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Les historiens ont montré à quel point, au tournant du xviie siècle, la colonisation française de l’Amérique du Nord se comprend à la lumière des théories mercantilistes qui, sous l’égide notamment de Richelieu et de Colbert, orientent alors profondément les politiques intérieures et extérieures[1]. Puisqu’il s’agit d’accroître les richesses du Prince en augmentant la masse monétaire du pays, « [l]es mercantilistes prônent » en effet « la conquête coloniale afin de s’approvisionner à bas coûts en produits nécessaires aux manufactures et de vendre à prix élevé les produits rares recherchés par une population dont les besoins augmentent[2] ». Pour un théoricien comme Antoine de Montchrestien, auteur du Traité de l’oeconomie politique adressé en 1615 au jeune Louis XIII, l’élan missionnaire de la Contre-Réforme est inséparable de cette défense d’un enrichissement du Royaume fondé sur une production et des échanges réglementés par l’État[3]. En ce sens, si la période marque les débuts d’un discours économique qui commence, à l’instar d’autres pratiques, à se présenter comme un savoir autonome, elle témoigne encore d’un imaginaire social où les affaires de la maison, les affaires de l’État et les affaires de l’âme appartiennent également au champ de l’économie. Une réflexion comme celle de Montchrestien, et les suites que lui donneront Richelieu ou Colbert, n’est pas synonyme, dans les pratiques et les discours contemporains, d’un oubli ou d’une « occultation[4] » de l’épaisseur historique et sémantique d’une notion remarquablement polysémique[5].

Les écrits de Marie de l’Incarnation, qui vont des derniers temps de la Compagnie des Cent-Associés (1627-1663) aux politiques colbertiennes portées notamment par l’intendant Jean Talon (1665-1668, 1670-1672)[6], en sont une illustration. Cloîtrée et pourtant voyageuse[7], missionnaire, fondatrice des Ursulines de Québec où elle arrive en 1639, l’ursuline est, comme l’a souvent noté la critique, à la fois mystique, enseignante et femme d’affaires[8]. S’intéresser à l’imaginaire économique de ses écrits[9] permet de saisir la façon dont ces différentes sphères interagissent. En effet, la relation de dette qui caractérise la correspondance, ou le commerce[10], que Marie de l’Incarnation poursuit avec Dieu et avec son fils n’est pas étrangère aux rapports d’obligation qu’elle décrit entre Français et Premières Nations. En portant attention à cette réciprocité des discours et des représentations – de l’échange profane et de l’économie sacrée, de la transaction marchande et de l’économie sociale[11], du don de l’Alliance et de la dette insolvable –, il me semble que l’on peut saisir la façon dont s’est construit et perpétué un lien colonial où, pour reprendre les termes de David Graeber, l’obligation, la dette et la violence deviennent inséparables[12]. Les écrits de l’ursuline sont donc un exemple du bénéfice heuristique qu’il y a à considérer ensemble les différents visages de l’économie pour mieux cerner la manière dont certains discours se sont imposés, infléchissant durablement des rapports humains[13].

La dette

Dans une certaine mesure, toute l’écriture de Marie de l’Incarnation s’inscrit dans les jeux d’une économie, sacrée et émotionnelle[14], singulière. Elle est l’effet, autant que la monnaie, d’un double endettement, à l’égard du fils et à l’égard de Dieu.

Sa correspondance laisse deviner à plusieurs reprises les reproches que lui fait son fils, Claude Martin, abandonné à douze ans lorsqu’elle entre au couvent des Ursulines de Tours[15]. Dans une lettre qu’elle lui adresse en septembre 1641, elle revient sur cet épisode qui marque, pour toujours, leur relation. L’abandon du fils est présenté comme l’issue, inévitable et déchirante, du mariage de Marie de l’Incarnation avec le « Divin Époux », le geste au fond le plus coûteux et le plus définitif de son entrée en religion : « [J]e ne le fist qu’avec des convulsions estranges qui n’estoient conneue que de Dieu seul. Il failloit obéir à son divin vouloir qui vouloit que les choses se passassent ainsi » (C, 130). Si le geste est si coûteux, c’est qu’il entraîne deux pertes. Dans la Relation de 1654, Marie de l’Incarnation raconte ainsi la séparation : « Mon fils vint avec moi, qui pleurait amèrement en me quittant. En le voyant, il me semblait qu’on me séparait en deux : ce que, néanmoins, je ne faisais pas paraître » (R, 100). Aux portes du couvent, Marie de l’Incarnation laisse derrière elle un fils et une partie d’elle-même (elle est désormais séparée « en deux »), deux séparations qui seront la condition des grâces à venir[16].

Claude Martin, qui, en 1641, vient d’entrer chez les Bénédictins, se plaint du dénuement dans lequel il s’est trouvé alors, sans famille et sans même le soutien financier qu’avaient pourtant offert la duchesse d’Aiguillon et la comtesse de Brienne et qu’a refusé Marie de l’Incarnation. Celle-ci explique : « [L]a pansée qui me vint pour lors fut que si vous estiez avancé dans le monde, vostre âme seroit en danger de se perdre » (C, 131). Cette complète pauvreté n’est que la contrepartie d’un juste échange et la condition d’une promesse. En quittant son fils, elle le remet à Dieu puis « entre les mains de la Mère de bonté », celle-ci lui « confiant » qu’« elle prandroit soin » de Claude « puisque », dit Marie de l’Incarnation, « j’alois donner ma vie pour le service de son bien-aimé fils » (C, 131)[17]. Échange d’enfants donc, où chaque mère se lie au fils de l’autre, Claude Martin ayant pris une nouvelle Marie « pour Mère et pour Espouse » (C, 131) le jour où il entra dans la congrégation, et où les liens invisibles de la foi réparent les déliaisons du monde. Dans ces deux histoires en miroir, celle du fils et celle de la mère, la conjonction de subordination « puisque » (« puisque j’alois donner ma vie ») nomme, plus qu’une relation de cause à conséquence, la réalisation d’un équilibre parfait des échanges. Elle dévoile la parole tenue du soin, la manifestation sensible d’un ordre qui autorise enfin à révéler des signes jusque-là restés cachés – ces « convulsions » dont personne ne fut témoin, la souffrance qu’il ne fallait pas « faire paraître ». C’est d’ailleurs seulement à la faveur de cette transaction que Claude Martin peut entrer dans une autre relation avec Dieu, soumise cette fois aux règles de l’inversion et du paradoxe évangélique[18] : « [E]smé […] dans la pauvretté de Jésus-Christ », il trouvera des « trésors », les « avantages » du Royaume de Dieu consacrant le reste comme « boue et fange » (C, 131).

On pourrait penser alors que Marie de l’Incarnation a soldé sa dette sinon directement, du moins par cette série d’échanges qui met, en quelque sorte, les comptes familiaux à zéro. Mais ce n’est pas le cas, et pour au moins deux raisons. D’abord parce que, dans cette même lettre, Marie de l’Incarnation évoque finalement son plus grand espoir pour son fils : « Il ne se passe jour que je vous sacrifie à son amour sur le coeur de son bien-aimé fils. Plaise à sa bonté que vous soyez un vray holaucoste tout consommé sur se divin autel » (C, 131). Cette dernière prière relance la dynamique de l’échange : l’entrée dans les ordres de Claude Martin, ainsi sauvé des « escueilz » (C, 130) où il pouvait tomber, n’est pas la fin de l’histoire mais la possibilité d’un autre lien, l’assurance, peut-être, d’une autre alliance avec Dieu, nouée cette fois dans le sang de l’holocauste[19]. Dans cette évocation, où la prière quotidienne (« [i]l ne se passe jour que je vous sacrifie ») performe symboliquement l’action unique (« un vray holaucoste »), Marie de l’Incarnation fait de Claude un nouvel Isaac : si elle ne lèvera pas elle-même la main sur son fils[20], Dieu, cette fois, accomplira le « vray » sacrifice – et la mère aura donné le fils comme Dieu avait offert le sien[21]. Ce faisant, Claude Martin ne serait plus seulement l’objet d’un échange entre le monde sacré et le monde profane (une mère se donne à Dieu et Dieu promet de s’occuper du fils abandonné). Il pourrait être la ligature même, celui qui opère et sanctionne le lien du profane et du sacré, le moment exceptionnel de leur coïncidence[22]. En ce sens, l’ursuline affirme deux choses distinctes. Elle a, certes, permis à son fils de gagner bien plus qu’il n’a perdu puisque le voilà dans les ordres, comblé par un privilège spirituel au-delà de tous les trésors mondains. Mais ce n’est pas assez, car l’accomplissement du don, son efficacité rituelle, ne peut opérer pleinement que si le fils sort en quelque sorte de l’échange pour devenir l’objet, le signe et la réitération de l’Alliance. C’est dans la mise à mort du fils et sa renaissance en Dieu que l’abandon trouverait sa pleine réparation et tout son sens. Michel de Certeau, qui reprenait les analyses de Durkheim, voyait dans la « restitution différée[23] » du croire et du sacrifice l’introduction d’un temps singulier dans le lien social : « La chose donnée est échangée contre un droit qui place l’autre – et le temps lui-même – dans un réseau d’obligations[24]. » « [P]ratique du temps et […] symbolique sociale, le croire », tout comme le sacrifice, se constitue par là en « lieu stratégique de la communication[25] ». Par le récit imaginé du sacrifice, l’ursuline diffère et déporte : au-delà d’une obligation affective et familiale, le fils doit considérer une autre scène dont l’économie le place toujours en attente non plus d’être payé mais de pouvoir payer, devenant à son tour celui qui, « dans les intérêts qu’il calcule », « crée un déficit par où un avenir s’introduit dans le présent[26] ».

Mais Claude Martin, l’éternel créditeur, n’est pas satisfait. Les années passent, il n’a de cesse de revenir sur l’obligation maternelle et c’est dans le sillon de cette plainte que s’écrit la Relation de 1654. En août de la même année, Marie de l’Incarnation raconte :

Il y a quelques années que par une sainte franchise vous me pressez de vous faire le récit de la conduite qu’il a plu à la divine Majesté de tenir sur moy, et de vous faire part des grâces et des faveurs qu’elle m’a faites, depuis que par son infinie miséricorde elle m’a appellée à son saint service. Si je vous ay fait attendre, ne vous donnant pas la satisfaction que vous désiriez, et n’écoutant pas vos prières, quoy qu’elles procédassent d’un véritable sentiment de piété, ce n’a pas été par un défaut d’affection ; mais ne me pouvant surmonter pour me produire en ces matières à d’autres qu’à Dieu, et à celuy qui me tient sa place sur terre, J’ay été obligée de garder le silence à votre égard, et de me mortifier moy-même en vous donnant cette mortification.

C, 525

La justification de Marie de l’Incarnation mobilise à nouveau un double imaginaire économique : celui, mondain, où s’aiguise le « désir » d’un fils qui « attend » de recevoir et reste dépourvu ; celui, sacré, d’une obligation plus grande, insondable en vérité, envers l’« infinie miséricorde ». Il faut bien, par ailleurs, entendre ce « défaut d’affection » comme une forme de défaut de paiement :

Ce retardement que vous avez pris pour un refus tacite, ne vous a point rebuté : vous m’avez conjuré de nouveau par les motifs les plus pressans et par les raisons les plus touchantes que votre esprit vous a pu fournir, me faisant de petits reproches d’affection, et me représentant que je vous avois abandonné si jeune, qu’à peine connoissiez-vous votre mère : que non contente de ce premier abandonnement, j’étais sortie de France, et vous avois quitté pour jamais : Que lorsque vous étiez enfant vous n’étiez pas capable des instructions que je vous donnois, et qu’aujourd’huy que vous êtes dans un âge plus éclairé, je ne devois pas vous refuser les lumières que Dieu m’avoit communiquées : qu’ayant embrassé une condition semblable à la mienne, nous étions tous deux à Dieu, et ainsi que nos biens spirituels nous devoient être communs : que dans l’état où vous êtes je ne vous pouvois refuser sans quelque sorte d’injustice et de dureté, ce qui vous pouvoit consoler […] : et enfin que si je vous donnois cette consolation, vous m’aideriez à bénir celuy qui m’a fait une si grande part de ses grâces et de ses faveurs célestes.

C, 525

Ce long passage, qui reprend sous forme d’accumulation de complétives les arguments du fils, fait des « petits reproches d’affection » une litote dont on se demande si elle n’a pas à cet endroit une valeur ironique. Dans tous les cas, et malgré la patiente énumération de ses torts, l’épistolière n’est donc pas en « défaut » de cette affection qui opère ici comme une valeur d’échange : privé de la présence de sa mère, Claude Martin réclame un équivalent, symbolique mais dont le signifié d’affection doit être comparable – un récit de vie contre une absence. Dans ce discours rapporté, Marie de l’Incarnation donne aux arguments du fils une dimension à la fois pathétique (le jeune âge de Claude plusieurs fois évoqué, le double « abandonnement », ces deux êtres réunis en Dieu) et menaçante : elle ne peut pas refuser sauf à faire preuve « d’injustice et de dureté ». Le « reproche », du reste, teinte l’ensemble d’une tonalité judiciaire, puisque le terme renvoie au blâme qui doit réfuter la déposition d’un témoin[27]. On le voit, Claude Martin marchande : il a fait sa part, et leur réunion en Dieu, comme un mariage, suppose une communauté de « biens spirituels ». Il renchérit même, comme prêt à une dernière mise, dans l’hypothétique finale (« si je vous donnois […], vous m’aideriez »), « coup » auquel se rend finalement Marie de l’Incarnation. Le lexique de la dette (le « défaut », les polyptotes des verbes « donner » et « devoir ») croise ainsi celui de la justice (« reproche », « injustice »), les deux se joignant dans un terme comme celui de « conjuré » qui désigne à la fois le complot dans une promesse commune (con-jurare) et la prière ou demande. De fait, la rhétorique de Claude Martin, telle que rapportée par sa mère, fait appel à la dimension morale de la dette qui conjugue obligation entre individus et obligations sociales, rapports privés et droits publics. Marie de l’Incarnation se trouve ainsi dans une forme de dette pédagogique exorbitante à l’égard de son fils, dette qu’elle a bien tenté, dans ses précédentes lettres, de satisfaire[28], mais sans succès. En effet, elle lui doit l’histoire des « grâces et de[s] faveurs » que Dieu lui a faites : elle qui n’était pas doit donner le récit de ses « dispositions intérieures » (C, 343, 372 passim), autrement dit le récit de cette grâce supérieure qui a privé Claude Martin d’une grâce toute terrestre. Mais ce récit est précisément, pour les Mystiques, celui qui demeure impossible, l’expérience de l’union échappant à toute parole.

Le débordement langagier, si particulier aux Mystiques, peut se comprendre comme le signe d’une faillite répétée des mots face à l’infini d’une expérience où le surnaturel emporte l’ordinaire[29]. Dans les écrits de Marie de l’Incarnation, le dispositif énonciatif est, on le voit, lesté d’une double impuissance. À l’égard de Dieu, la louange et la prière se répètent sans jamais pouvoir ni racheter la faute ni égaler sa miséricorde. À l’égard du fils, aucune lettre, aucune relation ne suffit à racheter le départ. Deux fautes donc, à l’égard du Père et du fils, que le récit de soi rappelle sans pouvoir les réparer mais qui seront, chacune à leur façon, de puissants motifs d’écriture[30].

L’économe

Ce cadrage de l’énonciation est important pour saisir la manière dont se construit une certaine économie de la parole. La dette comme le don éclairent ainsi l’écriture de l’ursuline dont la vie racontée se substitue, sans tout à fait y parvenir, à sa présence, tandis que Dieu, ultime créancier, offre à l’orphelin Claude Martin ce qui lui a été dérobé – un père, une mère, une communauté et une éducation. En ce sens, le « retardement » ou le « défaut » pèsent sur un langage qui espère toujours, dans le récit comme dans la prière, racheter une faute et un manque qu’il continue de rappeler. Ce faisceau de relations, conjuguant temporel et spirituel, se comprend au regard de la place singulière que tient l’économie dans l’imaginaire chrétien, particulièrement néotestamentaire. Marie-José Mondzain a montré le rôle central du concept d’oikonomia pour la patristique[31]. L’économie y désigne notamment l’ordre du divin (Dieu oikonomos), le mystère de la trinité[32] et un champ propre de la parole – ce discours qui opère la médiation entre mystère divin et pratiques temporelles. Si le sacrifice, le don de soi ou le souci de pauvreté s’inscrivent dans une représentation plus générale de l’économie du salut, la demande de Claude Martin constitue bien Marie de l’Incarnation en médiatrice : le partage de ses « dispositions intérieures », des « éclatantes ténèbres[33] » du mystère, des « respirs » (C, 748) de l’âme ou « de l’oraison passive ou surnaturelle » (C, 748), la désigne en effet comme la passeuse, le témoin qui rend visible – par l’épreuve des mots et du corps – l’économie invisible du mystère. Marie-José Mondzain remarque que « l’économie est une manifestation dans l’histoire, mais n’est pas limitée par l’histoire » car, ajoute-t-elle, « [e]lle déborde toute circonstance strictement historique, pour révéler le sens de l’histoire même[34] ». La vie de l’ursuline manifeste cette incarnation historique du « divin Esprit » (R, 232)[35], ni son expérience ni son récit n’épuisant cependant la grâce du « sacré Verbe Incarné » (R, 200-201). À cet égard, Marie de l’Incarnation est bien une « économiste » ou une « économe[36] » : elle est le lieu même d’une articulation entre visible (son existence, ses épreuves) et caché (le mystère), porteuse d’une parole qui, dans son défaut même, continue de dire « l’infinie miséricorde » de Dieu[37].

C’est ce rôle que, dans un contexte cette fois plus institutionnel que mystique[38], elle joue en Nouvelle-France où elle vient prêcher la foi, dans le sillage notamment des Jésuites dont elle fait plusieurs fois mention[39]. Il s’agit pour elle de porter l’Évangile, de faire entrer les Premières Nations dans l’Alliance, c’est-à-dire, justement, dans cette économie du mystère dont chaque chrétien rappelle la vérité. Comme le suggérait Montchrestien, cette activité missionnaire est inséparable d’une politique de conquête : l’économie trinitaire, l’économie de la foi (la mission évangélique), l’économie mystique (témoignage du mystère) et l’économie des émotions (les reproches et les défauts d’affection) rencontrent une économie marchande et politique[40].

Le pays

Depuis son couvent, Marie de l’Incarnation dénombre, pèse et estime. Elle évoque ainsi l’augmentation des « Néophites » (C, 132), des âmes baptisées, parfois in extremis (C, 64, 735), les religieuses qui partent, celles qui restent, celles qui arrivent (C, 891), les étrangers qui descendent du bateau (C, 832), le nombre de Nations rejointes par les Pères et le nombre d’ecclésiastiques en mission (C, 839-842), les « cent cinquante filles » envoyées par le Roi et les mariages « par trentaines » (C, 862). Elle évoque une comptabilité propre au couvent, dont elle a la charge, les frais pour la nourriture, les vêtements (C, 97, 98), l’élévation de la « petite Maison » qui abrite les soeurs (C, 98), de même que les nécessaires emprunts (C, 415, 476) et les jeunes Françaises qui coûtent si cher à entretenir (C, 637). Elle rapporte aussi l’investissement des Français dans le commerce, l’agriculture et l’élevage (C, 476), puis, de plus en plus, la « dépense » des Français et du Roi lui-même (C, 500, 863, 873). Tout compte et tout se compte sur ce territoire qui apparaît comme l’espace d’une vaste circulation de biens, d’âmes et de personnes[41]. Sédentaire, l’ursuline dépeint un espace ligné par les échanges : échanges de prisonniers et prises de guerre (C, 379, 399, 479 passim), « moisson » d’âmes gagnées et perdues (C, 545), marchandises envoyées en France (C, 479) et importées, « triple commerce » transatlantique entre la France, les « Isles de l’Amérique » et le Québec (C, 873), transactions des Français avec les Premières Nations (C, 208, 501 passim). Dans ce vacarme des affaires, Marie de l’Incarnation se plaint d’une trop grande présence du commerce marchand, marqué par l’appât du gain. Elle déplore le « trafic des boissons de vin et d’eau de vie » par lequel les Français, après avoir enivré les Autochtones, obtiennent « leur pelletrie pour rien » (C, 863). Elle préfère les échanges qui semblent satisfaire les deux parties, lorsque « les François et les Sauvages s’aident mutuellement », que les premiers défendent les seconds, et les seconds « nourrissent les François des chairs des bêtes qu’ils prennent » (C, 760), sans mentionner toutefois que cette mutualisation est imposée par la présence et l’installation des Français. Quoique profondément dépendante de la santé commerciale de la colonie (C, 637), Marie de l’Incarnation, à l’image de la politique royale qui prévaudra dans les années 1660[42], encourage plutôt une exploitation du territoire qui suppose la sédentarisation des Français. En 1652, alors que les tensions avec les Iroquois empêchent les échanges commerciaux, elle remarque par exemple :

Quant au trafic, les traittes du côté du Sud sont presque anéanties, mais celles du Nord sont plus abondantes que jamais. Si l’on étoit exact à apporter de bonne heure les marchandises de France, en sorte que par ce retardement les Castors ne fussent point divertis ailleurs, les Marchands seroient riches. Mais au fond, tandis que les habitants s’amusent de cette traitte, ils n’avancent pas tant dans leurs affaires, que s’ils travailloient à défricher la terre, et s’attachoient au trafic de la pêche et des huilles de Loups marins et de Marsouins, et autres semblables danrées dont on commence d’introduire le commerce.

C, 479

Elle se réjouit, enfin, de l’implantation de « Manufactures » (textile, brasserie, tannerie) qui « diminueront beaucoup les grandes dépenses qu’il faut faire pour faire tout venir de France » (C, 873). De même, la découverte d’« une belle mine de plomb ou d’étain à quarante lieues au-delà de Mont-Réal » est une promesse d’enrichissement pour Jean Talon (C, 865). Tout cela favorise une installation des Français à long terme plutôt qu’un enrichissement immédiat et individuel[43].

Il est impossible de rendre compte ici de toutes les formes de l’économie politique, commerciale ou financière dont la Correspondance se fait l’écho, mais on voit à quel point ces économies innervent la représentation du « païs » que propose l’ursuline. Du grand « trafic » qui s’organise sur les rives du Saint-Laurent, elle retient à la fois une logique mercantiliste (tout ce qu’offre le territoire est source d’enrichissement pour le Royaume de France) et d’occupation par la sédentarisation et l’exploitation des ressources naturelles. Ce discours ne lui est pas propre, mais ce qui m’intéresse ici est la façon dont il permet, malgré le rêve d’une « aide mutuelle », de transformer cette partie de l’Amérique en territoire de France.

Le territoire est « riche », en effet, et les lettres célèbrent la promesse d’une abondance perdue pour le Vieux Monde, comme le faisait déjà Jacques Cartier[44]. Au Canada, raconte-t-elle par exemple à son fils en 1665, « les bleds, les légumes, et toutes sortes de grains y croissent en abondance : La terre est une terre à froment, laquelle plus on la découvre des bois, plus elle est fertile et abondante » (C, 759). Ici, « l’herbe croît haute comme des hommes, les cannes ou tuyaux de bled d’inde sont de dix, de douze et de treize pieds de hauteur » (C, 775). C’est un « Paradis terrestre » (C, 110) pour les épreuves de l’âme autant que pour les trésors de la terre. La Nouvelle-France est la rémanence d’un temps prélapsaire, ce temps qui précéda, précisément, l’expérience désormais quotidienne du manque[45]. Pourtant, malgré cette profusion si caractéristique du « Nouveau Monde », l’épistolière n’a de cesse de revenir sur ce qui y fait défaut. Dans la lettre de 1665 où elle vantait la fertilité des terres, elle ajoute :

Cette abondance néanmoins n’empêche pas qu’il n’y ait ici un grand nombre de pauvres ; et la raison est que quand une famille commence une habitation, il lui faut deux ou trois années avant que d’avoir de quoi se nourrir, sans parler du vêtement, des meubles et d’une infinité de petites choses nécessaires à l’entretien d’une maison […].

C, 759

Ce n’est qu’après plusieurs années que cette famille deviendra riche : « [I]ls vivent de leurs grains, de leurs légumes, et de leur chasse qui est abondante en hiver », puis ils « commencent à faire trafic, et de la sorte ils s’avancent peu à peu » (C, 759). On retrouve ici, comme dans la lettre de 1652, une préférence pour une économie agraire de même qu’une méfiance à l’égard d’un capitalisme commercial qui prend de l’ampleur et favorise enrichissement, bénéfice et usure, toutes choses dont l’Église reste critique[46]. « Cette petite économie » (C, 759) est exemplaire de la place que tient alors l’Amérique du Nord dans l’imaginaire français : terre de tous les possibles et pays qui manque de tout. Outre les disettes et difficultés qu’entraînent les guerres et les conflits (C, 623), les besoins des Français semblent considérables. Manque de tout (C, 109, 177), « besoin de tout » (C, 409, 415), « manque de logement » (C, 870), des « nécessitez de la vie et du vêtement » (C, 484), besoin « d’étoffes » (C, 177) : ce lexique de la carence, qui traverse toute la correspondance, contraste avec la vision par ailleurs superlative d’une terre nourricière, où le blé est toujours « plus haut » et « meilleur ». Ces deux économies, l’une de l’abondance et l’autre de la rareté ou de la pénurie, déterminent la relation qui se noue, au fil du texte, entre la France et les terres d’Amérique. Les dépenses, qui mènent les habitants, les Ursulines ou la Couronne au bord de la faillite (C, 500, 633), sont un investissement nécessaire tant le pays promet de richesses. Mais, d’un autre côté, la colonie ne peut pas survivre sans le soutien de la métropole. En septembre 1652, Marie de l’Incarnation partage son inquiétude avec une soeur : « On nous a fait voir les choses en tel état, que nous craignons que la famine ne soit en France, et que de là elle ne passe ici, puisque, s’il est ainsi, il y a sujet de craindre qu’on ne nous envoye rien l’année prochaine, ce qui mettroit le païs dans un pitoyable état » (C, 496). Elle y revient en 1660, cette fois dans une lettre à son fils :

Depuis quelques mois les Outaȣak sont venus avec un grand nombre de canots chargez de castors, ce qui relève nos Marchands de leurs pertes passées, et accommode la plus part des Habitants : car sans le commerce le païs ne vaut rien pour le temporel. Il peut se passer de la France pour le vivre ; mais il en dépend entièrement pour le vêtement, pour les outils, pour le vin, pour l’eau de vie et pour une infinité de petites commoditez, et tout cela ne nous est apporté que par le moien du trafic.

C, 631

La formule est étonnante mais elle révèle l’ambiguïté de la relation des Français au territoire. Toutes ces « petites commoditez » sont essentielles puisque, sans elles, ni les marchands ni les « habitants » ne s’installeront, privés qu’ils sont de fortune mais aussi de biens qui leur paraissent nécessaires. Ce sont ces « commoditez » qui transforment le territoire en pays habitable, c’est-à-dire en une autre France, avec ses vêtements, ses outils, ses vins, etc. Il n’y a donc de manque que dans la mesure où les Français aspirent à des biens qui sont difficilement ou peu accessibles, et c’est bien ce qui les place dans une situation de profonde dépendance : pas de « trafic », pas de « petites commoditez ». Pourtant, l’épistolière le reconnaît, le pays « peut se passer de la France pour le vivre ». N’est-ce pas ce qu’il a toujours fait jusque-là ? Ces deux affirmations, qui paraissent contradictoires, sont permises par le flou qui entoure le terme « païs », dont il est difficile de savoir à quoi il renvoie. Quel est ce « païs » qui risque de tomber dans « un pitoyable état » ? L’ursuline pense-t-elle à ces terres d’abondance, habitées depuis longtemps, qui ne manquent ni de meubles ni de vêtements et qui, de fait, ont bien vécu sans la France ? Parle-t-elle d’un autre pays, souvenir d’un paradis perdu et possibilité d’une nouvelle Alliance, qui effacera peut-être le souvenir d’une économie, spirituelle[47] et marchande, de la rareté en Europe ? D’un espace de conquête et d’établissement, quoique jamais tout à fait ce que marchands, habitants, administrateurs espèrent de lui – ni passage vers la Chine ni exacte duplication ultramarine de la France ? Pays de la promesse ou pays du manque ? Ce trouble sémantique est constant dans les lettres. Lorsqu’elle évoque les mines de plomb ou d’étain nouvellement découvertes, Marie de l’Incarnation remarque : « Je reviens encore à Monsieur [Jean] Talon : Si Dieu le fait arriver heureusement au port, il trouvera de nouveaux moiens d’enrichir le païs » (C, 865). Difficile, là encore, de savoir ce qu’est le « païs » : les rives fertiles du Saint-Laurent, la colonie en train de s’établir, la France ? Cette polysémie témoigne d’une transition à l’oeuvre dans les politiques et les imaginaires coloniaux. Le Canada passe, en effet, d’un espace et d’une culture autres à un « pays » de plus en plus perçu à l’aune de la France – qu’il en soit son reflet, son prolongement ou son bien. Dans cet entre-deux ou, plus exactement, cette conjointure de représentations, il peut être aussi bien promesse de prospérité qu’épreuve de la rareté et du besoin.

Discours et pratiques économiques contribuent ainsi à dessiner un imaginaire singulier du territoire, à la fois si fertile qu’il est une « mine » pour les Français, mais si dénudé qu’il ne peut vivre sans le roi de France. L’économie de la rareté, pourtant contraire à l’abondance promise de l’Amérique, tant agricole que financière et spirituelle, prend forme et se combine avec la crainte et l’incertitude[48] : peur de manquer, peur de la fin de l’investissement de l’État, peur des risques financiers, des menaces de guerre. Marie de l’Incarnation sait bien que l’évangélisation dépend du profit commercial des Français et de la sûreté des investissements : « La troisième chose qui retarde nos affaires », dit-elle en août 1650, « est que si le commerce manque par la continuation de la guerre, les Sauvages qui ne s’arrêtent ici que pour trafiquer, se dissiperont dans les bois, ainsi nous n’aurons plus que faire de [la] Bulle[49] n’y ayant plus rien à faire pour nous qui ne sommes ici que pour les attirer à la foy, et pour les gagner à Dieu » (C, 398). Affaires temporelles et affaires spirituelles sont inséparables. Dans tous les cas, la dépendance des Français de la colonie à l’égard de la France hexagonale fait donc du territoire occupé un « païs », prolongement, double et sujet de la France, entraînant les Autochtones dans cette logique d’inféodation. Peu importe ce que les Outaȣak apportent aux marchands, cela ne peut suffire, car le manque ou l’excès ne se calculent qu’à proportion d’un mode de vie qui est celui des Français et d’un capitalisme qui s’ancre dans les pratiques quotidiennes[50]. De ce point de vue, la hiérarchie politique et sociale qui s’instaure en Nouvelle-France entre Autochtones et Français[51] est redoublée dans les lettres par une dépendance économique dans laquelle les Français doivent moins aux Autochtones que le « païs » ne doit à la France.

Il me semble que le récit de Marie de l’Incarnation continue alors, dans l’ordre des relations coloniales, ce qu’il nouait déjà dans l’ordre des relations familiales et spirituelles. L’inépuisable et « infinie miséricorde » de Dieu peut régler, à terme, la dette maternelle et, plus largement, la faille et le vide qu’a laissés la Chute. La foi, comme le soulignait Michel de Certeau, s’inscrit dans l’espérance d’un rachat, d’un don à venir. L’expérience du dépouillement, de la pauvreté ou de l’abandon se répare dans la rencontre avec l’« infini », l’économie de la foi emportant avec elle les déficits de l’économie affective. La grâce divine, quant à elle, implique une dette insolvable : ce qui s’échange entre Dieu et les fidèles (la prière et le soin, l’espérance et le salut) ne vient jamais solder une dette immémoriale, et Marie de l’Incarnation n’est pas moins redevable à son fils que son fils ne l’est, pour toujours, à Dieu. La brièveté des économies historique et profane est réinscrite dans la temporalité « différée » et éternelle du sacré. En revanche, la représentation de la Nouvelle-France inverse la donne puisque l’expérience de l’abondance des biens et des âmes se continue dans un discours du manque et de l’incertitude qui redistribue les rôles : les Français sont moins redevables aux Autochtones que le « païs » (à la fois le territoire des Autochtones, la colonie, la Nouvelle-France, la France) ne se trouve dans une situation de dépendance et d’assujettissement à l’égard de la politique et du marché français. Cette fois, l’abondance, pourtant promesse d’un paradis perdu, est ramenée à une économie profane, terriblement humaine, celle du manque et du besoin. Dans les deux cas, Marie de l’Incarnation se met en scène en économe, non seulement parce qu’elle gère les affaires quotidiennes du couvent, mais parce que, à l’image de l’économe des Évangiles, elle possède une « puissance médiatrice[52] ». Au seuil du discours, elle fait passer la scène historique et familiale sur le plan surnaturel et divin, l’énonciation étant placée sous le signe d’une dette sacrée et millénaire. Dans le récit canadien, la promesse du paradis et de l’Alliance est, au contraire, enracinée dans l’expérience historique du manque. Ce faisant, le discours de l’ursuline participe de l’élaboration d’un récit colonial qui fait du territoire occupé un espace de richesse qu’il faut conquérir en même temps qu’un espace du manque qu’il faut sauver.

Les écrits de Marie de l’Incarnation témoignent, on le voit, de la grande diversité des discours économiques et, surtout, de la complexité de leur relation. Économie de la foi, économie spirituelle, affective ou marchande : elles opèrent tant sur le plan thématique qu’énonciatif et discursif. Plus que la polysémie du concept, ce sont les interactions entre ces différentes perspectives qui me paraissent remarquables. Car c’est bien dans le passage des dettes profanes à l’obligation sacrée, de la transaction familiale au dû littéraire, de l’abondance naturelle à la promesse eschatologique, de l’épreuve du manque à la dépendance politique que se dessinent, peu à peu, les traits d’un imaginaire colonial qui repose non pas sur l’échange mais sur la sujétion.

J’aimerais terminer en évoquant les récits oraux innus qui racontent l’arrivée des Français à Uepishtikueiau (Québec) tels qu’ils sont rapportés par Sylvie Vincent et Joséphine Bacon. Ils me paraissent importants pour au moins deux raisons. D’une part, ils rappellent que le discours colonial coexistait et continue de coexister avec d’autres discours et représentations, fort différents, sur cette période. Ils relatent, d’autre part, l’histoire d’une tromperie qui repose précisément sur l’échec d’un commerce, humain autant que marchand. En miroir des écrits de Marie de l’Incarnation, deux éléments y caractérisent, de façon tout à fait frappante, l’arrivée des Français : l’échange biaisé et la promesse non tenue. Ainsi commence l’histoire de la colonisation :

La tradition orale rapporte donc qu’il y eut entente entre les Français et les Innus. Les Innus acceptèrent que les Français descendent de leurs navires, sèment du blé et construisent un magasin, mais cette autorisation ne concernait que le site de Uepishtikueiau. En échange, les Français promettaient aux Innus qu’eux et leurs descendants auraient désormais accès à une aide alimentaire essentiellement constituée de farine de blé et qu’ils trouveraient toujours, à Uepishtikueiau, les produits manufacturés qui pourraient leur être utiles, comme les fusils.

Cependant, dit-on, les choses ne se passèrent pas exactement ainsi[53].