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La détermination du statut de réfugié (DSR) renvoie au processus administratif par lequel les États déterminent l’admissibilité au statut de réfugié (Hamlin, 2014). Au cours d’une enquête ethnographique qui portait sur le fonctionnement de ce processus au Canada, nous avons interrogé des avocats et d’anciens décideurs en matière de demande d’asile sur l’aspect le plus difficile de leur travail. Voici comment deux d’entre eux ont répondu :

L’incertitude est vraiment trop grande. On sait que si on est devant tel décideur, la demande sera rejetée, mais quand on est devant d’autres, la cause sera plus facile… Par exemple, le dossier peut sembler très bon, on peut bien le présenter, tout se passe bien et on reçoit une réponse négative. Mais je trouve qu’il y a un pouvoir discrétionnaire qui est un peu trop large. Du point de vue de la crédibilité, on a besoin de ce pouvoir, mais, automatiquement, on sait qu’avec tel décideur, la demande va être rejetée. Il y a des problèmes là-dedans d’après moi.

Entrevue avec Humeyra Can, avocate en droit des réfugiés, le 2 octobre 2013

J’ai rendu 1000 décisions en huit ans ; 995 ou 1010, je ne sais pas. Mais c’était à peu près 1000 décisions. Je pense que 70 % étaient négatives, quelque chose comme ça. Les avocats demandaient tout le temps que je me récuse. « Vous, on a vu votre statistique, vous avez refusé beaucoup de femmes africaines. Vous êtes machiste. Vous êtes sexiste », me disaient-ils. Mais, non, je ne les ai pas acceptées, non pas parce que je suis machiste, je les ai refusées parce que les histoires qu’elles ont racontées n’étaient pas de bonnes histoires.

Entrevue avec Jean-Pierre Montpellier, ancien décideur, le 29 août 2014

Que nous enseignent ces récits à propos de la DSR ? En soulignant l’incertitude relative au traitement des demandes d’asile, l’avocate Humeyra Can dénonce l’étendue du pouvoir discrétionnaire des décideurs dans l’évaluation de l’admissibilité au statut de réfugié. L’ancien décideur Jean-Pierre Montpellier, quant à lui, pointe du doigt les avocats qui l’accusent de manifester un biais à l’encontre des demandeurs d’asile dont l’origine sociale est particulière. Malgré leurs différences, ces deux attitudes font référence à la mobilisation par les avocats d’informations sur les disparités entre les taux d’octroi du statut de réfugié des différents décideurs. Can s’attarde aux contraintes vécues par les avocats, tandis que Montpellier explique la défiance des avocats à son égard. Au-delà de la question du pouvoir discrétionnaire des commissaires, ces deux citations nous invitent aussi à nous intéresser au rôle que jouent les avocats dans ces procédures, à leurs interactions avec les commissaires, à la manière dont ils peuvent influencer l’issue d’un dossier et à leur usage de leur expertise et de leur expérience en faveur de leurs clients.

Traditionnellement considéré comme un champion en matière de droits de la personne, le Canada est un cas intéressant. Depuis l’instauration en 1989 du système actuel de DSR, le Canada a reçu environ 800 000 demandeurs d’asile[1]. Ces chiffres sont de loin inférieurs au nombre de demandes d’asile reçues par les autres pays d’accueil. Cependant, les ministres responsables des questions migratoires ont l’habitude d’affirmer que le système canadien de DSR est l’objet d’abus en raison de nombreuses demandes d’asile sans fondement (Anderson, 2010 ; Akbari et MacDonald, 2014 ; Dauvergne, 2016).

Au cours de la dernière décennie, au Canada, les décideurs en matière de DSR ont suscité une controverse au sein des chercheurs concernant la cohérence et l’impartialité de leurs jugements. Certains critiques sont allés jusqu’à conclure que la décision d’accorder le statut de réfugié à un demandeur d’asile dépend essentiellement du décideur qui examine son cas[2] (Rehaag, 2008 ; 2017b ; Macklin, 2009). Les médias canadiens, quant à eux, récupèrent régulièrement le débat en soutenant que les décisions sont prises de façon arbitraire et subjective (Keung, 2011 ; 2015 ; Nicaud, 2012 ; Sanders, 2013 ; Humphreys, 2014 ; Champagne, 2017).

Afin d’expliquer les écarts entre les taux d’octroi du statut de réfugié, les juristes canadiens ont insisté sur le pouvoir discrétionnaire incontrôlé des décideurs. Ils ont invoqué l’impact du patronage dans la mesure où, avant la réforme législative de 2012, les décideurs chargés de la DSR étaient nommés politiquement pour un mandat limité (Ellis, 2013). Ils ont souligné certains aspects du travail tels que la formation en droit, la durée du service, le parcours professionnel (Rehaag, 2008) ou l’orientation idéologique des décideurs susceptibles d’agir comme « gardiens » ou « protecteurs des droits de la personne » (Macklin, 2009 : 158). Innessa Colaiacovo (2013) a montré qu’une expérience antérieure de décideur administratif indépendant avait un impact positif sur les taux d’acceptation. Quant à Sean Rehaag (2011a), il a identifié des indices attestant d’un lien entre le genre du décideur et son expérience antérieure dans le domaine de la protection des droits des femmes.

Plutôt que d’esquisser une explication des disparités évoquées comme l’ont fait les juristes, nous documentons ici la manière dont la représentation juridique fonctionne dans ce contexte. En se basant sur un travail ethnographique de terrain sur les procédures d’asile au Canada, ainsi que sur les acteurs qui y sont impliqués, le présent article contribue ainsi à la recherche sur la prise de décision en matière de statut de réfugié à deux égards. Premièrement, nous analysons la détermination du statut de réfugié à l’aide du cadre théorique des « institutions habitées » (inhabited institutions). Nous éclairons l’influence des interactions sociales sur les processus décisionnels, démontrant ainsi l’utilité théorique de consacrer ce cadre d’analyse à la compréhension des procédures d’asile (Hallett et Ventresca, 2006 ; Hallett et al., 2009). Deuxièmement, nous inspirant du concept d’« expertise stratégique », nous nous consacrons à l’analyse des aspects sociaux, relationnels et interpersonnels de l’utilisation de la loi par les avocats (Carpenter et al., 2016 ; Shanahan et al., 2016). Notre analyse démontre que les avocats anticipent et façonnent dans une large mesure les procédures d’asile en adoptant trois stratégies que nous appelons la conformité, la délibération et la contestation.

Comme nous l’expliquerons plus loin, la plupart des études sur les procédures d’asile examinent le rôle central des décideurs dans l’évaluation de l’admissibilité au statut de réfugié. Cet intérêt est compréhensible et justifié dans la mesure où les acteurs étatiques sont au coeur de la DSR (Tomkinson, 2018). Toutefois, l’accent mis sur l’État ne rend pas compte de la participation d’acteurs non étatiques pertinents à ce processus. Nous nous inspirons dans cet article des efforts conceptuels récents des spécialistes de gestion des migrations qui analysent la grande variété d’acteurs non étatiques[3] « qui fournissent des services qui facilitent, limitent ou favorisent les migrations internationales » (Gammeltoft-Hansen et Sørensen, 2013 : 7). De ce fait, nous nous intéressons aux avocats spécialisés en droit de l’immigration et de la protection des réfugiés, en raison de leur rôle important de médiation entre l’État d’accueil et le demandeur d’asile. Cette attention est justifiée d’un point de vue empirique, dès lors que la représentation juridique est la règle plutôt que l’exception au Canada : 79,1 % des demandeurs d’asile se font représenter par un avocat[4] (Rehaag, 2011b).

Nous considérons ici la DSR comme une institution habitée par les demandeurs d’asile, les décideurs, mais également les avocats qui, à travers les procédures d’asile, prennent part aux interactions sociales afin de produire et reproduire l’institution dans laquelle ils sont incorporés[5]. Nous examinons ensuite les recherches antérieures sur les procédures d’asile, ce qui fait ressortir que ces travaux concentrent leur attention sur les décideurs[6]. En mobilisant le cadre d’analyse des institutions habitées de Tim Hallett et Marc J. Ventresca (2006), nous pouvons examiner le rôle des avocats au sein des procédures d’asile.

Les procédures d’asile, l’expertise des avocats et les institutions habitées

Les procédures d’asile jouent un rôle primordial dans la gestion des migrations. Du point de vue des pays de destination, ce sont des instruments de filtrage et de contrôle des migrations. Pour des demandeurs d’asile, ces procédures offrent la possibilité d’obtenir des droits et l’adhésion à un nouveau pays (Tomkinson, 2018). En tant que temps fort de la DSR, les procédures d’asile fournissent l’espace nécessaire à la rencontre entre l’autorité de l’État et le demandeur d’asile. C’est le lieu où le demandeur expose ses motifs et administre la preuve susceptible de les soutenir (Probst, 2011 ; Luker, 2015 ; Dahvlik, 2017). Depuis le début des années 2000, les chercheurs issus de divers champs disciplinaires se sont intéressés, d’une part, à la mise en oeuvre concrète des politiques relatives aux réfugiés dans les pays d’accueil et, d’autre part, à l’octroi d’un statut et d’une protection juridique aux demandeurs d’asile. Ils ont également examiné le rôle des associations engagées dans la cause des étrangers (Israël, 2003) qui « deviennent des intermédiaires entre l’État et les étrangers » (Pette, 2014 : 10). Toutefois, le rôle joué par les avocats dans ce processus demeure très peu documenté suivant une approche relationnelle (Miaz, 2017b). Ce qui distingue notre analyse des études portant sur des « acteurs associatifs impliqués dans l’aide à la procédure d’asile » (d’Halluin-Mabillot, 2010 : 363) est l’accent que nous mettons sur l’étude de stratégies déployées par des avocats lors de procédures d’asile. Après un bref bilan des publications auxquelles nous nous référons, nous présenterons les principaux tenants du cadre d’analyse des institutions habitées pour nous intéresser à la manière dont les avocats interagissent avec une institution étatique.

Les juristes, les sociologues et les politologues s’accordent de plus en plus sur le fait que la DSR est un processus complexe (Rousseau et al., 2002 ; Legomsky, 2007 ; Bohmer et Shuman, 2008 ; Hamlin, 2014). En raison de la nature limitée des preuves matérielles dont disposent les demandeurs d’asile, les seuls éléments d’appréciation sur lesquels les décideurs basent leurs décisions sont les dépositions faites par les demandeurs au cours des procédures administratives et les témoignages écrits enregistrés au moment du dépôt de la demande d’asile (Kagan, 2003 ; Sweeney, 2009 ; Cameron, 2010 ; Kobelinsky, 2015 ; Zambelli, 2017). À cet égard, l’évaluation pendant la procédure d’asile se focalise sur l’établissement des faits présentés dans la demande et l’examen de la crédibilité du demandeur d’asile (Lawrence et Ruffer, 2015). Ce moment ressemble davantage à une épreuve de vérité (d’Halluin-Mabillot, 2012) « ou une enquête qu’il s’agit d’élucider par recoupement des sources et confrontation des éléments du récit avec un stock de connaissances considérées comme intangibles et “vraies” » (Akoka et Spire, 2013 : 73).

Les décisions écrites en matière de DSR révèlent la prépondérance de stéréotypes découlant de la conception que les décideurs se font du « véritable » réfugié (Berg et Millbank, 2009 ; Rehaag, 2017b). Les décideurs expriment souvent la manière dont ils mobilisent leurs expériences antérieures pour différencier les vrais et les faux réfugiés, ainsi que pour détecter les mensonges et les impostures (Rousseau et Foxen, 2005 ; Jubany, 2017). Les chercheurs qui étudient les procédures d’asile actuelles estiment que ce processus ne repose pas uniquement sur des préjugés, dès lors que toute décision en matière de DSR requiert des constructions sociales dans la recherche des faits et dans l’administration de la preuve (Dahvlik, 2017 ; Tomkinson, 2018). Certains chercheurs qui appliquent une perspective de première ligne aux procédures d’asile documentent le caractère exagéré du pouvoir discrétionnaire individuel du décideur dans le cadre de la DSR. Ils soulignent le rôle des décideurs dans le contexte institutionnel. Les contraintes judiciaires et organisationnelles ainsi que la philosophie professionnelle commune ou l’ethos étayent leurs pratiques décisionnelles (Spire, 2008 ; Probst, 2011 ; Miaz, 2017a).

La question qui se pose, dès lors, est celle de savoir quel rôle joue la représentation juridique dans ce processus. D’autres recherches examinent la contribution des avocats aux résultats des demandes d’asile. Rehaag (2011b) constate qu’au Canada les avocats fournissent des services d’aide plus efficaces en comparaison des consultants en immigration et des conseillers bénévoles[7]. Certains chercheurs estiment que la qualité de la représentation façonne l’issue de la demande d’asile, puisque l’aide et la préparation juridiques offertes par les avocats sont souvent inégales (Tomkinson, 2014). Dans son analyse du rôle des bureaux de contestations juridiques dans le recours en matière d’asile en Suisse, Jonathan Miaz (2017b) relève l’importance de la sélection des dossiers par des « acteurs de la défense juridique des migrant·e·s » qui, à la marge, « contribuent à la définition pratique et juridique des frontières ». Étudiant le contexte américain, Banks Miller, Linda Camp Keith et Jennifer S. Holmes (2015) soulèvent un argument différent en soulignant la capacité de l’avocat d’influer sur l’issue de la procédure en raison d’un volume important de demandes[8]. Ils soutiennent que les avocats, en représentant les demandeurs d’asile devant les juges d’immigration, acquièrent au fil du temps une réputation particulière auprès de ces derniers, qui peut être négative ou positive. Les juges s’appuient sur l’intime conviction de ce qu’ils considèrent comme faisant foi. Enfin, ces auteurs démontrent que les résultats positifs d’un avocat devant un juge donné prédisent la probabilité de succès futurs devant ce même juge (Miller et al., 2015).

Les résultats de Miller et ses collègues (2015) placent, par conséquent, les aspects informels et relationnels de la représentation juridique au premier plan du processus de prise de décision en matière de DSR. Ces conclusions ne sont pas l’apanage des procédures d’asile. L’examen d’autres juridictions et tribunaux administratifs inférieurs révèle qu’au-delà de la mobilisation de leur connaissance du droit dans leur cadre de travail[9], les avocats mettent à contribution des compétences de navigation et de négociation au sein des environnements interpersonnels de la prise de décision (Sandefur, 2015). Après avoir étudié les résultats de 1700 audiences en appel en matière d’allocations de chômage, Colleen F. Shanahan, Anna Carpenter et Alyx Mark affirment qu’en ce qui concerne les cas qui ont connu une issue favorable, le travail des avocats, à la fois complexe et tributaire du contexte, ne saurait être réduit à la simple utilisation des lois et des procédures disponibles. Ces auteurs utilisent le concept d’« expertise stratégique » pour expliquer comment « les avocats associent la formation formelle à la compréhension de la situation et le complètent par une réflexion stratégique et un jugement au service de leurs clients » (2016 : 471). En mettant l’accent sur les aspects sociaux et interpersonnels de l’utilisation de la loi, Shanahan et ses collègues y vont de quelques prédictions sur la façon dont les avocats pourraient utiliser leur expertise stratégique. À titre illustratif, sur la base d’une compréhension nuancée de la charge de la preuve, les avocats peuvent décider de retenir une information ou de présenter des documents de manière à favoriser leurs clients.

Dans une autre étude publiée la même année, ces trois mêmes auteurs (Carpenter et al., 2016) élargissent l’examen empirique de la notion d’expertise stratégique en augmentant le nombre de cas étudiés à 5000 et en interrogeant au total dix représentants juridiques d’employeurs opposés à l’octroi d’allocations de chômage à des anciens employés. Tandis que certains employeurs étaient représentés par un avocat, d’autres l’étaient par un non-juriste. Les chercheurs se sont demandé si les représentants non juristes pouvaient acquérir l’expertise stratégique nécessaire et fournir une représentation juridique efficace. Les auteurs estiment que les non-juristes peuvent appréhender la loi applicable et les procédures substantielles sans toutefois être en mesure de contester le verdict des juges sur des dossiers individuels, ou d’adopter un militantisme judiciaire, contrairement aux avocats. En outre, les auteurs ont trouvé des différences dans les comportements procéduraux des avocats et des représentants non juristes. Par exemple, les avocats sélectionnent leurs clients et examinent le bien-fondé d’une affaire avant d’accepter de représenter un requérant. Les avocats divulguent des documents à un rythme nettement plus élevé que les représentants non juristes. À cet égard, les auteurs concluent que faute d’une formation juridique préalable et parce qu’ils se forment principalement par l’interaction avec les juges devant lesquels ils font leurs prestations, les représentants non juristes ne sont pas en mesure d’influer sur l’application du droit par les juges.

Dans un effort d’intégration de l’agentivité (agency) des avocats dans l’explication des processus institutionnels, les chercheurs indiquent que les avocats jouissent de l’expertise stratégique et ignorent la multiplicité de leurs actions et de leurs réponses. Le concept d’expertise stratégique considère que les avocats ont le pouvoir de transformer le traitement des affaires individuelles par les juges ainsi que le contexte institutionnel en général. Cependant, les intérêts professionnels et les pratiques des acteurs institutionnels peuvent aussi être multiples. L’un des moyens de rendre compte de cette multiplicité des actions et des réponses des avocats est de concevoir leur agentivité comme étant ancrée dans un contexte institutionnel (Hallett et Ventresca, 2006). La perspective des institutions habitées a émergé comme une critique de la théorie néo-institutionnelle qui mettait l’accent sur la continuité et la conformité et négligeait l’agentivité des acteurs au sein des institutions (Fine et Hallett, 2014). En faisant le lien entre la nature dynamique de l’agentivité et la durabilité de la structure, Tim Hallett, David Shulman et Gary Alan Fine (2009) illustrent la manière dont les institutions sont occupées par les acteurs[10]. Pour comprendre le fonctionnement des institutions, les chercheurs qui adoptent cette perspective examinent l’adoption, l’interprétation, la négociation et la contestation des institutions par les acteurs dans le cadre de leurs interactions (Binder, 2007 ; Hallett, 2010).

Fine et Hallett (2014 : 1785) précisent la perspective des institutions habitées en soulignant l’attention portée non sur les personnes prises individuellement, mais plutôt sur les groupes ou « les personnes faisant des choses ensemble ». Comme nous l’examinerons plus loin, les stratégies déployées par les avocats spécialisés en droit de l’immigration et de la protection des réfugiés (ci-après avocats) lors de procédures d’asile concernent plusieurs éléments sociaux, relationnels et interpersonnels de l’utilisation de la loi. La prochaine section fournit de l’information sur le fonctionnement de la DSR au Canada.

Administration du droit des réfugiés au Canada

Le processus canadien de DSR fait appel à un tribunal indépendant. La Section de la protection des réfugiés (SPR) et la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) examinent les demandes d’asile présentées au Canada au sein de trois bureaux régionaux basés à Montréal, à Toronto et à Vancouver. La CISR a été créée en 1989 à la suite d’un arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Singh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 RCS 177), qui instaure des audiences orales dans les procédures de DSR. Conformément à la Loi sur l’immigration de 1976-1977, les demandes d’asile étaient décidées par l’entremise des documents écrits par des fonctionnaires du ministère de l’Emploi et de l’Immigration (Dirks, 1984).

Le Canada adopte la définition de réfugié au sens de la Convention de Genève dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (L.C. 2001, ch. 27. 96) qui stipule qu’une personne

  • [a] qualité de réfugié au sens de la Convention – le réfugié – la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques

    1. soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays ;

    2. soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

Rappelons que depuis 1989, environ 800 000 demandeurs d’asile sont arrivés au Canada et ont sollicité la protection ; le statut de réfugié a été accordé à la moitié de ces personnes suivant les procédures d’asile. Les décideurs, appelés « commissaires », statuent sur les demandes d’asile avec un degré significatif de précision et déterminent l’admissibilité des requérants à la protection du Canada[11]. Au cours de la dernière décennie, les commissaires ont traité annuellement de 14 000 à 35 000 demandes. Pendant la période considérée, le Canada a reçu moins de demandes d’asile par tête que des pays d’accueil tels que la Suède, l’Allemagne et les États-Unis (HCR, 2018).

Les commissaires ont suivi des parcours professionnels divers. La CISR a été conçue comme un tribunal laïque censé représenter les Canadiens de toutes les couches de la société ; il est requis que 10 % de ses membres aient au moins cinq années d’expérience juridique (Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (L.C. 2001, ch. 27). À l’instar des décideurs d’autres tribunaux, les commissaires sont considérés comme ayant une indépendance décisionnelle et sont sélectionnés sur la base de leur expertise et de leur connaissance du sujet. Conformément à la réforme législative de 2012 et à la Loi sur la protection du système d’immigration canadien (S.C. 2012, c 17), certains commissaires sont nommés politiquement pour un mandat limité et la majorité sont des fonctionnaires permanents[12]. Ils se spécialisent dans certaines régions et selon les types de réclamations. Cependant, ils doivent être prêts à entendre tous les types de réclamations.

Au Canada, les premiers contacts des demandeurs d’asile s’effectuent avec des agents des services frontaliers ou d’immigration qui réalisent, aidés d’un interprète, une première entrevue de filtrage. Après les contrôles de sécurité et la détermination de l’admissibilité, la demande est transmise à la SPR (Zambelli, 2017). Le demandeur d’asile remplit par la suite un formulaire dans lequel on lui demande des renseignements personnels détaillés, ses antécédents de voyage ainsi qu’une motivation de sa recherche de protection par le Canada. Il a le droit d’être représenté par un conseiller juridique à ses propres frais ou il pourrait être admissible à l’aide juridique. Comme précisé plus haut, la majorité des demandeurs d’asile sont représentés par un avocat.

Depuis la création de la SPR, le système de DSR a connu plusieurs réformes législatives. Toutefois, la procédure d’asile au cours de laquelle le demandeur d’asile témoigne sous serment avec l’aide d’un interprète et éventuellement d’un avocat demeure au coeur du processus. Les commissaires exercent leur autorité dans un tribunal administratif dont le fonctionnement ressemble plus à celui des tribunaux ordinaires qu’à celui d’une bureaucratie. Toutefois, dans la salle d’audience, cette autorité ne leur confère pas carte blanche sur la conduite de l’établissement des faits et de l’évaluation de la crédibilité du demandeur. Si jugées déraisonnables, leurs décisions peuvent être infirmées par les tribunaux supérieurs[13]. Par définition, les tribunaux administratifs tels que la CISR sont conçus de manière à reposer sur un fonctionnement moins formel que celui des tribunaux ordinaires (Ellis, 2013). Les commissaires doivent respecter les limites légales du pouvoir décisionnel du tribunal, ainsi que les principes de justice procédurale tels que ne pas donner lieu à une crainte raisonnable de partialité et assurer le droit du demandeur d’asile d’être entendu[14] (Heckman, 2013). Après la section suivante où nous expliquons notre méthodologie, nous analyserons l’implication des avocats dans l’environnement institutionnel.

Méthodologie

La recherche qui sous-tend notre analyse est une ethnographie administrative portant sur la détermination du statut de réfugié au Canada. Nous avons effectué un travail de terrain entre mars 2012 et novembre 2013, ainsi que des entrevues supplémentaires à l’été et à l’automne 2014, principalement à Montréal, dans la zone est de la CISR, mais également à Kitchener, à Ottawa et à Toronto. Les données utilisées dans l’analyse résultent de l’observation directe des procédures d’asile, d’entrevues approfondies et de conversations avec des acteurs impliqués dans le processus, ainsi que des recherches archivistiques.

Rodrick A.W. Rhodes (2014) définit l’ethnographie administrative comme l’utilisation de l’ethnographie dans l’étude de l’administration publique. La valeur de cette approche découle de l’ancrage dans la vie quotidienne et du fait d’« être là » au sein des organisations gouvernementales (Rhodes et al., 2007). En tant qu’approche de recherche et stratégie de collecte de données, l’ethnographie administrative permet au chercheur d’accéder à la « boîte noire de l’administration publique » (Boll et Rhodes, 2015). La principale force de cette recherche réside dans la collecte de données provenant de multiples sources, mais également dans l’accompagnement des avocats et des demandeurs d’asile avant, pendant et après les procédures d’asile ; il s’agit de moments au cours desquels ces acteurs partagent leurs perceptions du processus ainsi que les tactiques qu’ils ont adoptées dans la salle d’audience.

Dans le but de cerner le sens découlant des actions et des pratiques, les chercheurs qui recourent à l’ethnographie administrative renforcent et recoupent les données observationnelles en discutant avec les acteurs pertinents et en examinant des documents appropriés (Yanow, 2007). Afin de tester l’interprétation des observations faites au cours des procédures d’asile[15], nous avons conduit dix entrevues avec d’anciens commissaires ainsi qu’avec d’autres acteurs impliqués, notamment des demandeurs d’asile (10) et des avocats (6). En outre, nous avons cherché à mieux comprendre la DSR à travers l’analyse des documents internes et des décisions écrites émanant des procédures d’asile observées. À l’instar de Marc J. Ventresca et John W. Mohr (2002), nous croyons que les recherches archivistiques permettent d’examiner les aléas pratiques et les interprétations organisationnelles sous diverses perspectives. Le recours à de multiples sources d’information nous a permis d’assembler les différents aspects de la DSR.

L’observation des procédures d’asile est, sans doute, tant une faiblesse qu’une force de cette recherche, dans la mesure où l’accès et l’enregistrement posaient des problèmes récurrents. À titre illustratif, nous n’avons été autorisée à prendre des notes qu’au cours de deux audiences. Les dialogues rapportés des salles d’audience sont des reformulations basées sur les notes prises sur le terrain, les décisions écrites ainsi que les conversations avec les demandeurs, les avocats et les interprètes. Toutefois, en fonction des conditions du terrain, nous avons fait de notre mieux pour représenter le cadre de la recherche tel que nous l’avons connu (Warren et Karner, 2010). En vue d’assurer la confidentialité, tous les noms ont été changés.

Les disparités dans les taux de reconnaissance du statut de réfugié : entre vérité et fiction

Les extraits d’entrevues de l’avocate Humeyra Can et de l’ancien décideur Jean-Pierre Montpellier, cités au début de cet article, illustrent leurs réflexions et leurs expériences par une information « objective » : les disparités dans les taux de reconnaissance du statut de réfugié. Par souci d’objectivité, nous nous référons simplement à des informations quantifiables et vérifiables. Le Conseil canadien pour les réfugiés, un organisme national mobilisant des groupes de défense des droits des réfugiés, publie sur son site Web les taux d’acceptation des commissaires[16]. Tous les avocats que nous avons accompagnés en salle d’audience et d’autres que nous avons rencontrés pendant leurs activités étaient au courant de cette information et l’ont largement invoquée pour critiquer les inégalités dans le système. En creusant plus profondément, cette question s’est avérée plus compliquée qu’elle n’y paraît au premier abord. Malgré la disponibilité d’informations concrètes sur le taux d’octroi de chaque commissaire, les différences entre les commissaires ayant des taux plus élevés d’octroi du statut de réfugié et ceux ayant des taux plus bas sont plutôt ambiguës pour les avocats. Comme prévu par le cadre d’analyse des institutions habitées (Binder, 2007), les avocats interprètent l’information de manière sélective et subjective en se basant sur leurs propres expériences et sur celles de leurs collègues avec le commissaire en question. Le commentaire suivant de l’ancienne commissaire Madeleine Abeillard est révélateur dans ce contexte : « Je suis vue comme une des plus positives, mais je ne suis pas d’accord avec les réputations qu’ils m’ont faites. Ils disent qu’elle dit toujours oui. Pourtant, j’avais 25 % de “Oui”[17]. » (Entrevue, 2 octobre 2014) Abeillard avait entendu ce commentaire de la part de différents avocats au cours de ses six années de service en tant que commissaire, même si ses taux d’acceptation ne dépassaient jamais les 30 %.

L’avocat Peter Ken, qui pratique le droit des réfugiés depuis la création du tribunal en 1989, a formulé le commentaire suivant sur les taux d’acceptation :

Pour moi, les taux d’acceptation ne disent pas grand-chose. C’est un pourcentage global et c’est tout. Nous pourrons également dire qu’il y a des commissaires qui sont sensibles à certains types de revendications et de demandeurs d’asile, mais qui sont très préjudiciables à un autre type de demandes. Par exemple, on peut être très positif sur les droits des femmes, mais négatif sur ce qui concerne l’Islam.

Entrevue, 14 janvier 2013

Le commentaire de Ken ne remet pas seulement en question la validité de l’information sur les taux d’acceptation, mais il délégitime également sa véracité.

Un autre avocat, Georges Teuré, a également souligné que certains commissaires étaient réellement « équitables », malgré leur faible taux d’acceptation, et que les avocats avaient besoin d’expliquer l’affaire, de défier le commissaire et de mieux préparer leurs soumissions. Cependant, cette observation ne signifie pas que les avocats ont constamment négligé ou nié les disparités dans les taux d’acceptation. Dans certains cas, les mêmes avocats qui niaient la pertinence des disparités ont perpétué activement l’information. Par exemple, Teuré a raconté une anecdote dans la salle de repos des avocats à propos d’Hector Nowak, un commissaire considéré comme l’un des plus sévères[18] : « La semaine dernière, Nowak a terminé l’audience en une heure et a accepté mon client sur le banc[19]. Pouvez-vous le croire ? Et aujourd’hui, j’ai appris que sa mère était morte le même jour. » Par ce commentaire, Teuré rapportait une situation exceptionnelle (l’acceptation du statut de réfugié par Nowak), ce qu’il expliquait par la mort de la mère de Nowak.

De tels exemples montrent que les avocats ne tiennent pas pour acquise l’information sur les écarts dans les taux d’acceptation. Ils réinterprètent, transforment et même déforment cette information. Ils interprètent souvent les pratiques des commissaires en se basant sur une idée fixe plutôt qu’une dichotomie. Ils soulignent l’influence de différents types de demandes, de la préparation de dossiers et d’arguments, et des approches des commissaires. Cependant, ils indiquent qu’ils préparent leurs clients aux audiences de la même manière, en insistant sur l’importance de fournir des réponses claires, cohérentes et directes aux questions des commissaires. Cela est compréhensible car, jusqu’à ce qu’ils entrent dans la salle d’audience, les avocats n’ont aucune information sur le commissaire qui présidera l’audience. Ils adoptent toutefois différentes stratégies une fois dans la salle, s’appuyant sur leurs expériences antérieures avec le commissaire.

L’interaction entre l’évaluation de la crédibilité et l’expertise stratégique

À l’instar d’autres pays qui accueillent des réfugiés, le Canada a une pratique et une conception de la procédure d’asile qui sont centrées sur l’évaluation de la crédibilité (Crépeau et Nakache, 2008). Bien que la crédibilité soit un concept qui n’est pas incorporé dans le droit international des réfugiés[20], comme mentionné auparavant, les décisions concernant les réfugiés reposent de manière significative sur les évaluations de la crédibilité des demandeurs d’asile (Bohmer et Shuman, 2008 ; Lawrence et Ruffer, 2015). Étant donné que les demandeurs peuvent rarement fournir des preuves solides qui permettent « objectivement » de prouver leur admissibilité au statut de réfugié, ils doivent essayer de démontrer pourquoi ils seraient victimes de persécution s’ils retournaient dans leur pays d’origine (Sweeney, 2009). Comme les preuves proviennent des demandeurs d’asile sous forme de témoignages oraux, les commissaires concentrent leurs efforts sur une « épreuve » (d’Halluin-Mabillot, 2012), une « enquête » (Kobelinsky, 2013), ou une quête de « vérité » (Hathaway et Hicks, 2005 ; Herlihy et al., 2010).

La suspicion imprègne donc le travail des commissaires et les amène à jouer un rôle actif et engagé dans la salle d’audience pour vérifier si les motifs avancés par les demandeurs d’asile sont bien crédibles. Ils obtiennent un témoignage oral en posant des questions et en effectuant des contre-interrogatoires. Leurs questions, visant à établir des faits, guident le témoignage du demandeur. Elles jouent un rôle central dans les audiences et permettent aux décideurs d’aller au fond de l’affaire. Des témoignages écrits et des notes d’entrevues prises par des agents de douanes ou de l’immigration, ainsi que de la documentation sur les conditions dans le pays d’origine du demandeur encadrent l’enquête. En d’autres termes, les demandeurs racontent rarement leur version des faits au début de la procédure. Ce que les commissaires jugent important, ce sont les questions connexes posées et la façon dont ils formulent l’enquête afin de façonner le témoignage du demandeur (Sweeney, 2009 ; Tomkinson, 2018).

Aucun document officiel du tribunal ne définit l’évaluation de la crédibilité. Pourtant, cet élément est considéré comme l’un des plus importants de la détermination du statut de réfugié. Lorsqu’interrogés à ce propos, les commissaires énumèrent ce dont ils tiennent compte et ce qu’ils font pour l’évaluation de la crédibilité, avec des exemples concrets. Un document interne du tribunal résume succinctement ces sept conditions de crédibilité :

  1. incohérences du témoignage (le témoignage inclut des récits oraux et écrits) ;

  2. contradictions entre le témoignage et la documentation ;

  3. omission à partir de récits oraux, écrits ou de documentation ;

  4. invraisemblance du témoignage ;

  5. connaissance particulière du tribunal (en ce qui concerne la situation dans le pays d’origine, la documentation d’identité, les caractéristiques de la documentation) ;

  6. défaut de produire un document corroborant qui devrait raisonnablement être présenté devant le tribunal ;

  7. signes évidents d’altération ou de falsification d’un document.

SPR, mars 2009 : 1031

Nous avons par ailleurs demandé aux anciens commissaires le rôle que jouaient les avocats dans les procédures d’asile ; selon eux, ils se sont référés à la préparation du demandeur, à apporter des éclaircissements factuels et à fournir des arguments juridiques. « En principe, l’avocat a préparé son client. Parce que même l’avocat, quand il vient en salle en général, il a aussi une idée sur l’issue de l’affaire : si c’est un cas difficile, si c’est un cas qui peut passer. » Ces propos d’Hugo Savard (en entrevue le 10 juillet 2013) font référence à la pertinence de l’expertise stratégique d’un avocat pour anticiper les enjeux déterminants lors de l’audience. De son côté, Maria Turcotte, aussi une ancienne commissaire, insiste sur le rôle central du témoignage du demandeur d’asile.

Un avocat est présent pour donner des explications et apporter des éclaircissements. Mais ma tâche concerne le demandeur ; je suis là pour entendre son témoignage. Bien sûr, je prends en compte ce que l’avocat a à dire, les explications et clarifications qu’il donne, puisqu’il connaît, en principe, mieux l’histoire du demandeur d’asile et qu’il l’a rencontré à plusieurs reprises et a eu le temps de recueillir des preuves, etc. Mais je m’intéresse à ce que le demandeur a à dire.

Entrevue, 12 novembre 2013

Suivant le concept d’« expertise stratégique », les avocats, en fonction de leurs connaissances professionnelles et de leur expérience de l’environnement institutionnel, peuvent anticiper et façonner les procédures administratives (Shanahan et al., 2016). Comme le révélera l’analyse ci-dessous, cette observation s’applique dans une large mesure aux avocats spécialisés en droit des réfugiés et aux audiences. Le critère de la crédibilité des motifs constitue la principale exigence imposée aux demandeurs d’asile et, par extension, à leur avocat. Dans ce contexte, l’expertise stratégique des avocats consiste à conseiller et à aider les demandeurs à paraître crédibles. Dans la salle d’audience, ils peuvent se conformer au commissaire, interférer lors des interrogatoires, adapter leurs arguments de preuve en favorisant les demandeurs d’asile, ou contester le commissaire. Nous identifions trois formes d’expertise stratégique que nous appelons conformité, délibération et contestation.

Expertise stratégique en tant que conformité

Comme le montrent les notes détaillées ci-dessous, l’expertise stratégique prend parfois la forme de la conformité. Nous nous référons ici aux situations où l’avocat choisit d’ignorer les questions et les commentaires inappropriés et insensibles des commissaires. Même si les spécialistes en la matière ne donnent pas un nom à cette forme d’expertise stratégique, nous pouvons l’appeler de la conformité, parce que l’avocat joue dans la salle d’audience un rôle passif, voire invisible. Shanahan et ses collègues (2016) suggèrent que les avocats modifient leurs tactiques selon le juge qui préside l’affaire, en ignorant parfois les démarches légales ou procédurales incorrectes pour préserver les relations et obtenir un résultat plus favorable. Dans ce cas particulier, la conformité apporte un résultat positif. Nous documentons la pertinence de l’expertise stratégique dans un exemple particulier, avec des notes prises sur le terrain. Cependant, il est important de savoir que les avocats ne suivent pas souvent cette stratégie dans la salle d’audience.

Dans une affaire de « persécution liée au genre » d’une personne originaire d’Haïti, la demanderesse, Rose Laurent, alléguait avoir peur de la nouvelle copine de son mari. Selon son témoignage écrit, elle a perdu ses trois enfants lors du tremblement de terre de 2010 et est venue rendre visite à sa mère à Montréal. Elle a été hospitalisée pendant la première semaine de son arrivée, et elle a découvert qu’elle était enceinte. Pendant qu’elle était au Canada, son mari, en Haïti, a commencé à fréquenter une femme qui avait perdu son mari. Selon les dires de Rose, la nouvelle copine a commencé à l’appeler et à la menacer de mort si elle retournait en Haïti. Elle a présenté une demande d’asile et a comparu devant le tribunal avec son enfant de quinze mois. Une ancienne avocate spécialisée en droit des réfugiés venant d’un cabinet privé, Ginette Labelle, a présidé l’audience. Les avocats se plaignaient souvent de ses attentes strictes à l’égard des demandeurs d’asile, « malgré le fait qu’elle sache à quel point il est difficile de témoigner pour certains demandeurs », a remarqué son ancien partenaire juridique (elles avaient par le passé l’habitude de partager un cabinet d’avocats). La méfiance excessive de la commissaire à l’égard des demandeurs d’asile offre un terrain fertile pour des questions et des commentaires insensibles et sévères.

Rose Laurent n’a présenté aucune pièce justificative pour la naissance et la mort de ses enfants. Après l’avoir interrogée sans relâche sur le fait qu’elle n’avait pas eu connaissance de sa grossesse avant son départ d’Haïti compte tenu de ses trois grossesses précédentes, la commissaire a demandé : « Pourquoi vos enfants sont-ils morts ? Il devrait y avoir une raison, une déshydratation, une sorte de virus ou quoi ? » Rose ne pouvait pas répondre à la question à cause de ses sanglots incontrôlables. La commissaire l’a alors interrogée sur son besoin de protection et la source de sa crainte. Rose a expliqué qu’elle recevait des menaces de mort de la part de la copine de son mari qui a pris le numéro de son téléphone portable. La commissaire a demandé ce que son mari a fait à propos des menaces, ce à quoi Rose a répondu qu’il ne serait pas capable de la protéger de sa copine. La commissaire n’a pas hésité à exprimer clairement son incrédulité et sa frustration : « Ce que vous dites n’est pas crédible. Votre mari aurait pu dire “je ne t’aime plus”, ou “je ne veux pas être avec toi”, mais pas quelque chose comme “je ne peux pas te protéger d’elle” ». Rose s’est mise à pleurer à chaudes larmes cette fois et a murmuré : « C’est ce qu’il a essayé de dire, qu’il ne voulait plus de moi. » À ce stade de l’audience, l’avocat de Rose a demandé une pause. Alors que nous quittions la salle d’audience, Rose Laurent s’est effondrée et nous avons dû appeler un agent de sécurité pour amener un fauteuil roulant. Puisqu’il nous était impossible de calmer Rose, au bout de dix minutes son avocat et moi sommes retournés dans la salle d’audience pour demander à Ginette Labelle de reporter l’audience. Celle-ci a répondu de façon inattendue : « Je la crois, et j’accepterai sa demande, je vous prie de la ramener à la salle d’audience. »

Comme l’avocat de Rose Laurent et moi-même quittions le tribunal après la décision positive, au lieu de poser une question directe, j’ai fait le commentaire suivant : « La commissaire était très insensible. Ses questions et commentaires m’ont bouleversée. » Comprenant que je sous-entendais qu’il aurait dû intervenir auprès de la juge pour relever son comportement déplacé, l’avocat m’a répondu : « Je ne suis pas un fauteur de troubles comme certains avocats. Aussi, une attitude conflictuelle ne fonctionne pas avec elle. Vous l’avez vu, ne pas interférer porte ses fruits » (Notes prises sur le terrain, 13 décembre 2012).

Au lieu d’intervenir et de défendre leurs clients en contestant le commissaire lors de procédure d’asile, certains avocats ont recours à la conformité. Au lieu d’utiliser le droit comme une ressource mise à l’appui de l’affaire soutenue (Pette, 2014), ils élaborent davantage leur stratégie à partir de leur connaissance intime du commissaire dans le but d’obtenir une décision favorable.

Expertise stratégique comme délibération

La délibération est la forme la plus courante d’expertise stratégique des avocats. Par délibération, nous nous référons à un processus consistant à étudier soigneusement les options disponibles et les mesures que les avocats prennent pour renforcer l’apparence de crédibilité du demandeur d’asile. Concrètement, plusieurs types de pratiques des avocats peuvent être identifiés : l’anticipation des questions fondamentales généralement posées par les commissaires, le conseil et la préparation des demandeurs d’asile sur ces questions, l’invitation d’autres témoins à l’audience, les interventions pendant l’audience et l’apport de clarifications dans le témoignage, ou encore l’adaptation de leurs arguments en matière de preuve de manière à avantager les demandeurs d’asile. Dans cette section, nous fournirons des exemples concrets sur ces aspects et montrerons que l’expertise stratégique est liée à une utilisation dynamique de dispositifs de protection juridique.

Benjamin et Cecile Boukassa sont des demandeurs d’asile de la République démocratique du Congo. Benjamin, un médecin, prétendait craindre une persécution en raison de ses activités politiques en 2010 contre le gouvernement en place. Pendant ce temps, il a obtenu une bourse de doctorat d’une sous-branche de l’Agence canadienne de développement international. Il a reçu plusieurs menaces téléphoniques non identifiées, mais étant parti au Canada, il ne les a pas prises en compte. Quelques mois plus tard, sa bourse n’a pas été versée. Après que sa femme restée dans son pays ait commencé à recevoir des menaces téléphoniques, conscient de la gravité de la situation, il a pris les mesures nécessaires pour la faire entrer au Canada et ils ont revendiqué ensemble le statut de réfugiés. Comme nous attendions d’entrer dans la salle d’audience, son avocate, Vanessa Amber, récemment diplômée de maîtrise en droit des réfugiés, lui a rappelé la principale question qui lui serait posée : le manque de documentation sur son statut d’employé à l’université où il a prétendu travailler. Il a répondu qu’il avait révisé ses réponses avec sa femme. Dans la salle d’audience, il a répondu aux questions de la commissaire Kathleen Pelletier de façon détaillée et spontanée.

K : Veuillez m’expliquer la procédure. Comment avez-vous reçu la bourse ?
B : C’était une bourse d’études de l’Agence canadienne de développement international. Elle couvre toutes les dépenses pour un doctorat au Québec.
K : Commencez par la première étape, s’il vous plaît.
B : OK. Le Programme de bourses d’études de la francophonie canadienne offrait plusieurs bourses à différents professionnels afin de promouvoir la compétence et les relations entre les pays d’Afrique et le Canada. Le gouvernement était responsable de diriger cette bourse et quand j’ai postulé, le directeur de l’hôpital pour lequel je travaillais était au courant.
K : Attendez, comment avez-vous postulé ? Allez-y étape par étape.
B : J’ai postulé à l’hôpital universitaire ; en premier lieu, il y a eu un concours interne. Par la suite, j’ai été sélectionné par le directeur de l’hôpital et j’ai postulé pour le concours externe.

Notes prises sur le terrain, 25 juin 2013

L’extrait de la décision écrite montre que la préparation et la contribution de l’expertise stratégique de l’avocat étaient vitales. Kathleen Pelletier a écrit : « En ce qui concerne le travail du demandeur d’asile à l’hôpital universitaire, le tribunal est resté sceptique puisqu’il ne possède pas ses documents originaux. Cependant, compte tenu de l’explication détaillée du demandeur relativement au concours de bourses d’études et aux critères de sélection, le tribunal accepte ses explications. »

Ce moment particulier de l’audience de Benjamin Boukassa est un bon exemple de construction et d’interprétation des éléments de preuve (Good, 2007 ; Dahvlik, 2017). Cette situation illustre comment la preuve est préparée conjointement par l’avocat et le demandeur d’asile, présentée par le demandeur et validée par le commissaire (audience, 25 juin 2013). Outre le témoignage des demandeurs, la présence et l’approbation d’autres témoins peuvent également servir de preuve.

Un autre avocat, Andrew Piazza – une personnalité très populaire parmi la communauté de défense des réfugiés – invitait régulièrement des témoins en salle d’audience. Dans deux demandes d’asile distinctes de deux personnes originaires d’Indonésie, l’une initiée par une musulmane convertie au christianisme et l’autre par un homosexuel qui fuyait sa famille, Piazza s’est assuré que le prêtre de l’église de la première et le copain du second demandeur se trouvaient dans la salle d’audience pour témoigner. Les documents fournissant des informations sur les conditions dans le pays d’origine utilisés par le tribunal à ce moment-là (fin 2012-début 2013) étaient contradictoires : ils indiquaient des développements dans la protection des droits de l’homme, mais faisaient également référence aux incidents de violence à l’endroit des chrétiens et des personnes LGBTQ. Même s’ils n’étaient pas des témoins experts (Lawrence et Ruffer, 2015), les témoins intervenaient en faveur des demandeurs d’asile ; leur présence et leur témoignage ont confirmé que les demandeurs étaient une chrétienne et un homosexuel « authentiques ».

Une autre contribution de l’expertise stratégique de l’avocat consiste simplement à suivre de près le dialogue entre le commissaire et le demandeur d’asile, et à l’interrompre si nécessaire pour apporter des éclaircissements au commissaire. Par exemple Qadir Hussein, un demandeur d’asile originaire du Pakistan, affirme que les talibans le visent en raison de sa critique à l’égard de leurs actions. Avant d’arriver au Canada, Qadir faisait une maîtrise en travail social et travaillait à l’ambassade des États-Unis en tant qu’agent de sécurité. Le commissaire Wael Morency a examiné sa demande.

W : De quoi avez-vous peur si vous devez retourner au Pakistan ?
Q : La police, les talibans et le renseignement interservices.
W : Quand vos problèmes ont-ils commencé avec ces institutions ?
Q : En mai 2007, lorsque j’ai prononcé un discours lors d’un séminaire à l’Université de Gujrât. J’ai dit que je soutenais un régime laïque. Je travaillais sur ma thèse et j’ai été choisi par notre professeur pour voyager avec le général Musharraf pour faire quelques discours.
W : De quoi avez-vous parlé dans vos présentations ?
Q : Je condamnais le djihad et le terrorisme. Ensuite, j’ai commencé à recevoir des appels de menaces. J’ai été kidnappé ; ma femme a également été kidnappée dans les mois suivants. Ma fille et mon frère ont été attaqués aussi. Après cette période, les talibans étaient derrière moi et voulaient me tuer.
W : Pourquoi n’avez-vous pas mentionné dans votre témoignage écrit que votre femme a été kidnappée, que votre fille et votre frère ont été attaqués ?
Q : C’est mon histoire. Je ne pensais pas que ces situations étaient pertinentes.
W : Voulez-vous dire que ce que votre famille a vécu n’a rien à voir avec votre cas ?
Q : Non, je veux dire que j’ai écrit des choses qui me sont arrivées à moi, pas à eux.

Après avoir interrogé Qadir sur les détails de l’enlèvement et de la violence physique dont lui et sa famille ont souffert, Wael Morency a demandé :

W : Comment se fait-il qu’après avoir traversé tous ces événements, vous ayez continué à vivre au même endroit pendant encore six mois ?
Q : Où pouvais-je aller ? Je n’avais nulle part ailleurs où aller.
W : Mais les talibans savaient où vous habitiez.
Q : Oui, ils le savaient.
W : Comment pouviez-vous continuer à rester là ?
Q : Parce que je n’avais pas le choix.

À ce moment, l’avocat de Qadir, Roger Kadima, est intervenu et lui a demandé si l’appartement où il habitait était un endroit sûr. Qadir a répondu par l’affirmative, car le complexe était doté de gardes de sécurité privés. En amorçant cette clarification, Kadima a contribué à la preuve et à la crédibilité de son client. Pour être considérés comme crédibles, les demandeurs d’asile doivent quitter leur pays d’origine pour revendiquer le statut de réfugié juste après avoir été persécutés ou avoir reçu une menace de persécution (Bohmer et Shuman, 2008). Cependant, grâce à l’intervention de son avocat, Qadir a eu l’occasion d’expliquer comment il a pu rester plus longtemps, en vivant dans un endroit sûr, afin de ramasser les fonds nécessaires pour son voyage, obtenir un passeport et un visa pour quitter le Pakistan (audience, 13 février 2013).

La dernière forme de délibération est celle des plaidoiries finales où l’avocat présente les arguments en matière de preuve, expliquant de façon succincte et dynamique pourquoi le demandeur devrait être considéré comme un réfugié. Dans ses conclusions finales, alors qu’il représente une chrétienne chinoise originaire d’Indonésie, un pays à prédominance musulmane où des groupes non musulmans sont menacés sporadiquement, l’avocat Andrew Piazza, présenté précédemment, a fait la déclaration suivante :

Compte tenu du traumatisme soutenu dans notre mémoire, pouvez-vous croire que douze ans se sont écoulés depuis les attentats du 11 septembre aux États-Unis ? Pourtant, on a l’impression que c’était hier. La situation est très similaire pour mon client. Elle a témoigné d’une manière directe et n’a pas essayé d’embellir ou d’exagérer ce qui lui est arrivé. Elle a admis qu’elle n’avait pas été personnellement attaquée lors des émeutes de mai 1998 contre des personnes d’origine chinoise, ni qu’elle avait été persécutée ces dernières années, mais qu’elle était principalement harcelée. Pourtant, pour des événements traumatiques comme celui-ci, le temps passé n’est pas convenable. La douleur et la peur restent récentes. C’est pourquoi elle a peur de retourner en Indonésie.

Audience, 29 novembre 2012

Impliqués dans les procédures d’asile avec les commissaires et les demandeurs d’asile, les avocats « agissent dans une situation sociale en écoutant la voix des autres » (Jun, 2006 : 2). Grâce à ces pratiques de délibération soigneusement conçues, les avocats permettent aux demandeurs d’asile de paraître crédibles. Du côté des commissaires, ils sont activement impliqués dans un processus de construction de preuves. Le rôle des avocats est donc particulièrement important dans la mesure où il peut parfois faire basculer la décision en faveur du demandeur d’asile en anticipant les questions des commissaires et en préparant des clarifications importantes pour les convaincre de la crédibilité de la demande d’asile.

Expertise stratégique comme contestation

Pour les défenseurs de l’expertise stratégique, ce qui distingue principalement les avocats des non-juristes est leur capacité à défier les juges sur les questions de droit et de procédure dans un cas donné et à élargir la loi en plaidant pour la réforme du droit (Carpenter et al., 2016). Les avocats se livrent à une contestation tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la salle d’audience en demandant aux commissaires de reformuler leurs questions évasives et en exigeant une meilleure reddition de comptes du tribunal en déposant des plaintes officielles auprès des cadres supérieurs[21].

Dans la majorité des audiences que nous avons observées, plusieurs avocats ont demandé aux commissaires de reformuler leurs questions, insistant sur le fait qu’ils n’étaient pas raisonnables et qu’ils ne respectaient pas les règles de procédure. Par exemple, un commissaire s’est enquis auprès d’une demandeuse d’asile rwandaise qui fuyait une unité de sécurité nationale si elle était en contact avec sa famille. Après sa réponse affirmative, il a ajouté : « Est-ce qu’on vous poursuit encore ? », ce à quoi elle a répondu : « Je suis désolée, je ne comprends pas la question. » Le commissaire, cette fois, a précisé : « Après votre départ, est-ce qu’on a encore demandé de vos nouvelles ? » Son avocat s’est ingéré et a soutenu : « Vous ne pouvez pas poser la question de cette façon. Elle était déjà partie. Vous pouvez demander si elle a entendu parler de quelque chose par sa famille. » Le commissaire a donc reformulé sa question de la manière suggérée par l’avocat. En étant vigilants et en contestant le commissaire sur des questions de procédure à des moments cruciaux, les avocats essaient parfois de contrôler la direction des témoignages (Audience, 18 février 2013).

Alors que les relations entre les commissaires et les avocats sont souvent courtoises et professionnelles, dans certaines séances, nous avons observé des tensions importantes dans la salle d’audience et entendu des préoccupations et des histoires sur les commissaires de la part des avocats. Dans ces situations, les avocats ont contesté les commissaires de manière agressive, en indiquant qu’ils avaient des préjugés contre leur(s) client(s). Les supérieurs au sein des organisations reconnaissent la gravité de cette question et la façon dont certains avocats tentent d’intimider le commissaire pour qu’il se récuse. Parmi les documents de formation, nous en avons trouvé un qui conseille aux commissaires d’agir conformément aux règles suivantes pour traiter avec un avocat difficile :

  1. Évitez de vous lancer dans un débat ou un long discours avec un avocat argumentatif. Optez pour une réponse directe et concise. Ne reculez pas simplement parce que cela semble le plus facile. Soyez ferme, calme et concis.

  2. Exigez que l’avocat procède en fonction de vos directives. S’il refuse et continue à argumenter, dites que l’affaire est conclue. « Maître, j’ai rendu la décision. C’est la décision. Je vous prie d’aller de l’avant. » Mettez clairement votre décision dans le rapport et informez les avocats que le recours est la Cour fédérale.

SPR, mars 2003 [septembre 2009] : 2366

L’avocat Roger Kadima proteste régulièrement et de manière agressive contre les commissaires qu’il juge déloyaux en les contestant dans la salle d’audience et en écrivant à leur supérieur hiérarchique. Un commissaire a écrit à propos de Kadima dans sa lettre de récusation :

[2]

[…] La présentation orale de l’avocat le 20 septembre 2012 était abusive et remplie d’animosité et de sarcasme.

[3]

[…] Au final, le Tribunal a été contraint de retirer l’avocat de la salle d’audience par le personnel de sécurité.

Décision interlocutoire, 30 janvier 2013

Lorsque nous avons demandé à Roger Kadima les raisons de son comportement, il a expliqué : « Si vous pouvez vous débarrasser définitivement du pire commissaire de votre vie, vous avez fait une bonne chose, non seulement pour vous, mais pour les demandeurs d’asile. » (Entrevue, 20 septembre 2012) Ce commentaire illustre comment Kadima a délibérément adopté la contestation pour éviter certains commissaires. Le Tribunal a récemment réagi aux plaintes des avocats en harmonisant le processus de plainte contre les commissaires. En 2015, le président du tribunal a créé le Bureau de l’intégrité et a mis en place une procédure pour le dépôt d’une plainte à l’endroit d’un commissaire (CISR, 2017).

Dans la salle d’audience, les avocats sont activement impliqués dans un processus d’établissement de faits et de stratégies de construction de preuves. Nous avons analysé comment les avocats participent au maintien, à la négociation et à la remise en question de l’autorité de l’État lors des procédures d’asile. À la lumière de l’expertise stratégique, la procédure d’asile peut être considérée comme un lieu où un dialogue suscité se produit entre le commissaire et le demandeur d’asile, avec des contributions et de nouvelles directives de la part de l’avocat. L’expertise stratégique des avocats concerne les demandeurs d’asile, mais aussi les commissaires et les procédures d’asile. L’expertise stratégique prend différentes formes en fonction de l’expérience et des connaissances du droit substantiel et procédural des avocats, mais elle est également influencée par leurs relations avec les commissaires.

Conclusion

Au cours de la dernière décennie, les juristes ont porté leur attention sur les résultats des décisions relatives aux réfugiés, essayant de comprendre pourquoi des divergences se produisent. Ils ont surtout essayé de mettre en lien ces divergences avec les traits individuels de chaque commissaire, tandis que les spécialistes des sciences sociales et politiques se sont plutôt tournés vers le processus décisionnel (Tomkinson, 2018). Ils ont révélé des configurations institutionnelles qui influencent les jugements sur le statut de réfugié (Jubany, 2017 ; Miaz, 2017a) et ont montré le caractère dynamique de la « construction sociale » dirigée par les acteurs étatiques au cours de ce processus (Dahvlik, 2017).

Notre principale préoccupation dans cette étude était de rendre explicite une position analytique sur la façon dont le droit fonctionne dans la pratique, en particulier lorsque les processus administratifs sont protégés du regard public. Les interactions lors des procédures d’asile sont essentielles à notre compréhension de la façon dont le droit et la politique prennent forme lorsque les règles sont appliquées et négociées dans des cas individuels. En mettant l’accent sur l’importance d’acteurs non étatiques travaillant aux côtés d’acteurs étatiques dans la procédure d’asile, l’objectif principal de cet article était de révéler le rôle des avocats dans l’instruction des demandes d’asile. Comme le prédisent les tenants de l’approche de l’expertise stratégique, les avocats anticipent et façonnent dans une large mesure les procédures d’asile en adoptant trois stratégies : la conformité, la délibération et la contestation. Étant donné que l’évaluation de la crédibilité est le point central des audiences sur les demandes d’asile et qu’elle est guidée par les réponses des demandeurs aux questions des commissaires, les avocats ne ménagent pas les efforts pour renforcer la crédibilité de leurs clients. En amorçant un dialogue entre la recherche sur les procédures d’asile et la représentation juridique à travers le cadre théorique des « institutions habitées », notre but était de montrer comment l’expertise stratégique agit comme médiateur entre le demandeur d’asile et le décideur dans la procédure d’asile au Canada.

La contribution principale de cet article est de démontrer que les études quantitatives qui s’intéressent aux écarts dans les taux d’acceptation des demandes offrent une contribution importante mais incomplète à l’égard de procédures d’asile. Ce qui distingue les procédures d’asile au Canada de la plupart des études portant sur l’administration de la preuve et des témoignages des demandeurs d’asile en Europe, c’est que la majorité de ces demandeurs d’asile sont représentés par un avocat. En tant que professionnels du droit, les avocats sont des acteurs institutionnels puissants. L’État (et par conséquent le commissaire) jouit indiscutablement d’une place centrale dans la détermination du statut de réfugié. Toutefois, il n’est pas l’acteur exclusif de l’instruction de demandes d’asile. Nous constatons que l’accent mis sur le processus décisionnel, ciblant l’implication des avocats dans la salle d’audience et leurs interactions avec les demandeurs d’asile et les commissaires, offre une analyse plus près de la réalité empirique.

Les procédures d’asile constituent le point d’ancrage des efforts des États pour gérer l’immigration tout en offrant une protection aux demandeurs d’asile considérés comme répondant aux critères de réfugié (Tomkinson, 2018). La pertinence de l’expertise stratégique des avocats avant les procédures d’asile peut être évaluée en examinant l’élaboration du dossier de demande d’asile et les types de conseils juridiques qu’ils fournissent. Par exemple, des recherches menées par Estelle d’Halluin-Mabillot (2012) et par David Murray (2015) ont montré que les organisations de la société civile contribuent activement au renforcement de la crédibilité des demandeurs d’asile en leur fournissant des documents connexes tout en leur indiquant comment ils doivent démontrer devant les décideurs qu’ils ont droit au statut de réfugié. Le nombre croissant de demandes d’asile et la diminution du financement des services d’aide juridique au Canada auront sans aucun doute un impact sur l’accès des demandeurs d’asile à des conseils juridiques et à une représentation[22]. Dans ce contexte, quel est le rôle des avocats dans les procédures et les politiques d’asile ?

Un autre domaine qui mérite d’être examiné est la contribution des avocats dans le recours en matière d’asile. Outre les juristes, des politologues (Keith et al., 2013) et des anthropologues (Kobelinsky, 2015) ont examiné cette situation, en insistant sur les aspects relationnels de la prise de décision. Les cours d’appel offrent une interaction juridique plus structurée. Selon le contexte, l’interaction juridique a lieu entre l’avocat et le juge d’appel (États-Unis et Canada) ou permet la participation des demandeurs (France). Alors que Linda Camp Keith, Jennifer S. Holmes et Banks P. Miller (2013) ont insisté sur l’impact de la réputation des avocats sur la décision du juge, Carolina Kobelinsky (2015) a souligné l’efficacité des performances émotionnelles des demandeurs. Conformément au concept d’expertise stratégique, d’autres recherches peuvent étudier comment les avocats élaborent et présentent leurs arguments factuels et juridiques. Ces pistes d’analyse, suggérées pour une recherche plus approfondie, nous permettront ultérieurement non seulement d’aller au-delà d’une approche centrée sur l’État en examinant comment les acteurs non étatiques prennent part à l’administration, mais nous permettront également d’étudier comment les droits sont négociés sur le terrain à travers des interactions interpersonnelles.