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L’ordre international westphalien se veut assez clair : chaque État est souverain sur son territoire bien défini. Or, les États de facto, entités ayant déclaré leur indépendance d’un « État-parent » mais n’ayant pas obtenu de reconnaissance internationale, constituent une entrave notable à cet ordre moderne. Comment réussissent-ils à survivre malgré tout et à perdurer ? Dans son ouvrage ancré entre autres dans un travail de terrain en Abkhazie et en Transnistrie, Magdalena Dembinska apporte des éléments de réponse fort pertinents à cette question. Mobilisant une littérature déjà riche en la matière, elle s’inscrit dans une tendance récente en s’intéressant aux processus internes aux États, au lieu de les concevoir comme de simples pions dans un jeu géopolitique plus vaste. De manière centrale, l’autrice soutient l’importance de la légitimation interne dans la survie de ces entités politiques. Le livre est structuré de manière à traiter tour à tour de chacune des dimensions théorisées de cette légitimation interne, avant d’en faire la synthèse.
Après une mise en contexte dans l’introduction, Dembinska présente dans le chapitre 1 une étude comparée des conditions ayant mené aux guerres sécessionnistes d’Abkhazie et de Transnistrie. Ce choix d’entrée en matière n’est pas anodin : contrairement à la tendance dans la littérature à situer les explications dans la période post-sécession, l’autrice souligne l’importance de considérer les institutions et les relations de pouvoir antérieures. Par exemple, la combinaison paradoxale en URSS d’une haute centralisation politique et de l’accent sur l’ethnie dans le découpage du territoire en des entités plus ou moins autonomes aurait provoqué des conditions explosives lors de la désintégration de l’État. Néanmoins, l’argument central du chapitre demeure la remise en question de la nature essentiellement « ethnique » de ces conflits, Dembinska faisant plutôt ressortir l’instrumentalisation de l’ethnicité par les élites politiques lors du déclenchement et du déroulement des guerres d’indépendance. Ultimement, c’est toutefois l’appui décisif de Moscou qui fait pencher la balance en faveur des entités sécessionnistes dans les deux cas, consacrant le « gel » des conflits.
Dans le chapitre 2, le processus de légitimation eudémonique, c’est-à-dire relié à la sécurité et au bien-être économique et social, est abordé. Sous cet aspect, les deux cas sont contrastés. L’Abkhazie est très isolée économiquement du reste du monde, mis à part de son « État-patron » qu’est la Russie. Depuis la fin de la guerre en 1993, elle s’est développée considérablement avec l’appui de Moscou, mais au prix d’une plus grande dépendance envers celle-ci. La Transnistrie, au contraire, disposait déjà à sa naissance d’une industrie lourde, qu’elle a réussi à maintenir à flot au point d’être plus connectée aux marchés internationaux que son État-parent, la Moldavie. Autre aspect crucial : la Transnistrie maintient des relations relativement cordiales avec la Moldavie, tandis que l’Abkhazie est totalement isolée de la Géorgie, dont elle a fait sécession. Dans les deux cas, des inégalités importantes caractérisent la vie économique et sociale des entités. Si le développement économique modeste de l’Abkhazie semble surtout profiter aux personnes ethniquement abkhazes et laisser de côté les minorités ethniques, ce sont plutôt des inégalités économiques entre les quelques entrepreneurs ayant profité de la privatisation des entreprises et le reste de la population qui caractérisent la Transnistrie. Dans les deux cas, Dembinska montre que les gouvernements sont parvenus à établir un certain développement économique et infrastructurel autonome, bien qu’ils soient tous deux toujours dépendants de la Russie.
Le chapitre 3 est consacré à la légitimation institutionnelle, soit la construction d’institutions efficaces capables de représenter les citoyens et de leur fournir des services. L’autrice conclut que l’Abkhazie et la Transnistrie sont parvenues à cristalliser une certaine institutionnalisation bien ancrée dans la société. Sur ce point, elle souligne la similarité des défis vécus par les nouveaux États de facto et les États récemment indépendants en général, c’est-à-dire la difficulté de construire de nouvelles institutions de toutes pièces. Il est également intéressant de mentionner que dans les cas étudiés comme en général dans plusieurs autres États de facto, on assiste même à une certaine démocratisation. En effet, s’appuyant sur une littérature antérieure, Dembinska soutient que le manque de reconnaissance internationale peut parfois jouer le rôle de catalyseur dans la démocratisation de ces entités, qui souhaitent se montrer exemplaires face à la communauté internationale. Dans les cas étudiés, son hypothèse, démontrée à travers son étude comparative, est toutefois plutôt que l’ouverture des régimes résulte surtout de luttes de pouvoir internes. Il ne s’agit néanmoins pas de démocraties « accomplies », mais plutôt de régimes hybrides qui, bien que pluralistes, sont captés par une élite. Dans le cas de la Transnistrie, cette élite est la classe d’affaires, tandis que dans le cas abkhaze, il s’agit plutôt d’une monopolisation du pouvoir par le groupe ethnique principal.
Au chapitre 4, Dembinska se tourne vers les processus de légitimation identitaire. S’inscrivant dans la lignée de Benedict Anderson (auteur d’Imagined Communities, 1983, Verso), elle considère la nation comme le produit d’une construction sociale faisant l’objet d’une reproduction et de reconfigurations constantes. Sous cet aspect de leur construction « nationale », l’Abkhazie et la Transnistrie sont deux cas particulièrement intéressants et judicieusement choisis. En effet, l’Abkhazie comporte d’importantes minorités géorgiennes (ou mingréliennes), arméniennes et russes, tandis que la Transnistrie est composée de manière relativement équilibrée de Russes, de Moldaves et d’Ukrainiens. L’autrice montre comment les gouvernements des États de facto ont entrepris des projets de construction identitaire visant à unifier leurs différentes composantes ethniques, notamment en présentant « leurs » Géorgiens ou Moldaves comme différents de ceux qui habitent dans l’État-parent respectif. En Abkhazie, le projet nationalisant connaît un certain succès malgré les inégalités persistantes entre les différentes ethnies, mais en Transnistrie, le succès est sans équivoque. Si l’État de facto a pris naissance surtout sous l’impulsion de Russes refusant d’être rattachés à la Moldavie indépendante, Dembinska constate aujourd’hui des démarcations de plus en plus floues entre les différents groupes ethniques composant la Transnistrie.
Le chapitre 5 est central au propos de l’ouvrage. Faisant la somme des trois dimensions de la légitimation interne présentées dans les chapitres précédents et largement tirées des travaux de pairs, Dembinska propose une quatrième dimension : la légitimité de l’État. Il s’agit là d’une légitimité symbolique et bourdieusienne ancrée dans la perception des citoyens ou en la « croyance en l’État ». Dans ce chapitre, qui est sans doute le plus empirique de l’ouvrage, l’autrice analyse des résultats d’études et de sondages antérieurs ainsi que ses propres entrevues, principalement pour mesurer la perception des citoyens sur les différentes composantes de la légitimation interne. Si les Abkhazes considèrent généralement le projet national comme légitime et souhaitent une indépendance complète, le portrait est plus nuancé en Transnistrie. En effet, une proportion significative de la population souhaite plutôt un rattachement à la Russie et le regard porté par les citoyens sur les perspectives d’avenir de l’entité est assez mitigé. Toutefois, dans les deux cas, l’appui à une réunification avec l’État-parent est marginal.
Si La fabrique des États de facto est un ouvrage d’une grande pertinence écrit dans un style agréable, certains aspects laissent le lecteur sur sa faim. Le modèle de légitimation interne en quatre composantes que propose Dembinska est particulièrement intéressant et aurait bénéficié d’être développé davantage. Ancré dans une vaste littérature, il présente le potentiel de constituer la base d’un indice davantage détaillé de la légitimité étatique interne. Par ailleurs, la quatrième dimension qu’ajoute l’autrice au modèle, soit la légitimité de l’État, est indubitablement pertinente, mais son nom porte quelque peu à confusion, étant donné que les trois autres dimensions mesurent aussi un aspect de la légitimité étatique. Dans la démarche empirique du dernier chapitre, on perçoit également l’importance de la perception des citoyens sur chacune des dimensions de la légitimation. Ainsi, il serait pertinent de mieux présenter en quoi la dimension de la légitimité de l’État est distincte des trois autres. Enfin, l’autrice parvient certes à convaincre de l’importance des facteurs de légitimation interne dans la survie des États de facto, mais on perçoit tout de même à travers son étude comparative l’importance cruciale du support de la Russie, qui semble par moments plus central que les processus internes.
En somme, Magdalena Dembinska propose un ouvrage impressionnant, qui en plus de proposer un modèle intéressant pour appréhender la construction de ces entités, constitue une revue exhaustive de l’état de la littérature sur son objet d’étude. En ce sens, il sera certainement utile à tout chercheur s’intéressant à la question des États de facto. Au moment d’écrire ces lignes, le livre est d’une actualité brûlante alors que l’espace postsoviétique est en ébullition, avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie (et les troupes russes aux portes de la Transnistrie). On assiste également au processus décrit dans l’ouvrage en temps réel, alors que la Russie a reconnu l’indépendance des républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk dans l’est de l’Ukraine. Ces événements apporteront certainement de nouveaux questionnements sur les États de facto, qui constituent un objet d’étude essentiel dans le contexte international actuel.