui est le temps du sacré chez Genet, comme l’a judicieusement souligné Uvsløkk[13].

Dire cela ne doit pas nous faire oublier que le personnage d’Harcamone n’est pas le seul objet d’amour et d’exaltation dans Miracle de la rose. Comme toujours chez Genet, les déclarations les plus contradictoires coexistent sans s’annuler. Aussi, à certaines reprises, le narrateur admet que le condamné à mort n’est qu’un « prétexte » : « Il fallait un support à mes désirs, un prétexte. Harcamone fut ce prétexte et ce support, mais il était trop inaccessible pour qu’il le puisse demeurer longtemps et, de lui-même, en se présentant, Bulkaen se chargea de tous ces ornements que ma folie sécrète. Il s’érigea en prêtre » (MR, p. 507). Dans cette religion de la passion criminelle, où Harcamone figure l’idole et Bulkaen le prêtre, les rôles apparaissent, dans une certaine mesure, interchangeables ou démultipliables. D’autres détenus, comme Divers et Villeroy, peuvent y remplir à l’occasion une fonction. Le réseau sans centre ni périphérie qu’est Fontevrault ne vient d’ailleurs que redoubler celui que constituait autrefois Mettray, où il y avait autant de centres que d’amants effectifs ou rêvés : « La Colonie, dont Divers, tournait autour de cet axe : Harcamone. Mais elle, dont Harcamone, tournait autour de cet axe : Divers. Puis autour de Villeroy et de beaucoup d’autres. Son centre était partout » (MR, p. 388). Malgré ce feuilletage des amants et des époques, qui brouille toute fixité dans la répartition des rôles, il n’en demeure pas moins qu’Harcamone occupe une place à part, avec une fonction hautement déterminée. C’est ce qu’attestent d’une part l’histoire de l’écriture du roman que couronne le titre finalement retenu par Genet, d’autre part le souci de rendre toujours plus sacer, et donc distinct, le personnage du condamné à mort dans l’économie générale du récit[14].

« Une porte qui donne sur le merveilleux »

Pour le comprendre, encore faut-il repartir de la scène inaugurale qui donne pour partie son titre à Miracle de la rose. Je veux ici faire référence à la séance de tonte des détenus, au cours de laquelle le narrateur rapporte avoir rencontré pour une unique fois Harcamone à Fontevrault. La scène gagne cependant très vite une atmosphère digne du merveilleux chrétien. Sous le regard des prisonniers, les chaînes du condamné à mort se transforment en « une guirlande de roses blanches » (MR, p. 234). Bravant l’effroi qui tétanise l’assemblée, Genet se décide à aller à la rencontre d’Harcamone et coupe la plus belle fleur de la chaîne miraculeuse : « La tête de la rose tomba sur mon pied nu et roula sur le dallage parmi les boucles de cheveux coupés et sales. Je la ramassai et relevai mon visage extasié, assez tôt pour voir l’horreur peinte sur celui d’Harcamone, dont la nervosité n’avait pu résister à la préfiguration si sûre de sa mort. » (MR, p. 234) Cette scène est décisive à plus d’un égard, parce que c’est devant le seul regard du narrateur que l’assassin semble d’abord surgir, à la manière d’une théophanie : « Harcamone “m’apparaissait” » (MR, p. 233). Si un lien d’élection semble se nouer à la faveur du pronom personnel, les guillemets qui l’encadrent ne servent pas simplement à indiquer le caractère hyperbolique de l’expression employée par le narrateur. Ils peuvent tout autant se lire comme les signes venus graphiquement border et isoler l’« apparition » en question sur l’espace de la page, comme afin de mieux en signifier la dimension d’intégrale exclusivité. Écrire ce premier « miracle de la rose » revient ainsi, pour Genet, à s’inscrire au sein de la scène. Non plus au titre de seul foyer du regard, mais également à l’instar d’un acteur dont le geste a une répercussion décisive. Car ce qui est préfiguré ici, dans la fleur sectionnée par les ciseaux, ce n’est rien de moins que la mise à mort d’Harcamone mais des mains mêmes de Genet. Qu’est-ce à dire ? L’écrivain serait-il le véritable bourreau du roman ? C’est en tout cas cette idée qu’il nous faut avoir à l’esprit au moment d’aborder un épisode ultérieur de rêverie nocturne du narrateur, « où l’on ouvrait une porte à Harcamone. J’étais dans ce rêve derrière la porte, explique-t-il, et je fis signe à Harcamone de passer, mais il hésita, et je m’étonnai de cette hésitation » (MR, p. 255). Ici le meurtrier hésite sur le seuil de la porte des songes comme sur le seuil de l’écriture. En basculant de l’autre côté, dans cet envers du miroir qu’est l’imagination du rêveur, Harcamone paraît deviner que sa fin n’en sera que plus inéluctable. Entre le regard effrayé qu’Harcamone lui jette lors du miracle de la chaîne, et l’hésitation que son visage trahit à l’heure du rêve, Genet met semble-t-il en scène de multiples manières la menace que l’écrivain ferait peser sur l’assassin.

À première vue, une telle idée peut s’avérer incongrue. Après tout, l’amour et l’admiration du narrateur envers Harcamone reviennent comme un refrain au fil des pages de Miracle de la rose. Ne rapporte-t-il pas de surcroît, vers la fin du roman, ses essais pour le rejoindre par la pensée, en cherchant à assister aux derniers jours de sa vie recluse ? Au cours de ces exercices imaginatifs et masturbatoires, Genet se plaît même à imaginer des évasions miraculeuses, où Harcamone, porté par sa seule « force d’âme » (MR, p. 510) ou par les « puissances occultes » (MR, p. 501) qu’il attirerait et condenserait, verrait ses chaînes tomber à ses pieds, ou encore traverserait les murs de la prison et les corps de ses gardiens. Pastiche d’un merveilleux médiéval, cette mise en scène visionnaire confère une vie fictionnelle au condamné à mort, un surplus éphémère d’existence, comme afin de dramatiser l’inéluctabilité de ce qui l’attend. Rien n’y fait : l’objet sacer est consacré à la mort. Aussi toutes ses tentatives d’évasion avortent pour mieux signifier que son destin est depuis toujours scellé. Les enchantements onanistes ne servent qu’à refermer toujours plus étroitement le cercle de son existence. Néanmoins, de tels exercices de vision paraissent receler encore un autre but. À travers eux, c’est le lien d’élection entre Genet et Harcamone qui se trouve affermi. Tandis que l’exécution apparaît imminente, le poète n’assiste pas seulement aux derniers gestes extérieurs du condamné. C’est encore son univers le plus intime qu’il assure découvrir extraordinairement : « Je m’étonne encore du privilège qui me permettait d’assister à la vie intérieure d’Harcamone » (MR, p. 517). Ce « privilège » d’un regard découvrant le fond d’une intériorité témoigne d’une relation élective, exclusive, avec l’idole du roman. Elle ne vient que confirmer ce que « l’apparition » de la scène de la chaîne miraculeuse amorçait : c’est en Genet seul, dans tout son corps et son esprit, que la vision sacrée s’engendre et se déplie comme la fleur ses corolles. Et si la sainteté est, selon la définition qu’en donne l’écrivain, ce qui « ouvre », ce qui « force une porte qui donne sur le merveilleux » (MR, p. 256), une telle porte s’ouvre en l’occurrence autant au coeur des nuits hallucinées d’un Harcamone passe-muraille qu’au sein du narrateur qui les rêve et s’exalte de les rêver.

Ouverture après ouverture, ce que raconte Miracle de la rose, c’est donc également une transformation éprouvée du dedans par celui qui se croit devenu mystique ou voyant. Il s’agit là sans doute du « miracle » de celui qui se dit rentré à Fontevrault en « visionnaire exact, désenchanté », désespérément « lucide » (MR, p. 225) quant à la médiocrité des prisons et de leurs résidents, et qui témoigne au fil du roman du retour du regard émerveillé qui fut autrefois le sien, lorsqu’il séjourna adolescent à Mettray. Tout l’ordonnancement de Miracle de la rose semble commandé par l’alternance entre « vision désenchantée » du présent et vision enchanteresse de l’enfance, transfigurant tout ce que le sujet genetien voit, ou ce sur quoi il médite, grâce aux ressources de la fabulation et du poème intérieur. Or la restauration d’une telle vision, dans le présent de la détention à Fontevrault, est entièrement conditionnée par la présence d’Harcamone. Sans ce trait d’union sacré entre le passé et le présent, la mort et la vie, aucune magie littéraire ne peut advenir. Celui-ci est l’objet à la fois d’un cantique amoureux et d’une activité d’imagination volontaire et même obstinée, venue briser les frontières du temps comme de l’espace, jusqu’à hisser le témoignage carcéral au rang d’une noire féérie. Dans Miracle de la rose, le sacré a donc souvent pour nom poésie. Genet prend soin de faire se recouper leurs champs sémantiques pour dire une seule et même expérience d’exaltation vécue au plus intime. Un point doit cependant nous arrêter. Si le narrateur avoue puiser dans ses propres forces pour venir mystiquement au secours d’Harcamone – « J’appelais à mon secours la poésie fidèle » (MR, p. 505) –, il a affirmé juste auparavant que le seul fait de penser à l’assassin a suffi à le consacrer à son tour – « D’avoir osé regarder cette préparation au sortilège, j’étais fort de la même force que ce roi d’un pays détruit, et qui a le culot en face d’un miracle de le contrarier et de s’opposer à Dieu. J’étais fort de le savoir opérer selon les puissances poétiques » (MR, p. 503-504). On est alors amené à se demander qui ressort véritablement grandi de ces exercices, à la croisée de la mystique, de l’érotique et du poétique ? L’apothéose de l’idole ne rejaillit-elle pas en premier lieu sur l’idolâtre, « fort de le savoir opérer selon les puissances poétiques » ? Tout semble indiquer qu’entrer dans l’intimité du condamné, forcer grâce à lui la porte de la sainteté et retrouver le sens de l’enchantement, revient pour Genet à une seule et même chose : s’émerveiller afin de se rendre « merveilleux » à son tour, et asseoir ainsi une énigmatique et solitaire sacralité.

Le sacre de l’écrivain

Je crois nécessaire d’y insister : le sacré que l’auteur de Miracle de la rose thématise à loisir, sa poétique rituelle et irréelle à travers laquelle il raconte comment il s’exhausse lui-même, en soutenant Harcamone par la pensée et la rêverie, ne se limitent pas à une question d’ordre esthétique. Tout cela sert plutôt à mettre en scène, sur le mode de la fabulation mystique, l’assomption d’un sujet opéré par « les puissances poétiques » qu’il tire de sa relation avec l’assassin. C’est pourquoi le roman travaille tout du long à produire une proximité imaginaire entre Genet et Harcamone, qui fait de l’un le pendant indispensable de l’autre. Les rôles et les noms des prisonniers ont beau être interchangeables, la logique sacrale de Miracle de la rose ne peut en effet trouver son accomplissement qu’avec un objet en particulier, et la relation de transfert que celui-ci induit en dernier lieu. Une courte mais capitale vignette ethnographique, renvoyant aux rites de la Rome archaïque, nous le prouve de manière éloquente : « Harcamone, en effet, recevait une double et même une triple ration de pain et de soupe. On l’engraissait dans sa cellule comme autrefois on engraissait le roi de l’île de Nemi, élu pour un an, puis immolé » (MR, p. 306). Il va de soi que cette évocation spécifie le caractère sacrificiel de sa future mise à mort. Elle ne trouve cependant son sens véritable que bien plus loin, quand le narrateur affirme combien « l’engraissement » du condamné ne sert en fin de compte, et contre toute attente, qu’à le soutenir lui : « Il s’engraissait pour que je souffre moins. Il éclatait de santé. Jamais il ne s’était connu plus robuste et moi jamais plus chétif[15] » (MR, p. 509 ; nous soulignons). « Chétif », épuisé, Genet n’en est pas moins devenu poète et visionnaire, sa vie du dedans s’amplifiant à mesure que celle du dehors se vide et s’épure, en vertu d’un topos mystique bien connu. L’exécution d’Harcamone, symboliquement orchestrée, préparée et dramatisée par le narrateur du livre, semble ainsi lui bénéficier directement. On peut parler à cet égard d’un véritable sacrifice, acmé du principe séparateur du sacré qui veut que la « victime » se trouve définitivement retranchée du monde pour consacrer ceux qui ont pris part au rituel : « [L]a consécration rayonne au-delà de la chose consacrée ; elle atteint entre autres la personne morale qui fait les frais de la cérémonie. Le fidèle qui a fourni la victime, objet de la consécration, n’est pas, à la fin de l’opération, ce qu’il était au commencement[16]. » Ici le « fidèle » serait Genet, qui capterait les forces du sacré pour son usage et ne réaliserait le sacrifice qu’à travers les virtualités signifiantes du roman. Seul lui pouvait mener l’assassin vers sa fin, non pas dans la diégèse, mais par les moyens de la rêverie et du travail verbal qui sont les moyens de l’écrivain. Car c’est uniquement dans l’horizon de sa mort qu’Harcamone se sacralise, et le narrateur à sa suite, au point que ce dernier peut se rêver tantôt semblable à une « sorcière » (MR, p. 233), tantôt à une « voyante » ou un « ascète » (MR, p. 513) : en somme, comme écrivant sous le coup du « miracle » retrouvé et ne pouvant écrire qu’à cette condition. Aussi n’est-il plus, à l’issue du sacrifice qui marque la fin du roman, c’est-à-dire « à la fin de l’opération, ce qu’il était au commencement ». Il a établi son magistère littéraire, il s’est fait écrivain. En d’autres termes, Miracle de la rose (le livre) n’est possible qu’au prix d’un autre miracle de la rose, soit la disparition d’Harcamone, annoncée lors de l’épisode de la fleur coupée sur la chaîne miraculeuse, et réalisée enfin par son exécution – laquelle se trouve transfigurée, dans une tonalité éminemment rabelaisienne, sous la forme du viol d’une rose géante et mystique.

Il faut bien sûr faire droit ici à l’ironie de Genet, à l’oeuvre même en plein coeur de son baroquisme et de ses plus grands emportements stylistiques. Cela n’empêche pas que Miracle de la rose se reconnaît comme une fiction de l’écrivain capable d’écrire et d’exalter la beauté déchue des criminels que lorsque l’un d’eux se trouve mis à part, instrumentalisé comme sacer, et suscite en raison de sa position d’exception la possibilité d’écrire le roman lui-même[17]. Comme s’il y avait une puissance réelle que le trépas d’Harcamone octroierait à celui qui écrit, laquelle serait précisément de pouvoir écrire. L’auteur ne peut se dire auteur, et son texte advenir, que s’il s’avoue sorcier ou voyant, et donc s’il embrasse l’image et la fonction d’un de ces dépositaires des pouvoirs de la parole dont le rôle a été, à l’heure de la modernité, pris en charge par l’écrivain[18]. C’est dire que le dispositif énonciatif de Notre-Dame-des-Fleurs, où le narrateur cloîtré témoigne comment il fait littérature quand il hallucine une vie autre que la sienne, se trouve maximisé. Sa position dans Miracle de la rose n’est plus tant celle du rêveur que de l’extralucide, qui s’emploie à faire fructifier et à accaparer les « puissances poétiques ». S’il est bien question de rites de passage et d’initiation dans le roman, comme le supposait Genet devant Fitche, c’est donc également parce que s’y trouve mythifiée une venue à l’écriture, au fil de laquelle Genet va jusqu’à se dépeindre en nouvel enchanteur du verbe. L’écrivain cherchait-il de la sorte à pasticher les « mages romantiques[19] » que sont Hugo, Lamartine et Vigny ? Ou, plus certainement encore, à faire siennes, dans un style flamboyant et provocateur, la voyance poétique de Rimbaud ou la « sorcellerie évocatoire[20] » de Baudelaire, deux poètes qu’il connaissait très bien ? Dans tous les cas, il s’inscrit à sa façon irrévérente dans la longue tradition des « enchantements littéraires » dont le XIXe siècle a signifié le triomphe concomitant au sacre de l’écrivain. Tradition qu’il parodie mais en gardant vif, sous le ridicule ou la vulgarité, l’idéal d’une efficience symbolique de la parole et, par conséquent, l’hypothèse d’un certain régime performatif de la littérature. Peut-être parce qu’il ne lui apparaît plus possible d’aborder l’écriture et sa transitivité autrement que sous ce signe ambivalent, partagé entre la méfiance et la nostalgie. La nouvelle « oeuvre de sorcellerie[21] » qu’est Pompes funèbres exploitera d’ailleurs cette hypothèse dans d’autres demi-teintes, l’art littéraire du tombeau versant alors dans la nécromancie.

Une fois Harcamone exécuté, Miracle de la rose peut se refermer : « Ai-je dit tout ce qu’il fallait dire de cette aventure ? Si je quitte ce livre, je quitte ce qui peut se raconter. Le reste est indicible. Il faut se taire, je me tais et marche les pieds nus » (MR, p. 522). Solitaire, quittant l’espace de la lettre les pieds nus, Genet retrouve ici l’attribut qui était le sien lors de la scène de l’apparition de la chaîne de roses blanches – ce premier « miracle de la rose » signant le retour du merveilleux dans le présent de la détention. Face à « l’apparition » d’Harcamone, il se trouvait déjà en effet pieds nus. Signes d’une sainteté misérable, inventée à rebours d’un certain faste hagiographique, les pieds nus avec lesquels le narrateur s’extirpe du livre s’avèrent être ceux d’un visionnaire non pas « exact, désenchanté », mais désormais entièrement habité « par les puissances poétiques ». Autrement dit, les attributs d’un écrivain sacer au sens de Genet. Pour preuve : Harcamone est mort, le miracle a eu lieu, passant du temps de la prison, du souvenir et du fantasme au temps de l’histoire et de l’écriture. En atteste le livre que nous refermons à l’instant. Mais en atteste également le travail de composition du texte lui-même. Le moment où Genet achève son roman succède effectivement à une ultime remémoration de la Colonie pénitentiaire de l’adolescence. Au fil de ce télescopage des mémoires de Fontevrault et de Mettray lui revient l’image de son amant d’alors, Divers, venu le saluer depuis le quartier de punition :

À l’un des bouts du couloir central du quartier, il y avait une grande verrière dépolie, protégée par des barreaux, et qui ne s’ouvrait jamais, sauf un vasistas, ménagé dans la partie supérieure. C’est derrière elle que je vis Divers pour la dernière fois à Mettray. Il était grimpé, grâce à je ne sais quoi, jusqu’au vasistas où il se tenait pendu par les mains. Sa tête dépassait seule, et le corps s’agitait lourdement derrière les vitres, puissant et mystérieux au fond de cette eau, plus troublant encore du mystère du matin. Ses mains délicates étaient agrippées de chaque côté de son visage. Il me dit au revoir dans cette position. Mon souvenir s’arrête sur son visage comme on s’arrête sur les choses qui vous consolent. (MR, p. 522)

Ce dernier souvenir précédant l’épilogue de Miracle de la rose doit nous arrêter, en particulier pour ce qui a trait à sa portée éminemment visuelle. Le regard y semble suspendu, arrêté sur le visage de Divers, « comme on s’arrête sur les choses qui vous consolent ». Or qu’est-ce qui s’imprime dans la vision du narrateur ? Rien que cela : une tête, un visage, soit l’image même d’une décapitation. De Divers, on apprend en effet que la « tête dépassait seule ». Encadrée par les « mains délicates » et le rebord du vasistas, sa tête semble découpée, séparée du reste de son corps que l’architecture masque. Par le déploiement de sa description, et l’espace visuel que celle-ci ménage, l’écriture tend à isoler et à faire image d’une tête, au point de la figurer comme tranchée.

Cette opération proprement littéraire s’avère assez similaire à celle qui s’est jouée dans un épisode antérieur du roman. Au cours d’une autre nuit merveilleuse survenue à Mettray, c’est le premier marle du narrateur, Villeroy, qui s’extirpe sous son regard hors d’une trappe ouverte dans le plancher : « [L]a tête de Villeroy apparut, puis un buste un instant sectionné, enfin le plus émouvant de son corps et un genou sur le bord de l’ouverture, tandis que l’autre, parce que le pied était posé sur le plancher, replié dans le pantalon tiré était une tête d’infirmière sous le voile cassé » (MR, p. 448). La scénographie apparaît cette fois réglée par paliers, suivant scrupuleusement les mouvements du corps de Villeroy. Grâce au tronçon de ses virgules, la phrase démembre presque son corps – la tête, le torse, le sexe, pour finir par les jambes empêtrées dans la toile du pantalon. Ce qu’il y a véritablement de significatif ici, c’est que l’écriture fabrique l’image d’un Villeroy comme n’étant rien d’autre qu’une tête, et cela justement parce qu’il l’arbore de la tête aux pieds : que ce soit la sienne propre, bien sûr, apparue en premier, que celle de l’infirmière dont le pied pris dans le tissu du pantalon laisse imaginer la forme. De Villeroy à Divers, il s’agit par conséquent toujours d’une même opération de capture imaginaire, qui veut que l’amant n’ait pu être aimé qu’à la faveur d’un regard l’ayant figé, statufié sous la forme d’une tête tranchée[22]. Jacques Derrida l’avait judicieusement souligné : c’est le langage chez Genet qui « coupe, décolle, décapite[23] », certes par l’intermédiaire de ses métaphores ou de sa syntaxe, mais aussi ajouterais-je par les effets qu’il produit dans le registre de l’image. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, dans les deux épisodes évoqués, trappe ou vasistas, il s’agit nécessairement d’une ouverture : c’est que, selon la définition que Genet en a donné, le « merveilleux » ne s’atteint dans Miracle de la rose qu’au travers d’une « porte », et l’on voit qu’une telle définition peut s’appliquer autant à l’ordre de la narration qu’à la logique poétique du texte. Cette dernière semble d’ailleurs entièrement organisée par les effets de renversement, de porosité et de contiguïté incessants entre le dedans et le dehors, l’intérieur et l’extérieur – du sujet et du monde, du corps du narrateur et de celui de l’amant rêvé, de la prison et de la société, de l’imaginaire et de la réalité, etc. –, ce qui est des plus significatifs pour un auteur qui n’a cessé de s’identifier, même une fois libre et adoubé par le milieu littéraire, comme celui qui « parle toujours de l’autre côté d’un mur[24] ».

L’agir criminel de la littérature

Sublimer l’exécution d’Harcamone, jusqu’à lui octroyer le lustre hagiographique, décapiter poétiquement les amants juvéniles de Mettray, tout cela s’inscrit bien sûr dans un imaginaire érotique de la guillotine qu’on retrouve déjà chez Genet avec Maurice Pilorge, le décapité breton à qui est dédié son poème « Le condamné à mort », et Eugène Weidmann, dont c’est précisément le détail photographique de sa tête « emmaillotée de bandelettes blanches, religieuse[25] » qui ouvre Notre-Dame-des-Fleurs. Mais tout cela relève plus profondément d’une seule et même exigence : celle du sacre de l’écrivain, dont le roman se fait le lieu d’expression. Sans plus de véritable cloison entre l’enfance et l’âge adulte, entre le temps de l’enchantement et celui de la lucidité résignée, la finale de Miracle de la rose témoigne ainsi de l’avènement du poète, cela par les effets proprement littéraires qu’elle engendre. En somme, le motif central de la décapitation ne doit pas nous faire perdre de vue la fonction du guillotiné dans l’économie générale du récit : d’être à l’origine du geste d’écriture lui-même. À l’exemple de Bulkaen, dont il parachève le « rôle » romanesque en tant qu’« être idéal[26] » au sens de Genet, c’est-à-dire en tant qu’assassin et condamné à mort, Harcamone est celui grâce à qui « [l]’oeuvre flambe » parce que « son modèle meurt » (MR, p. 437). Le texte n’est rendu possible, dans tout l’éblouissement de son lyrisme et de son obscénité, que par son trépas. Si je corrige la célèbre formule de Genet, c’est en raison du fait que la relation est bien causale.

Il importe pourtant de prêter attention au champ sémantique qu’elle mobilise, car l’idée que « l’oeuvre flambe », brûle ou rayonne, insiste de manière significative à la fin du roman, tandis qu’à l’issue de l’inventaire que le narrateur dresse des morts autrefois aimés, émerge une unique certitude : « Ces papiers sont leur tombeau. Mais je transmettrai très loin dans le futur leur nom. Ce nom, seul, restera dans le futur débarrassé de son objet. Qui étaient Bulkaen, Harcamone, Divers, qui était Pilorge, qui était Guy ? demandera-t-on. Et leur nom troublera comme la lumière nous trouble qui arrive d’une étoile morte il y a mille ans » (MR, p. 522). Pour Genet, il fallait ainsi dire ces noms, les inscrire dans l’histoire, même si l’« objet » a, lui, disparu. Après avoir recueilli et chanté longuement leurs lumineuses apparitions – « Divers, Villeroy, Harcamone, Bulkaen ? Des astres. Les astres chantent. J’entends chanter les astres » (MR, p. 467) –, l’heure était venue de dresser non pas des gisants de pierre, mais un bûcher où leurs noms gagneraient une flamboyance capable de « troubler » le monde extérieur. Même si, en-deçà de l’ambition du mémorialiste éploré, se profilait le désir de raconter une initiation à l’écriture, à la fois légendaire et sordide.

Éblouissement, chatoiement : tout au long du roman, il importait ainsi d’octroyer à chaque criminel cette forme de « sainteté aux éclats assourdis » (MR, p. 224 ; nous soulignons), similaire à celle du décapité qu’auréole son ténébreux triomphe. Grâce au travail littéraire, il fallait que les disparus resplendissent par-delà leur mort d’une force qui relève du sacer, hallucinée comme sombrement étincelante, incarnée, active même – à l’instar de la Centrale de Fontevrault qui « brille encore (mais d’un éclat pâli, très doux) des lumières qu’en son coeur le plus noir, les cachots, émit Harcamone condamné à mort » (MR, 223). La lumière qui émane des prisonniers offre ainsi une métaphore exemplaire de la force sacrée dont tout le texte induit le surgissement. Semblable à une énergie ou à une onde qui se diffracte et circule dans Miracle de la rose, elle donne forme aux « puissances poétiques » et à « l’enchantement », en les dotant d’une matérialité singulière. C’est là le corollaire du sacre de l’écrivain selon Genet, autrement dit le signe manifeste d’une puissance imaginée comme surnaturelle, non plus d’ailleurs, à la fin, au sein des seuls espaces narratif et esthétique que borne le livre, mais véritablement au dehors. Obscur rayonnement d’une théophanie, lueur malsaine d’une étoile défunte : autant de variations d’une poétique coruscante au fil de laquelle Genet construit sa vision d’une écriture criminelle, néfaste, à l’image de ceux dont son roman tisse la légende. Avec elle, il s’agit de perdre et d’inquiéter, d’aspirer toujours plus à un crime authentique par les moyens propres à la littérature. En ce sens, le tombeau poétique n’est jamais qu’un piège pour ce lecteur dont Genet se veut « l’ennemi déclaré ». Son mysticisme luminescent répond au souci d’intensifier l’imaginaire d’un certain agir du littéraire, que l’écrivain thématise autant qu’il entend le rendre effectif, à travers une logique d’écriture qui ne sacralise que pour mieux (se) retrancher. Un tel imaginaire n’est envisagé ici néanmoins qu’à partir de son versant agonistique ou terroriste, ne poursuivant d’autre but que celui de « troubler » qui s’aventure à le lire.

Dans ses travaux sur les enjeux du rite en littérature, qui replongent de façon originale dans le champ de l’analyse du sacré aujourd’hui, Myriam Watthee-Delmotte souligne d’emblée combien le rite permet de réfléchir « à la question énigmatique de l’efficacité littéraire[27] », nous engageant vers l’hypothèse de son efficience réelle, au-delà d’un problème simplement linguistique ou de sa portée symbolique. À sa manière, Genet me semble fournir ici une réponse du lieu même de l’écriture, lorsqu’il mythifie son avènement comme écrivain sous la forme d’un récit paradoxalement et merveilleux, et désenchanté, dont l’objectif avoué reste de perturber son lecteur au plus vif. De « l’efficacité littéraire », il propose ainsi une vision singulière et criminelle. Si l’on peut dire que Miracle de la rose s’apparente, par son fonctionnement, à un rite, sa visée est en revanche complètement dévoyée. L’aspect relationnel inhérent au rite s’avère en effet dénié. Bien que la mort d’Harcamone, son sacrifice, semble rejaillir sur les autres détenus de la Centrale, en particulier lorsqu’il permet de les figurer à leur tour comme décapités, seul celui qui quitte le livre (et la prison) bénéficie en définitive des forces rituelles. Le « nous » au coeur de la dynamique du sacré est trahi[28]. Les « modèle[s] », morts ou disparus, ont tous servi à ce que « [l]’oeuvre flambe » et, avec elle, son auteur enfin doté des « puissances poétiques ». C’est dire que l’acte même d’écrire suppose chez Genet exclusion et antagonisme. On n’écrit que depuis une irrémédiable solitude, à tout le moins pour la resignifier. Comme le rappelle Marty, toujours Genet « sacralise son hétérogénéité dans une société homogène[29] ». Il a besoin de l’autre afin de mieux marquer la distance avec lui et défaire tous les hypothétiques liens – ce qui n’empêche pas que l’amour et le désir y aient aussi leur part. Car sa sacralisation nécessite, comme dans Miracle de la rose, de dresser un bûcher aux réprouvés, de rappeler leurs existences infâmes, afin d’en faire resplendir longtemps le scandale et, ainsi, de s’en auréoler.

Chez Genet, la perte est aussi bien l’occasion d’un chant que d’un outrage. Le lire afin d’en tirer une logique du sacré – qui n’est, rappelons-nous, « qu’un autre nom du social[30] » –, peut donc nous conduire à problématiser une politique de l’écriture, même si cela exige de ne pas faire l’impasse sur le noyau obscur et inaltérable de solitude gisant au coeur de ses textes. Idiosyncratique et inimitable, la solitude selon Genet enjoint en effet à repenser en profondeur les catégories admises de « social », de « solidarité » ou de « commun ». Elle demande en outre de s’intéresser à la façon dont la littérature devient parfois le lieu d’une mise en scène du pouvoir de l’écrivain, alors que l’oeuvre de Genet a souvent été ramenée à une dénonciation unilatérale de toutes les formes de pouvoir et d’autorité institués. C’est à ce travail critique, moralement et politiquement inhospitalier, qu’elle nous appelle. Irrémédiable, inentamable, sa solitude ne m’apparaît pas pour autant incommunicable, dirais-je afin d’infléchir la sentence autrefois posée par Bataille. Elle ouvre sur des formes d’expérience et des possibles politiques inédits, dès lors qu’on se tient à distance du prisme de l’identification ou de l’hagiographie. Pour ce faire, il importe de reconnaître que, pervertissant l’idéal sacré de la communauté, Genet ne divinise l’autre que pour mieux se sacraliser lui. Il ne déclare sacer, séparé, un objet, que pour mieux s’affirmer, en retour, comme toujours déjà séparé du reste du monde. Là est le régime d’exception qu’il tend à établir du lieu même de l’écriture. Là est la posture précaire, insaisissable, d’un écrivain dont le sacre apparaît autant dérisoire que nécessaire. Si bien qu’une fois au-dehors, talonné par l’histoire ou par les gloires du siècle, reviendra parfois à Genet le désir de rebâtir par des « palais de phrases[31] » les prisons intérieures, comme autant d’espaces clos où rêver à d’autres miracles serait encore possible.