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Michel de Ghelderode (1898-1962) figure parmi les grands classiques de la littérature belge francophone. Foisonnante, son oeuvre fait l’objet de beaucoup d’études. Certaines l’abordent dans une perspective biographique[1]. D’autres s’attachent à des thématiques spécifiques – comme l’angoisse[2], le tragique[3], le rire[4], l’identité[5] ou la hantise du masque. Deux postulats sous-tendent le discours critique. D’une part, une identification de l’oeuvre à l’auteur[6]. D’autre part, la mise en lumière de la quête de la modernité, la veine futuriste ou expressionniste de l’esthétique théâtrale ghelderodienne dont on souligne la visée littéraire : rénover l’art théâtral en « cré[ant] une nouvelle grammaire de la scène[7] ».

Mais, dans l’ensemble, les études ghelderodiennes pâtissent du mythe de l’auteur. De la sorte, les concepts agités dans l’analyse des personnages sont souvent référés à la personne du dramaturge. Certes, ce théâtre est informé par l’expérience de l’auteur. « C’est dans l’expérience de la vie que votre imagination puise sa nourriture[8] », écrit, en 1927, Paul Neuhuys à Ghelderode. Celui-ci figure parmi les créateurs pour qui l’écriture n’est pas seulement un bon moyen d’analyse sociale et de démystification de l’Histoire, mais surtout la meilleure façon d’habiter le monde et de s’inscrire dans l’Histoire ou, selon les mots de l’auteur, de « remplir intégralement sa destinée[9] ». Pour autant, faut-il réduire l’oeuvre à la quête intérieure qui l’agite ? Il me semble que, dans ce cas, la cristallisation de l’Histoire sur un destin singulier permet de dire quelque chose de foncièrement humain et d’universel. Paul Neuhuys écrit encore : « C’est en approfondissant les besoins de notre triste pays que vous vous élèverez à un art international[10]. » Qui plus est, Ghelderode se dit « un artiste qui a des visées extra-nationales[11] » et écrit à Paul De Bock : « Moi je marche vers l’oeuvre collective. Je m’efface pour laisser place au peuple que je porte en moi[12]. » Il assigne donc à son oeuvre une portée humaine, sociale et universelle dont l’élucidation exige de considérer les personnages de la fiction pour ce qu’ils sont : des êtres de papier, des figures de représentation – et d’une représentation qui, chez Ghelderode précisément, exhibe son jeu et son artifice.

Dans le théâtre comme dans le roman, la figuration sert toujours un projet éthique. Ainsi que l’indique Schurmans, cette fonction est explicitement soulignée dans le genre du music-hall dont les stratégies visent « la création d’une sensibilité neuve, débarrassée de tous les prototypes usés du Beau, du Grand, du Solennel, du Religieux, du Féroce, du Séduisant et de l’Épouvantable[13] ». Pour emprunter les mots d’Habermas, on peut dire qu’une « poéthique[14] » innerve tout le théâtre de Ghelderode dans la mesure où il articule esthétique et éthique. Devant le marasme universel de son époque, Ghelderode estime en effet que l’homme a l’obligation d’« investigue[r] les forces occultes du monde[15] » ; il est convaincu qu’« il faut de la littérature […] pour dynamiter les panthéons érigés à la gloire des lieux communs[16] ». Aussi produit-il un théâtre qui sert d’« hygiène morale préventive[17] ». Dans une lettre de 1933 adressée à Prosper de Troyer, Ghelderode soutient :

Je rêve de ce livre de miel et de fiel, plus diabolique qu’angélique (qui dit ange dit démon) dans lequel je me venge de la société, de la bêtise, du Pouvoir oppresseur, du Catholicisme politique… Livre écrit pour quelques esprits libres […]. J’écris pour l’ivresse certaine qu’écrire me donne, et que partant je restitue à quelques-uns aptes à l’ivresse spirituelle. Par ce moyen, j’ai trouvé le chemin qui conduisait aux anges – zones mentales et sentimentales où la géométrie académique perd ses droits, où la pesanteur devient une blague, où règnent la lumière souveraine et le silence divinement musical[18].

Profession de foi ou affirmation d’un idéal et assignation d’un but à son oeuvre, ces propos montrent qu’en plus d’une quête intérieure – une identité spirituelle, précisément –, cette production littéraire se voudrait un antidote à la déliquescence sociale. Ce que la critique, plutôt attachée au mythe de l’écrivain, ne met pas suffisamment en relief.

Autant que faire se peut, la lecture que je propose voudrait mettre en lumière l’intention éthique qui sous-tend l’oeuvre de Ghelderode. Ainsi que l’indique André Vandegans, le projet passionné de Ghelderode est construit en une sorte de nébuleuse condensée en quelques « grands motifs [qui] reparai[sse]nt, unis ou séparés, mis en relief ou simplement suggérés, dans le théâtre, les contes, les chroniques[19] ». Ces motifs – parmi lesquels figurent les personnages – étant dispersés sur toute la carte de l’oeuvre, on ne peut en avoir une perception globale qu’en lisant plus d’une pièce. Mon corpus comprend donc plusieurs titres : Hop Signor ![20], Fastes d’enfer[21], La Balade du grand macabre[22], Christophe Colomb[23], Pantagleize[24], D’un diable qui prêcha merveilles[25], Don Juan[26], Marie la misérable[27], Barabbas[28], La Mort du docteur Faust[29] ainsi que Le Sommeil de la raison[30]. Observant aussi bien la dissémination que la sursaturation des grands motifs ghelderodiens dans ces pièces, ma lecture s’attachera à cerner les propositions épistémologiques ou gnostiques que le dramaturge inscrit dans ses parcours figuratifs. Pour ce faire, je déclinerai mon analyse en quatre sous-points. Partant de différentes figures de l’auteur, le premier présente l’isotope du miroir de la raison qui traverse de part en part l’oeuvre. Le deuxième volet examine les espaces-limites, conditions et situations propices que le dramaturge crée afin d’analyser, de l’intérieur, les coulisses du social et les passions fondamentales du genre humain. Le troisième volet met en relief les moyens formels de l’herméneutique ghelderodienne, et le quatrième, les enjeux éthiques, notamment la déconstruction des mythes de l’imaginaire culturel, l’assomption de l’humain et l’imaginaire du corps.

Le miroir de la raison, arme imparable de la dramaturgie ghelderodienne

Quand, pour se présenter ou pour définir les enjeux de sa littérature, Ghelderode se réfère à son identité, c’est de préférence son prénom, Michel, qu’il valorise. Il souligne l’affiliation à l’archange éponyme ainsi que la nature titanesque et guerrière dont le destin a fait de lui l’héritier. « Je suis archange, mais cuirassé de cuivre, ange électrocutant les diables aux viandes grumelées et à rebrousse-poil[31] », et encore : « J’ai hérité de mes ancêtres archangéliques de[s] vertus guerrières[32]. » Contre qui ou quoi érige-t-il son théâtre ? Il le dit notamment dans ce cri pathétique lancé, en 1932, à Marcel Wyseur : « Ah, frères de Flandre, consolez-moi de la Civilisation, du monde moderne, de la Saloperie universelle[33]. » On remarquera les deux majuscules : celle de « Civilisation » qui signale le mythe et celle de « Saloperie » pointant l’institutionnalisation de la bêtise et la sanctification du mal. Dans une autre lettre, à Paul Neuhuys, il parle d’« émouvoir le cochon azuré qui dort en maints coeurs[34] ». C’est dire que loin d’être humain – même si c’est dans les humains qu’il s’incarne –, l’adversaire de l’« archange » est de l’ordre de l’imaginaire. Symbolique et systémique, il est surtout tentaculaire. Devant pareil adversaire, le lutteur en lui-même et à travers ses avatars (ses personnages) adopte des postures[35] stratégiques et se donne des armes en conséquence. Si son positionnement idéologique principal est celui du questionneur, marginal ou anarchiste, son arme par excellence est le miroir de la raison.

Déjà, en elle-même, la représentation, ou la mise en spectacle, participe du miroir car elle consiste à montrer moins des reflets ou des images à l’identique de la réalité représentée que des réfractions, des caricatures et autres grossissements. Car le miroir de la représentation est un prisme déformant. Chez Ghelderode, à l’instar de la représentation qui lui sert d’espace, l’exercice de la raison – diversement déclinée comme réflexion, élucidation, déchiffrement et dévoilement – sert à dévoiler la face cachée des choses, l’endroit du réel. Naturellement, ce travail est pris en charge par des figures typiques de la raison : les philosophes dans Pantagleize[36] et La Balade du grand macabre, le poète dans Marie la misérable, le savant dans La Mort du docteur Faust, le géographe dans Christophe Colomb, le fou de carnaval et le bouffon dans presque toutes les oeuvres. Tel sera le cas d’Ignotus dans Le Soleil se couche, sorte d’apothéose. Ces figures constituent des postures énonciatives que l’on qualifierait de « véridictionnelles » car elles entendent dire et montrer la vérité en se situant « au-dessus des contingences » (P, 43 et 63), hors du temps et en marge du monde. Ce que Colomb dit explicitement au reporter – figure de l’opinion publique : « Je vois les choses de haut. Oui, je viens d’un autre monde, je ne suis pas du vôtre » (CC, 164). La posture d’excentrement de ces personnages permet l’objectivation – le « sens d’observation » (P, 70) –, jusqu’à la remise en question de soi que suggèrent les questions lancinantes sur leur identité, leur statut ou leur rôle. Dans Pantagleize, le personnage éponyme n’a de cesse de réfléchir. Déjà dans le premier acte, il s’interroge : « Qu’ai-je fait sur cette planète ? Sinon me demander ce que j’allais faire. Que suis-je ? Philosophe ? […] J’ai quarante ans – et mon destin ne commença jamais. Commencera-t-il ? Ou mon destin est-il de n’en avoir point ? » (P, 47). Comme le note Pierre Piret, avec ces questions, « on assiste […] à la mise en scène d’un corps et à la construction progressive d’un personnage totalement objectivé[37] ». Lorsque, à la fin de la pièce, Pantagleize s’interroge : « Quelqu’un sait-il bien ici-bas ce qu’il fait ? […] Que peut-on savoir ? Et quand on sait, sait-on si ce qu’on sait est ce qu’il faut savoir ? » (P, 133), on constate qu’il se creuse au coeur du théâtre de Ghelderode une faille épistémique dont l’analyse permet aux différentes figures mobilisées d’explorer les possibilités de transformation du réel.

Sur le fil : espaces-limites pour une herméneutique de situation de crise

Une littérature sur le fil. L’iconoclasme des auteurs belges, les positionnements délicats difficilement tenables – mais qu’ils tiennent hardiment – ne se manifestent pas seulement dans l’exception formelle, soit l’écart par rapport aux modèles esthétiques venant de et imposés par Paris. Il s’exprime tout aussi bien, peut-être même davantage, dans la manière singulière dont les auteurs abordent la réalité historique, dans le choix des questionnements qui constituent la substance des oeuvres. Ces questionnements émergent des seuils ou des abysses et fleurissent dans des espaces-limites propices aux grandes investigations. On comprend pourquoi, arpenteurs de ces bords de précipices, les écrivains belges cultivent le fantastique et autre réalisme magique. Chez Ghelderode, l’exploration des gouffres où vacille le réel prend les allures d’une phénoménologie ou, mieux, d’une herméneutique de situations de crise. L’expérience des deux guerres mondiales est un de ces abysses. Analysant Le Soleil se couche[38], Marc Quaghebeur note :

Au coeur de la Seconde Guerre mondiale, Ghelderode maintient, envers et contre tous, une attitude résolue du primat et de l’autonomie de l’oeuvre. À partir d’une telle position de tour d’ivoire du créateur, sa lecture des événements et tragédies du second conflit mondial se fait dans des termes ambigus, quoique marqués par les événements plus que significatifs auxquels il assiste[39].

À la suite de ces conflits historiques, l’effondrement du mythe d’une civilisation humaniste constitue un autre abysse qu’un Henry Bauchau qualifiera de « cap de noyés ». Ghelderode fait donc le choix de mener son entreprise herméneutique – une interprétation de l’Histoire, une critique sociale et une analyse de la condition humaine – à partir des seuils très critiques, des moments où « notre raison chancelle » (B, 142), « du fond de cauchemar où sombre la raison du monde » (B, 144).

Dans la pièce éponyme, Barabbas, condamné à perpétuité, attend une exécution imminente. L’instant crucial lui permet de porter sur lui-même, sur les autres et sur le monde un regard d’autant plus sévère et objectif qu’il n’a plus rien à craindre ni à perdre. L’enquête de Marie la misérable culmine au moment critique où chacun se rend compte qu’on vient de condamner et d’enterrer vive une sainte. Alors, en toute rigueur, il faut rétablir la vérité, dire le droit, condamner les coupables. Dans D’un diable qui prêcha merveilles, l’arrivée imminente d’un grand prédicateur mandaté par le Saint-Siège, prophète et voyant nanti des pouvoirs de desceller les secrets des âmes, plonge le peuple corrompu de Brugelmonde dans l’émoi. Avant cette fin de monde – car on redoute que la ville de la luxure, du plaisir et de la concussion soit détruite comme le fut Gomorrhe –, les secrets se dévoilent, révélant les monstres tapis en chacun des acteurs familiaux, sociaux, politiques, cléricaux et économiques. Pantagleize situe son seuil critique à « un moment-charnière de [l] a vie[40] » du personnage éponyme, moment où se croisent une date destinale, une éclipse du soleil et le grand soir des révolutionnaires marxistes. Le poète philosophe, figure de l’auteur, interprète ce moment de bouleversement comme l’occasion opportune d’une nouvelle genèse : « Mon destin commence le jour de la grande éclipse » (P, 69). Dans La Balade du grand macabre, la venue de « l’équarrisseur fatidique » (BGM, 79) est perçue comme une apocalypse. Faust, quant à lui, se trouve à un tournant de vie où l’univers inane et sclérosé appelle réparation : « Il faudrait que tout finisse, que tout rentre dans l’ordre. […] O Dieu, à quel carrefour de la peur te heurter ! […] J’ai fait le catalogue de toutes les divinités. Je suis arrivé devant des seuils redoutables, et je n’ai pas osé regarder le trou de la serrure » (MDF, 216). En empruntant les mots de Georg Lukács, on peut dire que la situation tragique de Faust résulte d’« une faille entre l’intérieur et l’extérieur, significative d’une différence essentielle entre le moi et le monde, d’une non-adéquation entre l’âme et l’action[41] ». Cette discordance se manifeste aussi dans la (con)fusion du réel et de l’irréel. D’où le questionnement métaphysique : « Où est le rêve ? Où commence-t-il, où finit-il ? Sur une route où courent les loups ? » (HS, 58). Dans un autre registre, allégorique, le rêve qui sert de lit à l’action du Sommeil de la raison, les mises en abyme, le miroir des doubles présent dans toutes les pièces, le contexte forain et carnavalesque opèrent également comme des moments critiques et des espaces-limites dans le cadre desquels raison et liberté de penser ou de juger s’épanouissent.

Les seuils et les espaces-limites sont si récurrents – et même si ressemblants – dans l’oeuvre de Ghelderode qu’on ne saurait les attribuer au hasard de l’écriture. Afin de cerner l’enjeu de ces scenarii, on peut s’appuyer, d’une part, sur l’idée d’« expériences de laboratoire » avancée par Beyen[42] à propos des premières pièces de Ghelderode, et d’autre part, sur les postures de l’auteur, lesquelles confirment l’attitude et les pratiques d’un analyste en laboratoire. En effet, le concept d’expérience, ou plus précisément l’expérimentation, suggère qu’avec sa panoplie d’ingrédients, ce théâtre est monté comme une machinerie d’élucidation de phénomènes. Le personnel de ce laboratoire « vien[t] du côté des lumières » (P, 53) et, comme le fait Lekidam dans Pantagleize, chacun peut par autodérision se définir comme « un travailleur qui forge des chimères » (P, 53). Dans les laboratoires, les chercheurs provoquent des réactions, dissèquent des corps ou observent le développement – aggravation/régression, évolution/involution – de phénomènes et, notamment, des maladies. Ne l’oublions pas, Le Sommeil de la raison de Ghelderode se veut « un spectacle pour neurasthéniques » (SR, 15) conçu comme un « remède contre le cancer de l’âme » (SR, 18). En tant que laboratoire de la pensée libre et critique, le théâtre de Ghelderode provoque la crise (l’angoisse et la tragédie) ou remet en crise grammaires et principes, non seulement pour en exposer la phénoménologie, mais surtout afin de chercher des possibilités de transformation. C’est en cela que sa dramaturgie participe d’une herméneutique des situations de crise – des « lieux arides » (MM, 284), selon les mots mêmes de Ghelderode. Procèdent aussi de cette entreprise les postures diverses, mais concordantes, que l’auteur adopte à travers ses personnages : un « dénicheur » (BGM, 37), un « montreur de marionnettes » (DPM, 144), le guetteur « qui garde étrangement les yeux ouverts » (B, 143) et le « connaisseur de la faune humaine » (B, 161). Ces postures construisent du dramaturge le profil d’un « homo quaerens cur ». Le questionneur dont la quête consiste, notamment, à « obliger l’autorité mythique à répondre à des questions qu’elle ne connaissait pas, sur lesquelles elle gardait le mutisme ou qu’elle n’aurait pas accepté qu’on lui pose[43] ». Ainsi, les situations d’énonciation choisies permettent à ce questionneur de se placer « au-dessus de[s] contingences » (P, 63) et de mener librement et objectivement une enquête épistémologique utile pour tous les humains en situation de crise. Quelles sont alors les formes et les enjeux de la déconstruction sur laquelle débouche l’herméneutique ghelderodienne ?

Représenter la représentation : mise en abyme, jeu des doubles et contrepoints

Ainsi que le souligne le discours critique, chez Ghelderode, la déconstruction commence par remettre en crise la grammaire de la scène. Dans toutes les pièces, les techniques sont poussées à leurs limites extrêmes. Les titres convoquent les genres (farce, drame, tragédie, tragédie pour music-hall, mystère, etc.) mais, dès les didascalies, les canons supposés cèdent la place à une machinerie permettant l’exploration de nouveaux possibles – et, donc, l’assignation de nouvelles visées à l’ensemble de cette création. Ainsi, le drame confine à la tragédie, le mystère devient l’espace d’une analyse sociale, la farce creuse le lit d’une réflexion philosophique, et toute l’oeuvre se déploie comme un laboratoire d’hygiène mentale (« Il convient d’assainir la société » [P, 121]), une auto-analyse et une psychanalyse collective. C’est là, me semble-t-il, l’entreprise de la raison qui multiplie ses perspectives et ses moyens afin d’étreindre le réel, de révéler l’individu à lui-même et de l’affranchir du joug de l’Histoire.

Érigé au coeur de cette entreprise, le miroir de raison opère à travers deux procédés principaux : la mise en abyme et le jeu des doubles. Ces procédés donnent leur pleine mesure dans des pièces comme La Balade du grand macabre, D’un diable qui prêcha merveilles, Don Juan et La Mort du docteur Faust. On y voit que la mise en abyme ne se limite pas seulement au théâtre dans le théâtre. Davantage, il s’agit de représenter, c’est-à-dire de jouer et surjouer une représentation sociale. Avec les Faust et Don Juan ghelderodiens, le type social sort des livres et entre lui-même sur scène, mais comme un acteur informé de son histoire, de la représentation qui, dans la littérature, le constitue et l’enclot. Engagé à poursuivre sa légende qu’à son avis la littérature laisse en suspens – ce qui, dans la perspective de l’auteur, suggère que le mythe est imparfait –, Don Juan commente : « [C’est] la plus azurée et roucoulante fable amoureuse [qui] s’achève par l’évocation d’un bidet, […] fût-il d’or et en forme de coeur! » (DJ, 48). Le Faust ghelderodien adopte la même distance critique à l’égard du mythe littéraire qui le constitue : « J’ai lu dans un vieux livre qu’un homme qui, comme moi, se nommait Faust et était docteur, s’avisa un jour d’appeler le diable. C’était niais ! » (MDF, 219). Le personnage créé par Ghelderode sort donc de son corps mythique et le soumet à l’analyse afin d’en palper sinon la consistance, au moins la vacuité qu’il faudrait combler. Dès le prologue, Faust ne proclame-t-il pas : « Assez ! Assez ! […] Donnez-moi d’autres mots, un autre costume ! Il y a méprise ! […] Tout est faux, tout est à refaire ! » (DJ, 215) ?

Ces exemples montrent que les acteurs de Ghelderode revêtent les masques des représentations mythiques ou collectives, mais c’est pour jouer dans, avec et contre ces mêmes représentations – l’enjeu étant de sortir de l’archétype. D’où les lancinantes questions : « Est-ce que j’existe, après tout ? […] Qui donc m’inventa ? » (DJ, 218), « Mon destin, qui donc en est le maître ? » (B, 164) et « Je suis Pantagleize. Qu’est Pantagleize ? » (P, 134). Épistémologique à son surgissement mais évoluant rapidement vers l’ontologique, ce questionnement se manifeste également dans la réflexivité et la méta-théâtralité des pièces. Le théâtre exhibe son jeu et affiche ses ruses, les acteurs réfléchissent sur la représentation en train de se faire, sur leurs performances et contre-performances : « Juan !… Juan !… tu joues bien ton rôle. Cependant, détail sur quoi pivotera le drame, un oeil bleu te fixe, un oeil magnétique qui lentement détruit ta puissance » (DJ, 44). Libéré malgré lui, Barabbas critique aussi son rôle : « Je ne suis pas heureux […] parce que je suis mêlé à un drame effrayant, duquel je ne trouve pas le sens, et où je joue, contre mon goût, un rôle déplaisant » (B, 151).

La déconstruction à l’oeuvre dans ce théâtre passe aussi par un second procédé, le jeu des doubles. Il revêt plusieurs formes. Plutôt classique, la première est celle du bouffon, le fou du roi, présent dans tout carnaval. Dans son étude de la pièce Le Soleil se couche, Marc Quaghebeur relève la figure du bouffon de Charles Quint et souligne le rôle important de « la mécanique des doubles carolins », source d’« effets comiques et éthiques[44] ». Particulièrement, le perroquet « permet nombre de dédoublements ironiques où se loge souvent la vérité[45] ». Lisant Pantagleize, Pierre Piret note que « le personnage de l’innocent ou du naïf, figure moderne du bouffon, possède effectivement cette capacité de démasquer, par son seul étonnement, tous ceux qui participent au grand jeu de rôles de la société, ceux qui la gouvernent en particulier[46] ». Dans La Mort du docteur Faust, il y a aussi le disciple du savant, significativement nommé Cretinus, qui joue tantôt le rôle de repoussoir, tantôt celui du miroir qui renvoie au personnage – ici, le savant – l’image rassurante et narcissique qu’il se fait de lui-même et celle que le monde se fait de lui. Semblable figure de double apparaît également dans Marie la misérable, où Messire Eglon de Terarken a pour compagnon et homme de main Rostenduvel le Borgne, un nabot, qui l’aide à réaliser ses desseins et, finalement, l’entraîne à la ruine.

Mais là où Ghelderode renouvelle la grammaire de la scène, c’est quand il donne des doubles au diable, à Faust et à Don Juan, démultiplié en plusieurs, dont un Don Juan nègre. Ces doubles remettent en cause l’authenticité du modèle, s’ils n’en montrent pas l’usure. En effet, Beni-Bouftout, le don Juan nègre soutient : « Don Juan est un personnage déclassé, surfait, dépareillé […] Moi, je renouvelle l’espèce ! […] Je suis un nègre, un don Juan optimiste, bien portant. Vous autres, don Juan’s d’Europe, fûtes-vous jamais que neurasthéniques, masqués, discoureurs » (DJ, 61-62). Théodore, autre Don Juan d’Europe, mais non Espagnol, critique à son tour le prototype : « Je suis un Don Juan d’avant la lettre, émané d’une époque autrement idéale! Don Juan, l’Espagnol des comédies, qu’est cela ! Un croque-coeur, un trousseur de cottes ? Moi, c’est mieux. Je suis de l’époque du Bel-Amour […]. Je représente un type accompli » (DJ, 63). Ces doubles jouent un rôle capital dans la déconstruction des mythes. En se regardant dans leur miroir et, surtout, en réfléchissant à la faveur des dialogues agonistiques avec ces doubles, les personnages comprennent la nécessité de sortir des représentations mythiques ou archétypiques pour se réaliser en tant qu’homme libre. Les doubles ghelderodiens fonctionnent donc comme des contrepoints, ce que Le Soleil se couche pousse à la quintessence.

Dans la pièce éponyme, Pantagleize subit l’effet désillusionnant du contrepoint lorsque, alors qu’il observe et critique la foule, il constate qu’il est lui-même observé : « Je suis venu ici pour regarder, et on dirait que c’est moi qu’on regarde » (P, 75). La structure contrapunctique donne la pleine mesure de son potentiel démystificateur dans La Mort du docteur Faust. En effet, outre la duplication de la figure même de Faust, la pièce crée une double mise en regard : temporelle, d’abord, puisqu’elle relate l’histoire du XVIe siècle et montre sa reprise au XXe siècle ; spatiale, ensuite, car les récits se déroulent « dans la taverne / Sur la petite scène », puis dans la « Rue / Chambre ». Ainsi deux spectacles se jouent simultanément, ce qui est dit dans l’un est repris, corrigé ou contredit dans l’autre, le clou de la représentation étant les passages où des acteurs de la taverne sautent sur la scène et le Faust de la rue entre dans la chambre. Du fait de ce jeu des doubles, les personnages sont à la fois metteurs en scène, acteurs et spectateurs. Le contrepoint trouve son pendant formel ou langagier dans la réinvention des jeux de mots, les propositions antithétiques et autres oxymores. Jeux de mots : « La punition des uns fait la récompense des autres » (BGM, 93), « Je ferai le contrepoint à coup de poings » (BGM, 93). Antithèses : « La religion est belle quand prêche le diable » (DPM, 186). Et les oxymores : un « pauvre aveugle obligé de voir » (DJ, 85) ou des « sorcières [à] la beauté de Diane » (MM, 163).

Ainsi qu’on le voit dans le cas de Don Juan – où la démultiplication rabat la singularité sur l’ordinaire : Don Juan n’est en rien singulier puisque n’importe qui peut jouer ce rôle –, le double dévoile l’artifice du rôle et somme le sujet qui s’y abritait de rechercher son essence. Arrivé sur ce seuil critique, Pantagleize s’interroge et sérine :

De quoi s’agit-il ? Être bête ou faire semblant d’être bête ? Tout est relatif. On ne se voit pas soi-même. Et on ne se fabrique pas non plus. Je suis Pantagleize. Qu’est Pantagleize ? Selon les uns, un imbécile qualifié, selon d’autres, une sorte de surhomme. Et moi, que crois-je de moi ? Philosophe, journaliste, amoureux, émeutier, voleur, ministre, milliardaire. Je suis quoi ? Un imbécile ?

P, 134-135

Émergeant des rives escarpées de l’existence que nous avons qualifiées d’espaces-limites, ce questionnement est naturellement chargé d’angoisse et prend des accents tragiques. De ce point de vue, la critique a raison d’arguer que cette dramaturgie participe d’« une tragédie de l’identité[47] ». Mais le questionnement de ce théâtre n’est pas seulement « Qui suis-je ? », mais aussi « Que sais-je ? » et « Que peut-on savoir ? Et quand on sait, sait-on si ce qu’on sait est ce qu’il faut savoir ? » (P, 133).

L’enquête proposée dans ce théâtre déborde la problématique identitaire pour s’élargir en une épistémologie et une herméneutique. Particulièrement, le jeu des doubles remet en crise la représentation (et les représentations) de soi. Car, comme l’uniformisation qui en résulte, la démultiplication noie la singularité (la marque) dans une classe – en l’occurrence, « le troupeau des hommes » (DJ, 85). Don Juan récuse cette dévaluation (« Assez de don Juan’s ! J’y suffis ! ») et dénonce « un complot des gâte-métier » (DJ, 64). Les doubles révèlent la problématicité des représentations socioculturelles, et partant, obligent le sujet historique à distinguer l’identité du statut (ou du rôle) social ou, selon Hans Robert Jauss, entre « être-soi-même et être-pour-d’autres ». Individuelle et essentielle, l’identité est fondamentale. C’est le « Moi » de l’individu dont la perte conduit à l’aliénation ; tandis que le rôle est un statut (secondaire) acquis, une fonction assumée ponctuellement. Dans la « comédie des apparences[48] » de Ghelderode, le jeu des doubles est démystificateur dans la mesure où il montre à quel point, choisi, imposé ou hasardeux, le rôle (la représentation, la personna ou le masque) se substitue à l’identité qu’elle voile et même tend à effacer. Les doubles travaillent à « déshabiller et démaquiller » (DPM, 217) les représentations afin de sortir le sujet historique de « sa personnalité artificielle » (DJ, 44) et de le rendre à sa condition véritable. Chez Ghelderode, les expérimentations des doubles suggèrent que « la légende commence […] chaque heure avec chaque homme » (DJ, 44). Remettre l’homme au centre, faire de lui non point le sujet (le dominé/l’occupé) mais l’agent (le Maître) de l’Histoire, constitue aussi l’enjeu de la déconstruction des mythes et autres épistémès dominantes.

La déconstruction des mythes de l’imaginaire culturel

Diversement analysée comme une « hantise des masques[49] », « une tragédie de l’identité[50] » ou une « comédie des apparences[51] », la dramaturgie ghelderodienne se donne également à lire comme un grand laboratoire de dissection de monstres. Mais, d’emblée, il faudrait préciser qu’il ne s’agit point ici de créatures fantastiques – Centaures, Cyclopes, Chimère, Minotaure et autres dragons – qui sèment l’épouvante par leur corps difforme. Il est plutôt question des artefacts sociaux et des représentations collectives érigées par la religion et la culture en instances de vérité. Avec le temps, ces « idées reçues » (P, 69) s’érigent en « forces invisibles » (P, 54) qui subjuguent l’entendement humain. Sur un autre registre, les mythes auxquels s’attaque Ghelderode concernent « la personnalité permanente, fermentante d’atavismes » (DJ, 77) que l’Histoire ou la mode d’époque tendent à placer « hors des lois humaines » (MM, 233).

Les Mythologies[52] de Barthes peuvent nous aider à cerner la perception ghelderodienne du mythe et l’enjeu de déconstruction qui travaille la création de ce dramaturge. Selon Barthes, le mythe propose une signification symbolique datée, et donc contingente, n’ayant point d’essence naturelle : « C’est l’histoire humaine qui fait passer le réel à l’état de parole, c’est elle et elle seule qui règle la vie et la mort du langage mythique. Lointaine ou non, la mythologie ne peut avoir qu’un fondement historique, car le mythe est une parole choisie par l’histoire : il ne saurait surgir de la “nature” des choses[53]. » Cette définition est éclairante pour la compréhension de Ghelderode. En effet, qu’elles retravaillent les mythes littéraires (Faust et Don Juan) et religieux (le diable, Barabbas, saint Antoine) ou s’attaquent aux représentations sociales et aux épistémès dominantes, les pièces de Ghelderode semblent poursuivre un même objectif : mettre à nu la fabrique du mythe, soit le processus – trivial, s’il en est – par lequel des symboles construits pour répondre à quelques contingences et nécessités se transforment en références universelles, impératives et interpellantes. Les monstres que combat le dramaturge sont systémiques, tels l’État et la religion. Dans Christophe Colomb, par exemple, un ministre rappelle au géographe réfléchissant sur la sphéricité de la terre :

L’État, entre ses multiples devoirs, a celui de surveiller les citoyens qui ont des allures anormales. On ne sait pas où ces gens peuvent conduire, en mal comme en bien. L’État n’aime pas non plus, l’initiative ; c’est un monopole qu’il revendique. L’État n’encourage pas volontiers les novateurs, les inventeurs.

CC, 160

Ainsi, lorsque, libéré du mythe, Don Juan menace de destituer la femme idéale et idéelle, significativement dénommée Olympia – « Je vous descends de votre socle et commence une démonstration qui ne sera pas à l’avantage de votre pudirose renommée » (DJ, 48-49) –, on peut dire qu’il rend compte du travail global de déconstruction à l’oeuvre dans tout le théâtre de Ghelderode. Cette déconstruction enlève le manteau mythique des représentations collectives dont elle montre la valeur d’usage. L’enjeu de l’entreprise consiste, bien entendu, à reconstruire la triangulation « Dieu-Homme-diable ». Car le théâtre de Ghelderode montre les humains tels qu’ils agissent, « tant ceux d’en haut que d’en bas et tant les jeunes que les vieux et tant les nobles que les vilains et tant les sages que les fous, Dieu les menant tous et le Diable, se mêlant de tout » (MM, 138). En plaçant l’homme entre Dieu et le diable, on veut souligner un phénomène social majeur : socles des configurations sociales, les croyances et la culture placent l’humain dans une double tension – dont l’effectuation devient un tiraillement – entre deux forces antagonistes. Ce qui, finalement, fait de l’humain une marionnette dont l’une ou l’autre de ces instances tire les ficelles.

Le théâtre de Ghelderode propose précisément de renverser les paradigmes épistémiques, ainsi que le suggère cette strophe :

Les Sages et les Fous marchent sur la Planète

Et Dieu reste immobile dans sa Barbe d’or.

N’éveillons pas le Dieu qui dort.

Ève fut au Ruisseau et trouva le Miroir

Adam fut à la Vigne et trouva la Berlue.

Il inventa la Femme nue.

Vieux Paradis où donc te rencontrer ?

N’es-tu pas dans la Barbe du Père ?

N’éveillons pas la Fable qui dort.

BGM, 31

Cette strophe sertie dans les toutes premières lignes de La Balade du grand macabre se lit comme un condensé de l’esthétique déconstructiviste et de l’idéologie ghelderodiennes. Elle montre la tension entre un ordre du monde obsolescent, un réel insignifiant/déroutant, et le rêve d’un autre monde possible (« Vieux Paradis où donc te rencontrer ? ») – tension caractéristique de l’oeuvre du dramaturge. Cette strophe inscrit des renversements qui suggèrent une redéfinition des rapports avec la transcendance. Ève, la femme de la Genèse, est plutôt « inventée » par un Adam sous l’emprise de la « Berlue ». Le diable n’est plus comptable de sa chute, attribuée plutôt à la séduction de l’ego, au phénomène très humain du narcissisme (« Ève fut au Ruisseau et trouva le Miroir »). Sur l’axe paradigmatique de l’énoncé, la double substitution de Dieu au « chat » de l’adage, et de la Fable à Dieu, établit subtilement une équivalence de sens entre Dieu et la Fable. Bien plus, la divinité déchoit de son piédestal pour se loger dans la Fable (la fiction, le mythe), laquelle devient créatrice et, à ce titre, redoutable. Frappé de sénescence comme le suggère sa « Barbe d’or », Dieu est considéré comme une belle abstraction, à « laisse[r] dans les nuages » (B, 151). Il n’aurait plus d’impact sur les contingences et les nécessités de la vie, plus de mainmise sur le cours de l’histoire de l’humanité. « Le vieil Éternel est défunt […] ! Le bonhomme n’a plus su tenir en l’air. Fuyons, car un tel trépas peut avoir des conséquences. On m’accusera d’être quoi ? Déicide ! » (BGM, 37-38), clame Porprenaz.

Déchargé du péché originel – et donc, déculpabilisé – mais omniprésent dans toutes les pièces, le diable est humanisé. Dans l’avertissement D’un diable qui prêcha merveilles, on peut déjà lire : « Pour bien connaître [le diable], il n’est pas de chercher loin ni dans les théologiques écrits ; il n’est que de se bien étudier soi-même, le sagace et triomphant politique qu’est le Diable s’étant toujours efforcé de ressembler le plus possible à l’homme » (DPM, 144). De fait, les représentations font chaque fois du diable l’incarnation de quelque pulsion humaine. Ainsi, dans La Balade du grand macabre, le diable n’est pas seulement à l’origine du sort de Sodome et Gomorrhe, de Babel, de Judas. Il est aussi celui qui a donné « la ciguë à Socrate, le poignard à Néron » (BGM, 87) et la révélation à Mahomet. Il est à l’origine de toutes les fantasmagories « impériales, tyranniques, philosophiques, poétiques, ecclésiastiques, rhétoriques, militaires, doctorales, érotiques, vénales, démagogiques, démocratiques, aristocratiques, esthétiques » (BGM, 87). Tant et si bien qu’en empruntant les mots à Térence, on peut dire que le diable est homme et que rien de ce qui est humain ne lui est étranger[54]. Ce que Ghelderode suggère en faisant pleurer Nekrozotar (le diable) : « Ces larmes disent que tu n’es qu’un homme et parmi eux, un misérable » (BGM, 122). Dans l’ensemble, les pièces présentent le diable comme l’incarnation des pulsions humaines, d’où la métaphore du « cancer de l’âme » (SR, 18) dont l’homme – celui qui est maître de son destin et de son histoire – peut se guérir par l’exercice de la raison.

Ainsi, la polarisation « Dieu/diable » dissoute, l’homme est-il replacé au centre de la vie dont il constitue l’origine, la vraie, et la destination. Si la raison qui gouverne cette entreprise n’est thématisée que tardivement, dans Le Sommeil de la raison, son miroir, lui, est installé dès les premières pièces au centre de cette création littéraire. On la voit ici dans la question : « Vieux Paradis où donc te rencontrer ? » L’auteur utilise ce miroir de la raison pour faire son devoir de « montreur de monstres et de phénomènes » (B, 152). Ailleurs, Ghelderode résume ainsi ce que montre son théâtre : « Dieu est mort ! Satan est vif ! Il n’est d’autre création qu’inversée ! » (MM, 290) ; ou encore : « Nous détruirons le seul vrai Dieu et créerons des idoles en caoutchouc et en triplex » (P, 105). Toute pragmatique, l’intention éthique de Ghelderode consiste à produire des ressources symboliques et des moyens pratiques, techniques et technologiques, permettant à l’homme de répondre effectivement et efficacement aux défis réels de l’existence. Cette posture de sécession vise à sortir de l’idéalisme et de l’immobilisme des mythes. Car, ainsi que le soutient Barthes,

les mythes ne sont rien d’autre que cette sollicitation incessante, infatigable, cette exigence insidieuse et inflexible, qui veut que tous les hommes se reconnaissent dans cette image éternelle et pourtant datée qu’on a construite d’eux un jour comme si ce dût être pour tous les temps. Car la Nature dans laquelle on les enferme sous prétexte de les éterniser, n’est qu’un Usage. Et c’est cet Usage, si grand soit-il, qu’il leur faut prendre en main et transformer[55].

Défaire l’étau des mythes, c’est finalement s’en prendre à leur fabricant, l’homme. Justement, un personnage de Pantagleize souligne que l’heure est venue de « se battre contre la puissance la plus impitoyable qui soit, l’homme lui-même » (P, 55). Évidemment, ceci ne signifie pas que l’oeuvre travaillerait à la dissolution de l’humain. La profession de foi de Pantagleize – « Je prends sur moi, avec ma faible voix de philosophe, de rassurer le pauvre mortel » (P, 70) – montre qu’il est plutôt question de libérer l’humain des dieux et des « conceptions moyenâgeuses » (P, 60) ainsi que de le guérir des pulsions aveuglantes et meurtrières. Dans la même pièce, n’est-il pas dit que la révolution vise à inventer le peuple et à « expérimenter sa résistance à la dynamite » (P, 106) ? La machinerie théâtrale de Ghelderode joue avec toutes les formes du genre afin de « chasser au plein soleil et dans le vent tous les petits diables et larves et follets et vésanies qui fermentent dans les crânes les plus honnêtes dès que la lanterne de la Raison n’y éclaire plus » (MM, 201). Ce qui revient à guérir l’homme de la peur des superstitions, à ouvrir les yeux aux « aveugles qui se laissent séduire par les légendes d’un moyen âge halluciné » (CC, 168), et par le même geste, sonner le réveil de ceux qui « dorment et rêvent dans leur candide perversité » (CC, 168).

Assomption de l’humain, nouvel imaginaire du corps et nouvelle économie du social

Si, ses habitudes ébranlées par la machinerie théâtrale ghelderodienne, le spectateur (et le lecteur) cherche la visée de cette dramaturgie déroutante, l’ivrogne (figure de l’excentrement) de La Balade du grand macabre lui répond : « Nouvelle ère, nouvelles lois. On découd ce qui est cousu » (BGM, 115). Sans s’attarder sur la transformation du régime d’historicité, ni sur la métaphore de la (dé-)couture – qui dit la (dé)construction –, on attirera l’attention sur l’exigence de « nouvelles lois ». Ici, le concept de « loi » ne réfère pas seulement à la législation, mais désigne les conventions, les principes fondamentaux ou les grammaires qui régissent les sociétés et le monde. C’est ce qu’à la suite de Klinkenberg, notamment, j’appelle les « encyclopédies[56] » socioculturelles. De fait, une lecture transversale des pièces montre que le théâtre de Ghelderode milite pour de nouveaux codes visant l’assomption de l’humain, un nouvel imaginaire du corps et une nouvelle économie du social.

Disséminée à travers toutes les pièces, mais non moins insistante, la proclamation « Voici l’homme. Je veux dire : me voici » (P, 75) suggère que toutes les représentations concourent à l’assomption de l’humain. En effet, après avoir posé l’argument traditionnel selon lequel « rien n’est à vivre, rien n’est véridique que le destin n’a pas marqué de son indéchiffrable sceau » (HS, 46), Ghelderode entreprend de le détruire systématiquement dans les pièces ultérieures. Ainsi, dans La Balade du grand macabre, on lit : « Qui tire le hasard obtiendra le destin » (BGM, 37). Ghelderode propose de restituer à l’humain la responsabilité de son destin, dans la construction duquel le hasard joue aussi un grand rôle – et ce, même si « on ne [l’]évoque pas en cas de réussite » (CC, 168). Plus formel, Barabbas refuse toute résignation et soutient : « Je suis maître de moi, même dans mes monstrueuses colères » (B, 83). On retrouve la même quête d’indépendance et le même désir d’autodétermination chez Don Juan (« Je suis et ne suis véritablement que celui qu’il me plaît d’être ! Qu’importe celui que vous croyez que je suis » [DJ, 39-40]) et Pantagleize (« Je suis imbécile et me suffis à moi-même » [P, 64]). Quant à eux, les personnages comme les ivrognes – placés déjà en dehors des normes par leur statut même – proclament carrément la consécration de l’humain : « Désormais, je ne célébrerai plus personne ni rien. Je chanterai pour mon compte mes cantiques d’ivrogne » (BGM, 34). La célébration de l’homme heureux de lui-même et maître de son destin est également suggérée par Colomb lorsque, faisant le bilan de son voyage de désillusion, il s’exclame : « Qu’importe cette gratitude, cette indifférence, si je me trouve fameux, moi, si je comprends seul le sens de ma destinée ! Pourquoi ne me célébrerais-je pas ? » (CC, 177).

Dans ce processus d’assomption du sujet, les pièces suggèrent un nouvel imaginaire du corps car, ainsi que le soutient Adriana, la figure de la nouvelle Ève que met en scène La Balade du grand macabre, « rien ne saurait être bâti de plus éternel et fier et audacieux que cette chair au parfum de cendres » (BGM, 127). La nouvelle représentation du corps consisterait, d’abord, à sortir de l’idéalité (« Il faut considérer la réalité, rien qu’elle » (DJ, 76), de l’artifice (la parade) ou de la contrainte et, ensuite, à laisser s’exprimer les sensibilités. Ainsi, quand son ministre – qui lui enseigne le code social – reproche au prince Goulave : « On ne dit pas “mon cul” en langage de cour. On dit “notre postérité” » (BGM, 66) ; le prince répond, catégorique : « Je dis et je maintiens que j’ai un cul en deux pièces, comme celui d’Adam. Voulez-vous le voir ? » (BGM, 66). Cette pièce fournit deux autres illustrations fortes de l’imaginaire du corps libéré. D’abord, la fonction de Porprenaz présenté comme « inspecteur et gustateur des vignes et des houblons de la principauté de Breugellande » (BGM, 39). Ensuite, le fait que Breugellande – où les « jeux de l’amour […] étaient incessants, variés et sans hypocrisie » (BGM, 89), où l’on ne vit « rien qui ne fût naturel et raisonnable » (BGM, 90) – avait été gouvernée durant son âge d’or par un roi « tenant une fourchette et non un sceptre » (BGM, 89). Dans son ensemble, le théâtre de Ghelderode suggère que, le corps libéré, l’humain souffrant et palpitant parviendrait à « [s]e découvrir un coeur plein de ressources » (DJ, 77). Il s’agit là d’un processus symbolique de mort par rapport aux surdéterminations sociohistoriques et de renaissance de la vitalité essentielle, retrouvailles de l’individu avec les « quotidiennes vérités premières et dernières » (DJ, 86). Ce que Ghelderode suggère par cet oxymore : « Don Juan est mort, il reste un homme » (DJ, 87). Mais un homme désormais capable de sacrifier à « la Vie qui est imprescriptible » (MM, 276) et donc d’« accomplir des prouesses incodifiées » (B, 153).

L’assomption du sujet et du corps ne serait possible que moyennant une nouvelle économie du social : « Des ruines du vieux monde corrompu, du sang des hommes sans amour. Nouvel Éden. Nouvelle terre. Nouveaux cieux » (P, 81-82), soutient Rachel, autre figure de femme libérée et révolutionnaire que promeut ce théâtre. Récurrentes, les récriminations contre un « vieux monde corrompu » (P, 81) et contre « les légendes d’un moyen âge halluciné » (CC, 168) inscrivent l’exigence de refonte de l’imaginaire social. Les pièces en appellent à la transformation de la doxa, des codes et des conventions sociales. En effet, s’ils sont justifiés au moment historique de leur élaboration – et Ghelderode souligne bien l’idée de fabrication en utilisant la métaphore de la couture –, les paradigmes sociaux deviennent à la longue anachroniques et absurdes. En tout cas, leur rigidité les rend inadéquats aux nouveaux contextes et nouvelles nécessités historiques. Au reporter pour qui « c’est idiot, c’est tragique » (CC, 157) de soutenir que la terre est ronde – « ça bouleversera les habitudes » (CC, 157) puisqu’« il était officiellement admis que la terre fût plate » (CC, 160) –, Colomb répond : « Ce n’est tragique que pour les idiots. Quant aux habitudes, on en fera d’autres » (CC, 157 ; je souligne). Dans Marie la misérable, dont le parcours de sens semble axé sur l’analyse sociale, les nouvelles habitudes suggérées consistent, notamment, à « déshonorer à jamais qui prend à compte facile l’honneur d’autrui » (MM, 295), à « trouver le courage de dire sans contrainte une vérité » (MM, 299).

Le théâtre de Ghelderode milite pour une révolution sociale : « Pour commencer, citoyens, le peuple il faudra l’inventer » (P, 105). Mais une révolution basée sur l’éthique de la responsabilité. Celle qui, par exemple, fait dire à Barabbas que les vrais bandits, comme lui, doivent poursuivre leur destin « jusqu’au bout, avec fermeté, avec dignité, [sachant] que le supplice fait partie de [leur] métier, en bonne logique » (B, 79). L’éthique de la responsabilité « confère aux nobles plus de devoirs que de droits » (MM, 298) et oblige tout le monde à se demander : « Avons-nous été à la hauteur de notre devoir ? » (MM, 269). Sans oublier, par ailleurs, qu’il faut « laisser faire, mais […] empêcher de mal faire, au besoin » (MM, 278) et « ne condamner que celui qui est condamnable » (B, 115). Au reste, étant donné l’obsolescence du monde et la caducité de ses normes, l’éthique ghelderodienne de la responsabilité, toute pragmatique, commande de « prend[re] dans toutes les lois ce qui peut servir, et d’interpréte[r] suivant les circonstances » (B, 117). La redéfinition de la légalité et de la légitimité (la pertinence au regard des exigences réelles de la vie) aurait pour finalité d’amener les individus à « [se] conduire de sorte que les hommes de l’avenir ne pleurent autrement que de joie » (BGM, 127).

Cette nouvelle éthique de la responsabilité comprend aussi un plaidoyer pour la fraternité universelle. À cet égard, il serait intéressant d’approfondir l’étude des refigurations du Noir[57] dans l’oeuvre de Ghelderode. La fraternité est suggérée non seulement par le rêve que « Grand soir viendra où tous citoyens dormir même chose » (P, 43), rêve significativement énoncé par un Noir, mais également par la posture du prince Goulave refusant de porter une couronne et par celle de Colomb, désireux de porter les plumes des Indiens, qui laisse « [son] équipage et les Indiens danse[r] au son de l’accordéon, dans un mouvement d’irrésistible fraternité » (CC, 175). Plutôt sentencieuse, la pièce Don Juan proclame le désir de « réunir fraternellement les hommes et [de] faire qu’ils s’aiment encore dans notre société haineuse » (DJ, 85). Dans Marie la misérable, sa dernière pièce, il est encore question de « réconcilier les humains en une fraternelle embrassade » (MM, 151).

Au total, les différentes prises de position sur l’homme, l’imaginaire du corps et du social livrent un message que résume ce conseil du bonimenteur (figure de metteur en scène) à l’acteur Don Juan : « Persuade-toi qu’il n’y a ici ni décor ni acteurs, mais toi seul, maître du spectacle et spectateur toi-même » (DJ, 44-45). Si on applique cette remarque à tous les personnages ghelderodiens – ou, au moins, aux principaux –, on peut dire que ces figures constituent des métaphores de l’homme contraint, dominé ou brisé, « l’occupé[58] » qui prend conscience de sa situation et tente de reprendre le contrôle de sa destinée. Ce dont témoigne éloquemment la figure d’un Barabbas, qui s’assume et tente constamment de « [s’]évader, [de] tordre les barreaux de [sa] cage » (B, 81). La dramaturgie ghelderodienne construit l’imaginaire d’un homme nouveau, « libre de geste et de propos » (BGM, 107) et donc maître de son destin. Mieux : « [U]n homme qui est dieu ou quelque chose de l’espèce » (BGM, 39).

Conclusion

J’ai commencé cette étude par le constat suivant : si les études ghelderodiennes mettent bien en relief le caractère avant-gardiste et la veine futuriste ou impressionniste de ce théâtre, les avenues empruntées et les concepts agités pour les analyses montrent que le discours critique pâtit du mythe de l’auteur. Ainsi n’est pas suffisamment souligné le travail du dramaturge en tant que « guerrier de l’imaginaire[59] ». Or, s’appuyant notamment sur son identité qui l’affilie à l’Archange Michel, le dramaturge se considère obligé par le destin à engager un combat contre toutes les épistémès qui aliènent l’humain, le retiennent captif et en font la proie des exploiteurs et manipulateurs de tous ordres.

De ce projet éthique découlent l’esthétique théâtrale singulière de Ghelderode, la thématique des oeuvres et la philosophie qui l’innerve. Au coeur de cette dramaturgie, des personnages typiques de la raison – celle-ci se manifestant non moins fréquemment sous les signes de la folie et du carnaval – mènent le travail d’élucidation afin de mettre en lumière les enjeux des passions fondamentales de l’humanité, dévoiler les coulisses du social et mettre à nu les ressorts de l’Histoire. La machinerie théâtrale ghelderodienne se construit ainsi comme une vaste expérimentation – travail « scientifique », pourrait-on dire –, menée par des philosophes, des savants et des géographes, dans des lieux, des conditions et des situations critiques. Les études ghelderodiennes soulignent souvent l’angoisse, le tragique et le déséquilibre identitaire que les personnages vivent au bord de précipices. Mais la lecture croisée des pièces montre que ces espaces-limites constituent des laboratoires de la pensée libre et critique. Ghelderode invente des scenarii de crise à l’occasion desquels les acteurs ébranlent grammaires et principes, mais c’est pour mieux en exposer la phénoménologie et, surtout, pour rechercher les possibilités de transformation des phénomènes décrits. C’est en cela, ai-je soutenu, que ce théâtre participe d’une herméneutique des situations de crise.

De l’instrument principal – le miroir de la raison – de cette herméneutique procèdent les stratégies qu’exploite cette dramaturgie : mises en abyme, jeux des doubles et contrepoints. Dépassant le procédé classique du théâtre dans le théâtre, les personnages ghelderodiens jouent et surjouent les représentations socioculturelles : ils sortent des livres, c’est-à-dire brisent les carcans de l’imaginaire culturel, soumettent à l’analyse leur corps mythique et en dénoncent la vacuité qu’ils tentent de combler, à leur manière. Le jeu des doubles revêt plusieurs formes. Là encore, débordant les figures carnavalesques conventionnelles, Ghelderode donne notamment au diable, à Faust et à Don Juan des doubles qui récusent l’authenticité et révèlent l’usure des modèles. Ils déconstruisent ainsi les mythes et montrent la nécessité pour l’humain de sortir des représentations archétypiques afin de se réaliser librement. Dans les montages scéniques comme dans le discours des acteurs dont « la parole [se veut] une science exacte[60] », la déconstruction résulte des structures contrapunctiques, les plus désillusionnantes étant les jeux de mots, les propositions antithétiques et autres oxymores.

Toutes ces stratégies font qu’on aborde le théâtre de Ghelderode comme si on entrait dans un grand laboratoire d’analyse des passions humaines, des phénomènes sociaux et de dissection des monstres des représentations collectives – dont la principale est la polarisation « Dieu/diable ». Est ainsi mise à nu l’imposture consistant à transformer des construits sociaux à valeur d’usage en instances de vérité, universelles, impératives et interpellantes. Ces forces occultes dominatrices disqualifiées, l’humain est replacé au centre, reconnu ou proclamé maître de son destin, à lui seul revenant la responsabilité de se guérir des pulsions mortifères par l’exercice de la raison.

Ces résultats montrent qu’au lieu de réduire le théâtre de Ghelderode au tragique, à l’angoisse et autres crises posés en amont comme conditions d’expérimentation de nouveaux possibles, il convient aussi de le lire comme un théâtre de la responsabilité. L’assomption de l’humain et l’imaginaire du corps libéré qui en découle exigent une nouvelle économie du social. Celle-ci redéfinirait la doxa, les codes et les conventions sociales pour les articuler, à tous les tournants de l’Histoire, aux contingences et nécessités de l’existence. Dans cette perspective, les figures que promeut Ghelderode s’interprètent comme des métaphores de l’homme contraint, dominé, brisé ou occupé qui prend conscience de sa situation et tente de reprendre le contrôle de sa destinée. On l’aura aussi constaté, non réductible au Flamand flamingant, ni au Belge, ni à l’Européen, celui qu’on peut appeler « l’homme-dieu » de Ghelderode est résolument universel.