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Dans l’introduction à l’ouvrage qui lui a valu un étonnant succès d’édition aussi bien en France que dans le monde anglophone, l’économiste Thomas Piketty affirmait que « la question de la répartition des richesses est trop importante pour être laissée aux seuls économistes, sociologues, historiens et autres philosophes[1] ». On notera que la littérature est absente de cette énumération des spécialistes qui tendraient à monopoliser le savoir sur l’économie. Cette omission est tout à fait cohérente avec le propos de Piketty qui, avant d’énoncer cette formule aux allures programmatiques, venait de rappeler que :

[E]n l’absence de tout cadre théorique et de toute statistique représentative […] le cinéma et la littérature, en particulier le roman du xixe siècle, regorgent d’informations extrêmement précieuses sur les niveaux de vie et de fortune des différents groupes sociaux, et surtout sur la structure profonde des inégalités, leurs justifications, leurs implications dans la vie de chacun[2].

En recourant lui-même aux romans de Balzac et de Jane Austen pour illustrer ce qu’il appelle la « société patrimoniale classique[3] », Piketty joignait le geste à la parole et mettait en pratique ce que déjà, en 1995, Martha Nussbaum appelait de ses voeux dans L’art d’être juste : l’ouverture de la science économique sur « des données humaines, telles que les romans comme celui de Dickens nous les révèlent à l’imagination[4] ».

S’il faut saluer l’appel à l’ouverture de la philosophe américaine et la réponse concrète que lui apporte l’économiste français, ce recours au roman comme source de « tableaux saisissants de la répartition des richesses » (Piketty[5]) ou comme moyen de développer les facultés d’empathie du lecteur (Nussbaum) révèle un rapport un peu problématique à la littérature comme reflet du réel ou, à tout le moins, suffisamment fidèle à la réalité pour pouvoir être utile dans l’analyse économique, voire dans l’action publique. On pourrait discuter longuement de ces usages de la littérature et de la relation délicate entre réalité et fiction dans l’histoire du roman. À ce titre, il n’est pas innocent de voir Piketty souligner que les informations économiques concernent « en particulier le roman du xixe siècle » et trouver chez Nussbaum des exemples pris essentiellement chez Charles Dickens, Henry James ou E. M. Forster.

Il ne s’agit pas ici de dénigrer ce rapport à la littérature sous prétexte qu’historiens, philosophes ou économistes négligeraient la question de la « littérarité » et feraient du roman un discours comme un autre. Bien au contraire, il est heureux que des philosophes, comme plus près de nous Alain Deneault, souhaitent « reprendre l’économie aux économistes[6] », et que le roman trouve une place dans leur réflexion. On pourrait cependant regretter que la dimension discursive de la narration les intéresse trop peu et que, ce faisant, ils ont possiblement négligé un lien beaucoup plus intime qu’on le croit entre économie et fiction. Ainsi peut-être vaut-il mieux rappeler que, d’une part, le marché et l’économie sont d’abord affaires de discours et, d’autre part, que la fiction offre un cadre particulièrement propice à la mise en cause du discours économique associé à la société de marché. Pour donner à cette relation une certaine profondeur historique, il est sans doute utile de porter le regard plus loin que les canons du roman dit « réaliste » du xixe et du début du xxe siècle.

Cette plongée dans l’histoire – certains diraient la préhistoire – du roman est d’autant plus pertinente que le développement de la forme romanesque, entre la fin du xiie et le milieu du xive siècle, correspond parfaitement à la période que les historiens ont nommée la « révolution commerciale ». L’économie de marché, qui se développe à cette époque, est, à bien des égards, encore distincte du capitalisme tel que nous l’entendons aujourd’hui. Du point de vue de l’histoire économique, on peut apprécier différemment le lien entre la société de marché médiévale et le capital au xixe siècle, entre la dynamique des « économies-mondes » que Fernand Braudel voyait naître au Moyen Âge[7], ou, au contraire, le rôle limité laissé à la révolution commerciale dans la « grande transformation » qui a conduit à la construction du mythe d’un marché autorégulateur pour Karl Polanyi[8].

Je laisserai aux économistes et aux historiens de l’économie la mission d’éclairer les rapports complexes entre la révolution commerciale et la révolution industrielle ou entre mercantilisme, mondialisation et ultralibéralisme. Je me contenterai d’essayer de développer l’idée que le discours économique a des sources clairement identifiables dans la littérature médiévale. Si ce que désignent les termes « bourgeoisie », « capital » et même « usure » varie considérablement entre le xiie siècle et aujourd’hui, leur fréquence accrue et leurs nouvelles valeurs d’emploi au Moyen Âge méritent notre attention. Ce qu’ont dit les contemporains d’une économie en profonde transformation permet à la fois de saisir comment se met en place un nouveau lexique économique et quelle résistance on a tenté de lui opposer. Surtout – et c’est là où l’histoire du roman peut apprendre quelque chose de l’histoire économique et à l’histoire économique –, la place de la fiction dans l’essor d’une économie monétaire n’est peut-être pas qu’une coïncidence chronologique avec l’expansion du genre romanesque et d’autres formes de fictions narratives entre le xiie et la fin du xiiie siècle[9].

Une affaire de discours

Que la société de marché soit d’abord une affaire de discours ne devrait étonner personne, dès lors qu’on se souvient que l’étymon latin merx, à l’origine de la famille des termes mercator, « marchant » (issu d’une forme populaire omercatantem), mercatus, « marché », mercor, « acheter », mais aussi mercenarius, « mercenaire », est également associée au nom du dieu latin Mercurius, dieu du commerce, de l’éloquence… et des voleurs. Son culte s’est répandu dans toute la Gaule après la conquête romaine, avec les mêmes attributs, notamment l’art de manier le discours pour mieux transiger. L’image de ce Mercure communicateur reste d’ailleurs vive bien au-delà du Moyen Âge et on la retrouve dans les titres de nombreux journaux au moment où se développe la presse périodique, aussi bien en Angleterre (avec le Mercurius Politicus puis le London Mercury) qu’en France (Le Mercure Galant, Le Mercure du xixe siècle) et au Québec (Quebec Mercury).

La zone d’expansion linguistique des mots issus de la racine merx pour désigner le marché est d’ailleurs assez considérable. À date ancienne pour une partie importante de l’Europe, puis sous l’influence des langues coloniales ailleurs dans le monde, les termes issus de cet étymon s’imposent pour désigner d’abord le lieu des échanges (dans tous les sens du terme), puis les négociations elles-mêmes jusqu’à la convention qui lie deux parties. D’autres termes de lieux d’échanges commerciaux ont de larges aires d’usage : le persan bazar, l’arabe souk, le germanique Ring (« l’enceinte », à l’origine des formes du type rynok), ou le vieux slave trugu (« marché au grain », à la source des formes des langues baltes, serbo-croate, tchèque et slovaque). La particularité de la forme marché, qui finira par trouver aussi des dérivés dans des langues aussi éloignées que le japonais, le coréen, le bengali ou l’hindi, est d’incarner, à travers la figure de Mercure, la double dimension commerciale et rhétorique associée au marché : un marché peut être conclu aussi bien sur un échange de biens que sur un échange de mots.

Dès lors, il n’est peut-être pas si étonnant de constater que les attestations les plus fréquentes du terme économie en latin (oeconomia) concernent non pas l’administration d’un patrimoine mais bien la distribution équilibrée des éléments, en architecture comme chez Vitruve ou, plus souvent encore, dans un texte. En effet, quand Quintilien dit reprendre à Hermagoras le terme grec d’oeconomia, il renvoie, précise-t-il, à l’usage métaphorique qu’en fait le rhéteur grec pour parler de l’organisation du discours[10]. En latin, l’économie renvoie ainsi à l’éloquence : elle relève de l’art de la composition et de la faculté de gérer, précisément dans l’organisation d’un discours. Mieux encore, dans les arts rhétoriques transmis sous le nom du rhéteur grec Aelius Aristide, contemporain des empereurs Hadrien et Marc-Aurèle, et représentatif de ce que l’on a appelé la « seconde sophistique », on trouve le syntagme « économie du discours » (Οἰκονομία δὲ λόγου) clairement associé à ce qui est attendu d’un énoncé :

Οἰκονομία δὲ λόγου ἐφ’ ἅπαντι <ἐστιν> ἡ ἁρμόζουσα τάξις καὶ ἡ προσδοκία τῶν λεγομένων καὶ τὸ ἐξηρτῆσθαι ἀλλήλων τὰ νοήματα καὶ τὰ ἐπιχειρήματα <τὰ> ἐχόμενα τοῦ ὑποκειμένου[11].

Donat, auteur de la grammaire qui dominera pendant tout le Moyen Âge – et même au-delà –, utilise également la notion rhétorique d’économie en lien avec la question de la vraisemblance. Dans une scolie à l’Eunuque de Térence, l’économie du texte est présentée comme un moyen d’assurer la vraisemblance d’un comportement au théâtre :

siqvidem me amaret tvm istvc prodesset gnatho hic uersiculus personam militis et Gnathonis continens pro oeconomia inducitur, qua uerisimile fit facile militem ferre posse anteponi sibi Phaedriam, qui se semper intellexerit non amari. nam si hoc tollas, aut excludendus est Phaedria aut ex dolore militis in hac fabula fit exitus tragicus[12].

L’oeconomia relève ici de la disposition textuelle en lien direct avec la question de la vraisemblance, entendue comme ce qui est le plus susceptible de se produire. Loin d’être exceptionnel, cet usage rhétorique du terme oeconomia, en latin classique et encore en latin tardif, est le plus courant au moins jusqu’en latin chrétien où se développe, notamment avec Tertullien, l’idée d’une « économie du salut[13] ».

Le sens, bien attesté en grec depuis le pseudo-Aristote et jusque dans les écrits pauliniens, d’« administration d’une maison » pour οικονομία se répand d’abord en latin ecclésiastique à travers le substantif ooeconomus pour renvoyer à des fonctions administratives au sein de l’Église. Au viie siècle, avec Isidore de Séville, on voit apparaître en latin l’oeconomia, associée à la bonne gestion du trésor et des richesses octroyées par Dieu. Dès lors, l’économie sera de plus en plus affaire d’argent et de gestion, notamment avec l’essor d’une économie monétaire après l’an mil. Malgré ce sens nouveau – et aujourd’hui écrasant – donné à l’économie, les auteurs médiévaux, notamment ceux qui contribuent au développement d’autres formes de discours au moment même où la société se transforme en « société de marché », semblent n’avoir jamais oublié que l’économie est d’abord une affaire de mots. À commencer par le plus illustre représentant de la forme nouvelle qui a pris le nom de la langue vulgaire : Chrétien de Troyes, pour qui le roman est aussi l’occasion de mettre en cause le nouveau modèle économique qui tend à s’imposer dans un monde où la ville le dispute à la cour dans la définition des nouveaux lieux de pouvoir.

Le capital au xiie siècle

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici que les historiens de l’économie situent entre le milieu du xiie et le début du xive siècle et, plus précisément encore entre 1160 et 1330, une période de croissance économique à l’origine de ce qu’ils ont qualifié de « révolution commerciale[14] ». Des progrès agricoles entre la fin de l’Antiquité et l’époque carolingienne et le redéploiement, à la même époque, des échanges commerciaux en Méditerranée et en Europe du Nord permettent de relativiser l’idée d’un passage soudain d’une économie stagnante à une économie florissante après le tournant de l’an mil[15]. Il n’en demeure pas moins qu’une croissance démographique soutenue entre la fin du xie et le début du xive siècle, des innovations techniques, qui favorisent la régénération des terres cultivables et le transport des marchandises, comme la découverte et l’exploitation de nouvelles mines d’argent ont favorisé la croissance, la productivité et le développement d’une économie monétaire.

La densification du réseau urbain après l’an mil, conséquence de la croissance démographique, puis la sédentarisation des marchands chargés de vendre les surplus agricoles dans ces villes nouvelles, contribuent fortement à transformer le rapport à l’argent. Les travaux de Jacques Le Goff ont bien montré comment on passe du xiie au xiiie siècle de la ferme condamnation de l’usure à une indulgence affichée, qui participe certainement de ce qu’il a appelé « la naissance du Purgatoire », ce troisième lieu, entre l’Enfer et le Paradis, permettant notamment le salut de l’usurier[16]. Si la condamnation de l’usure vient toujours ponctuer les canons des conciles entre 1139 et 1311, l’Église développe, particulièrement à travers la pensée franciscaine – ce qu’ont bien montré les différents travaux de Giacomo Todeschini –, la valorisation du marchand, qui sait faire fructifier un capital, en opposition à l’aristocrate, propriétaire foncier qui thésaurise et ne fait pas bénéficier la communauté urbaine de sa richesse stérile[17].

Les premiers auteurs à explorer une forme narrative nouvelle en langue vernaculaire et en couplets d’octosyllabes, ceux qui partageront bientôt avec les traducteurs le titre de « romanciers » avec leurs histoires inventées, sont parfaitement contemporains de ces discours contradictoires qui s’affrontent autour de l’usure, du capital et des intérêts, privés et publics. Parmi eux, Chrétien de Troyes tient une place singulière. Dès son premier roman, Érec et Énide, et dès l’ouverture, le familier des comtes de Champagne expose les renversements que la nouvelle économie a induits dans la société féodale. L’aventure est lancée par une chasse au Blanc Cerf, dont le caractère coutumier est souligné au sein même du récit. L’épreuve doit permettre d’élire la plus belle dame de la cour, qui recevra un baiser de celui qui aura réussi à tuer la bête. Mais la séquence attendue est contrariée par l’irruption d’un nain qui fouette une jeune fille, avant de cravacher Érec, un chevalier de la Table Ronde qui avait tenté de s’interposer entre le nain et la suivante maltraitée.

Lancé à la poursuite du nain, Érec est conduit jusqu’à un bourg fortifié qui se signale par son activité et par sa richesse[18]. Ce dynamisme économique est immédiatement mis en opposition avec la pauvreté de la cour d’un vavasseur – littéralement le vassal du vassal, titre le moins prestigieux de la hiérarchie féodale – qui offrira l’hospitalité à Érec :

Un petit est avant alez

Il s’est alors avancé un peu plus loin,

Et vit gesir sor uns degrez

lorsqu’il aperçut, appuyé sur les marches d’un escalier,

Un vavasor auques de jorz,

un vavasseur d’un certain âge,

Mait mout estoit povre sa corz.

mais la cour de sa maison était très pauvre[19].

L’opposition entre la prospérité du bourg et l’indigence de la cour s’incarne dans l’apparition d’Énide, future épouse d’Érec dont la beauté rayonne à travers les haillons qui l’habillent[20]. Plus subtilement encore, alors que les dames du bourg étaient présentées dans leurs chambres occupées à se parer (« Les dames es chambres s’atillent », v. 360), la fille du vavasseur sort, elle, d’un atelier où elle était au travail avec sa mère :

Li vavasors sa fame apele,

Le vavasseur appelle sa femme

Et sa fille qui mout ert bele,

et sa fille qui était très belle ;

Qui en un ovreour ovroient,

elles travaillaient dans un atelier,

Mais ne sai quel oevre fesoient.

mais je ne sais ce qu’elles y fabriquaient[21].

Le polyptote autour des dérivés d’opus (« ovreour », « ovroient » et « oevre ») met en évidence l’association contradictoire de ces personnes bien nées avec le travail, le lieu où elles l’exécutent (l’atelier) et le résultat de leur labeur (l’oeuvre). Le doute que laisse planer le narrateur sur la nature de cet ouvrage ne fait que souligner l’incongruité de la position de ces femmes de petite noblesse qui sortent de l’atelier alors que la chambre des dames est devenue l’apanage du bourg.

Le même terme est repris par Chrétien de Troyes quelques années plus tard dans Le Chevalier au Lion au moment où Yvain découvre, dans le château de la Pire Aventure, un atelier où trois cents jeunes filles sont occupées à « dyverses oevres », notamment à « ouvr[er] » « [d]e fil d’or et de soie », « [c]hascune au mix qu’ele savoit[22] ». La richesse de leur ouvrage contraste avec la pauvreté dont témoignent leurs haillons et qui, à l’instar de la robe d’Énide, laissent entrevoir des corps décharnés. Mais le passage le plus étonnant, et qui a beaucoup occupé la critique pendant tout le xxe siècle[23], concerne la rémunération dont se plaignent les tisserandes :

Que ja de l’oevre de ses mains

[C]ar jamais, du travail de ses mains,

N’ara chascune pour son vivre

aucune d’entre nous n’aura pour sa subsistance

Que .iiii. deniers de la livre.

plus de quatre deniers de la livre.

Et de che ne porrons nous pas

Et avec ceci, nous ne pourrons

Assés avoir viande et dras,

avoir en suffisance ni nourriture ni vêtements,

Car qui gaaigne la semaine

car même celle qui, dans la semaine, rapporte à notre exploiteur

Vint sols n’est mie hors de paine.

vingt sous n’est point protégée contre la misère.

Et bien sachiés vous a estrous

Et sachez bien, n’ayez pas de doute,

Quë il n’i a chele de nous

qu’il n’y a pas une seule d’entre nous

Qui ne gaaint .xx. sols ou plus :

qui ne rapporte vingt sous, ou plus :

De che seroit riches uns dus !

avec cette somme, même un duc serait riche ![24]

L’irruption de calculs salariaux surprend au sein d’un roman qui fait une place significative au merveilleux jusque dans cet épisode où ceux qui forcent les jeunes filles à l’ouvrage sont présentés comme « .ii. fix de diable » nés d’une femme et d’un netun. L’« effet de réel », aussi problématique qu’inattendu, passe pourtant par une appréciation parfaitement rationnelle – et chiffrée – de la distinction entre ce que reçoivent les ouvrières (quatre deniers) et ce qu’elles rapportent (vingt sous). Cette somme, qui revient à des monstres sans noblesse, suffirait à assurer le train de vie d’un duc, précise encore la porte-parole des jeunes filles exploitées.

Le terme d’exploitation rend bien compte de l’iniquité exposée par la représentante des trois cents ouvrières, qui la résume dans une formule sans équivoque :

Et nous sommes en grant poverte,

Tandis que nous vivons en grande pauvreté,

S’est riches de nostre deserte

voilà que s’enrichit de notre produit

Chil pour qui nous nous traveillons.

celui pour qui nous nous tuons à la tâche[25].

Le profit engrangé en une semaine (les vingt sous gagnés par les captives) est accaparé par ceux pour qui elles travaillent. Les quatre deniers qu’elles reçoivent correspondent en effet à 16 % du profit gagné grâce à leur travail[26] : près de 84 % servent donc à enrichir les démons. Yvain, ou plus exactement son lion, vaincra les fils du netun et mettra fin à cette mauvaise coutume. Les demoiselles retrouveront alors la liberté, ce qui se traduit aussitôt pour elles en un sentiment de richesse, sans égard pour leur allure dépenaillée :

Et [Yvain] s’en a devant lui menees

[E]n plus, il a emmené avec lui

Les chaitives desprisonnees

les prisonnières, libérées,

Que li sires li a baillies

que le seigneur lui a remises,

Povres et mal appareillies ;

pauvres et mal habillées :

Mais or sont riches, ce lor samble.

mais à présent elles sont riches, à ce qu’il leur semble[27].

La victoire sur les démons rétablit l’ordre des choses et permet de poser que la vraie richesse tient au statut d’homme ou de femme libre plus qu’aux livres sonnantes et trébuchantes qu’un diable peut accumuler en asservissant d’autres humains.

À des degrés divers, les médiévistes ont vu dans ce passage une dénonciation par Chrétien de Troyes des effets pervers de la première industrialisation des ateliers de tissage champenois dont il aurait été témoin. L’exploitation de la main-d’oeuvre, et particulièrement de la main-d’oeuvre féminine, a contribué à isoler ce passage au point de négliger d’autres échos plus subtils d’une critique de la nouvelle économie qui se trouvent ailleurs dans le même roman. Par exemple, il est assez remarquable que, après le combat au cours duquel Gauvain a affronté Yvain pour trancher une querelle d’héritage entre deux soeurs, Gauvain, le neveu d’Arthur, ait recours au vocabulaire économique pour décrire l’affrontement :

Se je vous ai presté du mien

Si je vous ai prêté du mien,

Bien m’en avés rendu le conte

vous m’en avez rendu le compte,

Et du chatel et de la monte,

pour ce qui est du capital et de l’intérêt,

Que larges estïés du rendre

car vous étiez plus généreux à rendre

Plus que je n’estoie du prendre.

que je ne l’étais à prendre[28].

Chrétien de Troyes introduit dans la scène attendue du combat chevaleresque les termes qui renvoient au grand débat qui anime ses contemporains au sujet du prêt à intérêt. Yvain a rendu à Gauvain, représentant de la vieille culture courtoise, « le capital et les intérêts », plus exactement « la monte », c’est-à-dire l’accroissement du capital rendu au prêteur.

Dans un roman précédent, Cligès[29], Chrétien de Troyes avait utilisé le même champ lexical pour décrire l’affrontement entre le duc de Saxe qui cherchait à récupérer sa promise, Fénice, et le héros éponyme, défendant celle qu’il aimait en secret :

Chascuns a boenne volenté

Ils ont chacun à coeur

De rendre quanque il acroit,

de vite rendre ce qu’on leur prête.

Ne cist ne cil ne se recroit

Ni l’un ni l’autre ne se lasse

Que tout sanz conte et sanz mesure

de rendre sans compter ni mesurer

Ne rende chetel et usure

capital et intérêts

Li uns a l’autre sanz respit.

à l’adversaire et sans tarder[30].

Cette première mise en relation d’un duel entre chevaliers et du prêt à intérêt était peut-être encore plus explicite avec l’emploi à la rime du terme « usure ». La prise d’intérêts sur un prêt est ainsi présentée par le narrateur comme une réalité qui contraste avec les formules attendues (notamment sur le modèle épique) pour rendre compte des différentes étapes du combat singulier à la lance, puis à l’épée.

Les références au prêt à intérêt – intégrées de manière apparemment assez détachée à la voix narrative dans Cligès, ou au discours direct dans la bouche du parangon de la chevalerie arthurienne dans Le Chevalier au Lion – trouvent une résonance particulière dans le contexte parfaitement contemporain des débats qui aboutiront à la formulation du canon 25 du Troisième Concile de Latran, en 1179. On y déplore justement le fait que l’usure soit devenue une affaire comme les autres, ce qui amène l’Église à condamner fermement à l’excommunication tous les « usuriers notoires » :

Quia in omnibus fere locis crimen usurarum ita inolevit, ut multi aliis negotiis praetermissis quasi licite usuras exerceant, et qualiter utriusque Testamenti pagina condemnentur nequaquam attendant, ideo constituimus, ut usurarii manifesti nec ad communionem admittantur altaris nec christianam, si in hoc peccato decesserint, accipiant sepulturam, sed nec eorum oblationem quisquam accipiat. Qui autem acceperit aut eos christianae tradiderit sepulturae, et ea quae acceperit reddere compellatur et, donec ad arbitrium sui episcopi satisfaciat, ab officii sui maneat exsecutione suspensus[31].

Dans ce contexte de méfiance généralisée à l’égard des usuriers, le discours économique contamine le récit jusque dans la description de l’affrontement chevaleresque.

Chez Chrétien de Troyes, même le discours amoureux n’est pas à l’abri des détournements économiques. Au terme du roman, quand Yvain s’apprête à renouer avec sa dame grâce à l’intervention de Lunete, cette dernière inscrit aussi son intervention dans une logique d’endettement :

Se jë ai fet ce que ge dui,

Si j’ai fait mon devoir,

Si m’en devez tel gré savoir

vous devez avoir pour moi la même gratitude

Com celui qui autrui avoir

que vous auriez envers celui qui emprunte le bien

Emprunte, puis si li repaie.

d’un autre, et qui le lui rend ensuite.

Encor ne cuit que ge vos aie

Et encore, je ne crois pas vous avoir

Rendu ce que ge vos devoie.

rendu ce dont je vous étais redevable.

– Si avez fet, se Dex me voie,

– Que si, vous l’avez bien rendu, Dieu m’en soit témoin,

Et plus encore, a .vc. droiz !

et plus encore, cinq cents fois autant ![32]

Dans ce monde en mutation, la logique n’est plus celle du don et du contre-don. Elle concerne non pas l’être de celui qui prête (sa largesse, indissociable de l’éthos courtois) mais son avoir. Surtout, payer sa dette, ce n’est pas simplement rendre ce que l’on doit, mais plus encore rembourser avec intérêts. L’ampleur de cette redevance varie d’ailleurs dans les manuscrits jusqu’à cinq cent mille et même sept cent mille fois. Dans ce monde où tout a un coût, même la réconciliation d’un chevalier avec sa dame peut prendre la forme d’une transaction quantifiable.

Capitaliser sur la mort

La marchandisation de l’amour s’exprime de manière encore plus nette dans quelques versions médiévales d’un récit dont les origines peuvent être rapprochées du conte type AT 1537, The Corpse Killed Five Times, suivant la classification d’Aarne et Thomson[33]. La situation initiale de ce récit, qui conduit un couple à se débarrasser rapidement de nombreux cadavres, repose assez souvent sur une équivoque amoureuse. Dans plusieurs cas, elle prend même explicitement la forme d’amours tarifées[34]. Ainsi, dans le fabliau Estormi, les personnages à l’origine du triple meurtre sont présentés dès les premiers vers comme des riches devenus pauvres[35]. Dans ce contexte, où le statut social des personnages s’exprime moins en fonction du rang que du capital accumulé puis perdu, l’intérêt de trois prêtres de la région pour la dame se traduit en promesses de paiements :

Por ce li promistrent avoir,

Aussi lui promirent-ils,

Je cuit, plus de quatre vinz livres :

je crois, plus de quatre-vingts livres.

Ainsi le tesmoingne li livres.

C’est ce qu’attestent le livre

Et la matere le raconte

et l’histoire qui raconte

Si com cil furent a grant honte

comment ils furent couverts de honte

Livré par lor maleürtez[.]

par leur malheureuse méchanceté[36].

Le doute du narrateur sur la valeur de la transaction est contrebalancé par la rime équivoque autour de « livre », « la monnaie », et « livre », « l’ouvrage de référence ». À cette opposition formelle et appuyée entre la valeur d’un écrit et le poids d’une monnaie, il faut ajouter le résumé de la substance du récit (« la matere ») où le verbe « livrer », mis en évidence par l’enjambement, s’ajoute à l’antanaclase. L’expression ainsi scindée, « a grant honte / livré », signifie notamment « remettre à une autorité, à une institution ce que l’on doit comme redevance, amende (argent, blé, avoine, foin, etc.)[37] ». Elle indique que l’échange se fera ici au détriment des prêtres lubriques qui paieront par le déshonneur, et même par la mort, leur attachement à la chair pour laquelle ils sont prêts à détourner de l’argent.

Au prêtre, qui joue de l’ambivalence associée à l’invocation d’un saint local (saint Amant, v. 105) pour déclarer à la dame la persistance de son désir pour elle, celle-ci réplique en exigeant de recevoir la « queilloite » (v. 108), terme qui renvoie spécifiquement à la collecte d’aumônes. L’enjeu, dans ce fabliau, n’est pas tant l’association de l’amour et de l’argent, mais bien la convoitise de prêtres trop riches pour la femme de leur prochain. Certes, l’épilogue rappelle qu’une bonne épouse préférerait se laisser trancher la gorge plutôt que de s’offrir pour de l’argent, mais ce n’est pas tant la transaction qui est décriée par le fabliau que la nature de ceux qui s’y prêtent. Dans ce récit, le bordel fait d’ailleurs pleinement partie de l’espace quotidien, au même titre que la taverne ; c’est là où, sans états d’âme, le mari croit trouver son neveu, avant de le rejoindre finalement à la taverne en train de perdre cinq sous dans un jeu de dés. Dans ce contexte, la tarification de l’amour n’est condamnable que dans la perspective plus large d’une mise en cause d’un univers où tout se transige et où les inégalités se creusent entre ceux qui possèdent et ceux qui perdent. L’épouse convoitée par les prêtres justifie précisément son stratagème par l’opposition entre la pauvreté qui les tourmente, elle et son mari, et l’abondance dans laquelle vivent les riches prélats (v. 52-63).

Le récit se construit par ailleurs sur une duplication de ce rapport de force fondé sur l’argent à travers la figure d’Estormi, le neveu qui permettra aux époux de se débarrasser des cadavres, et qui fait remarquer à son oncle qu’il ne faisait pas appel à lui à l’époque où il vivait dans la richesse. La véritable conclusion du récit, après les commentaires sur l’épouse et sur les prêtres, porte sur cette perversion des rapports humains, plus précisément au sein de la famille, à partir du prisme de la richesse et de la pauvreté :

Mes on ne doit pas, ce me samble,

Quoi qu’il en soit, on ne doit pas, à mon avis,

Avoir por nule povreté

mépriser un parent modeste,

Son petit parent en viuté[.]

si pauvre soit-il […][38].

Ce monde où tout se négocie, où le bien n’est plus une valeur morale mais un synonyme de capital, entraîne non seulement une mise à mal de l’idéal chevaleresque et courtois, il s’insinue aussi dans la ville et au sein même des familles.

Le même conte type fait une place encore plus nette à la littérature dans d’autres versions médiévales, comme dans le fabliau Les Trois Boçus[39]. Dans ce cas, à l’origine du récit, on ne trouve pas des riches devenus pauvres, mais plutôt une inégalité au sein du couple constitué d’un bossu très riche et très laid qui, grâce aux biens qu’il a accumulés, réussit à épouser une femme très belle mais moins nantie. À la laideur – longuement décrite – du bossu s’ajoute la jalousie, qui le pousse à garder la belle en captivité avec pour seule brèche la cupidité du mari, n’ouvrant sa porte qu’à ceux qui veulent acheter ou emprunter (v. 56-59). Une nuit de Noël, il accueille ainsi des ménestrels qui l’abordent en faisant valoir une certaine familiarité, puisqu’ils sont eux-mêmes bossus. Le récit précise qu’il s’agit bien là d’une transaction : le divertissement que les chanteurs doivent donner après le repas vaut à « [c]hascun vint sous de parisis » (v. 82). La belle, qui a pris goût à la musique des ménestrels, les fait revenir auprès d’elle en l’absence de son mari.

Le retour inopiné du jaloux la pousse à cacher les trois chanteurs infirmes dans trois coffres. Le choix du vocabulaire a posé ici certaines difficultés aux différents traducteurs en français moderne. Il est en effet question d’un « chaaliz » qu’on transporte près du foyer et où se trouvent trois « escrins ». Le terme « chaaliz », qui peut désigner la charpente d’un lit, semble plutôt renvoyer ici à un usage propre au monde du commerce, attesté par exemple dans les documents de taxation des foires de Chalon-sur-Saône[40], où il signifie vraisemblablement, comme l’a proposé Pierre Gardette, « un brancard sur lequel on apportait les étoffes à vendre[41] ». Les bossus, qui meurent cachés dans les écrins, sont ainsi encore plus finement associés au monde de l’échange commercial par le lieu où ils poussent leur dernier soupir.

Qui plus est, leurs cadavres sont l’occasion d’une nouvelle transaction parfaitement explicite puisque la dame promet à un porteur « [t]rente livres de bons deniers » (v. 142) s’il la débarrasse du corps du délit[42]. Or la belle se révèle une fine négociatrice puisqu’elle ne paie finalement que trente livres pour un service rendu trois fois, car le pauvre porteur, ignorant le triple homicide, retrouve le cadavre d’un autre bossu chaque fois qu’il revient sur ses pas pour se faire payer. Il y a, dans ces récits, une véritable capitalisation du cadavre : l’épouse du bossu fait déplacer trois cadavres pour le prix d’un, tandis que la tante d’Estormi a trouvé dans la multiplication des cadavres l’occasion de recouvrer un capital perdu.

D’autres fabliaux ont été rapprochés du même conte type, mais sans pourtant multiplier les cadavres : Le Sacristain (dont on connaît trois versions légèrement différentes) et Le Prestre comporté ne comptent qu’un seul cadavre, celui du clerc amoureux, qui revient continuellement hanter le couple à l’origine du meurtre[43]. Dans Le Sacristain, l’amour entre le clerc et la femme ne fait pas l’objet d’une transaction, mais il est tout de même la cause de son assassinat par le mari. Dans Le Prestre comporté, il s’agit d’un amour partagé entre la bourgeoise et le prêtre, qui est alors victime d’un mari cocu. Dans tous les cas, la volonté de se débarrasser du cadavre par souci de ne pas être accusé de meurtre est l’occasion de le déplacer dans des endroits incongrus (sur les latrines de l’abbaye d’où vient le moine luxurieux, dans un tas de fumier où un jambon était caché, ou sur un poulain sauvage qui s’élance à vive allure vers l’abbaye d’origine du sacristain). Malgré des différences dans l’organisation du récit entre les trois versions du Sacristain et Le Prestre comporté, dans tous les cas le cadavre se substitue à un moment ou à un autre à un jambon ou, plus exactement pour reprendre les termes de l’ancien français, à un bacon.

Au Moyen Âge, le « bacon » est le jambon salé qui peut être conservé pendant plusieurs mois. Il devient rapidement un signe de richesse et un objet de convoitise. Le riche a « du bacon » (au Québec, c’est toujours vrai), comme il peut avoir du blé, du foin, de l’avoine, comme dans Le Prestre comporté, ou même de l’oseille, de même qu’il peut, à l’inverse, ne pas avoir un radis. Dès l’époque carolingienne, la tranche de bacon est d’ailleurs précisément une monnaie d’échange en nature ; la « fliche » désignait une redevance payée en flèches de lard. On trouve encore cette forme de taxation à la Chambre des comptes de Paris au moins jusqu’en 1322. La transformation du moine mort en bacon se révèle ainsi une transaction particulièrement avantageuse. Mieux encore, dans les trois versions du Sacristain, cet échange profite directement aux assassins. Très clairement, dans ce cas, le crime a payé.

Dans tous ces textes du xiiie siècle, la situation de départ contribue à ancrer le récit dans le contexte de la nouvelle économie monétaire alors en pleine expansion. La question des échanges, des dettes et de la cupidité définit les protagonistes de tous ces textes. Dans la deuxième version du Sacristain, la profession du mari meurtrier est indiquée : il est changeur, c’est-à-dire qu’il a le pouvoir de transformer une monnaie en une autre devise. Dans cette même version, le narrateur précise également que le sacristain est le trésorier de l’abbaye et, à ce titre, responsable des richesses considérables de la communauté. Cet environnement marqué par la place de l’argent dans la vie des personnages principaux (l’assassin et l’assassiné) a même contaminé un personnage secondaire, le métayer, chez qui on cache d’abord le cadavre, et qui devient, dans une variante d’un des manuscrits, un « monnayeur[44] », l’ouvrier qui travaille à la frappe de la monnaie.

Les deux autres versions (Le Sacristain I et Le Sacristain III), sans préciser l’occupation du mari, insistent sur la richesse qui le définit au départ, alors que dans Le Prestre comporté, le récit s’ouvre plutôt sur le prêtre, présenté comme luxurieux et cupide, préoccupé surtout de réclamer sa dîme. Dans toutes les versions du Sacristain, la conversion du religieux au culte de l’argent passe par la description des extorsions qu’il est prêt à commettre pour satisfaire sa maîtresse. Il va jusqu’à récupérer les offrandes des fidèles, voire, dans la troisième version du Sacristain, des calices d’or et d’argent, et même les bijoux qui ornent le crucifix du maître-autel. Tout cela, dans l’espoir de satisfaire son désir pour la belle bourgeoise. Le Sacristain II fait ainsi rimer la « drue » (c’est-à-dire la maîtresse) avec « chier vendue » (v. 305-306), illustrant bien le rabaissement du vocabulaire de l’amour courtois au niveau de l’amour vénal.

La nouvelle pastorale de la peur, dont nos fabliaux prennent le contrepied, participe par ailleurs de la réorganisation de l’au-delà à travers l’élaboration d’un lieu intermédiaire entre l’Enfer et le Paradis : le Purgatoire, dont Jacques Le Goff a bien montré que l’essor était lié aux transformations sociales et économiques des xiie et xiiie siècles[45]. Le cadavre qui vient hanter ses assassins (avec le motif du retour du corps mort à la porte de la belle bourgeoise) s’inscrit dans cette autre logique économique, celle qui lie désormais les vivants et les morts dans une forme de marché, les premiers pouvant racheter, par leurs prières, mais aussi littéralement par leurs offrandes sonnantes et trébuchantes, le temps passé par les seconds au Purgatoire. La prolifération des histoires de revenants à la même époque, qui contribue également à la pastorale de la peur, est bien une conséquence de cette nouvelle logique transactionnelle : à travers la figure du revenant, le mort fait retour pour demander au vivant de le racheter.

Les fabliaux construits sur le parcours d’un cadavre, qui se multiplient autour de 1250, sont des vecteurs ironiques des discours économiques et théologiques produits par la reconfiguration parallèle de l’espace social et de l’au-delà. La nouvelle logique transactionnelle prédominante veut que tout soit échangeable (une monnaie, quand un denier devient une maille, ou un corps mort, quand un cadavre devient un jambon). Tout peut faire l’objet de transactions, y compris la vie après la mort. Plus encore, ce monde où est mise à mal l’opposition entre les vivants et les morts, entre le sacré et le profane, se révèle, dans les fabliaux, sans transcendance ni morale. À la fin, le changeur meurtrier a gardé sa femme, récupéré son argent et gagné un cochon.

La feinte, le temps et l’argent

Dès les premières années du xiiie siècle, une branche singulière du Roman de Renart donne une véritable leçon de capitalisme en faisant dialoguer des hommes et des bêtes. Cette branche (qui porte le numéro IX dans l’édition Martin[46] et le numéro X dans celle de Roques[47]) commence par un prologue qui insiste sur l’importance de la foi prêtée au conteur, tout en jouant de la relation ambiguë entre le narrateur et son personnage « qui set molt de force et de guile[48] ». L’auteur de la branche reprend ici l’argument d’un récit tiré de la Disciplina clericalis, recueil d’exempla rédigé vers 1110 par un Juif converti de la cour d’Aragon, Pierre Alphonse, qui contribuera à alimenter les sermonnaires médiévaux aussi bien que la littérature profane. L’auteur de notre branche, identifié par le texte à un prêtre de la Croix-en-Brie, reprend donc la situation initiale du conte XXIII de la Disciplina clericalis où un paysan maudit la lenteur de ses boeufs qu’il voue à la gueule du loup. Ce dernier ayant entendu la malédiction viendra réclamer son dû au vilain décontenancé. Le Roman de Renart substitue l’ours Brun au loup anonyme du texte latin et développe le rôle du goupil, déjà présent chez Pierre Alphonse, mais qui joue ici de la menace et de la feinte pour arriver à ses fins.

Plus encore, la branche du Roman de Renart procède à un ancrage sociohistorique précis dès les premiers vers. Le personnage de départ n’est plus simplement un « laboureur » (aratore), comme dans l’exemplum latin, mais un vilain dont la richesse dépasse celle de Constant des Noes, personnage de l’une des plus anciennes branches du roman, dans laquelle il était présenté comme un seigneur bien nanti (« uns vilains qui mout iert garniz[49] »). Dans son propre discours, le vilain insiste sur la rapidité avec laquelle il a accumulé ce capital, qui se compte en têtes de bétail (forme sous laquelle survit d’ailleurs le continuateur médiéval de capitalis, chetel, refait en cheptel), mais aussi en bonne monnaie, ici plus de cent livres amassées en dix ans. Dans ce monde où la richesse d’un vilain peut dépasser celle d’un seigneur, le nouveau pouvoir économique menace l’ordre féodal, mais dans l’univers (clérical) du récit, un certain ordre est cependant rétabli quand, à la fin, Renart, dont la maîtrise du discours et de la « guile » le rapproche de l’art du conteur, devient le seigneur du vilain (v. 11246-11247).

Renart et le paysan évoluent dans un monde où tout se monnaie : les boeufs (v. 9303-9312) comme la gorge du goupil (v. 10349-10350), et où l’on peut littéralement capitaliser sur une promesse. C’est d’ailleurs en ces termes que s’exprime l’ours Brun, qui a entendu le paysan maudire son boeuf devenu moins productif et qui est bien décidé à lui faire payer le prix de ses paroles :

Or puisse li vilains savoir

Puisse maintenant le paysan savoir

que je vorai le buef avoir,

que je veux avoir le boeuf,

que je tieng promese a chatel.

car, pour moi, chose promise, chose due ![50]

Le texte réitère non seulement la valeur performative de la malédiction, mais, mieux encore, la promesse qui se traduit ici en « chatel », littéralement en capital ou, plus exactement dans le contexte, en bien matériel et monnayable.

Le dialogue entre l’ours et le paysan s’articule d’emblée autour de la question de la valeur de la parole, en particulier celle du vilain dont l’animal met en cause la fiabilité. Malgré ses préventions contre la confiance que l’on peut accorder au serment d’un vilain, l’ours, trop naïf, se laisse finalement convaincre de laisser le boeuf au paysan jusqu’au lendemain afin qu’il soit encore un peu plus gras au moment de l’échange. Or ce temps suffira pour que, grâce à l’intervention de Renart, l’ours se trouve à son tour réduit au rang de denrée. Le goupil, qui se présente au paysan comme un maître-plaideur à la cour du roi Noble (v. 9726), conseillera essentiellement au paysan de mentir pour se tirer d’affaire. Renart avait cependant pris soin de monnayer son conseil contre un coq, auquel le paysan promet d’ajouter dix poussins bien gras.

Le paysan essaiera néanmoins une nouvelle fois de se soustraire à sa promesse en s’engageant, sur recommandation de sa femme plus rusée que lui, à engraisser le coq pendant quinze jours avant de le livrer à Renart. On retrouve dans le délai demandé à Brun, comme dans celui proposé à Renart, l’idée d’acheter du temps, mais, mieux encore, d’associer ce passage du temps à l’accroissement du capital ou, plus exactement dans les cas du boeuf ou du coq, à leur engraissement. Cette reprise de la même tactique, acheter du temps en promettant de faire croître le capital, trouve un écho particulier dans les discours de l’époque autour de l’impossibilité d’acheter ou de vendre du temps, puisque le temps n’appartient qu’à Dieu.

Si Renart se laisse prendre à un jeu qui structure alors la vie économique, il n’a qu’à blâmer son avidité et sa crédulité, cette dernière ne laissant pas d’étonner chez un personnage généralement plus perspicace. Rentré à Maupertuis, où il se plaint auprès de son épouse d’avoir été berné, il associera sa déconvenue aux malheurs qui viennent des faux discours et de l’usure, rapprochés dans un même vers (v. 10613), pour conclure que l’impunité de telles actions devrait à jamais le prévenir de vouloir faire le bien à nouveau. Ultimement, cependant, le goupil, lacéré par les chiens du vilain, promet de faire payer sa malice au paysan : « Je vos vendrai chier ceste guile », dit précisément Renart (v. 10504). La « guile » (la ruse), qui constitue bien, sans mauvais jeu de mots, le fonds de commerce du goupil ne saurait lui échapper définitivement, au risque d’épuiser la substance de ce roman à rallonges. Sur les conseils d’Hermeline (une autre épouse bien avisée), Renart finira par dérober au paysan son outil de travail : les courroies qui permettent à ses boeufs de labourer. Dans un ultime retournement, l’âne du vilain tentera de préserver le paysan de la pauvreté ou, comme il le formule d’ailleurs, d’assurer la croissance de ses biens (v. 10828-10830), mais cette dernière ruse, qui repose sur la feinte de l’âne appelé à simuler sa propre mort, sera finalement déjouée.

Renart a vu le mouvement, à peine perceptible, qui trahit l’artifice de l’âne. À la fin, il triomphera du paysan en menaçant de le dénoncer auprès du seigneur pour braconnage. Il précise d’ailleurs à cette occasion que sa richesse ne peut rien contre la justice seigneuriale (v. 11212-11216). L’ordre féodal est rétabli : le vilain est réduit à la pauvreté et le seul nom du comte de la Croix-en-Brie a suffi pour que ce soit Renart qui, au terme du récit, « mout bien s’engraissoit » (v. 11448). Le narrateur, assimilé au prêtre de la Croix-en-Brie, rappelons-le, conclut alors qu’il pourrait fort bien continuer à raconter les aventures de Renart, mais il se dit plutôt appelé à se consacrer à quelque chose de plus significatif :

De Renart encor vos contasse

De Renart je vous aurais encore parlé

au bon androit ; pas ne me loist,

comme il convient ; je n’en ai pas le temps,

car autre besoigne me croist ;

car une autre besogne me retient :

a autre chose voil antendre

je veux m’appliquer à un autre sujet

ou l’an porra graignor sens prandre,

qui sera plus instructif

se Dieu plaist et se il m’amende.

avec l’accord et l’aide de Dieu[51].

Ici, le verbe « croistre » n’est plus associé à l’augmentation du capital, mais à l’apparition soudaine d’une nécessité, d’une tâche à accomplir incessamment (Tobler et Lommatzsch rendent cette acception par erstehen, « surgir[52] »). Une variante témoigne de l’hésitation autour de cette « chose » à laquelle il importe désormais au clerc de se consacrer, afin de rehausser la valeur de son prochain récit : à côté de la leçon « chose » (et de « raison » propre au manuscrit H), les manuscrits ADEFG donnent à lire : « A autre romanz voil entendre[53]. » L’instabilité autour de ce terme laisse transparaître un certain malaise à l’égard du roman, cette forme qui s’impose en ce début du xiiie siècle non seulement par sa langue, vulgaire par opposition au latin, mais aussi par son rapport à la vérité et à la fiction.

Fictions et transactions

Les récits sont nombreux qui, au coeur de cette « révolution commerciale », ont présenté la fiction comme une forme de transaction avec le réel. Dès la fin du xiie siècle, Jean Bodel avait déjà présenté un fabliau qui se jouait de la crédulité d’un vilain prêt à accepter un discours sans égard pour ce qu’il peut pourtant constater de ses propres yeux[54]. L’épouse du paysan, qui est ici la maîtresse tout à fait consentante d’un prêtre, s’apprêtait à recevoir son amant, mais voit plutôt revenir son mari, rentré fourbu des champs et déclarant qu’il meurt de faim. L’épouse retorse feint de le prendre au pied de la lettre et le met au lit sous un linceul. Elle lui ferme la bouche et les yeux puis déclare : « Tu es mort. » Elle va ensuite chercher le prêtre, son amant, pour qu’il administre les derniers sacrements au mari naïf. Or plutôt que d’assister à sa dernière onction, le cocu est témoin des ébats de sa femme et du chapelain. Le paysan berné se contente alors d’apostropher le prêtre lubrique en lui disant que, s’il n’était pas mort, il le battrait comme plâtre, mais le prêtre a vite fait de le convaincre de se tenir coi et de refermer les yeux, puisqu’il est mort. Le mari obéit et le clerc peut ainsi continuer à batifoler[55].

Le fabliau expose clairement le problème de la vérité d’une proposition : « le plus voir dire » que le vilain n’aura jamais dit (« je meurs de faim ») a beau correspondre à une réalité physique (la faim), l’hyperbole qui accompagne sa mise en discours met en cause sa valeur de vérité. Dans le même souffle, le récit pose le problème de la valeur accordée à la fonction performative d’une proposition (« Frere, tu es mors »), en insistant sur le fait que le pouvoir qu’on lui accorde dépend essentiellement de la foi qu’on lui prête. Telle est d’ailleurs la morale du fabliau qui conclut en disant : « C’on doit por fol tenir celui / Qui mieus croit sa fame que lui ![56] » Par-delà l’attaque misogyne attendue, la conclusion oppose l’expérience personnelle du réel et la valeur de vérité accordée « follement » aux mots d’un autre.

Or cette réflexion sur la foi que l’on porte à ce que l’on raconte, sans égard pour la réalité de ce que l’on constate, est précisément inscrite par Jean Bodel dans le contexte de cette nouvelle économie où, suivant la version médiévale du proverbe, « on vend des vessies pour des lanternes ». En effet, l’incipit du fabliau réussit à poser en cinq vers le statut du récit, celui du personnage et le contexte économique dans lequel ils s’inscrivent :

Se fabliaus puet veritez estre,

Si un fabliau peut être véridique,

Dont avint il, ce dist mon mestre,

alors il arriva, comme le dit mon maître,

C’uns vilains a Bailluel manoit ;

qu’il y eut un paysan qui demeurait à Bailleul,

Formenz et terre ahanoit,

et qui peinait sur ses blés et ses terres,

N’estoit useriers ne changiere.

n’étant ni usurier ni banquier[57].

La fragilité du syllogisme apparaît bien dans la construction hypothétique, qui met en relation la condition de vérité du genre et le lieu de résidence d’un vilain, le tout transitant par la parole d’autorité d’un maître. À cela, l’incipit ajoute la condition difficile du paysan, soulignée par le verbe « ahaner », qu’il oppose à celle des usuriers et des changeurs. Ces derniers se distinguent certes par le caractère moins pénible de leur métier, mais surtout par leur capacité à transformer le réel en s’appuyant sur la créance de leurs clients.

Ce lien entre les changeurs, le réel et l’imaginaire n’est pas qu’une association d’idées d’un auteur de la fin du xiie siècle ou, pire encore, de l’esprit mal avisé d’un lecteur du xxie siècle. Cette opposition est directement ancrée dans le discours économique médiéval en lien avec l’augmentation du numéraire et la transformation des pratiques comptables qu’elle a entraînée. C’est ainsi que l’on voit apparaître, à partir du xiiie siècle, la dissociation entre monnaie réelle et monnaie de compte (qu’on appelle aussi monnaie imaginaire). Alors que la monnaie réelle est un moyen de paiement, la monnaie de compte sert à la mesure des valeurs. Elle se développe dans le vocabulaire numismatique par l’adjonction d’adjectifs comme « parisis », « tournois » ou « esterling », qui servent à qualifier les lexèmes qui renvoient au poids de la monnaie, livre ou sou par exemple. Quand, au siècle suivant, Gilles li Muisis brosse le portrait de son époque, il note combien les changeurs sont au coeur de ce système opaque de mutations monétaires :

Monnoyer et cangeur ont ore l’aventure,
Car en monnoies est li cose moult obscure.

Elles vont haut et bas, se ne set-on que faire ;
Quant on quide wagnier, on troève le contraire.

Monnayeurs et changeurs sont aujourd’hui dans une entreprise hasardeuse
car il y a dans les monnaies quelque chose de mystérieux.

Elles montent et puis descendent, et on ne sait que faire ;
alors qu’on croit gagner, on constate le contraire[58].

La force de l’ouverture du Vilain de Bailluel, qui pose d’emblée son rapport problématique à la vérité, est d’encadrer le vilain crédule, victime de la fiction, entre la voix du conteur et l’allusion aux usuriers et aux changeurs.

Le même Jean Bodel – dont il faut peut-être rappeler qu’il écrit à Arras et se trouve donc au coeur de la nouvelle économie bourgeoise, à laquelle il est associé à travers la Confrérie, dont il est membre depuis 1194, et qui unit jongleurs et bourgeois – est l’auteur d’un autre fabliau où la question d’un profit soudain se pose dans la confrontation entre le discours chrétien et la réalité bourgeoise. Dans Brunain, la vache au prestre, un vilain et sa femme, convaincus par le sermon du prêtre que Dieu rendrait « au double » les dons qui lui étaient destinés, décident d’un commun accord d’offrir leur vache Blérain au curé du village[59]. Afin de mieux l’apprivoiser, le prêtre l’attache à sa propre vache, Brunain, mais cette dernière est malencontreusement entraînée chez les vilains quand leur vache décide de rentrer dans son étable. Voyant ainsi arriver deux vaches quelques heures à peine après avoir fait leur don, les vilains constatent avec joie que « [v]oirement est Dieus bon doublere ! / […] / Or en avons nous deus por une[60]. »

Le discours évangélique est à la fois adapté (il ne s’agit plus de rendre au centuple, mais au double) et, surtout, il ne concerne plus également « le monde à venir » (Lc 18,30 ; Mc 10,30) mais exclusivement le temps présent. La première valeur, le doublement, peut être mise en relation avec une pratique bien attestée dans des chartes du nord-est de la France où le doublement de la rente est prévu en cas de défaut de paiement[61]. Quant à la dimension matérialiste et immédiate de la gratification, contraire à l’espérance évangélique, elle est inscrite par Jean Bodel dans une logique moins théologique qu’économique. La morale de son fabliau explique ainsi la valorisation du geste des vilains en opposant leur don non pas à l’avarice, mais à la tentation de la thésaurisation :

Par example dist cis fabliaus

Ce fabliau nous montre par cet exemple

Que fols est qui ne s’abandone :

qu’on est fou de ne pas avoir confiance.

Cil a le bien qui Dieu le done,

La richesse échoit à qui Dieu la donne,

Non cil qui le muce et enfuet.

et non pas à celui qui la cache et l’enfouit.

Nus hom mouteploier ne puet

Personne ne peut faire fructifier son avoir

Sanz grant eür, c’est or del mains ;

sans beaucoup de chance, à tout le moins.

Par grant eür ot li vilains

C’est par une grande chance que le paysan

Deus vaches et li prestres nule :

eut deux vaches et le prêtre aucune.

Tels cuide avancier qui recule !

Tel croit avancer qui recule[62].

Mieux encore, le récit de Jean Bodel valorise la confiance naïve des vilains qui ont pris un énoncé au pied de la lettre. Leur foi est rétribuée par Dieu, à l’origine des biens qu’ils ont reçus, mais, de manière beaucoup moins mystique, l’accroissement de leur capital relève également d’une intervention plus aléatoire, celle de l’eür, continuateur roman de l’augurium latin, désignant tout ce qui peut se produire et qui relève davantage de la chance, ou de la Fortune, que de la grâce divine.

Il n’en demeure pas moins que le même récit est récupéré par les prédicateurs, notamment dans un recueil d’exempla du dominicain Étienne de Bourbon, rédigé entre 1250 et 1261. Il y reprend le récit de la vache donnée au prêtre après avoir entendu le prêche sur le renoncement aux richesses, mais rétablit le centuple (c’est tout le troupeau du curé qui se retrouvera chez celui que l’exemplum ne désigne plus comme vilain, mais comme pauvre [pauper]) et, surtout, il reçoit l’approbation de l’évêque dont le jugement reconnaît l’intervention de Dieu dans la multiplication des vaches. Un autre recueil d’exempla, rédigé, lui, en langue vernaculaire entre 1313 et 1330, reprendra deux fois la question de la prolifération de la vache donnée par un pauvre. Dans un des cas, très proche du texte d’Étienne de Bourbon, il oppose « une povre fame » à « uns riches prestres », finalement puni pour son avarice en étant forcé d’abandonner ses cent vaches à la suite du jugement de l’« oficial[63] ».

Dans une version sensiblement différente, le même sermon sur Dieu qui rend au centuple incite « uns preudons » à vendre sa vache et à redistribuer l’argent aux « povres ». Dans ce cas, Dieu intervient directement en envoyant une chandelle au pauvre qui la lui demande, tout en lui précisant qu’Il ne lui devra donc plus que quatre-vingt-dix-neuf vaches. L’évêque, témoin du miracle, s’assure que le brave homme reçoive ses cent vaches. Le texte se conclut par un rapprochement significatif avec la pratique du prêt usuraire :

Si gaingnerent plus en donner leur vache aus povres que c’il eussent presté l’argent a usure, que Nostre Sires veut que nous usurons a lui, que usurer l’un a l’autre nous deffent seur toutes choses.

Ils gagnèrent plus en donnant leur vache aux pauvres que s’ils avaient prêté l’argent avec intérêts, car Notre Seigneur accepte que nous pratiquions le prêt à intérêt avec lui, mais il nous interdit absolument d’exiger des intérêts l’un de l’autre[64].

Ce qui étonne ici n’est pas tant la condamnation de l’usure ni même la récupération du verbe « usurer » au profit de l’Église, mais le lien explicite que le texte établit entre l’anecdote du profit tiré d’une vache donnée (dans les faits prêtée quelques heures) et la logique usuraire alors en pleine expansion.

Il faut revenir sur le principal argument avancé contre l’usure par les penseurs médiévaux, qui insistent sur le problème que représente, pour le prêteur qui demande qu’on lui rende davantage que ce qu’il a prêté, de vendre ce qui ne lui appartient pas : le temps. Déjà pour Guillaume d’Auxerre, au tournant des xiie et xiiie siècles, l’usurier « agit contrairement à la loi naturelle universelle parce qu’il vend le temps, qui est commun à toutes les créatures[65] ». Nous sommes là au coeur de ce que Jacques Le Goff a présenté comme deux horizons qui coexistent dans la conception du temps au Moyen Âge : le temps du marchand, mesurable et monnayable, et le temps de l’Église, infini et n’appartenant qu’à Dieu[66]. Mais on pourrait ajouter que le système du prêt, comme plus généralement le système monétaire, repose sur le lien de confiance entre le prêteur et le créancier, ce que le fabliau Brunain, la vache au prestre, comme les exempla qui s’en rapprochent, posent systématiquement comme situation initiale de récits où tout dépend de la crédulité des personnages (qu’ils soient vilains, pauvres ou prudhommes). Leur incapacité à accéder à la dimension rhétorique du discours, à ce qui relève de l’hyperbole et de l’image, pourrait en faire des victimes parfaites, mais, dans tous les cas, ceux qui ont prêté foi à la lettre du sermon sont récompensés au détriment du clerc.

Ainsi, dans la société marchande, il ne s’agit pas seulement de vendre du temps, mais également de jouer avec la confiance de ceux qui prennent part à un échange. Dialogue ou marchandage, l’échange repose sur la bonne foi des parties, mais aussi sur le risque de transiger avec la vérité. Déjà, dans la deuxième moitié du xiie siècle, un clerc anglo-normand connu sous le nom d’Adgar avait exposé la part de la fiction dans le marchandage :

Tel mestier que Deu het a dreit :

Il exerce un métier que Dieu déteste à juste titre :

Marchant ert e brokeür

il est marchand et courtier

E d’iceo vesqui a dolur.

et, à cause de cela, il vit dans le malheur.

Tuit ki vivent de brocherie,

Tous ceux qui vivent de transactions

Si vivent par grant tricherie.

vivent ainsi à travers de grandes tromperies.

Tuit vivent par grant falseté ;

Tous ceux-là vivent dans un immense mensonge

Kar il vendent verité.

car ils transigent avec la vérité[67].

Les brokeürs (étymologiquement ceux qui vendaient le vin au broc) ont cependant rapidement été associés plutôt au courtage et, pire encore, à la perfidie[68]. Jouer avec la vérité et vendre de la fiction rapprochent cependant dangereusement le brokeür et le romanceur.

Le Roman de la Rose de Jean de Meun développera cette idée en reprenant le rapprochement déjà établi par Alain de Lille entre l’oeuvre de Nature et la frappe de la monnaie. Pour le romancier, la hiérarchie entre la Nature et l’Art – ce dernier n’étant que le singe de la première – s’exprime en termes de valeur des monnaies forgées par l’une et par l’autre :

Quant autre conseill n’i puet metre,

Quand elle ne peut autrement y remédier,

Si taille enprainte d’autel letre

elle en [ses pièces] taille une empreinte de telle facture

Qu’el leur donne formes veroies

qu’elle leur donne des formes vraies,

As coins de diverses monnoies,

sur les coins qui servent à fabriquer ses diverses monnaies

Dont ars faisoit ses examploires,

et à l’aide de cette empreinte, Art fabrique ses propres exemplaires,

Qui ne fait pas formes si voires[.]

mais il ne produit pas des formes aussi vraies[69].

Si Nature assure la pérennité du plan divin en frappant des « formes […] voires », marquées de son coin qui en garantit la valeur, l’Art, lui, doit se contenter de fabriquer des exemplaires qui s’éloignent davantage de la vérité.

Pour illustrer ce glissement, Alain de Lille et Jean de Meun recourent, l’un et l’autre, au topos du singe de Nature, étudié naguère par Curtius[70]. L’apport du romancier est cependant sensible dans le glissement qu’il opère pour rapprocher l’artiste, et plus encore celui qui s’occupe de fiction, de la figure du faux-monnayeur. L’Art observe la Nature, mais non seulement ce qu’il produit relève de l’imitation rabaissée au rang de singerie, elle est nettement, chez Jean de Meun, de l’ordre de la contrefaçon :

Si garde comment nature oevre

Aussi [Art] observe-t-il comment Nature travaille

Car mout voudroit faire autele oevre

car il souhaiterait vivement faire semblable oeuvre,

Et la contrefait comme singes.

et il la contrefait comme le singe[71].

À la suite du Roman de la Rose, et peut-être directement sous son influence, Dante associe encore plus explicitement le topos du « singe de nature » à la figure du faux-monnayeur en l’attribuant à un faussaire historique, Capocchio de Florence, condamné à mort comme faux-monnayeur et brûlé vif à Sienne en 1293 :

[S]í vedrai ch’io son l’ombra di Capocchio,

[T]u verras que je suis l’ombre de Capocchio,

che falsai li metalli con l’alchímia ;

qui faussa les métaux par l’alchimie ;

e te dee ricordar, se ben t’adocchio,

tu dois te souvenir, si je t’ai reconnu,

com’ io fui di natura buona scimia.

comme je fus bon singe de la nature[72].

Le lien entre le faussaire et le poète est suggéré par le faux-monnayeur lui-même, qui fait appel au souvenir de Dante et à un mouvement de reconnaissance de sa part (on a supposé qu’il aurait été compagnon d’études de Dante). On retrouve ainsi affirmé le rapprochement entre l’artiste « singe de nature », le faux-monnayeur et la puissance, en partie inquiétante, de l’alchimie. Cette « alchimie du verbe », suggérée chez le poète italien, était déjà en germe chez le continuateur de Le Roman de la Rose qui consacrait un important développement à l’alchimie, précisément après avoir exposé les relations inégales entre Nature et Art.

Quand Jean de Meun complète ce roman, vers 1275, la nouvelle économie monétaire n’est déjà plus si nouvelle : elle domine les discours et la vie quotidienne des mondes chrétiens et méditerranéens. La fiction a également gagné en importance : elle s’est affirmée sous différentes formes, tout particulièrement en langue vernaculaire, et notamment à travers le genre du roman, que le clerc parisien choisit d’investir pour exposer sa vision du monde. Il passe ainsi par une forme de fiction allégorique pour interroger dans un même mouvement les discours de son siècle (notamment ceux de l’économie) et les enjeux du pacte qui se noue entre lecteurs et auteurs pour prêter foi à un récit qui assume clairement son statut de miroir déformant par rapport à la « vérité ». Le crédit donné au roman, comme forme de fiction, dépend explicitement du lien de confiance qui fonde le pacte de lecture.

En s’imposant dans l’univers intellectuel comme une nouvelle référence, bientôt digne de débats entre clercs, Le Roman de la Rose marque une étape importante dans la reconnaissance d’une forme de fiction auparavant dénigrée comme « vaine et plaisante ». Il le fait cependant en établissant la figure du romancier comme « faux-monnayeur ». Plus de six cent cinquante ans avant la publication de ce que Gide considérait comme son premier véritable roman (ses textes précédents étaient qualifiés de « récits » ou « soties »), les romanciers médiévaux avaient déjà fait le rapprochement entre le jeu délicat du romancier entre réel et fiction et la fonction du changeur jonglant avec des monnaies réelles et imaginaires. Le risque que la fiction ne soit que monnaie de singe est réel, mais, au xiiie siècle, un romancier ou un auteur de fabliau peut faire valoir que la foi accordée à la fiction n’est pas propre au divertissement : elle est à la base du nouveau discours économique qui s’est affirmé avec le développement de la société de marché et celui de l’économie monétaire. Le roman bénéficie de la foi prêtée à la lettre de change et à un système où la créance n’est plus seulement affaire de confiance mais surtout une question de crédit.

Dès que la forme romanesque s’aventure hors des sentiers de la traduction, notamment avec Chrétien de Troyes, ce nouveau discours s’infiltre dans la narration. À travers la récupération par la voix narrative d’images qui relèvent de la logique du crédit et de la dette, Chrétien de Troyes procède au détournement du vocabulaire économique par la confrontation de l’imaginaire chevaleresque et courtois avec un nouvel imaginaire urbain et monétariste. Il donne à voir un monde où la valeur ne renvoie plus à l’être mais à l’avoir. Le romancier, dont on a souvent noté l’ironie – au sens fort de questionnement –, adopte une position de surplomb où la promotion de la cour et des valeurs courtoises se fait en regard de ce qui traverse alors les discours sociaux et qui ébranle le vieil imaginaire féodal.

Au tournant des xiie et xiiie siècles, Jean Bodel, qui n’est plus associé à la cour mais bien à la ville, à travers la Confrérie des jongleurs et des bourgeois d’Arras, prend au pied de la lettre la logique de rendement du capital en détournant à la fois la formule d’évangile (le centuple devient le double) et en rétribuant les pauvres et les crédules, au détriment des clercs et des puissants. Cette rétribution de la crédulité n’est cependant pas systématique : comme l’atteste Le Vilain de Bailluel, du même Jean Bodel, croire ce que l’on entend sans égard pour ce que l’on voit ou ce que l’on éprouve peut conduire à l’humiliation. Celui qui fait profession de fabuler donne ainsi, dans la matière même de ses récits, des modes de lecture qui permettent de prendre la pleine mesure du potentiel… et des pièges de la fiction, à l’instar de ce qui guette le bourgeois d’Arras engagé dans la nouvelle économie.

Dès lors que le prêt rapporte au prêteur, le contrat ne repose plus vraiment sur la parole donnée, mais bien sur la parole vendue. Cette question de la « valeur de la parole » concerne évidemment concrètement les jongleurs, qui vendent leurs services de conteur. L’auteur de l’étonnante branche IX du Roman de Renart, qui fait exceptionnellement dialoguer les hommes et les bêtes, fait reposer tout son récit sur cette question de la valeur performative d’une malédiction, qu’il reprend à un exemplum bien connu des prédicateurs de son époque, mais qu’il développe en amenant le goupil à vendre son conseil et, surtout, en différant continuellement la conclusion du récit avec la promesse d’« engraisser » le cheptel. Si, dans la logique capitaliste, il s’agit bien de vendre et d’acheter du temps, le romancier qui, à l’image de celui qui se présente comme prêtre de la Croix-en-Brie, part d’une anecdote relativement brève pour la développer en plus de onze mille quatre cent soixante-dix vers, se trouve aussi en position de jouer avec le temps. Comme l’usurier, le créateur prend une position dangereusement démiurgique.

Avec l’apport de ses théologiens et d’une Église qui ne pouvaient faire abstraction de l’essor des nouveaux discours économiques, la société médiévale a trouvé des accommodements pour autoriser le prêt à intérêt et rétribuer la prise de risque. Or la narration vernaculaire s’est rapidement employée à déployer ce qui se jouait dans ce discours reposant sur une nouvelle logique transactionnelle entre l’ici-bas et l’au-delà. Notamment à travers les versions nombreuses et toujours sensiblement différentes d’un conte type bien connu des folkloristes sur le retour d’un cadavre ; plusieurs fabliaux ont ainsi dépeint un monde où des bourgeois maîtrisent parfaitement ce nouveau discours du profit qui repose sur l’exploitation d’un naïf. Là encore, la littérature met en garde contre un monde dans lequel la transcendance est ébranlée et le crime est payant, mais elle le fait aussi en intégrant au récit ceux qui permettent la fiction, entre ménestrels infirmes et auditeurs trop crédules.

Par ces très nombreux exemples de l’élaboration d’un imaginaire économique singulier entre le xie et le xive siècle, soit concurremment à la « révolution commerciale » de l’Occident médiéval, il n’est pas seulement question de retracer des fragments d’un discours économique dans les fictions narratives qui se développent alors en langue vernaculaire. Ce discours tient en fait un rôle crucial dans l’affirmation de ces formes d’abord dévaluées par le choix de leur langue (celle du plus grand nombre et non celle des élites) et par leur inscription du côté de la fiction.

En développant le parallèle entre le pacte de lecture, pour celui qui s’adonne à la forme « vaine de la fiction », et le pacte économique, qui repose sur la bonne foi des parties en présence, les formes narratives vernaculaires s’approprient la tolérance à la fiction au fondement de l’économie monétaire. Qu’il s’agisse de formes brèves, comme le fabliau, d’une excroissance d’une fable animalière ou allégorique, comme le Roman de Renart, ou d’un roman d’amour et de chevalerie comme chez Chrétien de Troyes, il s’agit toujours de fiction. La fiction médiévale (si intimement associée à la langue vernaculaire qu’elle en gardera le nom) se rapproche ainsi d’une monnaie fiduciaire reposant sur la confiance (trust) de l’acheteur envers l’émetteur, ici celle de l’auditeur-lecteur à l’égard du romancier.

Si, comme le dit fort justement Thomas Piketty, l’économie est trop importante pour être laissée aux seuls économistes, l’apport du travail sur les textes littéraires ne se limite pas à sa dimension historique. Le développement de la fiction en Europe occidentale, parfaitement concomitant du développement du crédit dans le même espace, n’est pas une pure coïncidence. Discours économique et discours littéraire s’alimentent l’un l’autre. L’expansion considérable du genre romanesque pendant tout le xiiie siècle sur tout le continent européen bénéficie finalement assez clairement (et assez consciemment) de la réflexion sur la place de la foi prêtée à ce qui relève du réel et de l’irréel, et qui irrigue alors le discours social. Plus encore, les auteurs médiévaux se révèlent de fins lecteurs de l’économie qui gagneraient certainement à être entendus des économistes du xxie siècle et de tous ceux qui tendent à occulter la part de la fiction dans un discours aux prétentions scientifiques. Le discours sur l’économie de marché trouverait peut-être ainsi sa juste place, quelque part entre la fable et le roman.