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Comme le remarque Jean-Marie Goulemot dans un ouvrage consacré à l’« imaginaire du xviiie siècle[2] » dans la culture contemporaine, la représentation que nous avons d’une période historique découle souvent moins du travail d’érudition ou d’avant-garde des historiens que de sa construction dans les fictions et la culture médiatique, dont les représentations s’ajoutent à l’héritage scolaire[3]. S’il est vrai que le classicisme, contrairement aux Lumières, est essentiellement une notion de la « mémoire scolaire[4] », le « Grand Siècle[5] » fait l’objet, de son côté, d’une représentation qui s’ancre davantage dans la culture populaire ou médiatique[6]. Cette représentation, qui se développe parallèlement à une réception plus érudite[7], a en grande partie pris forme au xixe siècle, à travers les romans historiques et sous la plume d’Edmond Rostand[8]. L’« imaginaire populaire[9] » du Grand Siècle a poursuivi son expansion tout au long du xxe siècle et des deux premières décennies du siècle suivant dans les romans et les films historiques, les bandes dessinées, les documentaires et la littérature pour la jeunesse[10]. C’est d’ailleurs à la production appartenant à cette culture médiatique que Guy Spielmann fait référence en 2011 au début de la présentation d’un numéro consacré aux « Échos du Grand Siècle » afin de démontrer son actualité dans l’imaginaire contemporain : « Rarement le “Grand Siècle” aura été à l’honneur autant qu’en ce début de troisième millénaire. Ne parlons même pas du domaine académique et universitaire […] : c’est dans la sphère publique au sens large qu’on trouve les signes manifestes d’un intérêt, voire d’un réel engouement[11]. » On peut ajouter aux exemples cités par Guy Spielmann – le documentaire Versailles secret, le documentaire-fiction Versailles, le rêve d’un roi et la comédie musicale Le Roi-Soleil[12] – des productions plus récentes, comme la série télévisée Versailles, diffusée de 2015 à 2018[13].

L’« imaginaire populaire » du Grand Siècle est marqué par un ensemble d’événements, de motifs ou de « mythes[14] » que reprennent des oeuvres fictionnelles en dialogue avec des ouvrages historiques visant un large public. À la légende du Masque de fer et à l’affaire des poisons[15], s’ajoute le mythe de la cour des Miracles[16], lequel affirme qu’il existait, à Paris, une communauté de « faux mendiants » et de voleurs possédant ses propres règles et sa propre hiérarchie[17]. Ce mythe permettant aux auteurs d’explorer « l’envers du Grand Siècle[18] » est encore bien actif au xxie siècle. Il est notamment évoqué par des romans policiers historiques[19]. La cour des Miracles est présente dans le roman Les croix de paille de Philippe Bouin, où les habitants de cette cour aident un assistant de Gabriel Nicolas de La Reynie dans son enquête, laquelle vise à éviter un second massacre de la Saint-Barthélemy[20]. Le lieu apparaît dans l’un des épisodes de L’homme aux rubans noirs de Jean d’Aillon, dans lequel le héros se rend à la cour des Miracles pour retrouver un enfant abandonné[21]. Le motif est également évoqué dans La marquise des poisons d’Olivier Seigneur, qui s’intéresse à l’enquête menée, au moment de l’affaire des poisons, par le célèbre lieutenant général de police de Louis XIV[22]. Dans l’univers de la bande dessinée, une série intitulée La cour des Miracles, dont la publication a débuté en 2018, reprend le mythe en représentant la cour du xviie siècle[23] et le deuxième tome de la série Un pour tous. La jeunesse des mousquetaires a pour titre Saison froide à la cour des Miracles[24].

Cette représentation qui situe la cour des Miracles au xviie siècle constitue une sorte de retour aux sources, car avant d’avoir été reprise par Victor Hugo, qui la déplace au xve siècle, la légende de cette cour a été développée par Henri Sauval[25]. On retrouve chez Sauval les différents motifs liés à la cour : de l’organisation hiérarchique dominée par le grand Coësre[26] à l’emploi de l’argot, en passant par la figure du « faux mendiant ». La cour est alors associée au xvie et au xviie siècle, époque à laquelle la plus importante cour des Miracles aurait été, selon le prolongement du mythe, détruite par La Reynie[27]. Comme l’a montré Dominique Kalifa, le motif de la cour des Miracles sera intégré au xixe siècle dans l’« imaginaire des bas-fonds » qui associe « la misère, le vice et le crime[28] ». D’autres auteurs contribuèrent au développement de la représentation de cette cour en l’inscrivant dans l’imaginaire de l’Ancien Régime, comme Michel Zévaco dans Triboulet (1900-1901), dont l’action prend place au xvie siècle[29]. Des travaux à visée historique tenteront, de leur côté, de « reconstituer » avec plus de détails la cour des Miracles du xviie siècle. Dans la suite de cet article, je m’intéresserai au mythe qui associe la cour des Miracles au Grand Siècle en cherchant à mieux comprendre les enjeux idéologiques qui marquent cette représentation. Je m’attacherai plus particulièrement à la période qui va du début du xxe siècle aux années 1970, pendant laquelle on assiste à la consolidation « savante » du mythe et à sa transmission dans la culture populaire.

La construction savante du mythe

Le mythe de la cour des Miracles du Grand Siècle a été développé par une littérature savante qui s’appuie sur une documentation pour l’inscrire à un moment précis de l’histoire, et cherche ainsi à attester sa véracité. Car il faut d’emblée préciser que, si le texte de Sauval est un document « non fictionnel », contrairement à la construction romanesque de Hugo, le témoignage qu’il propose est loin d’être une simple description de la réalité. Comme l’a montré Roger Chartier, Sauval reprend « des éléments empruntés à la littérature de la gueuserie[30] » et les superpose à une réalité de la ville de Paris au xviie siècle : la présence de différents secteurs touchés par une forte pauvreté que le discours de l’époque qualifie de « cours des Miracles ». « La cour des Miracles qu’a vue Sauval », remarque Roger Chartier, « est comme une “zone” rassemblant des misérables mais ne semble pas être une province du royaume d’Argot. C’est seulement lorsque le récit passe à l’imparfait qu’il s’anime pour décrire une communauté refusant les règles civiles, l’impôt comme les sergents, et vivant dans le blasphème et la licence […][31]. » La description que Sauval propose alors est en grande partie, pour reprendre encore une fois une expression de Roger Chartier, le produit d’une lecture « littérale » d’un texte parodique et facétieux[32], le Jargon ou Langage de l’Argot réformé, qui sera par ailleurs fréquemment réédité dans la littérature de colportage jusqu’au xixe siècle[33]. Bronislaw Geremek a lui aussi souligné le caractère légendaire de la représentation de la cour des Miracles développée par Sauval : « La grande cour des Miracles […] a pris, dans l’imaginaire bourgeois alimenté par des rumeurs et des légendes, une dimension qui dépassait de loin ce que ce terme couvrait réellement [34]. » Bronislaw Geremek remet en question l’idée selon laquelle il s’agissait d’un territoire refusant l’autorité de l’État[35] et souligne, tout comme Roger Chartier, le fait que la description du « royaume d’Argot » proposée par Sauval est reprise de la « littérature de la gueuserie[36] ».

Le « mythe » développé par Sauval sera repris par le discours qui s’intéresse à l’histoire de la ville de Paris, mais aussi par des travaux s’attachant à l’histoire de la mendicité, de la police et de la criminalité. Si Christian Paultre consacre un chapitre aux cours des Miracles (en les associant avant tout aux xve et xvie siècles) dans son ouvrage De la répression de la mendicité et du vagabondage en France sous l’Ancien Régime, qui paraît pour la première fois en 1906[37], Maurice Vloberg publie, en 1928, un livre consacré à l’univers de la cour des Miracles, qui a pour titre De la cour des Miracles au gibet de Montfaucon[38]. À la suite de Sauval, ces deux auteurs développent le mythe en s’appuyant sur la « littérature de la gueuserie » des xvie et xviie siècles[39]. Cette littérature est alors abordée comme un ensemble de documents. Ainsi, lorsqu’il constate que les auteurs de différents pays partagent une même topique, Paultre conclut non pas à l’existence d’une tradition littéraire, mais au caractère « international » des moeurs des mendiants[40]. Vloberg adopte une lecture du même ordre et développe ce mythe en intégrant une riche iconographie qui s’appuie sur la série « Les gueux » de Callot, mais aussi sur le recueil intitulé La Vie des Gueux[41]. Vloberg décrit à son tour l’organisation « politique » dominée par le grand Coësre, les différents types de « faux mendiants », l’argot employé par les habitants des « cours ». Il ajoute une description détaillée de l’univers des voleurs et des criminels qui circulent et trouvent refuge à la cour des Miracles.

À l’instar de Paul Bru dans son Histoire de Bicêtre, qui évoque les cours des Miracles dans un chapitre consacré aux mendiants et à l’Hôpital général[42], Vloberg cherche à ancrer sa description de la cour dans l’imaginaire commun en faisant appel à la représentation de Hugo[43]. Il cite un long extrait du chapitre de Notre-Dame de Paris intitulé « La cruche cassée »[44] dans lequel se trouve la célèbre formule faisant de la cour un « cercle magique où les officiers du Châtelet et les sergents de la prévôté qui s’y aventuraient disparaissaient en miettes[45] ». La représentation hugolienne sert en quelque sorte de fondement à partir duquel s’élaborent d’autres représentations de la cour des Miracles[46]. Il s’agit de la variante « imaginaire » de la cour, institutionnalisée par la réception de Notre-Dame de Paris. La présence de cette variante nourrit les actualisations ou les réinvestissements de la variante « historique » de la cour qui l’associent au xvie ou au xviie siècle. De Sauval à Vloberg, la littérature (de la « littérature de la gueuserie » à Notre-Dame de Paris) est ainsi transformée en réalité du passé. Le mythe de la cour des Miracles du Grand Siècle est également entretenu par les travaux qui s’intéressent aux « sources » de Victor Hugo, comme l’ouvrage Le gueux chez Victor Hugo de Maria Ley-Deutsch[47]. Si l’autrice de cette étude s’éloigne de la variante littéraire que présente la littérature picaresque[48], c’est pour lui opposer une vérité qui s’appuie à nouveau sur la « littérature de la gueuserie »[49] de même que sur le texte de Sauval[50]. Bien que l’auteur de l’Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris soit qualifié de « conteur plus pittoresque qu’historique[51] », son texte, abondamment cité, constitue le document à partir duquel l’autrice reconstitue la cour des Miracles[52], en présentant les différents types de « faux mendiants », mais aussi l’organisation hiérarchique et l’idée selon laquelle cette cour est une « véritable ville dans la ville[53] ».

La description de la cour des Miracles du Grand Siècle participe ainsi, dans un premier temps, à l’élaboration d’une assise « historique » du mythe. Si la description de Hugo informe la reconstitution de la cour du Grand Siècle, l’affirmation du caractère historique de la cour du xviie siècle confère une sorte de supplément d’authenticité à la représentation hugolienne qui, même si elle situe la cour à une autre époque, s’appuie sur la description de Sauval. Paradoxalement, le mythe semble encore plus « vraisemblable » lorsqu’il est associé au xviie siècle, car la cour y apparaît déjà comme une légende en devenir, en raison de sa « destruction » par La Reynie. La description de la cour des Miracles du Grand Siècle vient alors attester la véracité de la « réalité » plus générale que le mythe prétend décrire, c’est-à-dire l’existence d’une « fausse » mendicité[54]. La dimension idéologique de cette représentation de la cour des Miracles apparaît clairement lorsque Paultre et Vloberg font des parallèles avec le présent pour évoquer l’existence des « faux mendiants ». Paultre écrit par exemple au début de son chapitre consacré à la cour : « Si parfois le vagabondage a été l’expression d’une oppression sociale obligeant le travailleur à mener une vie vagabonde, la mendicité a toujours été caractérisée d’une part par la ruse et les fourberies de ceux qui mendient et d’autre part par la crédulité de ceux qui donnent[55]. » Après avoir affirmé que « [l]’enseignement dans l’art de tromper est aussi grand au xxe siècle qu’aux xve et xvie siècles[56] », l’auteur cite, en note, un ouvrage intitulé Paris qui mendie, qui « décrit les artifices employés de nos jours par les mendiants[57] ». Vloberg effectue lui aussi un parallèle de ce genre. Avant de conclure son avant-propos par un appel philanthropique invitant la société à trouver un moyen de remédier à la misère[58], il écrit : « Le Grand Coësre et ses cagous ont disparu, mais leur esprit subsiste, de même que survit la postérité de Villon dans la bohême de Montmartre et de “Montparno”. Les trucs des vieux argotiers et leurs bonnes formules font toujours recette[59]. »

Le passage par le Grand Siècle permet enfin d’amplifier un autre aspect du mythe, en le conjuguant à ce que l’on peut déjà qualifier de discours sur « l’insécurité[60] ». En s’intéressant au destin de la cour des Miracles au xviie siècle, Vloberg ajoute à la question plus générale de la mendicité le motif de l’insécurité urbaine, qui a pour emblème l’assassinat, en 1665, du « lieutenant criminel Jacques Tardieu[61] » et de son épouse dans leur propre demeure[62]. La description de cette insécurité s’inscrit dans la topique de l’« envers du Grand Siècle », au moins depuis la parution de l’ouvrage de Félix Gaiffe en 1924[63]. Cet autre aspect du mythe passe lui aussi par l’intégration « savante » d’une source littéraire. Afin de mieux inscrire cette représentation de l’insécurité dans la mémoire des lecteurs, Vloberg, à l’instar de Gaiffe[64], cite les vers de la satire VI de Boileau (« Le bois le plus funeste et le moins fréquenté / Est, au prix de Paris, un lieu de sûreté[65] »), qui sont alors présentés comme une référence scolaire partagée[66] : « Le dernier des potaches connaît, par les vers de Boileau, le merveilleux coupe-gorge qu’était la capitale vers 1660[67]. » Dans un ouvrage paru en 1962, Jacques Saint-Germain pourra encore, en s’intéressant cette fois à l’insécurité qui marque Paris au xviie siècle, présenter cette satire comme une référence commune : « Tous les témoins de la période antérieure à la nomination de La Reynie, dont Boileau, de qui chacun connaît la fameuse satire de 166[6] (le bois le plus funeste est, au prix de Paris, un lieu de sûreté, etc.) sont d’accord pour dénoncer l’effrayante insécurité qui règne, la nuit tombée, dans la capitale du royaume[68]. » Le mythe qui associe la cour des Miracles au Grand Siècle peut d’autant plus facilement être investi par un discours sur l’insécurité (ou par certaines peurs diffuses dont se nourrit ce discours) qu’il met en scène non seulement le crime[69], mais aussi sa répression par le pouvoir au moyen de l’action de La Reynie. En se concluant par la « destruction » de ce lieu de résistance, le mythe de la cour des Miracles du Grand Siècle vient d’une certaine façon juguler le potentiel subversif de cette représentation, que développe pleinement Zévaco dans Triboulet alors que les habitants de la cour des Miracles envahissent le Louvre pour venir en aide à l’un de leurs camarades, qui s’y est rendu pour défier François Ier [70].

Du discours érudit à la représentation romanesque

Le mythe de la cour des Miracles du Grand Siècle connaît une diffusion plus grande encore lorsqu’il passe du discours érudit à la représentation romanesque. Il a été développé dans un cadre fictionnel à la fin des années 1950 par la série Angélique, dont un volume, la première partie du Chemin de Versailles, est consacré aux mésaventures de l’héroïne dans l’univers de la « gueuserie ». Amplifiant la trame picaresque de la série[71], cette exploration de la cour des Miracles permet de décrire dans une perspective « populaire » l’« envers du Grand Siècle ». Le roman de Golon[72] reprend la topique de la cour des Miracles en mettant en scène l’univers des « faux mendiants » qui, comme l’indique le texte, donne son nom à la cour[73]. Il complète cette description en évoquant l’usage de l’argot et le rituel d’initiation des voleurs (ACV, 131-132), mais aussi la société parallèle sur laquelle règne le grand Coësre. La cour des Miracles est alors appariée à l’univers des « bas-fonds[74] » et l’argot que le roman intègre avec parcimonie se rapproche davantage de celui des Mystères de Paris que de celui du Jargon ou Langage de l’Argot réformé. La description de la cour est à son tour marquée par les échos de Notre-Dame de Paris. La progression d’Angélique vers la cour alors que des « gueux » de toutes sortes se joignent à elle et à son guide, n’est pas sans rappeler l’épisode dans lequel le Gringoire de Hugo gagne ce lieu[75]. Le roman de Golon est également traversé par l’héritage de la représentation négative du mendiant qui s’est développée au xixe siècle[76]. La dimension burlesque[77] que le xviie siècle liait à l’univers de la « gueuserie » cède la place à un autre type de représentation. La description de la cour des Miracles acquiert une dimension horrible lorsque le texte évoque le trafic des enfants (ACV, 97-98). Le roman de Golon convoque différents stéréotypes de l’imaginaire de la mendicité, dont celui du « Bohémien[78] » (ACV, 22-23). Angélique devra même lutter contre un groupe de « Bohémiens », auxquels un de ses enfants a été vendu (ACV, 194-206).

La question de la mendicité, au coeur de la définition de la cour des Miracles, fait écho à des enjeux auxquels les lecteurs du xxie siècle sont peut-être encore plus sensibles, mais ces enjeux étaient également présents dans l’imaginaire de la fin des années 1950. Le célèbre discours de l’abbé Pierre du 1er février 1954 hantait sans doute encore bien des mémoires au moment de la publication du roman de Golon[79]. Le motif de la cour des Miracles met à distance cette misère en l’assimilant en partie à une « fausse » mendicité[80]. Cette mise à distance apparaît explicitement dans le texte, qui présente les habitants de la cour comme des êtres « habitués » à la misère : « La misère n’est insoutenable que lorsqu’elle n’est pas totale et pour ceux qui peuvent comparer. Les gens de la cour des Miracles n’ont ni passé ni avenir » (ACV, 69). La représentation conservatrice de la cour des Miracles présente dans ce roman peut également apparaître comme une réponse aux représentations plus « progressistes »[81] qui, à la manière de L’opéra de quat’sous[82], intègrent la représentation de l’univers de la marginalité dans une satire de l’ensemble de la société[83]. Comme le remarque André Gueslin, après avoir évoqué la représentation « romantique » du vagabond que reprennent encore des chansons des années 1940 et 1950 : « À partir de cette époque, et pour transposer au plan historique le raisonnement du sociologue Laurent Mucchielli, s’affronteraient deux cultes caractérisant la société française : celui du travail générant l’hostilité à l’oisiveté, et celui de la liberté[84]. » S’il fait écho aux fantasmes qui marient l’« itinérance » et la liberté, ou du moins à la sortie des contraintes de l’ordre social, le roman de Golon prend rapidement le parti du « culte du travail ». La vision bourgeoise de la pauvreté se manifeste clairement lorsque Angélique, écoutant son instinct de mère qui la pousse à protéger ses enfants, décide de quitter sa vie de « gueuse » pour devenir commerçante. L’héroïne énonce de la façon suivante le principe guidant sa nouvelle existence, dans lequel le lecteur peut facilement reconnaître l’héritage scolaire de la fable[85] : « Ce qu’il fallait surtout, c’était amasser, amasser, comme une fourmi. La richesse, c’est la clé de la liberté, le droit de ne pas mourir, de ne pas voir mourir ses enfants, le droit de les voir sourire » (ACV, 274). À l’inverse, la pauvreté de la cour des Miracles est inscrite par le roman dans une vision du monde réfractaire aux notions d’économie et de prévoyance[86]. Il s’agit d’un autre motif du mythe, déjà présent chez Sauval, qui affirme que « c’étoit l’une des loix fondamentales de la cour de[s] Miracles, de ne rien garder pour le lendemain[87] ». La description de la cour des Miracles est ainsi informée par le discours conservateur faisant de la pauvreté la conséquence d’un refus du travail et de l’épargne[88], qui circule encore au moment de la parution du roman de Golon.

Les nombreuses rééditions de ce roman, auxquelles s’ajoutent les adaptations cinématographiques de la série Angélique[89], ont inscrit cette représentation de la cour des Miracles dans l’imaginaire des années 1960 et 1970. Les effets de cette série dans l’« imaginaire populaire » du Grand Siècle apparaissent, par ailleurs, jusque dans des travaux historiques des années 1990. Ainsi, pour illustrer un autre motif de « l’envers du Grand Siècle », la question de la sorcellerie au coeur de l’affaire des poisons, Éric Le Nabour fait référence, dans l’« Avant-propos » de sa biographie de La Reynie, à l’adaptation cinématographique d’un des volumes de cette série. Après avoir commencé par la formule « Souvenez-vous… Nous sommes en 1670[90] », l’auteur décrit une scène de rituel satanique, puis il ajoute : « Sans doute avez-vous encore à l’esprit ces images du film tiré du roman d’Anne et Serge Golon : Angélique et le roi. »[91] Certes, cette référence peut ici vouloir répondre au programme de la collection intitulée « Présence de l’histoire » dans laquelle paraît cet ouvrage. Elle ne témoigne pas moins des effets de cette série et, de façon plus générale, de la prégnance de l’« imaginaire populaire » du Grand Siècle. Ayant évoqué ces « souvenirs partagés » du xviie siècle, le biographe enchaîne en proposant une critique élogieuse du film, qui « nous fai[t] pénétrer de plain-pied dans ces bas-fonds mystérieux de Paris au siècle de Louis XIV[92] ».

Si, comme l’a montré Dominique Kalifa, « [l]’imaginaire des bas-fonds tend […] à se résorber durant la première moitié du xxe siècle[93] », il semble avoir été repris en partie par un imaginaire historique qui projette dans le Grand Siècle certaines de ses composantes[94]. Contrairement aux représentations dont le caractère « fictionnel » ou « imaginaire » est nettement affiché (science-fiction, fantasy[95]) et qui accueillent également des projections de ce genre, les représentations historiques engagent une forte relation aux discours de vérité[96]. La construction de la représentation situant la cour au xviie siècle participe d’une façon importante non seulement à la description de l’« envers du Grand Siècle » mais aussi au développement du mythe de la cour des Miracles en général, lequel inscrit dans la représentation d’autres époques des motifs qui lui sont associés. Trois « apports » semblent se dégager de la variante qui pose cette cour au xviie siècle : 1. un ancrage « historique » du mythe (ou l’affirmation de l’authenticité du « modèle » ayant inspiré Hugo) ; 2. son inscription dans un discours sur l’insécurité (qui passe notamment par la référence à la satire de Boileau) ; 3. l’encadrement du potentiel subversif de la figure (qui passe par l’épisode de la destruction de la cour).

L’étude de la constitution ou de la consolidation de ce mythe dans la première moitié du xxe siècle appelle à son tour trois remarques. Premièrement, la construction de cette représentation découle de l’intégration d’une série de motifs littéraires dans le discours « historique », qui s’appuie, pour décrire différents aspects de la cour des Miracles ou de l’« insécurité » à laquelle elle est liée, sur la « littérature de la gueuserie », la représentation hugolienne de la cour et la satire de Boileau. La deuxième remarque concerne l’interaction entre la culture « savante » et la culture « populaire » qui contribuent toutes les deux au développement et à la transmission de ce mythe. Enfin, l’étude du mythe de la cour des Miracles met en relief l’investissement idéologique des représentations du passé. La représentation « historique » de la cour des Miracles est, comme nous l’avons vu, investie d’une charge affective et symbolique[97] qui peut être projetée sur des réalités présentes lorsque des auteurs comme Paultre et Vloberg effectuent ce parallèle, ou qui subsiste dans les connotations associées à la seule expression « cour des Miracles[98] ».

L’interaction entre la littérature et l’histoire prendra une autre forme à partir du moment où le discours historique, dans les années 1970, s’attachera à démystifier cette représentation de la cour des Miracles[99]. C’est peut-être en partie la visibilité que lui a donnée sa représentation « populaire », notamment chez Golon, qui a incité le discours historique à réagir. Tout en reconduisant le mythe, certains textes s’appliqueront pour leur part à transformer la charge idéologique de cette représentation[100]. Cette remise en question sera cependant loin de conduire à la disparition du mythe dans l’« imaginaire populaire » du Grand Siècle, comme en témoignent les productions récentes mentionnées dans l’introduction de cet article, de même que différents contenus sur Internet[101].