Abstracts
Résumé
Cet entretien explore les manifestations du fantastique et les conditions de création d’un univers imaginaire chez la romancière québécoise Audrée Wilhelmy.
Mots-clés :
- fiction,
- transgression,
- violence,
- nature,
- personnage féminin
Article body
Patrick Bergeron/ Mes premières questions serviront à identifier la présence, la forme et la fonction du fantastique dans votre oeuvre. Avant d’explorer votre univers fictionnel et de chercher à mieux saisir les contours de votre imaginaire, il me semble utile de faire un saut dans votre bibliothèque. Jérémy Laniel, dans Lettres québécoises, nous ouvre la voie en quelque sorte. Vous auriez, selon lui, réservé une place de choix aux oeuvres « confrontant le réel et le fantastique dans une inquiétante étrangeté » (Laniel, 2017 : 17) : José Carlos Somoza, David Clerson (Frères), Martine Desjardins (Maleficium), John Crowley (Le parlement des fées) et, sans surprise, Anne Hébert. Je dis « sans surprise », puisque vos romans ont souvent suscité des rapprochements avec Les enfants du Sabbat et Les fous de Bassan. Est-ce que cette sélection d’auteurs ou de titres vous paraît représentative? Quand vous lisez des oeuvres de fiction, aimez-vous sortir du cadre familier du réel, avec ses lois et ses systèmes, pour entrer dans ce que Anne Richter appelle « une dimension psychique étrange » (Richter, 2017 : 14/115)? Cela pourrait expliquer, en partie, votre démarche créatrice…
Audrée Wilhelmy/ Ce que j’aime, lorsque je plonge dans la fiction, c’est de retrouver des systèmes dont la logique interne est cohérente. Que ces systèmes soient réalistes ou non a assez peu d’importance : l’effet de dépaysement est parfois plus grand lorsque je lis des oeuvres dites « réalistes » qui m’entraînent dans un univers qui m’est peu ou pas connu (prenons par exemple Le plongeur, de Stéphane Larue, et la brutale incursion qu’il propose dans l’univers de la restauration) que dans des oeuvres fantastiques qui présenteraient des lois ou des mondes chaotiques. La liste ci-dessus est cependant assez représentative des grands textes qui m’accompagnent. Je vois chez Somoza une inventivité et une capacité à jouer avec les codes absolument renversante. Chez Anne Hébert, c’est l’audace qui me fascine et chez Crowley, le système référentiel qui sous-tend l’ensemble de l’oeuvre. Ces auteurs ont contribué à bâtir mon imaginaire et je me retourne vers eux occasionnellement, quoique de moins en moins fréquemment à mesure que mon univers se précise. Ces dernières années, je trouve davantage dans la poésie la place nécessaire pour reconstruire mes propres systèmes, aussi je prends beaucoup de plaisir à m’immerger dans les oeuvres poétiques de mes collègues, particulièrement les femmes et particulièrement celles qui fusionnent nature et expérience de la féminité/de la violence dans leurs recueils. J’y retrouve des échos puissants, qui me ramènent, comme le fait souvent la poésie, à ma pratique personnelle et aux questions qui m’habitent intrinsèquement.
PB/ La revue Estuaire vous a d’ailleurs commandé en 2019 un texte dans lequel vous deviez lier la poésie et la magie (Wilhelmy, 2019b)[1]. Vous l’avez fait en redonnant vie, par prosopopée, à Marie-Josephte Corriveau, dite « la Corriveau » (1733-1763), une figure bien connue du folklore québécois. Était-ce le premier écrit poétique que vous publiiez? J’aimerais connaître vos pensées au moment de l’écriture. L’association de la forme du poème à l’imaginaire gothique/fantastique allait-elle de soi pour vous?
AW/ C’était non seulement la première fois que je publiais de la poésie, mais c’était la première fois que j’en écrivais, du moins sous sa forme versifiée et intentionnelle (j’ai construit la voix de Daã, protagoniste de Blanc Résine, en la travaillant comme de la prose poétique, je ne sais pas si ça compte…). Je n’ai pas tendance à me livrer de manière transparente dans mes textes et la poésie me semble un lieu d’écriture du « moi » où l’auteur se place dans une position de vulnérabilité que je ne cherche pas à occuper dans mes romans. En inventant Pointe Lévis, j’ai donc décidé d’emprunter la voix d’une autre – et sa rage – afin de créer un poème qui embrassait la colère féminine dans toute sa fureur. J’ai choisi d’aller au plus opposé de moi, et c’est seulement à partir de ce moment que la parole poétique a pu advenir. Le recours à cet imaginaire situé à mi-chemin entre les faits historiques et le conte fantastique m’a permis de m’avancer dans une voie que je n’aurais pas explorée autrement. L’écriture de ce texte a été un formidable jeu, très libérateur et très loufoque. Il faut m’imaginer cherchant les pires insultes et tortures que je puisse exprimer en argot! Cette commande qu’il m’embêtait de remplir, je me suis finalement beaucoup amusée à la rédiger, et la poésie n’a pas représenté l’enfermement que je redoutais.
PB/ Dans son Introduction à la littérature fantastique, Tzvetan Todorov affirme que « la fonction du surnaturel est de soustraire le texte à l’action de la loi et par là même de le transgresser » (Todorov, 1970 : 167). Il me semble que cette affirmation s’applique facilement à vos romans. Vous optez, dans Oss (2011), Les sangs (2013), Le corps des bêtes (2017) et Blanc Résine (2019), pour des univers qui ne sont pas régis par des lois ou des systèmes réalistes, mais qui font plutôt la part belle à la transgression, aux pulsions et aux tabous. La fiction permet-elle de franchir toutes les limites?
AW/ La fiction permet de s’extirper du réel et de le penser en le regardant simultanément par-dessus et par-dessous. J’entends par là que la création d’un univers imaginaire, à l’extérieur des contraintes de notre système légal, de notre historicité, de notre géographie – et pourtant répondant aux mêmes lois physiques – permet de jeter un regard différent sur notre expérience d’humain. Cela favorise un regard en surplomb, où les grands mouvements, les codes sociaux, les valeurs morales apparaissent de manière translucide. Cela ouvre aussi à un regard intérieur, où soudain, les pulsions, les agitations individuelles, la primauté des sens prennent le dessus. Les mécanismes personnels et collectifs se révèlent plus clairement, car dégagés du filtre social, des attentes d’autrui, des discours de l’époque. Dans mes romans, la narration laisse le lecteur libre d’interpréter le texte comme il le souhaite. Elle lui permet d’aller jusqu’au bout de son trouble sans lui imposer de réponse. Il n’y a pas d’autres espaces que celui de la fiction qui autorise une telle liberté de perceptions et de compréhension de soi. Mon hypothèse est que cette liberté permet de mieux appréhender le monde dans lequel on évolue, et d’accepter ou de rejeter ses codes, sa morale et ses contraintes de manière plus consciente lorsqu’on fait ce chemin à travers la lecture de fiction.
PB/ Est-ce que le trouble est une étape obligée vers une meilleure compréhension – de soi, de la réalité et de ses lois, de notre expérience d’humains? Vous disiez précédemment que le roman Le plongeur de Stéphane Larue offrait une « brutale incursion » dans l’univers de la restauration. Vos romans proposent eux aussi une immersion dans un univers sauvage. Le parcours de certains personnages – Noé dans Oss, les femmes de Féléor dans Les sangs – passe par différents degrés de rudoiement. La brutalité a-t-elle pour vous une valeur initiatique?
AW/ Pour répondre à votre première question : oui, je crois fermement qu’il n’y a pas de véritable accès à soi sans trouble. Le statu quo ne permet pas d’apprendre, il faut se heurter au monde pour en comprendre la complexité. Et ce monde est brutal, du moins, selon nos codes moraux. La nature ne connaît ni bien ni mal, elle ne cible pas, ne porte aucun jugement. L’humain s’imagine souvent qu’il s’est affranchi des cycles qui régissent le temps, l’espace et les bêtes, ou qu’il en est le chef d’orchestre, pourtant nous sommes tous des figurants dans un écosystème qui nous transcende. J’aime les moments où ces deux violences – celle de la nature, celle de l’homme – se percutent. La nature reste imperturbable, l’homme seul a une capacité de transformation. Mes personnages féminins (particulièrement Noé et Daã) s’avèrent en ce sens des allégories de la nature. Elles subissent la brutalité des autres (généralement des hommes), mais elles ressortent de la rencontre inchangées. Ceux qui les rudoient, qui tentent de les plier, sont renvoyés à eux-mêmes et amenés à évoluer. J’essaie de placer le lecteur dans cette même position, de le confronter à son système de valeur personnel, de lui faire voir des formes de brutalité qui semblent choquantes à première vue, mais qui sont en fait calquées sur l’amoralité de la nature et donc compréhensibles, tant qu’on s’en donne la peine.
PB/ Vous avez utilisé plus haut, au sujet de votre poème sur la Corriveau, une expression sur laquelle j’aimerais revenir : vous avez parlé de « colère féminine ». J’ai l’impression que vous désignez, par ces mots, un phénomène plus étendu, plus profond, que ne le serait simplement le contre-pied d’une « colère masculine » (expression qui n’entraîne pas du tout le même genre d’implications). Autrement dit, il semble que cette colère ne représente pas, pour vous, une simple déclinaison féminine de ce violent sentiment. Quand on considère les rapports d’étroite proximité que vous établissez dans votre oeuvre, en particulier avec le personnage de Daã, entre la féminité et la nature, on sent qu’il peut s’agir d’une force brute, d’une énergie participant aux sources cachées de l’être, ses instincts, son animalité. En même temps, en cette décennie qui a vu se multiplier les mouvements sociaux procédant, précisément, d’une colère féminine – Idle no more, #AgressionNonDénoncée, #MeToo –, il est difficile de faire abstraction du contexte social. Il est largement question de sororité dans Blanc Résine, et vous avez à différentes reprises, dans les médias et sur les réseaux sociaux, affirmé votre sensibilité à ce type d’enjeux, à la prise de parole des femmes contre tout ce qui vient les brimer. D’où vient et contre qui ou quoi est dirigée cette colère féminine, et, pour en revenir à votre univers fictionnel, qu’est-ce que des états tels que la fureur, l’emportement ou la rage vous permettent d’explorer en tant qu’auteure? Avez-vous tendance à vous indigner?
AW/ Vous le formulez bien dans votre question : ce qui habite mes personnages féminins, c’est une force brute, près de celle de la nature, qui ne discrimine pas, qui n’épargne pas. Daã et Noé surtout, suivent les règles d’un cycle qui dépasse les codes humains, leur univers fonctionne selon les mêmes lois qui régissent le mouvement des sols, l’écoulement des eaux, la croissance et la chute des arbres. Y a-t-il vraiment une « colère » de la nature? Il y a une force, une amoralité souveraine, mais de prétendre que le vent « s’emporte », que la mer est « en colère », que le volcan « érupte de rage » est un réflexe d’anthropomorphisation qui n’a rien à voir avec la réalité de ces phénomènes. J’aime penser mes personnages féminins comme des êtres de pulsions, libres des normes sociales et dirigées par un ordre qui transcende celui des hommes. Elles ont le défaut de leur qualité : plutôt que de tenter de transformer le monde, elles vivent selon leurs propres règles sans tenir compte de celles qui pourraient les brimer. Elles ne ressentent pas souvent la colère, et quand ce sentiment surgit, il prend la forme d’une énergie brute qui monte en elles et les incite au mouvement. Mes personnages féminins expriment leur emportement dans la marche. Dans la décision de partir, si les codes qu’on leur impose ne sont plus tolérables pour elles. Elles n’essaient pas de faire plier les autres pour qu’ils correspondent à leur idéal : elles-mêmes étant « impliables », elles ne pensent pas que les gens puissent être changés non plus. La rupture et la fuite (marche ou mort, selon les livres) sont les seules issues possibles à leur besoin de liberté.
Comme elles, je me découvre souveraine de ma vie, mais en marge du monde. Je ne me sens pas pleinement investie dans les grands mouvements sociaux : les rassemblements collectifs m’angoissent et les voix qui s’unissent me bouleversent au point qu’elles me paralysent. Je ne suis pas une bonne militante, parce que je ne me fâche pas. J’essaie d’accueillir toutes les vérités, de comprendre ce que chacune nous révèle de l’âme humaine et de son animalité. Bien que la colère collective m’apparaisse nécessaire pour faire avancer la société ; bien que je sache que pour certains et certaines, l’indignation est un sentiment nourricier qui donne l’énergie de bâtir, de transformer les choses ; bien que les grands rassemblements permettent de réaliser des oeuvres puissantes et un monde meilleur ; ce qui me plaît, moi, c’est de créer un havre à l’abri de la colère, pour que ceux que j’aime puissent soigner leurs blessures entre deux combats. N’étant pas guerrière, j’essaie d’être un territoire de repos pour la colère des autres, un coeur assez large pour qu’on s’y dépose, le temps de se refaire des forces.
PB/ Vos romans se déroulent dans un univers étrange qui emprunte des caractéristiques au conte de fées et à l’ère industrielle. Si l’on en juge d’après la densification de vos textes à compter du Corps des bêtes, votre imaginaire, ou votre mythologie, semblent s’être précisés en cours d’écriture plutôt qu’à ses tout débuts. De plus, Blanc Résine prend une valeur de récit fondateur, puisqu’il retrace les origines du personnage récurrent de Noé. Jusqu’à quel point l’univers où évoluent vos personnages est-il précis dans votre tête ? Considérant le soin et l’originalité que vous mettez à nommer les personnages et les lieux de vos romans, comment votre univers fictionnel a-t-il pris (ou prend-il toujours) forme?
AW/ L’univers que je construis se déploie au fur et à mesure que j’écris mes romans. Je ne caresse pas de grands plans, je ne suis pas en train d’imaginer une saga familiale ou une série d’aventure, qui se poursuivraient sur plusieurs tomes. Mes livres peuvent tous se lire indépendamment, simplement un lecteur qui suit davantage ma production retrouvera des personnages ou des lieux d’un texte à l’autre. Cette construction « d’un monde » n’était pas prévue au départ : c’est lors de l’écriture du Corps des bêtes que cela s’est imposé. De fait, une des protagonistes du manuscrit (qui s’appelait d’ailleurs Ada à l’époque, un nom pas très loin, onomastiquement, de la Daã de Blanc Résine) ressemblait tellement à la Noé d’Oss, dans ses réactions et ses comportements, qu’il devenait absurde d’en faire un nouveau personnage. C’est à ce moment que j’ai songé à créer une géographie qui servirait de toile de fond à mes romans. Quelques personnages resurgissent sporadiquement, mais mis à part Noé – qui est une figure particulièrement utile narrativement, car elle est toujours objet de la quête des autres, jamais sujet de la sienne (nous pourrons en reparler) –, je ne pense pas qu’il y ait de grands retours dans ma production à venir. Le travail sur la lignée de femmes très singulières que constituent Daã/Noé/Mie s’est terminé avec Blanc Résine et je n’ai pas l’intention de l’étendre davantage. Cela dit, l’espace lui-même que je mets en scène, que je vois comme un « territoire de l’imaginaire », s’étend à l’infini, et peut être exploré sous toutes ses coutures sans qu’on ne parvienne à en faire le tour.
Il faut en outre considérer que, jusqu’à Blanc Résine, ce sont des mythes et des contes qui initiaient l’écriture de mes romans (Oss : « Le Petit Chaperon rouge » ; Les sangs : « Barbe bleue » ; Le corps des bêtes : le récit biblique de Salomé). À partir du moment où mon univers est devenu un tout cohérent, il semble qu’il ait gagné en autonomie : il génère désormais ses propres mythes, et me permet de créer sans avoir à cueillir l’inspiration ailleurs. Cela ne m’empêche pas de le découvrir comme mes lecteurs, en l’arpentant progressivement pour en comprendre de mieux en mieux la géographie, les moeurs, les singularités.
PB/ Concevez-vous souvent vos personnages en fonction de leur utilité narrative? L’exemple de Noé, que vous venez d’évoquer, est frappant à cet égard. Comment en êtes-vous arrivée à inscrire cette figure dans la quête des autres personnages plutôt que dans la sienne propre? Noé éprouve pourtant, elle aussi, une grande envie de liberté…
AW/ Tous mes personnages jouent d’abord et avant tout une fonction narrative. Je ne construis pas mes textes dans le but de les servir, je n’imagine pas mes romans autour d’eux, mais plutôt à l’inverse, je leur donne un destin qui correspond à ce qui sera utile au récit plus large, à l’avancement de l’histoire, à ce que je veux transmettre. En ce sens, mon travail est plus proche du conte tel que Vladimir Propp le décortique dans sa Morphologie du conte. Chacun de mes personnages est là pour subir le joug d’une histoire qui le transcende, histoire qui est davantage une conversation avec le lecteur – avec l’inconscient du lecteur, même – qu’avec ces êtres de papier.
PB/ Vous associez volontiers la sexualité et la religion. Lô le prêcheur, dans Oss, est subjugué devant le corps nu de Noé. Les moniales de Sainte-Sainte-Anne, dans Blanc Résine, sont d’anciennes prostituées. Le mythe biblique de Salomé, qui vous a servi de point de départ pour écrire Le corps des bêtes, est basé sur un érotisme macabre, tout comme chaque histoire composant Les sangs. Autre exemple évocateur : votre nouvelle « La colombe », érotisation d’un épisode des évangiles, présente l’ange Gabriel sous les traits d’un garçon blond efféminé venant rendre visite, de manière très charnelle, à Marie. Comment vous situez-vous, esthétiquement parlant, par rapport au sacré?
AW/ Pour moi, la religion n’est pas le lieu du sacré. Le sacré relève davantage de la nature et des différents cycles qui composent la vie. La sexualité est le surgissement du naturel, ce qui inscrit l’humain le plus fortement dans son animalité, et par extension, dans sa relation au sacré. Le christianisme a toujours servi à sortir l’humain de son rapport mystique à la terre, aux bêtes, à l’environnement qui l’entoure. En redonnant au religieux un caractère charnel, j’ai l’impression de le rapprocher du sacré plus que de l’en éloigner.
PB/ Comment décririez-vous le rapport de vos personnages à une transcendance surnaturelle? Votre roman Blanc Résine, en particulier, se nourrit de multiples mythologies (lakota, gaélique, phrygienne, grecque, basque et hopis, notamment). Quel sens donnez-vous à cette dimension de votre travail?
AW/ Les mythologies sont un outil créatif pour moi, possiblement un outil de compréhension pour le lecteur, mais pas vraiment pour les personnages. Ceux-ci ne sont pas des êtres de pensées, mais d’actions. À quelques exceptions près, le seul accès que nous ayons à leur vision du monde est révélé par les gestes qu’ils posent. Ainsi, je ne crois pas qu’ils aient de rapport à une transcendance surnaturelle. Ils évoluent dans un monde donné comme tel, sans l’interroger davantage que les personnages du conte, qui habitent ce temps du « il était une fois » et acceptent d’emblée les aventures qui surviennent, sans les questionner.
PB/ Ou alors, la nature est si puissante et fondamentale qu’une transcendance surnaturelle serait sans objet. Votre personnage de Daã entretient un rapport viscéral, organique, quasi chamanique ou druidique avec les éléments naturels. Vous l’associez à la résine. Elle porte l’empreinte de la taïga et connaît intimement le pouvoir des plantes. Elle a grandi en apprenant la langue et les lois d’Ina Maka, « la Terre-Mère » dans la culture lakota. « Je suis seule capable de faire des morts du vivant », déclare-t-elle. Plus qu’une liaison entre la féminité (brute), la maternité et le grand cycle de la naissance et de la mort, il semble que la nature soit le lieu d’exploration des effets de fantastique, aux confins de la réalité, mais, comme nous l’avons déjà souligné, une réalité dont vous prenez plaisir à transformer les codes. Qu’en pensez-vous?
AW/ Ce qui m’intéresse particulièrement avec ces effets de fantastique, c’est le retour vers le réel qu’ils permettent. De fait, il n’y a pas plus tangible, plus intuitif… plus « primordial » que la rencontre fusionnelle entre la nature et l’humain. Si ce sont l’extrême intuition de mes personnages (féminins, entre autres) et leur connexion intime avec le monde qui les entoure qui apparaissent comme fantastiques, il me semble que cela en dit beaucoup sur ce que nous sommes devenus comme espèce. Il faut que nous nous soyons beaucoup éloignés de ce qui nous définit comme animal pour qu’un rapport sacré aux cycles naturels ne soit plus considéré comme réaliste.
PB/ Qu’en est-il de votre propre rapport à la nature? Dans Blanc Résine, le soin que vous mettez à nommer la flore de la taïga semble indiquer un imaginaire botanique particulier, on vous devine sensible à la diversité de la végétation mais sans doute aussi aux qualités sonores du lexique floral, un peu comme si votre roman devenait un herbier poétique. D’autre part, les photographies de Sandra Lachance accompagnant le dossier de Lettres québécoises qui vous a été consacré vous montrent (mais ce n’est peut-être qu’un effet de mise en scène) en osmose avec le paysage forestier. Est-ce le cas?
AW/ Il y a différents aspects à votre question. Concernant le lexique botanique, j’aurais tendance à dire que j’aime la précision lexicale en général, pas seulement lorsqu’il est question de végétation. Dans Blanc Résine, je prends soin de nommer la nature, mais j’accorde la même attention lexicale lorsqu’il s’agit de nommer les éléments de la mine, du train, de la médecine, de l’inondation, etc. Dans Le corps des bêtes, les mots qui entourent le dépeçage des baleines ont été au coeur de nombreuses recherches, et dans Les sangs, je me souviens être retournée au Roi des Aulnes, de Michel Tournier, pour retrouver le champ lexical de la blessure, car je me souvenais du dégoût ressenti lors d’une scène où un personnage lèche la plaie d’un autre, et je voulais recréer cette émotion dans un des passages de mon roman. En somme, j’aime la sonorité des mots exacts et j’éprouve beaucoup de plaisir à faire des recherches lexicales qui permettent de colorer le texte, quel que soit le sujet.
Concernant mon rapport personnel à la nature, j’aurais tendance à dire qu’enfant, la sphère animale m’inquiétait beaucoup. J’avais peur de tout ce qui était mobile sans être humain. Les insectes, les oiseaux, les chiens, les chats, les chevaux. Avec le recul, j’ai l’impression que le mouvement aléatoire des bêtes m’effrayait. Ces créatures « autres » parlaient des langages que je ne comprenais pas, et leurs déplacements brusques, leur impulsivité contrariaient mon besoin de me sentir en contrôle. J’étais une petite fille très anxieuse, qui ressentait fortement les émotions des autres, qui les ressentait « à travers le corps » plutôt que cérébralement, et je pense que, s’il avait fallu ajouter aux émotions humaines les mouvements animaux, cela aurait fini par m’envahir et me paralyser. Par l’écriture, toutes ces peurs sont tombées et je me sens désormais autant à l’aise devant un malamute que devant un enfant. J’habite en campagne, je suis souvent seule, les coyotes chantent autour de la maison et je suis en paix dans cet environnement, car je comprends ce qui se passe, ces mouvements ne m’affolent plus. Le travail sur Le corps des bêtes a été particulièrement important en ce sens.
Enfin, en ce qui concerne la nature-paysage, j’ai été élevée entourée d’adultes qui l’aimaient et me la faisaient découvrir constamment. Mes grands-parents m’ont appris le nom des arbres et des fleurs quand j’avais trois ans ; j’habitais près du fleuve et mes parents nous y amenaient toutes les fins de semaine ; il y avait (et a toujours) un grand bois derrière chez eux où nous passions nos étés à chercher de la pyrite de fer, des cristaux de quartz et de la glaise pour fabriquer des assiettes qui séchaient au soleil. J’ai passé mes étés dehors et une grande partie de mes hivers aussi. Mon père est minéralogiste et il nous parlait des lents mouvements du sol, de l’histoire des différentes sortes de roches… ces savoirs ont toujours été très tangibles, très concrets pour moi. Ils imprègnent sûrement mes textes. Quant à m’imaginer en femme des bois, c’est une autre affaire. Mais je me sens en sécurité près des arbres et lorsque je suis en contact avec les éléments cycliques de la nature.
PB/ Les mots « Plie la rivière » font partie d’un chant que Noé aime entonner. Vous associiez précédemment le verbe « plier » à l’action de rudoyer et vous parliez aussi de « femmes impliables ». Que signifie l’expression « plier la rivière »?
AW/ Elle signifie précisément ce que vous dépeignez dans votre question. Noé chante principalement ces paroles lorsqu’elle est en contact avec des personnages qui n’osent pas l’approcher. C’est une forme de provocation, une manière de mesurer sa propre force, d’essayer d’engendrer un heurt. Elle suggère à travers ces paroles que les autres, même en y mettant tous leurs efforts, n’arriveront pas à la plier. Le refrain de ce champ est plus exactement : « essaie / plie la rivière / poings serrés / vois si l’eau ne fuit pas entre tes doigts ». Cela exprime assez clairement la position que Noé tient dans Plie la rivière, où on la découvre plus résistante encore que dans les autres romans. Ceux qui tentent de plier une rivière s’épuiseront bien avant que l’eau ait changé son cours…
PB/ Que désigne « La Sauvagine », titre provisoire de votre projet en cours : un personnage ou un lieu? (Les gens qui vous connaissent savent que vous avez récemment acquis une maison à la campagne et que vous lui avez attribué ce surnom.) La rédaction de ce roman s’inscrit dans un cadre expérimental : un projet intitulé « L’atelier » au cours duquel vous informerez périodiquement vos lecteurs des étapes de sa création. Comment prévoyez-vous que ce projet nourrisse votre travail d’écrivaine?
AW/ Ah! Ça, c’est une question drôle! Le problème le plus sérieux que je rencontre présentement avec ce projet intitulé provisoirement La Sauvagine, c’est l’absence de nom de la protagoniste. Nous en avons parlé, l’onomastique est extrêmement importante pour moi. Or cette plumeuse d’oie ne me laisse pas trouver son nom (long combat de volonté à résoudre, entre elle et moi). Je me suis ainsi décidée à emprunter le nom de ma maison pour ce projet, le temps de comprendre comment s’appelle cette femme-là. La Sauvagine est donc aussi un lieu, un cottage plus que bicentenaire en pièce sur pièce, que j’habite dans Lanaudière. Elle est très inspirante et on retrouvera sûrement beaucoup de ses traits dans mon roman, aussi il n’est pas hasardeux qu’il y ait superposition de surnoms, même si cela peut générer un peu de confusion chez le lecteur.
Par ailleurs, en ce qui concerne « L’atelier », c’est un projet qui m’enthousiasme et que je souhaite mener depuis très longtemps. La pandémie de la Covid-19 et le soutien du Conseil des arts et des lettres du Québec m’ont permis de m’y atteler et c’est un grand plaisir de le voir prendre forme. L’objectif de ce site web est d’exposer de quelle façon une idée surgit et se déploie au point de devenir un roman. Je le fais pour les lecteurs qui aimeraient comprendre le processus créatif, mais je creuse aussi cette question pour moi, car j’ai toujours été fascinée par le mécanisme d’émergence des idées (ma thèse portait sur différentes notions de critique génétique, et cela continue de m’intéresser activement). Je ne sais pas encore de quelle manière le projet numérique modifiera l’écriture du texte, mais le simple fait d’être en contact hebdomadaire avec d’autres interlocuteurs et de penser en temps réel le processus d’écriture teinte déjà la conceptualisation du roman. Je dessine davantage, j’essaie de rendre plus tangible le projet, et cela transforme mon rapport à son intrigue même.
Entretien réalisé entre le 26 juin et le 20 décembre 2020.
Appendices
Note biographique
Patrick Bergeron est professeur titulaire au Département d’études françaises de l’Université du Nouveau-Brunswick à Fredericton (Canada). Il est l’auteur des monographies Décadence et mort chez Barrès et Hofmannsthal. Le point doré de périr (Nota bene, 2013) et Nécrophilie. Un tombeau nommé désir (Murmure, 2013). Il a édité plusieurs ouvrages collectifs, dont Passées sous silence. Onze femmes écrivains à relire (Presses universitaires de Valenciennes, 2015) et il a publié des dizaines d’articles dans des revues internationales. Il collabore régulièrement à University of Toronto Quarterly, à Frontières (UQAM) et à Nuit blanche, magazine littéraire.
Note
-
[1]
Nous remercions chaleureusement le directeur littéraire d’Estuaire, M. Michaël Trahan, d’avoir mis ce texte à notre disposition.
Bibliographie
- LANIEL, Jérémy (2017), « Dans la bibliothèque d’Audrée Wilhelmy. Vivre à l’intérieur », Lettres québécoises, no 167, février, pp. 16-17.
- RICHTER, Anne (2017), Les écrivains fantastiques et la métamorphose, Bruxelles, Académie royale de Belgique, coll. « L’Académie en poche ».
- TODOROV, Tzvetan (1970). Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, coll. « Poétique ».
- WILHELMY, Audrée (2011), Oss, Montréal, Leméac.
- WILHELMY, Audrée (2013), Les sangs, Montréal, Leméac.
- WILHELMY, Audrée (2017a), Le corps des bêtes, Montréal, Leméac.
- WILHELMY, Audrée (2017b), « La colombe », dans Stéphane Dompierre (dir.), Pulpe, Montréal, Québec Amérique, pp. 139-149.
- WILHELMY, Audrée (2019a), Blanc Résine, Montréal, Leméac.
- WILHELMY, Audrée (2019b), « Pointe-Lévy », Estuaire, no 177, septembre, pp. 11-16.