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Auteur il y a quelques années du remarquable La nation dans tous ses États qui, avec une acuité non dépourvue de nuances, faisait le point sur la situation controversée du nationalisme contemporain entre revendications ethniques et mondialisation idéologique, Alain Dieckhoff offre avec ce nouvel ouvrage les réflexions de douze chercheurs européens et nord-américains parmi les meilleurs spécialistes de la question, à la suite d’un colloque qui les réunissait à Paris. Autant dire que l’ensemble se veut davantage un large panorama des problèmes théoriques et pratiques liés à la diversité culturelle et nationale interne dans un État existant (du concept d’autonomie personnelle à l’éducation multiculturelle en passant par la conception républicaine ou le droit de sécession) qu’un développement intégré et cohérent, ainsi que le démontre d’ailleurs l’introduction d’A. Dieckhoff, analyse en soi plutôt que présentation du volume. Pourtant, au-delà de cette apparente hétérogénéité, trois thématiques générales semblent pouvoir être identifiées à travers les divers textes, qui mériteraient évidemment chacun (et recevront sans doute) une discussion prolongée, que les participants paraissent d’ailleurs avoir déjà engagée au vu de certains arguments échangés : la première a trait au destin même du nationalisme en tant qu’idéologie moderne, notamment dans son soubassement culturel et ses rapports avec le libéralisme ; la deuxième explore la conception républicaine de la nation, mettant en lumière les contradictions, mais peut-être également les ressources inattendues du modèle dans son approche du pluralisme culturel ; enfin, la troisième s’articule autour des multiples façons de gérer la diversité au sein d’un État multinational, en particulier à travers l’étude des divers moyens mobilisables pour assurer démocratiquement l’autonomie culturelle des groupes minoritaires.
Souhaitant ouvrir de « nouvelles perspectives sur le nationalisme » en dépassant la dichotomie conceptuelle primordialisme / modernisme, A. Dieckhoff observe dans son introduction la résurgence de la question dans le cadre de la philosophie politique, notamment dans une période post-guerre froide où la nation se trouve écartelée entre revendications infranationales (multiculturalisme, régionalisme) et intégration supranationale (mondialisation, zone de libre-échange ou libre-circulation). L’analyse successive des notions de nationalisme (comme mobilisation d’une collectivité avec vocation à l’autodétermination), de libéralisme (comme défense des droits et libertés individuels, historiquement assurés par l’appartenance à une nation) et de pluralisme (qui, politique ou moral, s’accorde avec la démocratie libérale, mais pose problème lorsqu’il devient « culturel » au sein d’une même communauté politique) permet à A. Dieckhoff de s’engager résolument dans la défense du « nationalisme libéral », considérant les principes libéraux comme compatibles avec l’attribution de droits particuliers à des minorités culturelles. Cette position aboutit à deux conséquences majeures : sur le plan théorique (constat à notre sens fondamental et à rebours de la conception majoritaire), un rejet de l’antinomie factice entre nationalismes ethnique et civique au profit de la reconnaissance de la nature « culturelle » de tout État, appelé à s’ouvrir à la diversité à partir d’une histoire particulière. Tant le libéralisme majoritaire que le multiculturalisme participent à cette illusion d’une « neutralité » de l’État, alors que ce dernier (et cette analyse est également celle de Will Kymlicka, de Guy Hermet ou de Wayne Norman) se trouve « immanquablement associé à une culture, de façon sinon exclusive, du moins prioritaire » (p. 27). Deuxième conséquence, sur le plan plus directement politique cette fois : le nationalisme libéral trouve sa meilleure concrétisation dans un État fédéral et multinational, assis sur le partage de valeurs (démocratiques), mais également de principes politiques particuliers et d’une expérience de vie en commun. La répartition de la souveraineté à de multiples niveaux s’ouvre sur un « cosmopolitisme enraciné », qui noue le local à l’universel en évitant la tentation d’un accès immédiat et ethnocentrique à l’humanité.
Trois autres textes entendent discuter cette conceptualisation du nationalisme. Gil Delannoi examine la tension « irrésoluble » entre nation et démocratie en suivant l’« idéologie étatique-nationale » qui incarne la synthèse des contradictions philosophiques de la modernité politique occidentale. À partir de quelques éléments clés (dont l’autonomie, la reconnaissance, l’authenticité), il est possible de juger de manière normative l’existence de la forme stato-nationale, à la fois vecteur de violence xénophobe et d’émancipation collective. Toujours est-il que la valorisation de la démocratie (et du libéralisme) au détriment de la nation finit toujours par buter sur la question du demos (collectivité de citoyens). Plus sévère sur l’histoire passée du nationalisme, G. Hermet insiste sur le rôle bien connu de l’État dans l’inculcation d’un habitus national. Le « rouleau compresseur » d’une « culture nationale-civique confisquée par l’État », imposée grâce à l’éducation et à l’alphabétisation, aurait surtout servi à légitimer la domination des privilégiés sur les masses désormais « nationalisées », définies par « la fierté déférente des faibles comblés par leur position subalterne parce que imbus de la grandeur de leur inclusion dans un ensemble puissant » (p 108). Cette culture politique du nationalisme, hégémonique universellement jusque dans les années 1970 malgré ses funestes conséquences (dont l’impérialisme, la colonisation et plusieurs guerres mondiales), ne trouvera son dépassement que dans « l’école de liberté » déjà identifiée par Lord Acton : la coexistence de plusieurs nations dans le même État.
Enfin, s’intéressant lui aussi au « façonnement des identités » par « l’ingénierie nationale », W. Norman propose 18 convictions ou valeurs subjectives (de type tant cognitif que normatif) associées, selon lui, à l’existence de ces « communautés imaginées » que sont les nations et pouvant aboutir à divers objectifs tels que la « sentimentalisation » ou la « remoralisation » de l’identité nationale. Et puisque le nationalisme « civique » se révèle totalement irréaliste (toute définition de la nation contient des postulats culturels, voire ethniques), la priorité des libéraux au sein d’une culture politique à orientation nationaliste devra plutôt être de s’engager pour un relâchement des critères d’appartenance à la communauté et de tenter d’amener le groupe majoritaire à ne plus considérer l’État comme sa propriété exclusive. Dans certains cas extrêmes, comme ceux des minorités opprimées, les libéraux pourraient même épouser la cause nationaliste, moyen transitoire d’aboutir à la garantie de droits et libertés pour les groupes discriminés.
Cette analyse nuancée du nationalisme se trouve prolongée par l’étude de son imbrication historique et contemporaine avec le républicanisme, deuxième thématique de l’ouvrage. Patrick Savidan oppose fort judicieusement les républicanismes de Jean-Jacques Rousseau et de Jürgen Habermas afin d’apprécier la vocation nationale ou postnationale de la démocratie. Critique du formalisme libéral (en faveur des conditions concrètes de l’égalité citoyenne), J.-J. Rousseau défend dans certains textes (de façon surprenante si l’on considère la faculté d’autonomie par arrachement à toute condition sociohistorique qu’il prête à la nature humaine) la nécessité de tenir compte des moeurs et coutumes avant d’établir la loi commune égalitaire. La culture pré-politique n’est donc pas un obstacle, mais un « vecteur favorisant l’exercice de la citoyenneté » (p. 72) : la liberté politique des Polonais, que J.-J. Rousseau encourage, passe donc « par une réaffirmation de la particularité de leur caractère national » (p. 75). Au contraire, J. Habermas souhaite l’émergence de la solidarité et de la responsabilité collectives propres à la sphère politique à un niveau « postnational », tout en maintenant le mythe de la neutralité étatique par abstraction des particularités culturelles. Cela s’avère proche d’un républicanisme cosmopolitiste de type kantien, « projet bien absurde » dont J.-J. Rousseau se moquait par anticipation dans ses controverses avec l’abbé de Saint-Pierre, en plus d’être incapable de réellement répondre aux demandes de reconnaissance des minorités.
Pierre Birnbaum et Geneviève Koubi, quant à eux, s’appliquent à réévaluer le républicanisme dans sa version « française », trop souvent érigée en parangon du centralisme assimilationniste et négateur des identités culturelles. P. Birnbaum relève dans la théorie politique anglo-saxonne, communautarienne (Charles Taylor, Michael Walzer) ou libérale (W. Kymlicka), une dénonciation générale de l’abstraction universaliste au nom du socle culturel inhérent à toute identité stato-nationale, dénonciation qui finit par s’abîmer en caricature qui ignore le contexte spécifique de la construction nationale française (notamment l’extrême vigueur d’une résistance catholique puis d’une opposition nationaliste « ethnique » à l’idée d’une république laïque et inclusive). Cette importante nuance historique se double, grâce à G. Koubi, d’une appréhension mesurée de la « gestion de la diversité culturelle » dans la France contemporaine, dont l’État unitaire permet l’expression du pluralisme socioculturel sans la reconnaissance du statut minoritaire. Cette « pluraliculturalité sans différencialisme » (p. 289) s’approfondit par une « libre administration territoriale », laquelle, le plus souvent implicitement, débouche sur la mise en oeuvre de droits spécifiques en faveur de minorités, notamment dans les territoires d’outre-mer avec leurs institutions coutumières et leurs traditions culturelles. L’autonomie juridique accordée au titre du renforcement de la démocratie locale laisse apparaître une légitimation du « culturel » derrière la rhétorique publique du « territorial ».
Enfin, Daniel Weinstock élabore son exposé sur « l’éducation à la citoyenneté dans les sociétés multiculturelles » à partir de ce qu’il nomme « la crainte républicaine » d’une déstabilisation de la communauté politique, qui devrait être nécessairement fondée sur une identité commune et des valeurs partagées. Or, le vivre-ensemble reposerait plutôt sur une « confiance » dans les institutions publiques, dont l’école n’est qu’un élément parmi d’autres (elle n’a donc pas un rôle unique de promotion du « patriotisme ») : selon D. Weinstock, « une identité commune est le résultat plutôt que la cause de la stabilité » (p. 173) dans un État multinational.
C’est avec la dernière thématique, moins descriptive et donc conséquemment plus sujette à débat, que l’on pénètre au coeur des choix politiques et des difficultés pratiques auxquelles doivent faire face les États multinationaux. W. Kymlicka, partisan notoire du nationalisme libéral dans un cadre fédéral, observe en Europe de l’Est une condamnation quasi généralisée du nationalisme minoritaire au nom de la « sécurité de l’État » nouvellement démocratique. La question de la justice se trouve donc évacuée, car les revendications culturelles les plus mineures peuvent être considérées comme mettant l’État-nation en danger. Il faudrait donc évoluer vers une « désécurisation des droits minoritaires » (p. 207), même s’il n’existe aucun moyen démocratique de juguler la menace sécessionniste, laquelle serait réduite par la mise en place d’un fédéralisme démocratique, ce qui constitue l’un des présupposés les plus discutables de l’analyse de W. Kymlicka. C’est justement ce droit général à l’autodétermination nationale que Jacob T. Lévy s’emploie à déconsidérer. Parce qu’il n’existe aucun critère fiable pour distinguer les nations des autres groupes collectifs, le droit moral à la sécession ne peut exister qu’en vue de réparation d’injustices passées. Les droits spécifiques devraient donc être accordés habituellement à toute minorité, nationale ou non. Reste que la définition d’une « injustice passée » s’avère hautement extensible et que l’argument contre l’autodétermination se résout au profit des États existants qui, eux, nations ou multinations, se voient dotés d’instruments institutionnels englobants.
Pour finir, les deux textes de Stéphane Pierré-Caps et de Rainer Bauböck envisagent l’adoption éventuelle de « l’autonomie culturelle » (ou « personnelle ») pour les minorités nationales, doctrine théorisée par les socialistes autrichiens Karl Renner et Otto Bauer au début du vingtième siècle, dans le cadre de l’Empire austro-hongrois, afin de donner des droits à des minorités dispersées et, donc, non susceptibles de recourir à une autonomie territoriale. En tant que droit individuel, rappelle S. Pierré-Caps, l’autonomie personnelle conduit à concevoir les nations comme des « personnes morales de droit public » de type associatif, avec leurs domaines de compétences propres. Même si cette conception s’avère pertinente dans certains contextes précis, R. Bauböck estime que l’autonomie territoriale se révèle au final plus apte à garantir les droits minoritaires, sur les trois plans que sont les relations entre groupes nationaux, les relations à l’intérieur des minorités et les relations entre minorités et État. Malgré sa séduction (qui tient largement à son caractère radicalement individualiste), l’autonomie personnelle se révèle peu à même de lutter contre les pratiques discriminatoires au sein de l’État et, pire, conduit à une « ethnicisation » sous-jacente des identités nationales qui rigidifie les frontières entre les groupes.
Cet ouvrage ouvre donc des pistes de réflexion innombrables, du fait de la qualité des auteurs et de la profondeur des problèmes posés. La version commune d’un « nationalisme libéral » dans un cadre étatique fédéral, soutenue par la plupart des contributions, ne dissimule pas les divergences fécondes, tant conceptuelles que pratiques, quant à l’appréciation du pluralisme culturel des sociétés modernes. Et le désaccord quant au « droit de sécession » apparaît comme l’un des points saillants de ce « dissensus ». Largement défendu par W. Kymlicka, il est dévalorisé par J.T. Lévy, R. Bauböck ou S. Pierré-Caps, selon le souhait de « faire du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes le droit à ne pas devenir un État » (p. 401). Or, nous retombons alors sur le noeud de la question, à savoir les critères quant à l’existence d’une nation et son expression politique. Le débat théorique apparaît toujours engoncé dans ses contradictions internes, constitutives et « irrésolubles » oserait-on dire : si toutes les nations (comme autodésignation) possèdent potentiellement un droit moral à l’autodétermination (jusqu’à la sécession dans les cas d’oppression par exemple, ce qu’admettent tous les auteurs), mais que ce droit est inapplicable (la partition serait illimitée), alors il n’existe aucun critère normatif (mais seulement pratique) pour en juger la légitimité. Et ceux (comme J.T. Lévy ou R. Bauböck) pour qui la sécession devient illégitime lorsque les droits « culturels » d’une minorité sont respectés par l’État démocratique retombent bien facilement dans l’illusion de la « neutralité » de l’État (fût-il fédéral), accordant par là même aux États existants (et à travers eux à leurs peuples majoritaires) le privilège de la légitimité à partir du simple fait d’être, grâce à la contingence historique et à ses rapports de force transformés en droits. Le politique n’est sans doute pas réductible aux conceptions de la justice qui s’évertuent à l’inspirer.