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On pourrait dire, sans vouloir corriger l’auteure, que cette Sociologie des rapports de sexe est en réalité une Sociologie politique des rapports de sexe. L’ouvrage tout entier, en effet, même dans les chapitres consacrés particulièrement à la sociologie et à l’anthropologie, est travaillé par la question des effets qui retentissent partout dans l’espace social-politique de la différence des sexes. Les deux derniers chapitres de l’ouvrage (qui en compte cinq) sont d’ailleurs consacrés explicitement à cette question.

On dit souvent que les femmes ont été exclues de l’espace politique moderne ; mais une telle exclusion – c’est l’une des thèses principales de l’ouvrage – rendrait leur inclusion purement et simplement impensable. Il faudrait plutôt dire, selon M.-B. Tahon, qu’elles ont été « tenues à distance » (elles le sont d’ailleurs encore, du moins si l’on se fie au nombre de femmes qui sont représentantes dans les assemblées élues). La différence entre « être exclues » et « être tenues à distance » s’éclaire si l’on compare la manière dont la citoyenneté a été conçue dans la Grèce antique, à Rome et dans la modernité.

Dans la Grèce antique, l’amour de la mère pour l’enfant sert d’unité de mesure qui rend pensable l’amour inconditionnel du citoyen pour la Cité. Il n’y a de citoyenneté, comme l’a soutenu Nicole Loraux, que s’il y a une figure de la mère qui est exclue de l’espace citoyen ; par le fait même, la mère ne peut être présente dans cet espace parce qu’elle « est tenue pour incapable de considérer que la Cité prime l’enfant » (p. 120). À Rome, le citoyen est un père, c’est-à-dire quelqu’un autorisé à parler au nom d’un tiers (son fils) et qui peut lui transmettre son bien. Or, pour qu’existe ce père, et donc le citoyen, il faut qu’existe à ses côtés son contraire : la mère qui, elle, ne peut pas parler au nom d’un tiers et ne peut rien transmettre. Tant dans la Grèce Antique qu’à Rome, la citoyenneté a donc besoin d’un autre – la « figure de la mère » – pour être pensable.

L’espace politique moderne rend à peu près inconditionnel sur le plan des principes l’accès à la citoyenneté, puisque tous les hommes « naissent libres et égaux ». Les citoyens ne sont donc plus des fils dont le sort dépend d’un père, ils sont tous frères (on verra tout de suite pourquoi il s’agit de frères et non de soeurs). Or, dans les faits, l’espace politique apparaît traversé par des conflits et une violence (parfois une terreur) qui le déchirent. Comment donc produire la fraternité dans ces conditions ? Réponse : la vertu civique peut être inculquée aux futurs citoyens par une « mère républicaine » qui, justement parce qu’elle joue un rôle éminemment politique, doit être tenue à l’écart de l’espace politique. « Si la mère républicaine avait des droits politiques, elle ne pourrait plus faire de ses fils des frères dans l’espace politique, elle serait, elle aussi, partie au conflit et rendrait irreprésentable la fraternité » (p. 123). Ce n’est pas parce qu’elle est insignifiante politiquement que la mère est tenue à l’écart de l’espace politique dans la modernité, c’est, en fait, affirme l’auteure, pour la raison inverse.

On l’aura remarqué, l’exclusion de l’espace politique (dans le cas de la Grèce et de Rome) et la tenue à distance (dans le cas de la modernité) tiennent à ce que la femme y est immédiatement associée à la maternité, à la figure de la mère. C’est cette dernière qui est exclue ou tenue à distance de l’espace politique, non la femme en tant que telle (p. 117, 124). C’est pourquoi le contrôle de la fécondité par les femmes (contraception, liberté de l’avortement), qui advient il y a une quarantaine d’années environ dans les pays démocratiques occidentaux, rend impensable la tenue à distance de l’espace politique, les femmes ne pouvant plus être « univoquement » associées à la maternité. C’est le grand tournant : parce qu’elles obtiennent le droit au contrôle de la fécondité – le seul qui leur soit propre, le seul « droit des femmes » (p. 118) –, on ne peut plus nier aux femmes ni les droits civils (on ne peut plus les tenir pour des mineures) ni les droits politiques (p. 65, 78, 98). Cela dit, demande l’auteure, comment se fait-il que les femmes soient, dans les faits, si peu présentes dans l’espace politique ?

En France (mais ce n’est surtout pas un « débat français »), la question a suscité le débat sur la parité. La parité hommes-femmes dans l’espace politique, il est crucial de le relever, n’a rien à voir selon M.-B. Tahon avec une « biologisation » de l’espace politique (Pierre Rosanvallon) [p. 131] ou sa « communautarisation » (Luc Ferry) [p. 125]. Cela, pour une raison fort simple : le sexe n’a pas à voir avec le biologique ou la communauté, puisqu’il relève de l’état civil, donc de l’universel.

Mais avant de préciser le sens de cet énoncé, il importe de relever que l’auteure préfère le terme « sexe » à celui de « genre », dont l’usage s’est beaucoup répandu depuis deux ou trois décennies dans les milieux scientifiques. Le « genre » veut énoncer que les catégories « homme », « femme », « masculin », « féminin » sont construites, alors que le « sexe » aurait à voir avec la nature ou la biologie. Selon elle, cependant, c’est à peu près à l’inverse qu’il faut voir les choses. Le « sexe » n’a rien de naturel, puisqu’il relève d’une institution, c’est-à-dire qu’il n’existe que par un ensemble de règles (p. 29). Ainsi, le nouveau-né et futur citoyen inscrit à l’état civil est un individu abstrait tant qu’on voudra, mais il est aussi inscrit par ce geste même dans un sexe et dans le temps ou une suite de générations (ce pourquoi son passeport porte mention de son nom, qui est généralement sexué, de son sexe et de la date et du lieu de sa naissance). Certes, le « genre » est un construit social, par lequel on en arrive à définir ce qui serait le « propre » d’un homme ou du masculin, d’une femme ou du féminin. Construit que l’on cherchera d’ailleurs à naturaliser, afin de fixer une fois pour toutes le rôle et la place des uns et des autres et de fonder la « domination masculine » (Pierre Bourdieu). Tout aussi instituée symboliquement, l’inscription dans un sexe, à l’opposé, ne suppose de son côté aucune autre détermination que le partage entre deux catégories reconnues formellement d’« égale importance » (p. 131) : « Quand “sexe” est admis être établi par l’état civil, il en découle qu’il y a des “femmes” et des “hommes’, libérés de l’injonction gendrée de correspondre aux constructions qui renvoient les unes au “féminin” et les autres au “masculin’ » (p. 12 ; l’italique est dans le texte). Aussi le « sexe », par opposition au « genre », laisse-t-il « la plus grande place possible au flou générateur de liberté, en particulier quand ces catégories ne sont plus marquées par les “déterminations de leur sexe”– quand les femmes ne deviennent mères que volontairement » (p. 20).

De ce qui précède découle le fait que l’universalisme citoyen abstrait n’est pas désincarné, qu’il n’est pas par-delà ou hors le sexe, tout au contraire : on est un citoyen et un individu abstrait parce qu’on est, notamment, inscrit dans un sexe ou l’autre. La parité n’est donc pas une revendication « biologisante » ou « communautaire » (aux côtés de celles des Noirs, des Amérindiens et des autres « minorités »), qui briserait avec l’universalisme abstrait : puisque être femme – comme être homme d’ailleurs – ne marque pas l’appartenance à une communauté particulière, mais plutôt l’inscription dans l’universel (p. 98), demander la parité veut dire revendiquer l’universalisme tel qu’il se déploie concrètement, c’est-à-dire sexué.

La revendication paritaire, dont l’auteure défend le bien-fondé, prend tout son sens à la lumière de telles considérations. On dit que femmes et hommes sont désormais égaux. Cela se vérifie sur le plan des droits civils, mais pas entièrement sur le plan des droits politiques : les femmes votent, mais peu sont représentantes. La parité, dans ce contexte, est avant tout l’aménagement d’un espace polémique où sera posée la question : pourquoi est-ce ainsi ? Où sera, en d’autres mots, « vérifié » le principe de l’égalité indissociable de l’universalisme. Car l’égalité n’est pas, selon Jacques Rancière dont s’inspire ici M.-B. Tahon, un fait, un état, mais quelque chose qui se vérifie : c’est « l’ensemble ouvert des pratiques guidées par la supposition de l’égalité de n’importe quel être parlant avec n’importe quel autre être parlant » (La mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995, p. 53). Par la revendication paritaire, la différence des sexes devient différend des sexes : un tort est mis en scène et discuté (p. 139). Le consensus – les hommes et les femmes sont égaux – est brisé au profit d’un « dissensus » : les hommes et les femmes ne sont pas véritablement égaux ; quel est donc le « système de raisons » qui fonde cette inégalité ? Est-il justifiable ? Par là, les femmes ou, du moins, des femmes entrent dans un processus de « subjectivation » : elles se font autres qu’elles étaient, elles ne sont pas, ne sont plus des « victimes » qui geignent, mais des « plaidantes » qui à la fois instruisent un procès et parlent en faveur de l’égalité des sexes (p. 45, 101, 150). Autrement dit, ces femmes qui revendiquent la parité interrogent pratiquement le principe d’égalité ; elles font « bouger » cet institué symbolique disposé au coeur de l’espace politique moderne. Elles creusent, pour parler comme Claude Lefort, un « espace de l’institution » (Le travail de l’oeuvre Machiavel, Paris, Gallimard, 1972, p. 485), elles se mêlent de ce qui ne les regarde pas (ce que les Luc Ferry de ce monde ont fort bien vu), elles font de la philosophie politique peut-être sans le savoir, mais radicalement, parce que, comme Platon au commencement, elles posent les questions les plus fondamentales : qu’est-ce que l’universel et l’égalité dont on proclame l’avènement ? Et aussi, et par le fait même : qu’est-ce que la justice ? Elles instruisent, on l’a dit, un procès – et peut-être bien un procès sans fin, selon l’auteure, parce qu’il se pourrait que « les femmes posent un problème insoluble », un problème condamné à sans cesse « rebondir » (p. 111-112). Car qui pourrait jamais se permettre de dire un jour « Nous sommes justes », nous avons vérifié l’égalité, nous avons fait nos comptes une fois pour toutes, l’égalité n’est plus une question, il n’y a plus personne à qui nous faisons tort ? La démocratie est un régime qui convient aux dieux seulement, disait Jean-Jacques Rousseau (p. 149).

C’est le propre du singulier, de ce qui est différent, d’être ramené à l’Un, donc violenté dans le mouvement même qui proclame l’égalité de tous : le singulier, le différent, parce qu’ils s’identifient, même si ce n’est qu’en puissance, au tort, font penser, font agir. Leçon de Françoise Héritier, que M.-B. Tahon ne cesse de méditer tout au long de ce bel ouvrage : la différence des sexes, parce qu’elle place devant ce mystère que les femmes donnent seules naissance aux enfants des deux sexes, est la différence, la singularité qui fait penser, qui fera toujours penser ; elle suscite le différend (p. 112).