Article body

La « fin des voyages » proclamée par Lévi-Strauss[1] est devenue le symptôme d’une tendance répandue dans la pratique et la critique littéraire, qui ne semble depuis lors plus croire à la possibilité de description authentique d’un Autre connaissable. Il est vrai que sous l’emprise d’un tourisme mondialisé et d’une globalisation ininterrompue, les récits de voyage héroïques et exotiques des siècles précédents sont doucement mais sûrement devenus des guides de voyage touristiques, ayant pour but de rendre maîtrisable l’inconnu[2]. Si le postulat de Lévi-Strauss reste valable, il impliquerait donc la faillite du récit de voyage, dont la poétique clame une authenticité absolue. Le récit de voyage contemporain ne serait plus qu’une réécriture infinie de mondes, de thèmes et de cultures déjà décrits. Le chercheur peut dès lors choisir de s’orienter vers le corpus des « vrais » récits de voyage qui avaient pour but de combler les blancs des cartes. La lecture consiste alors souvent à déceler les mécanismes de représentation des nouveaux mondes[3].

Cependant, les quatre dernières décennies ont vu un véritable renouveau du genre, aussi bien dans la production que dans la critique littéraire. Cet intérêt peut appartenir au même mouvement de tourisme globalisant que nous venons de mentionner. Le récit de voyage devient ainsi un genre privilégié pour rendre compte de la mobilité accrue et de l’érosion des frontières réelles et culturelles entre pays et continents[4]. C’est aussi de cette façon-là qu’il peut être lu par la critique contemporaine[5]. On assiste en même temps à des réemplois du genre qui offrent des pistes interprétatives intéressantes. Une de celles-ci concerne ce que Moura appelle le « voyage rétrospectif[6] », forme de voyage qui est aussi un retour sur les traces de prédécesseurs célèbres ou moins célèbres, ayant voyagé in tempore non suspecto[7].

Le récit de voyage rétrospectif

Avant de présenter deux récits de voyage rétrospectifs dont nous analyserons les particularités narratives, nous développerons les caractéristiques principales de ce type de récits, d’où découleront les questions d’analyse. Un tel voyage rétrospectif s’inscrit entièrement dans la culture postmoderne, voire dans un mouvement plus particulier de voyage postmoderne (postmodern travel). Les caractéristiques des narrations postmodernes s’appliquent dès lors aussi au récit de voyage rétrospectif, caractérisé par la fragmentarité, l’irreprésentable et le perspectivisme[8]. Le récit sur les traces d’un prédécesseur est doublement fragmentaire, en avouant l’absence de complétude de la narration propre et en reposant sur la narration également fragmentée d’un Autre. Ce perspectivisme de fait découle d’un sentiment d’irreprésentabilité d’un monde actuel dénué de principes interprétatifs autosuffisants.

Le rapport intertextuel constitutif à un autre texte serait dès lors la première caractéristique de ces récits de voyage. Bien évidemment, la science littéraire moderne a assez montré comment tout texte littéraire se construit en relation avec un intertexte implicite ou explicite[9], mais dans le cas du récit de voyage rétrospectif la filiation intertextuelle gagne encore en signification, puisque ce n’est pas seulement le voyage d’un ancêtre qui oriente le récit de voyage mais aussi les traces écrites qui en subsistent. C’est pourquoi une attention particulière portera sur les modalités d’insertion du « texte archétype » que sont les documents et les archives des ancêtres. Il faudra se demander si cet intertexte est accepté ou rejeté, s’il est valorisé ou dévalorisé.

La question est importante, puisque la relation entre intertexte et narration viatique a souvent été critiquée. Pour Montalbetti, par exemple, le lien est problématique. D’une part, le récit de voyage prétendrait décrire une réalité vue par le voyageur. En tant que genre référentiel, il ne devrait donc pas avoir besoin de l’intertexte. Pourtant, il existe une aporie entre le monde et le voyageur, d’où le recours à l’intertexte comme moyen de la pallier. Le procédé intertextuel témoignerait donc de la poétique problématique du récit viatique[10].

Nous retiendrons de Montalbetti l’idée fertile d’une tension entre l’intertexte et le voyage. Mais à notre avis, l’intertexte ne doit pas être vu comme un aspect problématique de la poétique du récit de voyage. Au contraire, dans une optique de voyage rétrospectif, la relation à l’intertexte devient un thème, et l’écriture du voyage une réécriture consciente et créatrice de cet intertexte. L’utilisation de l’intertexte peut revêtir plusieurs formes. Il s’agit d’une part de l’intertexte intime, qui regroupe les documents personnels sur lesquels peut s’appuyer un voyageur : les lettres laissées par un proche, le récit écrit par un ancêtre, les photos de famille témoins d’un passé révolu. Sur ce point nous élargissons la notion d’intertexte : les archives ne sont pas seulement d’ordre écrit. Il s’agit aussi et surtout de photos, de cartes, voire d’objets renvoyés à la maison ou que le voyageur se rappelle. D’autre part, il y a naturellement l’intertexte littéraire, à savoir les auteurs qui ont façonné l’imaginaire occidental sur le voyage (Conrad, Kipling, Naipaul, etc.) mais aussi la littérature exotique au sens large du terme. Finalement, il faut aussi mentionner l’intertexte « oral », car un dernier philtre à s’interposer entre le voyageur et le pays visité sont les histoires multiples qu’entend le narrateur et dont il ne connaît pas la valeur. Fiction ou réalité ? Voilà un troisième intertexte dont il importe d’évaluer l’utilisation.

Une deuxième caractéristique narrative découle de la double temporalité du récit de voyage rétrospectif, qui est à la fois le compte-rendu d’un voyage présent et le travail de mémoire d’un voyage du passé. Il s’ensuit une temporalité complexe, faite d’interstices, de détours, de passerelles, etc. À nouveau, il s’agira de scruter dans quelle mesure cette tension temporelle favorise ou entrave la dynamique narrative.

À la tension temporelle se superpose, finalement, une duplicité référentielle. Le voyage rétrospectif se base souvent sur des sources qui se veulent limpides, qui se bercent de l’illusion référentielle du récit viatique. Or, le voyageur postmoderne est plus que conscient de la fictionnalisation qu’entraîne toute écriture du monde extérieur, même celle qui en appelle à un pacte d’authenticité absolue.

L’Africain et Mon oncle du Congo

Les trois caractéristiques évoquées (intertexte, double temporalité, duplicité référentielle) guideront notre analyse de deux récits de voyage rétrospectifs en Afrique. Nous avons choisi L’Africain de Jean-Marie Gustave Le Clézio et Mon oncle du Congo de Lieve Joris, car il s’agit de deux auteurs reconnus pour leur représentation littéraire du passé colonial et du présent postcolonial, qu’ils soient belge, français ou anglais. En plus, ils présentent à première vue le même type de voyage rétrospectif, puisque Joris voyage sur les traces d’un oncle, alors que Le Clézio suit l’itinéraire de son père.

En effet, dans L’Africain, paru en 2004, Le Clézio offre un portrait intime d’une enfance vécue en Afrique où son père est médecin. Au moment du voyage en Afrique, l’auteur a huit ans et quitte Nice avec son frère et sa mère pour rejoindre son père au Nigéria. La force du livre découle donc de la simultanéité de deux rencontres : l’Afrique et le père. C’est sur la rencontre avec l’Afrique que s’ouvre le livre. L’Afrique dans ce qu’elle a de plus fascinant pour un enfant venu là pour la première fois et qui est retourné plusieurs fois ensuite. Il découvre alors un monde qu’il n’avait jamais vu, avec la liberté des corps, une nature excessive, le soleil, les orages, la végétation, la pluie, les insectes. Un pays qui lui montre à jamais la proximité des corps et de la nature, décrits de façon aiguë[11].

À la recherche de son passé familial, Joris embarque quant à elle au début des années 1980 pour le Zaïre (ex-Congo belge). Elle y retrouve les traces de son oncle, missionnaire dont les cartes postales et les récits avaient coloré son enfance. Et elle se voit aussitôt confrontée aux paradoxes de la décolonisation. Un ton personnel anime le récit où affleure constamment la vulnérabilité d’une jeune voyageuse qui peu à peu prend confiance. Mais ce regard de jeune femme sur l’Afrique vaut aussi par tout ce qu’il reconstitue d’un passé révolu — le vieux rêve d’évangélisme missionnaire dont elle ressaisit les illusions en même temps qu’elle en découvre les derniers vestiges. Ces expériences forment la base de Terug naar Congo (traduction Mon oncle du Congo)[12].

L’intertexte intime

Comme le fait entrevoir l’aperçu, la structure narrative de L’Africain est un voyage dans ce qui a été le vécu de son père médecin en Afrique avant et après la Seconde Guerre. Ce voyage imaginaire et fictif est aussi un retour dans les souvenirs d’enfance[13]. Le rappel de l’imaginaire de l’enfant va de pair avec une fascination pour les noms de villages africains, symboles du mystère de l’enfance « qui signifiaient beaucoup plus que des noms de lieux : Ogoja, Abakaliki, Enugu, Obudu, Baterik, Ogrude, Obubra[14] ». Ceci dit, même si L’Africain n’est pas à proprement parler le récit d’un voyage de Le Clézio, le voyage en tant que tel occupe une place essentielle dans le vécu, il est même le principe d’explication, la clé interprétative du passé. C’est aussi le voyage de l’auteur adulte qui illumine son séjour en Afrique du passé et il affirme dès lors que « tout cela, je ne l’ai compris que beaucoup plus tard, en partant, comme lui, pour voyager dans un autre monde[15] ».

L’aspect imaginaire du voyage a des implications pour la structure du récit. La concaténation des chapitres ne se fait pas selon la chronologie des événements successifs d’un voyage réel, mais suit le rythme des souvenirs, ou, plus précisément encore, des photos successives qui engendrent les commentaires du narrateur. Plusieurs d’entre elles sont reprises dans L’Africain. Elles constituent la source intertextuelle première et contribuent à renforcer l’illusion d’immédiateté :

Les photos que mon père a aimé prendre, ce sont celles qui montrent l’intérieur du continent, la force inouïe des rapides que sa pirogue doit remonter, halée sur les rondins, à côté des marches de pierre où l’eau cascade, avec sur chaque rive les murs sombres de la forêt[16].

Le Clézio prend comme principe narratif l’immédiat de la sensation plutôt que le détour par l’écrit, l’archive exotique, qui est systématiquement désavouée[17]. De la sorte, l’intertextualité visuelle qu’il emploie ne témoigne pas du gouffre entre écriture viatique et expérience du voyage, comme l’estime Montalbetti, mais permet au contraire de renforcer le contrat d’authenticité propre au genre.

L’importance des photos se traduit dans deux mécanismes descriptifs qui rendent floue la frontière entre le passé et le présent, entre le souvenir réel de l’enfance et le souvenir imaginé, fictif du père, entre le Moi narratif qui scrute sa mémoire et le narrateur impersonnel qui se cache derrière le vécu présumé d’un père disparu[18]. La première technique consiste en une description du cadre fictif, imaginé, qui suit la logique réaliste de la photo. La dimension horizontale d’une description qui s’étend crée l’illusion d’un présent atemporel, celui du père, dans lequel le lecteur est attiré :

J’imagine Douala, Port Harcourt, les rues encombrées de voitures, les marchés où courent les enfants luisant de sueur, les groupes de femmes parlant à l’ombre des arbres. Les grandes villes, Onitsha et son marché aux romans populaires, la rumeur des bateaux poussant les grumes sur le grand fleuve. Lagos, Ibadan, Cotounou, le mélange des genres, des peuples, des langues, le côté drolatique, caricatural de la société coloniale, les hommes d’affaires en complets et chapeaux, parapluies noirs impeccablement roulés, les salons surchauffés où s’éventent des Anglaises en robes décolletées, les terrasses des clubs où les agents de la Lloyd’s, de la Glynn Mills, de la Barclay’s fument leurs cigares en s’échangeant des mots sur le temps qu’il fait — old chap, this is a though country — et les domestiques en habit et gants blancs qui circulent en silence en portant les cocktails sur des plateaux en argent[19].

La seconde technique s’appuie sur un emploi suivi du présent historique qui a le même effet que les descriptions étendues. L’extrait suivant explique de façon exemplaire le procédé, puisque Le Clézio y passe de la description de la photo, qu’il tient dans les mains, vers le vécu, au présent, de son père. L’utilisation de l’archive aboutit à un passé présent, très présent, comme si le lecteur suivait le père de Le Clézio dans le paysage que celui-ci vient de décrire :

Dans la collection de clichés pris par mon père en Afrique, il y a une photo qui m’émeut particulièrement […]. Elle traduit son impression d’alors, d’être au commencement, au seuil de l’Afrique, dans un endroit presque vierge. Elle montre l’embouchure de la rivière, à l’endroit où l’eau douce se mêle à la mer. La baie de Victoria dessine une courbe terminée par une pointe de terre où les palmiers sont inclinés dans le vent du large. […] Pour cela je sens son impatience, son grand désir de pénétrer à l’intérieur du pays pour commencer son métier de médecin. […] C’est à Bamenda que mon père emmène ma mère après leur mariage, et Forestry House est leur première maison[20].

Joris, pour sa part, commence son voyage au village où son oncle a été missionnaire. Elle essaie explicitement de reconstruire un passé dans le présent du voyage. Il n’est dès lors pas étonnant que pendant cette première partie du voyage, Joris soit plutôt la nièce du tata (père) Houben, ce qui ouvre des portes mais en ferme aussi. Dans la seconde partie du récit, le lecteur assiste à un mouvement d’émancipation. La nièce du tata Houben devient de plus en plus Lieve Joris, jeune femme d’une trentaine d’années qui se fraie un chemin dans le Zaïre de Mobutu. Elle parcourt le pays, observe la vie, s’étonne du manque d’empathie de la part d’anciens coloniaux, et réussit à parfois à être entre les Africains. La dernière partie du voyage porte cette évolution à son paroxysme. Quand elle essaie de mener un dernier reportage avec une journaliste hollandaise, Joris est soudainement arrêtée pour avoir enregistré des interviews critiques avec des Africains. Au moment où elle avait le plus le sentiment de s’approcher des Africains, les services de renseignement la repoussent dans son identité de femme belge, occidentale, fille ou nièce d’ancêtres coloniaux. C’est quand la narration est la plus tendue que le gouffre entre Africain et Européen se réinstaure. Son départ précipité du Congo incarne l’incomplétude du voyage, le désir impossible de concilier un passé et un présent.

L’archive personnelle de tata Houben structure donc l’écriture de la première partie du récit, et ce, de deux façons. Dans un premier temps, Joris rappelle comment au cours de l’enfance les lettres et surtout les objets qui lui avaient été envoyés d’Afrique nourrissaient son imagination : serpents, jouets, photos. Tout comme pour Le Clézio, la sonorité des paroles africaines symbolisait l’Afrique pour l’enfant. Si Le Clézio se rappelle des noms de villages africains, Joris reprend les paroles d’une comptine africaine que son oncle lui avait apprise, « une chanson que ses pauvres noirs de Tumba chantaient quand ils allaient pieds nus vers l’école sur le sable chaud : A wani kunni ka a wani, a wa wa wika janka jéja[21] ».

L’archive réapparaît à plusieurs reprises lors du voyage. Là, l’intertexte (les lettres et les cartes qu’a écrites le tata Houben) n’est pas seulement une évocation d’un passé qu’on rappelle mais entre aussi en interaction avec le présent. Si les lettres permettent parfois de mieux comprendre le présent, le présent, l’expérience de l’Afrique permet à son tour de mieux comprendre ce que l’oncle a écrit dans ses lettres. Tout comme les photos chez Le Clézio, les lettres de l’oncle ne sont pas seulement des reliques du passé, elles relient passé et présent :

De ce ruisselant paysage africain émergent comme un mirage les bâtiments de la mission avec leurs grandes dimensions, leurs murs droits et leurs tours pointues. C’est d’ici que mon oncle envoya en 1924 une carte à la maison […][22].

L’intertexte littéraire

L’emploi de l’intertexte démontre la relation tendue qu’entretient Le Clézio avec le passé colonial. Il ne veut pas seulement se distancer de l’exotisme, il cherche aussi à dégager l’entreprise de son père de la matrice coloniale, en l’individualisant le plus possible et en opposant les descriptions littéraires exotiques de la colonie et les souvenirs individuels et personnels du père. De cette façon, Le Clézio établit le triangle narratif de base de son récit, à savoir la relation entre le moi, le père et l’Afrique. L’Africain, le titre du récit, réfère à la figure du père en relation directe avec l’Afrique de la jeunesse de Le Clézio. Le passé plus largement colonial sert de repoussoir pour une histoire intime, personnelle entre des individus[23]. L’Africain n’est donc pas un jugement politique sur un passé colonial ou un présent postcolonial. Quand évocation de la situation politique il y a, par exemple au sujet de la crise du Biaffra, c’est toujours pour développer les effets que cela a eus sur le père de Le Clézio. Le présent qui apparaît dans ce récit est un présent de l’expérience intime, et sur ce point, le récit de Joris est différent.

Chez Joris, le rôle intertextuel plus large des romans coloniaux exotiques chez Le Clézio est remplacé par les histoires d’anciens coloniaux qui se trouvent sur le bateau et créent une certaine image de l’Afrique, la doxa coloniale, contre laquelle la voyageuse s’insurgera une fois sur le continent. Le style indirect libre se présente ainsi comme le moyen narratif de choix pour réaliser la polyphonie interne au sein du récit :

Leurs histoires me ramènent au Congo de mon oncle. Elles repoussent les images du Zaïre indépendant, le pays de Lumumba et de Mobutu que je connaîtrais plus tard. Je veux traverser la brousse ? Dans ce cas, j’aurai affaire aux chiques, qui s’incrustent sous les ongles et y déposent leurs oeufs[24].

Les récits de grands auteurs servent par contre de points de repère pendant le voyage au coeur de l’Afrique. Aussi bien le Heart of Darkness de Conrad et le Bend in the River de Naipaul sont explicitement mentionnés comme références fascinantes et inspirantes :

Dans ma hutte, je relis Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad. C’est lui m’a fait rêver de ce voyage en premier. […] Dans Au coeur des ténèbres les horreurs dont Conrad avait été témoin lors de son périple deviennent un rêve hallucinatoire. Il a découvert le coeur primitif du Congo, ce territoire sombre, vide et aux bruits menaçants, qui avait été violé par les blancs. Au coeur de la forêt, dans ce qui s’appelle maintenant Kisangani, habitait l’agent d’ivoire Kurtz, esseulé et hagard, dans une hutte entourée de têtes humaines[25].

Si Kisangani n’était pas le décor de À la courbe du fleuve de VS Naipaul, j’aurais probablement continué mon voyage plus rapidement. Mais maintenant je ne suis pas pressée. Je connais cette ville, elle m’est familière. Que dix ans plus tard elle soit déserte et ne reflète en rien les événements agités semble faire partie de ce qu’avait prévu Naipaul. Comme si elle s’était définitivement arrêtée après ses dernières convulsions[26].

Mais au fur et à mesure que le voyage progresse, Joris s’éloigne des exemples littéraires. Dans le cas de Naipaul, cette prise de distance est flagrante. La confrontation avec le quotidien des Congolais lui montre la réduction qu’opèrent ses exemples littéraires. Et si les livres canoniques peuvent aider le voyageur dans un premier temps de se créer une image mentale de ce qui l’attendra — pensons par exemple au voyage en Afrique de Gide, qui se faisait aussi avec Heart of Darkness sous le bras — la confrontation avec la réalité africaine fait évoluer Joris d’une écrivaine vers une journaliste. L’actualité du voyage, la complexité du moment présent imposent une écriture bien plus critique que strictement littéraire.

Ainsi, Naipaul est poussé vers l’arrière quelques jours après mon arrivée, comme une étrange préoccupation que j’ai apportée d’un pays lointain et que personne ne comprend. Doucement, la ville commence à mener sa vie. Les scènes du livre n’apparaissent plus que sporadiquement, quand quelqu’un évoque une histoire du passé[27].

Passé personnel et passé colonial

À partir des sources intertextuelles, le récit de voyage de Joris combine deux stratégies de reconstruction du passé : celle du passé strictement personnel et celle du passé plus globalement colonial. C’est ici que le récit de Joris diverge de celui de Le Clézio. Si Le Clézio opposait le discours social et politique du colonialisme à la relation individuelle qu’entretiennent le voyageur, son père et l’Afrique, Joris essaie de déceler les ficelles complexes et parfois contradictoires qui relient le passé au présent. Souvent, cette reconstruction passe par la figure du tata Houben[28].

Mais il s’ajoute à ce passé personnel une lecture systématique des villes et des paysages rencontrés comme lieux de mémoire. Ainsi, la ville de Kolwezi est elle d’abord et avant tout décrite en fonction des rebellions de la fin des années 1970 qui ont mené à une opération de parachutistes belges sur la ville. À un niveau plus global, Joris est très attentive aux formes que prend le passé colonial dans la société congolaise des années 1980, et ce aussi bien du côté des Africains que du côté des Européens. Si au début, le récit accentue surtout le passé personnel, l’écriture biographique évolue vers un style journalistique critique d’envergure plus large[29] :

Je n’ai jamais entendu parler un Zaïrois de façon tellement agressive au sujet des blancs. Mais après quelques jours à Lubumbashi je me suis habituée à ce genre de conversations. […] Quand l’Union Minière se mit à exploiter les mines au début du siècle, les ouvriers de cette région travaillaient dans les champs[30].

Le récit attribue donc une grande importance à l’écriture du présent, à la transcription des impressions divergentes du voyage. Le lecteur sent à ce niveau comment la tension entre passé et présent est relayée par une tension entre rapprochement et éloignement de la réalité africaine.

Les dernières semaines, j’ai pu flâner librement dans le passé, ici à Yangapompe il ne semble pas exister de différence entre le passé et le présent, ici les gens sont livrés aux événements qui leur viennent du dehors. L’arrivée d’un père, le départ d’un père, le désir des enfants d’émigrer vers la ville. Et maintenant mon arrivée. Si un jour le progrès arrive à Yangapompe, les villageois y verront la main de tata Houben ou de mama Lieve. Avant que je ne monte dans la voiture, les femmes dansent autour de moi et chantent une chanson pour me souhaiter bon voyage. Je ris et serre des mains, mais mon départ de Yangapompe est comme une fuite[31].

La dynamique temporelle est ainsi concurrencée par une dynamique spatiale. Certains lieux donnent au voyageur l’impression de toucher au plus près le vécu africain, alors que d’autres lieux l’en éloignent à nouveau. Dans cette optique, Joris ne tente pas de fuir l’hétérogénéité du réel qui se présente à elle en proposant une ligne interprétative univoque au lecteur. Au contraire, le respect de la difficulté interprétative du présent africain pousse l’auteur à se montrer courageuse mais aussi fragile, attentive pour la parole de l’Autre mais en même temps perplexe devant les tournures que prennent certains événements, désireuse de surmonter les frontières de sa peau blanche d’occidentale mais en même temps consciente de l’impossibilité d’une symbiose parfaite du voyageur et de l’Afrique, ou plutôt, du voyageur et des Africains. La représentation du présent hétérogène et complexe mène donc à un récit ouvert. Et si Joris doit quitter le pays en toute vitesse en se faisant encore voler les sandales qu’elle aimait, il est sûr que le voyage lui a permis de passer du passé au présent, fascinant et riche. Il n’est dès lors pas étonnant qu’elle soit retournée plusieurs fois en Afrique et ait continué sa quête voyageuse dans des récits comme Mali Blues.

Conclusion

La lecture comparée de L’Africain et de Mon oncle du Congo nous permet de revenir au point de départ qu’étaient les caractéristiques du voyage rétrospectif. Par rapport à l’intertexte, les deux récits analysés attribuent une plus grande importance à l’intertexte intime qu’à l’intertexte littéraire au sens large du terme. Les photos du père ou les lettres de l’oncle sont les principes qui structurent entièrement ou partiellement la narration du voyage en Afrique.

Cependant, la fonction de cet intertexte varie chez Le Clézio et chez Joris. Dans L’Africain, l’archive intime devient le moyen de reconstruire un passé individuel et un présent individuel, et ce en faisant abstraction du passé colonial, incarné par la littérature exotique. Les photos du père de Le Clézio deviennent la clé authentique pour passer à une reconstruction imaginaire du passé du père relié au présent du fils. Joris, par contre, part du passé personnel de l’oncle pour aboutir à un lien entre passé et présent colonial. Le voyage rétrospectif devient ainsi un point de départ pour un reportage critique du (post)colonialisme zaïrois. En somme, si les caractéristiques narratives du récit de voyage rétrospectif peuvent être clairement identifiées, la perspective de recherche doit aussi porter sur les fonctions discursives occupées par celles-ci.