Abstracts
Résumé
L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam met en scène la création quasi démoniaque d’une automate paradoxale, puisque machine douée de vie, par un scientifique nostalgique de la foi, et un romantique écoeuré par l’amour chez ses contemporains. Le duo s’efforce ainsi de procéder à la rédemption artificielle d’un monde moderne désormais vide de divin, la science prenant le relais de la religion dans un texte qui passe rapidement du positivisme au spiritualisme. Cet article explore les rouages d’un roman qui, fulminant contre le divin, ne remet cependant jamais en question son existence, et réinstaure subtilement sa possibilité. Enfin, insistant sur le désespoir d’un monde sans Dieu, il semble que L’Ève future cherche à démontrer l’impossibilité fondamentale pour la vie humaine de se justifier sans la caution divine.
Abstract
L’Ève future by Villiers de l’Isle-Adam tells of the quasi-demonic creation of a paradoxical automaton, a machine imbued with life, by a scientist nostalgic for faith and a romantic sickened by love among its contemporaries. The duo strives to bring about the artificial redemption of a modern world now void of all divine. Science here occupies the role of religion in a text that quickly slides from positivism into spiritualism. This article explores the workings of a novel that, while fulminating against the divine, nonetheless never questions its existence and subtly reintroduces its possibility. Finally, insisting on the hopelessness of a godless world, it seems that L’Ève future attempts to demonstrate the fundamental impossibility for human life to justify itself without any divine guarantee.
Article body
Je viens offrir aux humains de ces temps évolus et
nouveaux… de préférer désormais à la mensongère, médiocre et toujours changeante Réalité une positive, prestigieuse et toujours fidèle Illusion. Chimère pour chimère, péché pour péché, fumée pour fumée, — pourquoi donc pas ?
Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future
Roman visionnaire préfigurant les récits modernes de science-fiction, L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam, écrivain symboliste du XIXe siècle et proche de Mallarmé, allie le positivisme le plus outrancier au spiritualisme le plus débridé. Écrivain catholique, imprégné d’hégélianisme et de spiritualisme, Villiers met ici en scène le pari faustien qu’Edison, alter ego fantasmagorique de l’inventeur américain du même nom, lance à Lord Ewald, jeune dilettante mélancolique de ses amis. Ce pari a pour enjeux de sauver le jeune aristocrate en l’empêchant de mettre fin à ses jours à la suite d’une cruelle désillusion amoureuse, et de permettre au scientifique illusionniste de répondre à sa manière au silence obstiné de Dieu. En effet, Edison et Lord Ewald sont tous deux minés par une « inespérance » que seule la fabrication d’une « Andréide », Ève future et unique compensation à la vacuité d’une modernité matérialiste, peut apaiser. C’est donc autant pour guérir son jeune bienfaiteur du spleen que pour dialoguer et remédier à l’indifférence obstinée du Très-Haut, que l’inventeur propose à l’amant l’impensable : la matérialisation scientifique d’un Idéal enfin mis à portée d’homme, c’est-à-dire la rédemption de l’artificiel de la vie moderne par l’artificiel de la Science. Aussi, Edison promet-il à un Lord Ewald a priori— et pour cause — sceptique : « Je terrasserai l’Illusion ! Je l’emprisonnerai. Je forcerai, dans cette vision, l’Idéal lui-même à se manifester pour la première fois, à vos sens, palpable, audible et matérialisé[1] ». À travers l’idéal féminin, c’est ici surtout un Idéal spirituel (et donc par définition inaccessible sur terre) que les deux hommes veulent hypostasier. Se dégage de cette tentative aux accents sacrilèges une critique virulente du positivisme ambiant, critique, qui, paradoxalement, s’accomplit à travers un positivisme effréné qui dégénère vite en spiritualisme[2].
Cette étude commence ici par se pencher sur les deux raisons, indissociablement liées l’une à l’autre, qui font « tenter l’artificiel » aux deux hommes de L’Ève future ; pour Lord Ewald la médiocrité de l’amour dans la modernité bourgeoise, et pour Edison un univers où Dieu s’est désintéressé de sa création. L’on voit ensuite comment Edison défend la possibilité d’une rédemption artificielle dans un univers vide de divin à travers une théorie de l’illusion ayant pour ultime condition la foi. Il va ici de soi que la vie ne peut être gratuite, et qu’elle doit à tout prix être rachetée : seul change alors le mode de ce rachat, qui passa autrefois par Jésus-Christ, fils de Dieu, et doit dorénavant passer par un automate féminin, machine de l’homme. En conclusion, cette analyse examine les conséquences métaphysiques de cette tentative relativement ratée de salut scientifique.
Vivantes moroses
Dans le récit, Edison utilise l’exemple de deux « vraies » femmes de chair et de sang pour mieux justifier l’urgence de l’avènement scientifique d’une Ève artificielle. La première de ces femmes « authentiques », miss Alicia Clary, a causé le désespoir de Lord Ewald en camouflant sa sottise sous une indéniable beauté ; la seconde, miss Evelyn Habal, a entraîné la ruine et le suicide d’un certain Anderson en masquant sa laideur physique et morale sous une habile coquetterie.
Le drame se noue lorsque Lord Ewald raconte à Edison l’histoire de sa passion pour Miss Alicia Clary ; c’est ici le récit d’une somme toute très banale méprise pendant laquelle le jeune aristocrate prit la proie — l’Idéal — pour l’ombre — la Réalité. Lord Ewald se laisse ainsi tout d’abord subjuguer par la réplique vivante de la Venus Victrix, en comprenant trop tard qu’il a affaire à « une matrone manquée ». Marie Lathers a souligné l’ambiguïté constitutive de cette comparaison première, étant donné que la Venus Victrix est elle-même une réplique d’autres statues, ce qui relègue donc Alicia au statut de copie de copie, dans un système où l’original échappe[3]. Le « disparate » radical entre l’être médiocre et le paraître sublime d’Alicia suscite en tous les cas chez un jeune lord en quête de plénitude un insidieux malaise :
Pour conclure, ce qui déconcerte en elle, c’est le fait de cette presque surhumaine beauté recouvrant de son divin voile ce caractère de modération plate, cet esprit de vulgarisme, cette exclusive et folle considération pour ce que l’Or, la Foi, l’Amour et l’Art ont de purement extérieur, c’est-à-dire devain et d’illusoire[4].
Cette irréconciliable dualité provoque alors chez Lord Ewald — dont le coeur trop loyal ne peut jamais aimer qu’une seule femme et qui ne peut donc se détacher de ce premier et écoeurant amour —, un spleen qui lui fait perdre le goût de la vie : « Je ne suis pas un amant, mais un prisonnier. [...] Les joies que cette vivante morose m’a prodiguées furent plus amères que la mort. Son baiser n’éveille en moi que le goût du suicide[5] ». Comme le signale John Anzalone, une certaine sensibilité gnostique, assimilant la femme à la matière corruptible, et l’homme à l’esprit immuable, se dégage de l’univers villiérien. Si la chair est triste, puisque divisée entre les sexes et mortelle, la seule échappatoire à une mort inévitable réside paradoxalement dans une mort choisie. Cette dernière permet seule aux amants une fusion définitive dans un être androgyne et asexué (comme l’exemplifie le suicide à deux d’Axël) :
Pour atteindre le Dieu authentique de la Gnose, le monde doit être rejeté comme négatif et pour finir irréel. La vie perpétue le travestissement monstrueux qui fait prisonnier l’esprit, et la mort est la seule délivrance possible pour l’initié[6].
La deuxième « vraie » femme du récit répondant au prénom d’Evelyn Habal, danseuse exotique de son état, compte à son tableau de chasse le suicide d’Anderson, homme qui se révèle avoir été l’un des plus vieux amis d’Edison. Impitoyable pour la briseuse du ménage et de l’existence d’un être cher, le savant déconstruit les mille et un artifices de sa prétendue beauté. Ici, au contraire d’Alicia, le paraître même ne peut racheter l’être, puisque le physique d’Evelyn est essentiellement mensonger, sa laideur étant camouflée sous d’innombrables poudres, onguents, fards, pommades, parfums, et postiches de tous acabits. À l’aide d’un hologramme, Edison le sorcier conjure alors scientifiquement l’image d’une femme épurée de toutes ces prothèses esthétiques, et ce qui apparaît laisse rêveur : « un petit être exsangue, vaguement féminin, aux membres rabougris, aux joues creuses, à la bouche édentée et presque sans lèvres, au crâne à peu près chauve[7] ». Selon l’homme de science, il serait facile de détruire l’influence vénéneuse de ce genre de créature si seulement on examinait « à froid, ce qui produit l’illusion, [cette dernière] se dissipera pour faire place à cet invincible dégoût dont aucune excitation ne tirerait un désir[8] ». C’est d’ailleurs là le but escompté des discours proprement démystificateurs qu’Edison tient à Lord Ewald. Wieslaw Mateusz Malinowski rappelle ainsi l’influence de la pensée de Schopenhauer sur les symbolistes, influence présente dans L’Ève future à travers le duo Edison-Lord Ewald, qui rejette, chacun pour des raisons diverses mais qui finissent par se rejoindre, le physique au profit du spirituel (les deux états étant considérés comme mutuellement exclusifs) :
Le philosophe lui a appris [à l’écrivain] que les sens ne représentent qu’un piège tendu par la volonté de vivre en vue d’annihiler chez l’individu l’aspiration à la liberté, que « la volupté des sens est l’opposé de l’enthousiasme qui nous ouvre le monde idéal »[9].
Pour que l’homme soit libre, il faut donc que le désir demeure à tout prix esthétique et intellectuel, en se gardant de devenir jamais charnel.
Une fois bien établie la médiocrité et, surtout, la qualité illusoire de ces femmes de la société bourgeoise moderne — Alicia dont la beauté ne correspond aucunement à l’intelligence, Evelyn l’arriviste dont les charmes sont tributaires d’un truquage permanent —, Edison avoue sa propre motivation dans ce projet de (re)création d’une nouvelle Ève.
Un problématique silence
Quand Lord Ewald entrevoit la gageure formidable du pari d’Edison — qui transgresse donc deux tabous, celui d’un Idéal réalisé dans la vie terrestre et celui de l’homme jouant à Dieu —, il lui pose une question décisive dans la dynamique du texte : « ce qui me paraît encore plus énigmatique que cette créature incomparable, c’est le motif qui vous a déterminé à la créer[10] ». Effectivement, si le jeune lord est dévasté par la médiocrité de la vie moderne telle qu’elle est fidèlement reflétée par la médiocrité de ses premières amours, Edison souffre lui aussi d’un mal-être qui explique cette incroyable entreprise. C’est l’âpre conscience de sa solitude dans un univers déserté par le Créateur, qui cause chez l’inventeur une « inespérance » à laquelle il cherche à remédier par l’Andréide. Hadaly remplit donc un double rôle pour Edison : elle représente tout à la fois une provocation envers un divin qu’il aimerait faire sortir de son mutisme, et une tentative forcenée pour trouver une solution scientifique à la solitude de l’homme dans l’existence contemporaine.
Loin de remettre en cause l’existence de Dieu, Edison se désole tout à la fois de ce qu’il considère comme la mauvaise mémoire de ses ouailles et sa scandaleuse non-ingérence dans le monde contemporain (les deux événements entretenant ici un rapport de cause à effet). Ainsi, dans un élan très apocalyptique, Edison met en garde les hommes modernes convertis à la religion du progrès et oublieux de la religion de leurs Pères, et qui, ne vivant que pour un futur immédiat, perdent de vue le salut éternel :
Car pour la fumée qui sort d’une chaudière, vous avez renié toutes les croyances que tant de milliers de héros, de penseurs et de martyrs vous avaient léguées depuis plus de six mille années, vous qui ne datez que d’un sempiternel Demain dont le soleil pourrait fort bien ne se lever jamais[11].
Le brouhaha des affaires temporelles a donc fait taire pour de bon les dernières résonances de la parole divine. La Science, orgueilleuse et mercantile, désormais capable grâce à Edison, d’enregistrer sur un phonographe les sons les plus prosaïques, a dédaigné le surnaturel, et a une grande part de responsabilité dans le silence divin[12]. Assumant cette culpabilité, Edison reste inconsolable et utilise alors le positivisme dans un but idéaliste : à travers Hadaly, il s’agit ici non plus d’enrichir son habileté ou son capital, mais de tirer le divin de sa léthargie et de sauver son âme par la même occasion. Si Edison se met à la tâche titanesque — et surtout prométhéenne — de créateur-conjurateur de Hadaly, c’est donc tout d’abord pour provoquer le silence véritablement scandaleux de la Vie, c’est-à-dire de la source de toute vie, Dieu : « puisque la Vie semble le prendre de si haut avec nous et ne daigne nous répondre que par un problématique silence, — nous allons bien voir si nous ne pouvons pas l’en faire sortir[13] ! » Selon Jacques Noiray, cette provocation prend alors un caractère démoniaque, car sans jamais contester la vérité des Évangiles, l’audace d’Edison remet malgré tout en question l’autorité divine :
il s’agit […] de sedresser contre […] le Créateur […] et de chercher, par les moyens de la science humaine, à rétablir l’Éden sur terre. La révolte est ici luciférienne : c’est la contestation générale […] de l’ordre du monde[14].
Il semble ainsi que pour le scientifique, la médiocrité de l’amour moderne n’est que le corollaire logique, inévitable, d’un univers d’où le divin s’est retiré. Cependant, cette entreprise — la création d’une nouvelle Ève — ne peut être réduite à une simple provocation. Dans un monde où l’homme est livré à lui-même, il s’agit alors de trouver un moyen de se sauver tout seul, sans plus attendre aucun recours d’un Très-Haut indifférent. Si l’homme, avec ou sans dieu, est toujours dès sa naissance condamné à la mort et à la dégradation, il s’agit maintenant pour lui de trouver sa propre salvation. Le chemin à la rédemption devra donc passer, non par la grâce, comme de par le passé, mais par la Science. C’est cette dernière, ancestrale ennemie de la religion, qui devient l’alliée d’un Idéal terrestre, et permet de compenser « artificiellement » un vide intolérable :
La jeune amie que tu daignas m’envoyer, jadis, pendant les premières nuits du monde, me paraît aujourd’hui devenue le simulacre de la soeur promise. […] Ah ! l’exil s’alourdit, s’il me faut regarder comme un jouet de mes sens d’argile celle dont le charme consolateur et sacré devrait réveiller […] le souvenir de ce que nous avons perdu […]. Je suis ici, dans un sépulcre, essayant […] — et m’aidant, comme je le peux, de la vieille Science défendue — de fixer au moins le mirage, hélas ! de celle que ta mystérieuse Clémence me laissa toujours espérer[15].
Selon Gwenhaël Ponnau, c’est dans ce contexte de compensation, ou plutôt, de rédemption de l’Idéal par la Science, que Hadaly représente bien dans L’Ève future un personnage christique : « L’“Ève nouvelle” […] n’est-elle pas justement l’être qui, si l’on en croit Edison, à l’image du Christ dans les Écritures, viendra “(…) racheter l’amour”[16] ? »
En menant à bien ce projet — la création de Hadaly pour Lord Ewald —, Edison transgresse donc simultanément le christianisme et le régime capitaliste : son projet vise bien à concrétiser l’idéal maintenant et sur la terre, ainsi d’ailleurs qu’à limiter cette expérience à une seule Andréide non reproductible[17]. Le savant insiste, non sur la valeur d’échange, mais bien sur la valeur d’usage de Hadaly, ce qui étonne de la part d’un entrepreneur qui reproduit ses inventions à la chaîne. Machine amoureuse, l’Andréide n’est donc pas de l’ordre de la commodité, mais du fétiche (idéal et donc asexué). Sans jamais remettre en doute l’existence d’un Dieu qui a abandonné sa création, Edison usurpe son privilège de créateur, et, ce faisant, bouleverse l’ordre du monde.
Illusion pour illusion
Après avoir motivé son projet par le désir de sauver son jeune ami d’un suicide ou d’un crime, et de corriger lui-même les erreurs d’une divinité par trop négligente, Edison érige la clef de voûte de son argumentaire : sa théorie de l’illusion. Pour répondre aux assertions de Lord Ewald qui soutient qu’il ne pourrait oublier que Hadaly se réduit à « une poupée insensible et sans intelligence », Edison déconstruit une à une les catégories du « vrai » et de « l’artificiel » dans une vie moderne qui ne renvoie plus à aucun royaume supérieur et qui se trouve donc réduite à un théâtre d’ombres.
Le savant affirme ainsi que dans la modernité, l’amour d’un être n’est de toutes façons jamais que notre propre conception de l’Idéal arbitrairement projetée sur l’autre, et donc un miroir aux alouettes inéluctablement décevant :
c’est cette ombre seule que vous aimez : c’est pour elle que vous voulez mourir. […] Enfin, c’est cette vision objectivée de votre esprit, que vous appelez, que vous voyez, et qui n’est que votre âme dédoublée en elle[18].
Edison propose alors une alternative scientifique à une interaction qui ne peut donc de toutes les manières que se réduire à une triste mascarade. Ainsi, si l’homme n’a le choix qu’entre deux mirages, mirage d’une femme « réelle » (Alicia ou Evelyn) ou mirage d’une femme « artificielle » (Hadaly), mieux vaut pour lui préférer le mirage qui suscite la joie, que le mirage qui entraîne le désespoir :
Puisqu’il est avéré que, d’ores et déjà, vous ne vivez qu’avec une Ombre, à laquelle vous prêtez si chaleureusement et si fictivement l’être, je vous offre, moi, de tenter la même expérience, sur cette ombre de votre esprit extérieurement réalisée, voilà tout. Illusion pour illusion […][19].
La Science, et sa créature, l’idéale Hadaly, peuvent même servir à endiguer les dégâts souvent fatals causés par des artificieuses telles qu’Alicia et Evelyn[20] :
Si l’artificiel assimilé, amalgamé plutôt, à l’être humain, peut produire de telles catastrophes, et puisque, par suite, à tel ou tel degré, physique ou moral, toute femme qui les cause tient plus ou moins d’une andréide — eh bien ! chimère pour chimère, pourquoi pas l’Andréide elle-même ? [...] Essayons de changer de mensonge ! [...] Bref, si la création d’un être électro-humain, capable de donner un change salubre à l’âme d’un mortel, peut être réduite en formule, essayons d’obtenir de la Science une équation de l’Amour […] quicirconscrira le feu[21].
Si Edison prouve bien que dans la vie moderne, tout est illusion, il opère aussi une distinction fondamentale entre illusion mensongère et illusion véritable. La première, l’illusion mensongère, personnifiée par Alicia Clary, se révèle trompeuse et donc nocive : c’est un « intervalle » entre l’être et le paraître[22] qui peut porter un coup fatal à l’amoureux inconsolable. C’est ce genre d’artifice menteur qui a abusé les sens de Lord Ewald avant que ce dernier ne se rende compte que l’incarnation de la Venus Victrix n’était qu’une « déesse bourgeoise ». En outre, l’illusion mensongère poussée à son extrême, comme chez Evelyn Habal, est démasquée et exposée comme une monstrueuse curiosité.
Le second genre d’illusion — prôné par Edison — est l’illusion véritable, comme celle que la Science effectue au travers de Hadaly, c’est-à-dire une illusion non seulement ouvertement artificielle — à preuve les minutieuses explications de l’inventeur à Lord Ewald sur le fonctionnement technique de Hadaly — mais surtout une illusion qui, contrairement à la première, permet véritablement à l’homme d’accéder à son idéal. À travers cette idée de double artifice qui s’annule et devient vérité, c’est toujours la rédemption de la vie humaine par la Science qui est en jeu. Comme le souligne Ponnau, l’illusion véridique (se montrant comme illusion) semble alors être seule capable de sauver l’homme de l’illusion fausse (s’exhibant comme vérité) :
D’un côté donc, celui d’une imposture méthodiquement construite et mortifère [Evelyn Habal], l’artifice dénoncé avec indignation par Edison […], de l’autre côté, contre la réalité, cette dupeuse qui à travers Alicia Clary se joue de Lord Ewald, la création d’un être artificiel d’où viendra non la mort, mais le salut[23].
L’on peut bien ici rapprocher le polémique « Éloge du Maquillage » de Baudelaire de ce traitement du thème de l’artificiel chez Villiers de l’Isle-Adam[24]. Prenant dans ce texte le contre-pied d’un romantisme imprégné de rousseauisme quant à sa conception de la « belle nature », et instituant une opposition préfigurant la psychanalyse freudienne, Baudelaire rapproche la nature d’un Ça aux plus viles pulsions, et relie l’artificiel à un Surmoi permettant la civilisation :
Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul. Le crime, dont l’animal humain a puisé le goût dans le ventre de sa mère, est originellement naturel. La vertu, au contraire, est artificielle, surnaturelle [...]. Le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalité ; le bien est toujours le produit d’un art[25].
Ce parallèle entre vertu et artifice est ensuite extrapolé et projeté sur la beauté féminine et l’artifice du maquillage. En faisant l’éloge du maquillage, Baudelaire chante ainsi les louanges de l’artificiel chez la femme, l’érigeant au statut de condition nécessaire à la beauté :
Tout ce que je dis de la nature comme mauvaise conseillère en matière de morale, et de la raison comme véritable rédemptrice et réformatrice, peut être transporté dans l’ordre du beau. […] La femme est bien dans son droit, et même elle accomplit une espèce de devoir en s’appliquant à paraîtr magique et surnaturelle[26].
Cependant, et c’est là un point important pour la compréhension du thème de l’artificiel dans L’Ève future, selon Baudelaire, pour que le maquillage reste séduisant chez la femme, il doit être appliqué non seulement pour embellir une beauté déjà préexistante, mais pour être reconnu par tout un chacun. A contrario, le maquillage ne doit en aucun cas être utilisé pour masquer des imperfections, ou pour être dissimulé de manière à tromper son monde. Transposé dans le roman de Villiers, l’artifice poussé à son comble et étalé aux yeux du spectateur, est représenté par une Hadaly qui correspond parfaitement aux critères baudelairiens de « magique et surnaturelle ». Quand à l’artifice qui cherche sournoisement à passer pour naturel, il est personnifié par la repoussante miss Habal :
Ainsi, si je suis bien compris, la peinture du visage ne doit pas être employée dans le but vulgaire, inavouable, d’imiter la belle nature, et de rivaliser avec la jeunesse. […] Le maquillage n’a pas à se cacher, à éviter de se laisser deviner ; il peut, au contraire, s’étaler, sinon avec affectation, au moins avec une espèce de candeur[27].
Pour l’auteur de L’Ève future comme pour celui des Fleurs du mal, l’artificiel de la vie moderne correspond donc à la beauté et à la vertu, tandis que le naturel de la vie moderne renvoie à la laideur et au vice. Cependant, l’artificiel villiérien tend de toutes ses forces à s’expier à travers une rédemption, tandis que l’artificiel baudelairien s’assume, avec une nonchalance qui n’exclut aucunement l’angoisse, mais qui semble éprouver un trouble plaisir dans la conscience d’une présence que rien ne justifie[28].
Enfin, Edison démontre la justesse de sa théorie de l’illusion jusque dans le langage. Quand Lord Ewald apprend que l’Andréide aura toujours une réplique préparée d’avance pour lui répondre, réplique empruntée aux plus grands poètes et métaphysiciens et gravée sur un phonographe d’or intérieur, l’aristocrate rejette avec horreur l’artificialité d’un dialogue qui n’est plus pour lui qu’un pâle reflet de la « vraie » communication. C’est alors qu’Edison va lui prouver que si le monde moderne dans lequel il évolue est profondément artificiel, la parole censée le traduire ne l’est pas moins. Ainsi que l’affirme Noiray, dans un monde où le divin fait défaut, la parole, n’étant plus cautionnée par aucune autorité ultime, se décompose dans la répétition et la réflexivité :
telle est donc la malédiction qui pèse sur l’humanité, et que signifie la persistance de la métaphore théâtrale dans L’Ève future : il n’y a pas de parole authentique […] une telle parole ne pourrait venir que de Dieu […] pour les hommes abandonnés, il ne reste plus que le théâtre[29].
Codifiée et socialement construite, la communication entre deux êtres qui ne sont de toute façon toujours l’un pour l’autre que deux ombres, est plus qu’aisément reproductible par la Science. Aussi Edison garantit-il au jeune lord : « En vérité, toute parole n’est et ne peut être qu’une redite : — et il n’est pas besoin de Hadaly pour se trouver, toujours, en tête à tête avec un fantôme[30] ». Après avoir ainsi déconstruit l’amour moderne, la théorie de l’illusion déconstruit le langage moderne : toute communication étant illusoire, la communication se présentant comme illusoire devient, littéralement, plus vraie que nature. Adaptant l’opposition platonicienne de l’original et la copie à une modernité en mal d’originel original, L’Ève future ne laisse plus le choix qu’entre deux types d’illusion : une illusion faste et une illusion néfaste.
Vivifier l’ombre
Suivant le discours d’Edison, il n’y a donc pas d’existence irréductible de l’autre, mais une projection de soi sur l’être aimé : « l’être que vous aimez dans la vivante, et qui pour vous, en est seulement, réel, n’est point celui qui apparaît en cette passante humaine, mais celui de votre Désir[31] ». Si comme l’inventeur l’affirme, l’autre n’est qu’une projection du désir, alors il suffirait à Lord Ewald de vouloir pour croire, et de croire pour désirer, puisque Hadaly incarne son Idéal matérialisé au grain de beauté près, parfaite réplique d’Alicia Clary sur le plan physique, et porte-parole fidèle des plus grands penseurs sur le plan intellectuel. Indispensable à la rédemption de l’homme par Dieu, une foi ici récupérée par la Science est ironiquement déclarée indispensable élément à la rédemption de l’homme par l’homme. Bertrand Vibert insiste ainsi sur la qualité réflexive de cette foi qui est toute projection chez Villiers de l’Isle-Adam :
L’illusionnisme […] repose sur la nécessité de la foi — ou de la croyance — dont il est dit qu’elle « n’est pas une conviction, mais un acte ». […] Or, la croyance singulière, toute illusion qu’elle est, devient créatrice de sa propre réalité, pour peu que la réalité soit voulue telle[32].
L’électricien-prestidigitateur assure ainsi à son interlocuteur incrédule : « une seule de ces mêmes étincelles, encore divines, tirées de votre être et dont vous avez tant de fois essayé (toujours en vain !) d’animer le néant de votre jeune admirée, suffira pour en vivifier l’ombre[33] ». Dernier vestige d’un Dieu désormais absent, la foi reste seule capable d’insuffler définitivement la vie.
La très théâtrale première rencontre entre Lord Ewald et une Hadaly techniquement « au point » vient ainsi à bout des dernières réticences de l’aristocrate. Ce dernier doit alors faire taire en lui, une fois pour toutes, les clameurs d’un sens commun bourgeois que l’inconnu terrifie. Avec la complicité d’Edison et à l’insu de Lord Ewald, Hadaly prouve tout d’abord à ce dernier non seulement la complète équivalence, mais l’indéniable supériorité de son illusion propre sur celle d’Alicia. Lord Ewald n’y voit effectivement que du feu, et succombe à cette illusion triplement illusoire (illusion d’illusion qui prétend être autre qu’elle n’est). Délirant comme un homme soulagé de voir la réalité prendre si docilement la forme de son Idéal, il s’exclame alors :
Ah ! […] étais-je donc insensé ? Je rêvais le sacrilège… d’un jouet […] — d’une absurde poupée insensible ! Comme si devant une jeune femme aussi solitairement belle que toi, ne s’évanouissaient pas toutes ces démences d’électricité, de pressions hydrauliques et de cylindres vivants ! [...] Tu existes, toi ! Tu es de chair et d’os, comme moi ! [...] O chère Alicia ! Je t’aime ! Je…
Il n’acheva pas[34].
Lorsque le jeune homme découvre la supercherie, ses premiers propos sont dictés par l’orgueil d’un homme dupé par une machine. Il commence ainsi par rejeter celle qui incarne son Idéal en la réduisant à un « sinistre automate ». Cependant, Hadaly lui rappelle qu’elle est une projection de son désir et que la rejeter reviendrait à se renier lui-même :
À cause de cette infortunée et si vaine passante dont j’ai pris la voix et le visage, tu allais préférer de renoncer à toi-même […] — Qui je suis ?... Un être de rêve, qui s’éveille à demi en tes pensées — et dont tu peux dissiper l’ombre salutaire avec un de ces beaux raisonnements qui ne te laisseront, à ma place, que le vide et l’ennui douloureux, fruits de leur prétendue vérité[35].
En effet, l’amante, Alicia, est condamnée à décevoir l’amant, puisqu’elle ne peut lui offrir qu’un corps vulnérable voué au changement et à la décrépitude, corps qui plus est encombré d’une personnalité par trop prosaïque. A contrario, l’automate offre non seulement une enveloppe de métal inoxydable insensible à la caresse, mais un esprit parfaitement adapté aux besoins de son amant, permettant ainsi de reproduire indéfiniment chez ce dernier des transports tout intellectuels. Ainsi que le remarque Noiray,
le désir de Lord Ewald pour Alicia est un désir imparfait, mêlé de pesanteur charnelle, que chaque consommation de l’amour épuise, et qui finit par s’éteindre. […] La femme de chair tue infiniment le désir, en le limitant à l’instinct. Hadaly, au contraire, fait naître un […] désir sublimé, […] tout entier tendu vers l’accomplissement de l’amour idéal[36].
Ainsi, dans un élan où le coeur l’emporte enfin sur l’intelligence, Lord Ewald choisit de ne pas comprendre pour mieux aimer, préférant le mystère qui transporte à la raison qui aplanit :
Fantôme ! Fantôme ! Hadaly, dit-il, — c’en est fait ! Certes, je n’ai pas grand mérite à préférer ta redoutable merveille à la banale, décevante et fastidieuse amie que le sort m’octroya ! [...] car je viens de m’apercevoir que, placée l’une près de l’autre, c’est, positivement, la vivante qui est le fantôme[37].
Le courant électrique de la vitalité circule bien ici dans les deux sens : si Lord Ewald donne l’existence à Hadaly en croyant en elle, cette dernière le lui rend bien en lui redonnant le goût de la vie. Comme le souligne justement Chantal Collion-Diérickx :
La mort du désir est devenu désir de mort. […] Ce que doit donc inventer Edison, pour restaurer chez son ami un désir vouloir-vivre, c’est […] un expédient équivalent à la ruse divine, une machine à inverser le sens du désir, à le réorienter de la mort vers la vie, ce que nous pourrions appeler une machine désirante (dans le sens de machine à fabriquer du désir) à l’intérieur de l’automate[38].
Selon Ponnau, la foi finale de Lord Ewald est d’autant plus solide qu’elle a été mise à rude épreuve par les minutieuses explications d’Edison :
Délestée, décantée de la personne réelle d’Alicia dont la seule image lui est donnée, Hadaly devient donc l’objet d’une opération illusionniste d’autant plus exigeante que celui qui, par son amour, a fait le choix de croire en elle et de lui prêter vie, a été l’auditeur fasciné d’Edison[39].
C’est justement parce que Lord Ewald comprend — ou croit comprendre — l’être de Hadaly qu’il peut alors plonger à corps perdu dans l’Idéal de cette illusion véridique, faisant sciemment le choix de se désintéresser d’un savoir qui fait obstruction à l’amour. Ainsi avoue-t-il à Edison avant de s’en aller avec l’Andréide : « J’oublierai même, je l’espère, le peu que vous m’en avez appris[40] ».
Si la foi de Lord Ewald semble tout d’abord faire à Hadaly le don de l’existence, une énergie inconnue semble avoir déjà pris possession d’elle. La découverte de l’intériorité et de l’altérité essentielle de Hadaly par Lord Ewald arrive peu après cette première rencontre. Le jeune aristocrate se rend alors compte qu’à l’inverse de ce qu’Edison lui a assuré, l’Andréide ne fait pas que répéter des discours préenregistrés à cet effet, mais qu’elle dialogue véritablement avec lui. La découverte subséquente de l’inexplicable transsubstantiation de cette nouvelle Ève et d’une Mrs Anderson plongée dans le coma et elle-même habitée par une mystérieuse Sowana, finit d’emmêler définitivement les fils de l’énigme. « Poupée insensible » devenue « créature d’Outre-Humanité », Hadaly / Sowana relève d’un « mystère inimaginé jusqu’à nous » et, dérivant dans le surnaturel, dépasse une Science qui n’est plus capable de suivre toutes les étapes de son étonnante évolution[41]. Ainsi que le souligne A. W. Raitt, l’occultisme, comme le prouve l’intérêt suscité par les théories de Swedenborg chez nombre de poètes français du dix-neuvième siècle, permet aux rêveurs et aux railleurs d’un siècle farouchement matérialiste de conserver une approche de la vie transcendantale :
l’occultisme leur fournissait une interprétation idéaliste de l’univers ; il leur offrait un système qui semblait échapper aux critiques positivistes par le fait qu’il était basé non pas sur des arguments rationnels, mais sur des révélations réitérées […] et surtout il donnait au mystère une place primordiale dans la vie[42].
Chez Villiers, il semble ainsi que l’occultisme tardif succède à l’hégélianisme premier, ces deux systèmes ayant pour dénominateur commun d’être des idéalismes à rebours du positivisme bourgeois — et de coexister tant bien que mal avec le fervent catholicisme de l’auteur. S’il n’y a enfin qu’un pas du summum du positivisme au summum du spiritualisme, il est franchi ici, et c’est l’hybride Hadaly-Sowana, fille de la Science et créature paranormale, qui a le mot de la fin — et l’emporte avec elle dans « un » autre monde.
Une rédemption réussie ?
Hadaly a pour but de combler le vide béant laissé par Dieu dans une société bourgeoise souvent trop étourdie par la cacophonie de la vie moderne pour prêter aucune attention au silence de son Créateur. Ainsi que le souligne Vibert :
Si la création est déchue sans espoir de rédemption possible — et à l’évidence Miss Alicia Clary ne saurait être rachetée — il ne reste plus aux êtres d’exception comme Edison et Lord Ewald qu’à s’enfermer définitivement dans leur solitude. […] C’est la prise de conscience de cette perte irréparable et la nécessité de la compenser qui vont être à l’origine du pacte entre Lord Ewald et Edison[43].
La rédemption de l’Idéal par la Science semble a priori avoir eu lieu : Hadaly représente bien la matérialisation scientifique de l’idéal de Lord Ewald, tant sur le plan physique que sur le plan intellectuel et moral. En outre, par la foi, l’Andréide déracine sa rivale du coeur du jeune aristocrate, tandis que l’expérience positiviste dérape en opération magique. Cependant, il semble que cet idéalisme inflexible ne puisse être maintenu à travers des personnages vivants, même s’il s’agit ici d’une créature d’Outre-humanité, et le récit ne peut que s’achever par la mort.
Un mystère demeure ainsi profondément non élucidé : celui de l’incendie qui consume le paquebot — ironiquement baptisé le « Wonderful » — sur lequel s’en retourne de Menlo Park, la propriété d’Edison, l’insolite trio (Hadaly, Lord Ewald et Alicia). Ainsi, l’abrupte disparition de celle qui rachète l’Idéal dans un feu purificateur, semble remettre en question le succès de la rédemption artificielle mise en oeuvre à travers l’Andréide. Le dénouement ambigu de L’Ève future paraît alors réintroduire ce qu’il avait pris soin d’évacuer durant la majeure partie du roman, c’est-à-dire la présence problématique de Dieu dans le monde moderne. En effet, cet ultime coup de théâtre ressemble à s’y méprendre à des représailles divines châtiant l’entreprise prométhéenne d’Edison, puisque cet incendie auquel ne survit que Lord Ewald réduit en cendres non seulement la copie (Hadaly), mais le problématique « original » (Alicia), et met donc un terme définitif à l’expérience. Si à travers l’Andréide, Edison espérait originellement tirer Dieu de son mutisme, alors cet « échec » peut potentiellement être interprété comme une certaine forme de victoire. Il n’est cependant pas anodin que le roman commence et s’achève par un silence, silence qui n’a pas la même qualité selon qu’il se trouve au début ou à la fin du texte : le premier donne ainsi naissance à trois cent pages d’un discours fourni en majeure partie par un Edison survolté, tandis que le second, assourdissant, laisse la narration en suspens. Le temps des certitudes semble bien fini, et il s’agit désormais pour l’homme de s’accommoder du doute, ce qui, une fois pour toutes, fait tarir le flot verbal d’Edison. Si l’énigme, c’est-à-dire la présence de Dieu dans l’univers contemporain, n’est pas résolue, la disparition de l’Andréide semble néanmoins prouver l’échec d’une rédemption artificielle de la vie moderne.
Lui-même déchiré par un besoin d’idéal obsolète et une foi souffrant d’être devenue superfétatoire dans la modernité, l’auteur de L’Ève future, Villiers de l’Isle Adam, met en scène la tentative désespérée de deux hommes cherchant à fabriquer un au-delà ici-bas. Truffé de citations empruntant au registre populaire comme au registre littéraire, imprégné par les influences conjuguées de Baudelaire, Poe, et Wagner, caractérisé par une typographie excessive, L’Ève future, texte affolé visant à une impossible totalité, pose le problème de la rédemption d’une vie humaine (é)perdue dans une modernité à court de divin pour la retrouver. Dérapant insensiblement d’un positivisme exalté à un spiritualisme débridé, c’est la Science qui semble permettre tout à la fois de consoler l’amant de la médiocrité d’une vie embourbée dans le matérialisme bourgeois, et qui donne un « droit de réponse » au savant devant l’indifférence divine. Concrétisation scientifique de l’Idéal et créature « d’Outre-Humanité », avant le retournement de situation final, Hadaly semble remplir — et dépasser — ses promesses, en opérant une sorte d’Aufhebung mystique.
Il est révélateur que l’incendie final ne soit pas rationalisé par un Edison étrangement taciturne pour un homme de sciences se plaisant généralement à exposer ses opinions. Pour une fois réduit au silence, de retour dans son bureau vide, le savant ne spécule plus sur les raisons d’un dénouement qui anéantit tout son projet. Cette fin semble pourtant représenter une victoire pour Edison, car si cette tragédie n’est pas due au seul hasard, elle signifie bien que Dieu a par sa colère renoué l’alliance avec sa Création. Mais malgré ce dénouement qui laisse donc entrevoir l’évanescente présence du divin dans la modernité, la narration finit comme elle a commencé, par un Edison démuni et un Lord Ewald esseulé. Si l’amour humain ne peut se réaliser qu’à travers une mort volontaire, le naufrage du Wonderful, qui relève de l’accident, représente un échec. La rédemption de la vie humaine ne peut s’accomplir que divinement par les enfants de Dieu, et jamais artificiellement par les machines de l’homme — qu’il y ait ou non foi n’y change rien. Dans la dialectique rédemptrice, il semble donc qu’on ne puisse ni faire l’économie du divin, ni se sauver soi-même, ce qui retire à l’homme moderne toute souveraineté métaphysique, et le fait sombrer une fois pour toutes dans le silence.
Appendices
Note biographique
Maia Beyler-Noily est doctorante en littérature française à l’Université de Berkeley, en Californie, et a une spécialisation en cinéma. Ses recherches portent sur le sacré dans la littérature contemporaine, notamment dans les oeuvres de Georges Bataille, Nathalie Sarraute et Pierre Michon, ainsi que dans le cinéma d’Agnès Varda. Un de ses articles a paru dans la revue en ligne Tirésias (vol. 4, 2010) : « Après le désastre : le héros lazaréen chez Jean Cayrol et Patrick Modiano ». Un autre article : « The Anxiety of Authenticity in Dahan’s La vie en rose and Zeffirelli’s Callas Forever » est actuellement en cours d’impression pour la revue French Forum.
Notes
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[1]
Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, 1957 [1886], p. 91. (l’auteur souligne).
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[2]
Cette idée d’un positivisme hyperbolique qui rejoint le spiritualisme traverse le roman comme un fil d’Ariane, ainsi que Lord Ewald en fait la remarque à Edison : « Vous avez un genre de positivisme à faire pâlir l’imaginaire des Mille et une Nuits ! » (ibid., p. 80).
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[3]
Voir Marie Lathers, « The Decadent Goddess : L’Ève future and the Vénus de Milo », dans John Anzalone (dir.), Jeering Dreamers, Essays on L’Ève future, Atlanta, Rodopi, 1996, p. 47-66 (je traduis).
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[4]
Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, op. cit., p. 59 (je souligne).
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[5]
Ibid., p. 62.
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[6]
John Anzalone, « Villiers de L’Isle-Adam and the Gnostic Tradition », 1983, p. 22 (je traduis).
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[7]
Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, op. cit., p. 173 (je souligne).
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[8]
Ibid., p. 170 (je souligne).
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[9]
Wieslaw Mateusz Malinowski, « La spiritualité des symbolistes : paradigme romanesque », 2008, p. 313 (je souligne).
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[10]
Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, op. cit., p. 145 (l’auteur souligne).
-
[11]
Ibid., p. 241 (je souligne).
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[12]
Edison se lamente ainsi : « de nos jours, d’ailleurs, s’il n’est plus de bruits surnaturels, je puis, par compensation, en enregistrer d’assez importants, comme le bruit de l’avalanche, du Niagara, de la Bourse, d’une éruption et de canons de plusieurs tonnes… » (ibid., p. 14). Je souligne.
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[13]
Ibid., p. 29 (je souligne).
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[14]
Jacques Noiray, Le romancier et la machine, L’image de la machine dans le roman français, 1982, p. 362-363 (je souligne).
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[15]
Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, op. cit., p. 209.
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[16]
Gwenhaël Ponnau, L’Ève future ou l’oeuvre en question, 2000, p. 106.
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[17]
En effet, l’Andréide est une créature unique en son genre, qui n’est pas destinée à la commercialisation. Edison déclare ainsi laconiquement à la fin du roman : « j’ai la formule […] mais… je ne fabriquerai plus d’andréides » (Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, op. cit., p. 323).
-
[18]
Ibid., p. 97.
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[19]
Id. Je souligne.
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[20]
Il est notable de souligner que ces deux femmes sont des comédiennes, évoluant donc dans un milieu qui fait de l’illusion un art.
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[21]
Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, op. cit., p. 181 (je souligne).
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[22]
Lord Ewald décrit bien Alicia en termes d’inadéquation fondamentale entre forme et fond : « Son être intime s’accusait comme en contradiction avec sa forme » (ibid., p. 40).
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[23]
Gwenhaël Ponnau, L’Ève future ou l’oeuvre en question, op. cit., p. 82 (je souligne).
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[24]
Villiers professait une fervente admiration pour l’auteur des Fleurs du mal, et lui écrivit mêmes plusieurs lettres cherchant son approbation et lui demandant conseil. Voir Jean-Paul Bourre, Villiers de l’Isle-Adam. Splendeur et misère, Paris, Les Belles Lettres, 2002.
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[25]
Charles Baudelaire, « Éloge du maquillage », Le peintre de la vie moderne, Oeuvres complètes, 1961, p. 1183 (l’auteur souligne).
-
[26]
Ibid., p. 1183-1184.
-
[27]
Ibid., p. 1185.
-
[28]
Voir Leo Bersani, The Culture of Redemption, Cambridge, Harvard University Press, 1990.
-
[29]
Jacques Noiray, L’Ève future ou le laboratoire de l’Idéal, 1999, p. 52.
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[30]
Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, op. cit., p. 200 (je souligne).
-
[31]
Ibid., p. 97 (l’auteur souligne).
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[32]
Bertrand Vibert, Villiers l’inquiéteur, 1995, p. 81 (je souligne).
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[33]
Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, op. cit., p. 96 (je souligne).
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[34]
Ibid., p. 283.
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[35]
Ibid., p. 292-293 (je souligne). C’est le même choix entre alignement à la pensée positiviste et bonheur idéal que doit faire dans la nouvelle Véra le comte d’Athol, lorsqu’il tente de faire revivre sa femme morte en s’obstinant à la croire vivante. Ici aussi, la foi crée la vie quand le doute la détruit. Voir Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, Contes cruelssuivis de Nouveaux contes cruels, Paris, Librairie José Corti, 2005.
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[36]
Jacques Noiray, L’Ève future ou le laboratoire de l’idéal, op. cit., p. 96.
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[37]
Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, op. cit., p. 302 (je souligne).
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[38]
Chantal Collion Diérickx, La femme, la parole et la mort dans Axël et L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam, 2001, p. 217 (je souligne).
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[39]
Gwenhaël Ponnau, L’Ève future ou l’oeuvre en question, op. cit., 2000, p. 71.
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[40]
Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, op. cit., p. 306.
-
[41]
Une fois que Hadaly est animée par la foi de Lord Ewald, Edison lui donne d’ailleurs symboliquement la liberté, en la « désenchaînant » littéralement, c’est-à-dire en l’affranchissant de son bon contrôle scientifique tandis qu’il semble qu’elle-même vogue déjà depuis quelque temps sous d’autres latitudes métaphysiques. Selon Anne Greenfeld, la fin tragique du récit punit ainsi symboliquement Hadaly de l’indépendance qu’elle a prise vis-à-vis de ses créateurs masculins. Voir Anne Greenfeld, « The Shield of Perseus and the Absent Woman », dans John Anzalone (dir.), Jeering Dreamers, Essays on L’Ève future, Atlanta, Rodopi, 1996, p. 67-76.
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[42]
A. W. Raitt,Villiers de l’Isle-Adam et le mouvement symboliste, 1965, p. 216 (je souligne).
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[43]
Bertrand Vibert, Villiers l’inquiéteur, op. cit., p. 111-112 (je souligne).
Bibliographie
- Anzalone, John, « Villiers de L’Isle-Adam and the Gnostic Tradition », The French Review, vol. 57, no 1 (October 1983), p. 20-27.
- Baudelaire, Charles, « L’éloge du maquillage », Le peintre de la vie moderne, Oeuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1961, p. 1182-1185.
- Collion Dérickx, Chantal, La femme, la parole et la mort dans Axël et L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam, Paris, Honoré Champion, 2001.
- Malinowski, Wieslaw Mateusz, « La spiritualité des symbolistes : paradigme romanesque », Travaux de littérature, vol. 21 (2008), p. 307-321.
- Noiray, Jacques, L’Ève future ou le laboratoire de l’Idéal, Paris, Belin, 1999.
- Noiray, Jacques, Le romancier et la machine. L’image de la machine dans le roman français, Paris, Librairie José Corti, 1982.
- Ponnau, Gwenhaël, L’Ève future ou l’oeuvre en question, Paris, Presses Universitaires de France, 2000.
- Raitt, A. W., Villiers de l’Isle-Adam et le mouvement symboliste, Paris, Librairie José Corti, 1965.
- Vibert, Bertrand, Villiers l’inquiéteur, Toulouse, Presse universitaire du Mirail, 1995.
- Villiers de l’Isle-Adam, Auguste de, L’Ève future, Paris, Le club du meilleur livre, 1957 [1886].