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Le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval ont publié ensemble plusieurs ouvrages marquants, dont La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale (La Découverte, 2009) et Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle (La Découverte, 2014). Leur projet intellectuel vise tant à élaborer une critique de l’organisation actuelle de nos sociétés qu’à proposer des stratégies pour favoriser le développement des communs et réduire l’emprise dont les marchés et les États disposent sur nos vies. Leur livre Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’État en Occident se concentre pour sa part sur la souveraineté, qui désigne « la domination exercée, à l’intérieur d’un territoire donné, par une puissance étatique sur la société et sur chacun de ses membres. Autrement dit, c’est le concept d’une forme spécifique de domination, celle de l’État moderne. » (p. 17) Face à l’augmentation des inégalités sous le néolibéralisme avancé, au recul important des libertés démocratiques et au « renforcement des moyens réglementaires, judiciaires, policiers et parfois militaires de la domination » (p. 28), Dardot et Laval soutiennent deux thèses : « en premier lieu, que l’État émerge tardivement dans l’histoire humaine, en second lieu, que les deux traits par lesquels Bodin caractérise la souveraineté (“absoluité” et “perpétuité”) valent exclusivement de l’État moderne au lieu de valoir de tout État » (p. 36). Les auteurs offrent ensuite une enquête généalogique sur la formation de la souveraineté étatique moderne, en esquissant également les contours d’une souveraineté populaire que nous devrions approfondir afin d’affronter les défis de notre époque.
Dardot et Laval affirment, en s’inspirant des travaux de l’historien Ernst Kantorowicz, que c’est la « souveraineté pontificale sur l’Église qui servit de modèle direct à la construction de la souveraineté étatique » (p. 85). Dans le contexte de la révolution papale du XIe siècle, Grégoire VII a rédigé le Dictatus papae qui défendait une conception absolutiste du pouvoir, basée sur l’autorité suprême du pape, ce dernier disposant du droit exclusif de « faire de nouvelles lois selon les besoins du temps » (p. 96). Parallèlement, l’élaboration du droit canon et d’un système administratif complexe a donné à l’Église la forme d’un proto-État : « L’Église exécutait aussi ses lois au moyen d’une hiérarchie administrative à travers laquelle le pape gouvernait comme un souverain moderne gouverne à travers ses représentants. » (p. 110) La révolution papale a mené au développement des « royaumes territoriaux séculiers », qui ont pris des formes diverses en Sicile, en Angleterre, en France et dans le Saint-Empire romain germanique (p. 112 et suiv.). Les tensions entre l’Église et l’État se sont aggravées durant cette période, ce qui a encouragé l’émergence du « pontificalisme royal », qui peut être lié au désir des États de renforcer leurs prérogatives face à la papauté (p. 199), à la montée de la corporatio comme fiction juridique (p. 265) et aux enjeux entourant le prélèvement des impôts (p. 266). Le développement d’une « monarchie administrative » au sein des États modernes a inspiré la théorisation de la souveraineté proposée par Jean Bodin, qui la définit comme la « puissance absolue et perpétuelle » d’une chose publique (p. 280). Ce transfert progressif de la souveraineté entre l’Église et l’État ne s’est pas effectué seulement du point de vue conceptuel, mais aussi avec une « rationalité gouvernementale » et des pratiques politiques associées à la raison d’État (p. 304). La centralisation du pouvoir et la « quête illimitée de puissance » sont également liées aux enjeux stratégiques entourant la « balance des forces » dans le monde westphalien en devenir (p. 322-324).
Dardot et Laval offrent ensuite une analyse critique du processus révolutionnaire français, qui a mené à une monopolisation de la souveraineté par les « représentants de la nation, clé de la domination de la nouvelle classe politique. La fiction de la représentation légitime un corps de professionnels politiques. » (p. 454) Cette représentation nationale s’opposait notamment au souverainisme populaire prôné par la sans-culotterie parisienne (p. 474). Les deux auteurs examinent comment cette tension entre la représentation de la nation par des professionnels politiques et l’autonomie populaire a évolué au cours de la Révolution française, en étudiant entre autres la position de Maximilien Robespierre, qui « oppose la volonté populaire aux représentants corrompus, mais sans remettre en question le principe représentatif lui-même » (p. 479), la centralisation étatique qui s’opère avec les jacobins (p. 484-485), puis la répression du mouvement populaire avec le régime thermidorien (p. 486). Dardot et Laval prêtent également attention au débat entre Pierre-Joseph Proudhon, qui prône une « nouvelle constitution politique qui limitera le pouvoir de l’État par le bas et par le haut, par le bas du fait de l’autonomie des entités locales et productives, par le haut du fait de l’intégration des États nationaux dans des fédérations d’États qui seront réunis par un pacte leur laissant la plus large autonomie » (p. 531), et Louis Blanc, qui soutient plutôt que « sans l’autorité supérieure et concentrée de l’État, il ne peut y avoir de transformation sociale. Seul l’État est en mesure d’aider les plus faibles à accéder aux moyens de la liberté individuelle en restreignant la force des forts. Car la société telle qu’elle existe est une société de concurrence déloyale entre des individus inégalement dotés. La seule voie possible de rééquilibrage social est dans l’assistance de l’État. » (p. 534-535)
Dardot et Laval soulignent alors que « l’autogouvernement et l’internationalisme ont reculé devant la puissance des États centralisés et la diffusion à grande échelle d’un nationalisme institutionnel » (p. 587). Ce recul a eu un impact majeur sur le mouvement socialiste, qui a été « absorbé et digéré par le fait national, de sorte que sa finalité n’a plus visé l’“association universelle des producteurs” chère aux saint-simoniens et à la Première Internationale, mais la “nationalisation” de l’économie. Le mouvement socialiste, comme le craignait d’ailleurs Marx dès les années 1870, a modifié la signification des luttes politiques et sociales à l’intérieur du cadre des États-nations : le socialisme a été progressivement conçu comme une extension de la souveraineté de l’État à l’économie. Pris dans le jeu institutionnel du parlementarisme, la question qui s’est imposée aux acteurs du conflit social a fini par être de savoir comment conquérir le pouvoir et comment exercer la souveraineté de l’État. Le socialisme ne s’est donc pas développé en suivant la ligne de rupture antisouverainiste que l’on a vu se dessiner de Saint-Simon à Marx. » (p. 596-597) Les auteurs proposent deux stratégies pour affronter la souveraineté de l’État national, soit la souveraineté populaire, qui « consiste en des pratiques de contrôle sur les gouvernants, autrement dit en des pratiques d’autogouvernement qui impliquent le refus décidé de toute représentation politique » (p. 694), et la constitution d’un nouveau système d’obligations des individus les uns vis-à-vis des autres qui serait axé autour d’une « responsabilité à l’égard des conditions d’habitabilité de la Terre pour tous les vivants » et de la défense des communs locaux et transnationaux (p. 694-695). Dans une annexe dédiée à Michel Foucault et à ses réflexions sur les technologies de pouvoir et la souveraineté, Dardot et Laval affirment que son refus d’examiner l’État comme une entité autonome ou détachée des pratiques concrètes de gouvernement « a un revers particulièrement nuisible pour l’analyse historique et politique en ce qu’il méconnaît la force symbolique des fictions, et particulièrement la force de la fiction de l’État comme “personne publique” à qui l’on suppose une volonté, voire une “âme”. Car mettre entre parenthèses l’“existence des universaux” ne doit pas conduire à ignorer l’efficace redoutable des fictions. » (p. 721)
En s’appuyant sur de nombreuses références théoriques et plusieurs exemples historiques, le philosophe et le sociologue mettent de l’avant des pistes stimulantes pour encourager un renouvellement de l’internationalisme de gauche au XXIe siècle, qui serait basé notamment sur la multiplication des initiatives locales d’autogouvernement et le développement d’outils de diffusion et d’échange entre ces différentes initiatives. Des travaux à venir pourraient examiner les transformations de l’État que les organisations et les mouvements de gauche gagneraient à promouvoir au cours des prochaines années, en prêtant attention à la pluralité des formes étatiques d’organisation du monde social, ainsi qu’aux stratégies qui conviennent pour chacune de ces formes. En définitive, Pierre Dardot et Christian Laval nous offrent, avec Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’État en Occident, un portrait saisissant de la souveraineté étatique et de sa trajectoire complexe au sein de la tradition intellectuelle occidentale, en nous invitant du même souffle à réfléchir à une « cosmopolitique des communs », qui sera l’objet de leur prochain ouvrage (p. 33).