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Dans La sociologie du nationalisme, non seulement Frédérick Guillaume Dufour offre un historique et une ontologie de la sociologie du nationalisme, mais il expose de nombreuses théories, études de cas et questions qui en font un ouvrage essentiel pour tout chercheur ou citoyen qui veut comprendre les nationalismes d’hier et d’aujourd’hui. C’est un livre de référence voué à fournir des outils pour mieux analyser et étudier les nationalismes.
D’entrée de jeu, Dufour met les balises sur ce qu’il entend par nationalisme, qu’il définit à la fois « comme un principe politique et comme un ensemble de pratiques » (p. 27 ; italiques dans le texte original). On y voit dès lors l’influence d’auteurs dits « classiques » du nationalisme, comme Ernest Gellner ou Benedict Anderson, mais aussi l’impact des sociologues plus récents, notamment Rogers Brubaker. S’inscrivant dans la lignée wébérienne, Dufour met en garde contre l’attribution de qualificatifs à la nation qui seraient vides de sens. Parlant de la notion de « petites nations », il spécifie avec justesse : « Certains chercheurs québécois, inspirés par l’écrivain Milan Kundera, se sont amourachés de l’expression petite nation afin de désigner certaines nations qui auraient des propriétés particulières […] Les gens qui reprennent cette expression désignent généralement un ensemble assez disparate de nations » (p. 31 ; italique dans le texte original), ce qui pour lui pose problème autant d’un point de vue terminologique qu’analytique.
Ainsi, une fois les balises sur les définitions et les traductions mises, Dufour présente en première partie (chap. 1 et 2) un historique concis de la sociologie du nationalisme et de l’émergence du champ d’étude du nationalisme. Bien que succincts, ces deux chapitres sont essentiels et recoupent un grand nombre d’auteurs, démontrant à quel point la sociologie du nationalisme est avant tout une affaire multidisciplinaire.
Les parties 2 et 3 de l’ouvrage sont, à mon sens, les plus intéressantes. Par exemple, au chapitre 3, il démontre les relations entre les groupes, réintroduisant le lecteur au concept important de clôture sociale. Pour ce faire, Dufour rappelle certaines conceptions des groupes (notamment herdérienne et barthienne), mais discute également des marqueurs et des mécanismes qui entrent dans la négociation des clôtures sociales. Au chapitre 4, il aborde le nationalisme sous l’angle de la cognition, ou des croyances. Il est à noter qu’il détaille de manière brillante les notions d’auto-identification et d’autocompréhension, rappelant que ce sont là des mécanismes subjectifs. Même si la subjectivité des acteurs peut être difficile à mesurer, il n’en demeure pas moins que celle-ci établit et encadre la manière dont les gens s’identifient ou non à un groupe, répondent aux stéréotypes et naviguent à travers les diverses clôtures sociales au quotidien, et elle a des implications pratiques sur ces points. Au chapitre 5, Dufour discute des analyses comparatives du nationalisme. Mettant de l’avant l’avantage de la comparaison en sciences sociales, c’est-à-dire qu’« elle permet de vérifier si des mécanismes qui semblent avoir été les causes ou les effets de certains processus ou mécanismes dans un cas donné ont eu les mêmes causes et les mêmes effets dans d’autres cas similaires » (p. 246), il met par ailleurs l’accent sur la manière de comparer la sociologie du nationalisme, quoi comparer, tout en donnant un grand nombre d’exemples de comparaisons (voir p. 268-290).
Dans la troisième partie de l’ouvrage, intitulée « Processus, institutions, conflits et hégémonie », l’auteur discute d’enjeux importants liés à la sociologie du nationalisme. Par exemple, au chapitre 6, il fait la distinction importante entre la citoyenneté et la nationalité. Recoupant la construction étatique et la construction nationale de manière historique, Dufour met également de l’avant l’importance de la bureaucratisation (qui permet ou non de compter les nations ou de les ignorer). De manière intéressante, il rappelle au chapitre 7 à quel point le nationalisme, comme régime de territorialité, a réussi à fixer l’identité des membres de la nation en lien avec le territoire. Territoire et identité sont ainsi unis. De même, il discute de la souveraineté, ici dans les mains du peuple. Il note que dans certains cas, « ce peuple est conçu comme un demos. Dans d’autres, cependant, il est conçu comme un ethnos. » (p. 336) En fait, ces nuances et les diverses manières d’aborder les notions sont une force de cet ouvrage, puisque l’auteur fait un survol détaillé des diverses conceptions des notions souvent tenues pour acquises lorsqu’on discute de nationalisme. Au chapitre 8, Dufour aborde le nationalisme et le capitalisme, se penchant sur les vecteurs matériels et les classes sociales. Enfin, au chapitre 9, en collaboration avec Emmanuel Guay et Michel-Philippe Robitaille, Dufour discute des conflits sociaux et ethnonationalistes et les auteurs se demandent si le concept de « conflit ethnique » est utile. Il en ressort que, pour eux, non seulement ce concept est utile, mais il permet de faire la distinction entre les conflits ethniques et les conflits où l’ethnicité est mobilisée sans en être la cause. Doté de nombreux exemples au-delà de l’Europe, ce chapitre est clé pour la compréhension de la violence, des guerres civiles et la manière de les aborder en sociologie du nationalisme et de l’ethnicité.
Finalement, La sociologie du nationalisme deviendra un ouvrage phare. Frédérick Guillaume Dufour fait état de manière brillante des théories et des enjeux dans le champ. S’il est un défaut, c’est de ne présenter que trop brièvement parfois des études de cas, mais c’est le prix à payer pour un ouvrage aussi vaste. De plus, il incite le lecteur à s’intéresser pour encore longtemps aux nationalismes.