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Introduction

Malgré les gains apportés par l’État-providence (entre autres au regard de l’accessibilité et de l’universalité), la régulation providentialiste comporte des aspects problématiques dont la centralisation, la bureaucratisation et un déficit démocratique dans le contrôle des services collectifs (Vaillancourt et Tremblay, 2001). Ainsi, les citoyens-usagers consomment de façon passive et individualisée des services alors qu’ils ont peu de pouvoir sur la définition des problèmes qu’ils visent à résoudre, sur l’organisation des services ou sur les modèles de soins et de traitements professionnels. Comme le souligne Lamoureux (1994), il s’agit du paradoxe de l’accès démocratique à des services qui ne sont pas foncièrement démocratiques.

Pour plusieurs auteurs (Bélanger et Lévesque, 1992 ; Caillouette, 1994 ; Lamoureux, 1994 ; Vaillancourt, 1994 ; Favreau et Lévesque, 1996), le partenariat entre l’État et les organismes communautaires pourrait stimuler le moteur du renouvellement de la régulation providentialiste vers un modèle plus solidaire et démocratique. Ce modèle en devenir suppose la démocratisation du secteur de la santé et des services sociaux par la participation des citoyens-usagers dans l’orientation et la gestion des services collectifs (Favreau et Lévesque, 1996). Bélanger et Lévesque (1991) ajoutent que l’inclusion des citoyens-usagers peut se faire selon le mode de l’individualisation (avec les études de besoins), de la négociation ou du partenariat, ce qui exige la reconnaissance des mouvements sociaux dont font partie les organismes communautaires du secteur de la santé et des services sociaux. La définition du partenariat que nous retenons est la suivante : une relation d’échange structurée et durable entre, d’une part, un ou des organismes communautaires (ou regroupements d’organismes communautaires) et, d’autre part, une ou des composantes du réseau public (régie ou agence régionale, établissement) engagés dans une démarche convenue entre eux et visant la planification, la réalisation ou l’évaluation d’activités ou de services reliés au secteur de la santé et des services sociaux.

En janvier 2003, nous avons soutenu une thèse de doctorat en service social (Bourque, 2002)[1] basée sur une expérience de partenariat entre le réseau public et le réseau communautaire d’un type particulier, soit le partenariat territorial[2] (et relevant d’une régie régionale de la santé et des services sociaux), qui s’est déroulée en Montérégie. Nous cherchions à comprendre dans quelle mesure et sous quelles conditions cette expérience de partenariat territorial pouvait contribuer à la transformation du système et des services sociosanitaires dont la démocratisation constitue l’un des indicateurs les plus reconnus. La Montérégie comptait un total de sept tables sous-régionales où s’était pratiqué le partenariat territorial de 1993 à 1999 ; l’échantillon de recherche regroupe trois de ces tables sous-régionales. Le corpus de données se compose de sources documentaires et de 19 entrevues semi-dirigées à questions ouvertes avec des représentants d’établissements publics, d’organismes communautaires, des autres secteurs (scolaire, justice, municipalités) et de la Régie régionale. Nous avons utilisé l’analyse de contenu de type catégoriel (L’Écuyer, 1990) et recherché les critères de scientificité en recherche qualitative, soit la validité interne, la validité externe et la fiabilité.

Cet article se divise en trois parties : une première consacrée à une mise en contexte de l’expérience de partenariat territorial à l’étude ; la deuxième qui traite de la démocratisation et de la participation dans le cadre de cette expérience ; la troisième et dernière partie qui se veut une conclusion et une mise en perspective des résultats de cette recherche en lien avec la mise en place des Réseaux locaux de services de santé et de services sociaux au Québec.

Les tables sous-régionales en Montérégie

C’est en 1993 que la Régie régionale de la santé et des services sociaux de la Montérégie (RRSSSM) crée l’instance de participation et de concertation appelée table sous-régionale (RRSSSM, 1993a) dont le territoire est composé de un ou plusieurs territoires de CLSC. Les quelque 19 territoires de CLSC que compte la Montérégie seront donc répartis parmi sept sous-régions distinctes. Le mandat des tables sous-régionales comporte deux niveaux, soit un niveau de concertation exécutive, où la table sous-régionale acquiert une zone d’autonomie et de compétence propre en agissant par elle-même sur des enjeux sous-régionaux, et un niveau consultatif, où elle a une fonction d’instance consultative de la RRSSSM. Le règlement-cadre des tables sous-régionales (RRSSSM, 1993b) ne précise pas le nombre de participants que chacune d’elles doit compter, mais la répartition des sièges selon les proportions suivantes :

  • 40 % parmi les établissements comprenant au moins un établissement de chaque mission (CLSC, CH de courte durée, CHSLD, réadaptation, etc.) ;

  • 40 % parmi les organismes communautaires ;

  • 20 % parmi les organismes d’autres secteurs et autres dispensateurs de services.

On ajoute que la table sous-régionale est composée des directeurs généraux ou de représentants mandatés par leur organisme et élus lors d’une assemblée générale des personnes mandatées.

Pour stimuler la mise sur pied des tables sous-régionales, la RRSSSM a effectué une tournée à travers la Montérégie, de mai à juin 1993, à laquelle ont participé quelque 500 personnes (RRSSSM, 1993c). À l’automne 1993, chaque sous-région avait tenu une assemblée générale des partenaires, déterminé la composition de sa table sous-régionale et en avait élu les membres. Un total de 402 personnes ont participé à ces assemblées générales pour adopter des scénarios de composition de table sous-régionale variant de 18, pour la plus petite, à 33 pour la plus nombreuse, toujours selon la règle des 40-40-20. Par la suite, les tables sous-régionales ont adopté leurs règlements de régie interne et commencé leurs travaux.

Après quelques années de fonctionnement, les insatisfactions se manifestaient de plus en plus ouvertement envers les tables sous-régionales (RRSSSM, 1996a). On critiquait l’imputabilité très ambiguë et le mandat trop vaste de ces tables soit le mandat consultatif envers le conseil d’administration de la Régie régionale et le mandat de concertation exécutive envers la sous-région. Le pouvoir des tables sous-régionales et la place des conseils d’administration des établissements étaient aussi questionnés. En 1996, ces critiques ont amené la Régie régionale à proposer des changements de fond à sa structure sous-régionale qui touchent le mandat, la composition et le fonctionnement des tables sous-régionales (RRSSSM, 1996a). Ces changements n’ont pas suffi à atténuer les insatisfactions, surtout celles en provenance des établissements publics ; on a ainsi assisté à la disparition de quatre des sept tables sous-régionales au cours de l’année 1997. La Régie régionale a pris acte de cette situation et moins de deux ans plus tard, soit à la fin de 1999, les tables sous-régionales de la Montérégie étaient définitivement abolies (RRSSSM, 1999).

Les tables sous-régionales en Montérégie ont connu de nombreuses modifications depuis leur première conceptualisation au début des années 1990 (CRSSSM, 1990). Ces modifications ont été marquées par un mouvement continu de réduction du mandat et du rôle de cette instance de concertation et de partenariat sous-régionale. À l’origine, les tables sous-régionales devaient être responsables devant le milieu local, et cela correspondait au discours gouvernemental de l’époque sur la réforme du système sociosanitaire devant placer le citoyen au centre du système (Québec, 1990). Par la suite, la création, en 1993, des tables sous-régionales s’est effectuée dans un contexte d’application d’importantes restrictions budgétaires dans le secteur de la santé et des services sociaux. Les premières années de fonctionnement des tables sous-régionales se sont déroulées dans ce contexte difficile. Ce dernier a produit des effets à la Régie régionale, laquelle devait gérer la décroissance, et aussi aux tables sous-régionales, qui devenaient à la fois témoins et lieux des tensions reliées aux compressions budgétaires. La révision de 1996 et la disparition progressive des tables sous-régionales se sont déroulées à la même époque, c’est-à-dire lorsque le gouvernement du Québec entreprend de faire de la lutte contre le déficit budgétaire sa priorité. Le discours et les politiques du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) se centrent alors sur les affaires budgétaires et sur la réforme des structures du réseau d’établissements publics. C’est également l’époque de l’adoption du projet de loi 116, visant à modifier diverses dispositions de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (Québec, 1996), qui promeut les fusions d’établissements et en facilite l’imposition par le MSSS sur recommandation des Régies régionales. Ces deux facteurs externes, compressions budgétaires et fusions d’établissements, seront particulièrement présents dans la dynamique des tables sous-régionales de l’échantillon de recherche ; mais il y a un autre facteur en cause : la dimension démocratique de l’exercice du partenariat territorial sous la forme des tables sous-régionales en Montérégie.

Tables sous-régionales et démocratisation

La question de la démocratisation du système et des services sociosanitaires constitue l’un des enjeux les plus fréquemment mentionnés par les auteurs qui ont traité du renouvellement du mode de régulation providentialiste (Groulx, 1993 ; Lamoureux, 1994 ; Klein, 1992 ; Caillouette, 1994 ; Lévesque et Mager, 1992). La démocratisation renvoie au fait que des processus décisionnels du système sociosanitaire puissent se laisser traverser et influencer par les points de vue et les intérêts des usagers, des citoyens et des organismes communautaires. La démocratisation se mesure par l’exercice d’un certain pouvoir de la part des citoyens et des organismes communautaires quant à l’orientation (planification et transformation) et à l’organisation (gestion et prestation) des services sociosanitaires. Il s’agit ici du pouvoir partagé selon la typologie de Thibault, Lequin et Tremblay (2000). Selon ces auteurs, il y aurait trois catégories de participation, soit la participation sans pouvoir (communication-marketing social, sondage), le pouvoir d’influencer (information, consultation et plainte) et le pouvoir partagé (délégation, partenariat, contrôle). Cette avenue constituerait une forme de démocratisation de la gestion publique du social par la démonopolisation des pouvoirs technocratique, administratif et professionnel, comme le soutient Lamoureux (1994).

L’analyse des résultats des travaux des tables sous-régionales révèle que des directions d’établissements publics ont accepté de faire des compromis sur des affectations budgétaires et des projets concertés grâce à l’influence des membres de leur table sous-régionale, particulièrement ceux qui étaient en provenance des organismes communautaires. Or, ces compromis portaient généralement sur des questions que l’on peut qualifier de secondaires. La limite de ces compromis a été rencontrée lorsqu’il a été question d’enjeux importants pour les établissements qui les jugeaient alors trop névralgiques pour en partager le pouvoir de décision avec d’autres. Tout allait relativement bien lorsqu’il était question de partage d’information, d’arrimage de services et même de décision de recommandations d’allocations budgétaires relatives à de nouvelles et petites enveloppes budgétaires. La tension est apparue avec les compressions budgétaires et les Plans de transformation du réseau[3] alors que les tables sous-régionales, avec au premier chef les organismes communautaires, acquéraient un pouvoir nouveau sur une chasse gardée des établissements, soit leur budget et leur gestion des compressions. Les tables sous-régionales n’ont donc pas eu un effet significatif et durable sur la démocratisation de certains processus décisionnels du système sociosanitaire compte tenu des limites des compromis entre les acteurs et de l’abolition même de la structure du partenariat territorial, soit les tables sous-régionales.

Si les acteurs communautaires présents aux tables sous-régionales ont pu jouer un rôle limité au regard de la démocratisation, qu’en est-il de certains autres acteurs ? Il s’agit des citoyens, des conseils d’administration des organismes représentés aux tables sous-régionales, des organismes communautaires non présents aux tables sous-régionales et, enfin, des représentants des autres secteurs et autres dispensateurs de services.

La place des citoyens aux tables sous-régionales

Le règlement-cadre des tables sous-régionales (RRSSSM, 1993b) imposait à ces dernières de tenir chaque année une assemblée générale à laquelle étaient invités les présidents des conseils d’administration des établissements et des organismes communautaires ainsi que les responsables des organismes des autres secteurs et autres dispensateurs de services. Lors de cette assemblée, on devait présenter le rapport d’activités de la table sous-régionale et procéder à l’élection des participants par collèges électoraux (établissements pour 40 % des sièges, communautaire pour un autre 40 %, et autres secteurs et dispensateurs pour 20 % des sièges). Le règlement ne prévoyait pas la participation directe de la population, mais la tenue des assemblées était généralement annoncée par la voie de communiqués de presse publiés dans les journaux locaux. Ainsi, l’assemblée annuelle avait un caractère public sans pour autant que la population soit formellement invitée à y participer et surtout sans qu’elle soit appelée à y jouer un quelconque rôle. Un conseiller sous-régional[4] explique ainsi cet état de fait :

Il n’y a pas de place pour les citoyens. Il en a été question, à l’instauration des tables sous-régionales, et on s’est dit : « est-ce qu’on accepterait qu’il y ait quelques représentants de la population qui soient là, qui nous regardent aller et qui nous disent... ». Finalement, ça a été exclu. Ça fait partie des choses ici qu’on veut pas vraiment toucher parce que c’est une gestion ça, gérer des citoyens.

Ainsi, même si les assemblées annuelles étaient ouvertes à la population au moyen d’un avis public, dans la pratique, aucun simple citoyen n’y participait et, le cas échéant, il n’aurait pu y assister qu’à titre d’observateur puisqu’il ne bénéficiait ni du droit de parole ni du droit de vote. Or, dans l’esprit de plusieurs des acteurs rencontrés en entrevue, les assemblées annuelles devaient permettre de faire le pont entre les tables sous-régionales et la population comme l’exprime cette représentante communautaire :

Ça devait être le moment où la population et les conseils d’administration pouvaient faire valoir leur point de vue, donner des orientations, commenter sur les activités qui avaient eu lieu au cours de l’année, c’était ça qui était souhaité. Et je ne sais pas pourquoi mais d’une année à l’autre ça a diminué, diminué, et la dernière assemblée les gens qui y étaient c’étaient presque que les gens qui siégeaient à la table.[...] Le milieu s’est comme pas approprié cette instance.

Quant aux réunions régulières des tables sous-régionales, elles n’étaient pas ouvertes au public. Qui plus est, les résultats des travaux des tables sous-régionales n’étaient pas publicisés, et cela, de manière quelquefois très consciente, comme l’explique ce directeur général d’établissement :

Les gens un moment donné soulevaient le point que la table sous-régionale, si on voulait lui donner une certaine importance, fallait publiciser au niveau de la sous-région les choses qui lui passaient dans les mains. On a jamais abouti là-dessus parce qu’on a jamais su exactement comment. Comment le sortir sur les journaux ? Sortir quoi ? Est-ce que ça va amener d’autres interrogations et on va être interpellé sur d’autres choses ? Est-ce que la table, si on est dans un temps de compressions budgétaires, va se faire le bouc émissaire ? On voulait pas embarquer là-dedans. Finalement, on a évité de publiciser la table.

Ainsi, en tant qu’instance consultative et participative de la Régie régionale, les tables sous-régionales n’avaient pas de caractère public, à l’exception de l’assemblée annuelle où aucune place ni aucun rôle n’étaient prévus pour le citoyen. C’est ce qui a sans doute amené les deux tiers des répondants rencontrés en entrevue à déclarer que les citoyens n’étaient d’aucune façon associés aux tables sous-régionales. Pour certains directeurs généraux d’établissements, la participation des organismes communautaires aux tables sous-régionales constituait en soi un mode de représentation des citoyens et comblait de la sorte l’absence formelle de ces derniers. Dans le même sens, six répondants considèrent que les citoyens sont représentés aux tables sous-régionales par le simple fait qu’ils sont présents aux conseils d’administration des organismes (publics ou communautaires) membres de la table sous-régionale.

Les conseils d’administration des organismes membres des tables sous-régionales

La majorité des interlocuteurs rencontrés en entrevue (dont la totalité des acteurs des établissements publics et la moitié des acteurs communautaires), déclare que les conseils d’administration des établissements ou des organismes avaient peu ou pas d’implication réelle dans les travaux des tables sous-régionales, c’est-à-dire qu’ils n’entérinaient pas au préalable les prises de position de leurs représentants, ou a posteriori les décisions qui se prenaient à la table sous-régionale. Souvent les conseils d’administration n’étaient pas informés de ces décisions et des enjeux traités par la table sous-régionale. Parmi les facteurs explicatifs de cet état de fait, on retrouve les deux éléments suivants :

  1. L’explication la plus souvent évoquée veut que les directeurs des organismes (publics et communautaires) aient la confiance de leur conseil d’administration, ce qui leur permet de prendre des engagements au nom de leur organisme sans avoir à obtenir systématiquement leur aval, comme l’illustre ce directeur général d’établissement :

    Je disais tout le temps à mon conseil d’administration : « Écoutez, si on réussit à avancer, je vous demande quasiment un chèque en blanc et faites-moi confiance, je n’embarquerai pas l’établissement dans des affaires qui n’ont pas d’allure, vous le savez très bien, mais je vous demande de me faire un peu confiance dans cet aspect-là parce que je ne peux à chaque minute venir vous consulter ».

  2. Une seconde explication veut que le rôle des conseils d’administration dans les travaux des tables sous-régionales ait été limité en raison de problèmes logistiques comme les délais trop courts accordés par la Régie régionale pour les consultations, ou encore le manque de temps et de disponibilité des membres de conseils d’administration pour être véritablement mis au courant des travaux des tables sous-régionales.

Le tiers des représentants communautaires affirment avoir consulté leur conseil d’administration sur des positions à prendre ou sur des mandats à obtenir à la table sous-régionale. Cette affirmation soulève une question de fond puisque les acteurs communautaires siégeaient aux tables sous-régionales en tant qu’élus et représentants des organismes communautaires de la sous-région (par champ d’activité) et non comme représentant de leur organisme d’appartenance. Ainsi, le caractère démocratique des pratiques des représentants communautaires ne doit pas se mesurer en fonction de leurs rapports avec leur propre conseil d’administration (comme dans le cas des membres en provenance des établissements qui ne représentaient que leur propre établissement), mais en fonction de leurs rapports avec l’ensemble des organismes communautaires qu’ils représentaient et qui n’étaient pas directement présents à la table sous-régionale.

Les organismes communautaires non présents aux tables sous-régionales

La totalité des représentants des organismes communautaires ont indiqué qu’il existait des mécanismes formels et informels d’information et de consultation entre les représentants communautaires aux tables sous-régionales et l’ensemble des organismes communautaires de chacune des sous-régions. De façon informelle, on souligne que les représentants communautaires aux tables sous-régionales rencontraient régulièrement leurs pairs à d’autres tables de concertation et comités de travail où l’on échangeait sur la récente réunion de la table sous-régionale et où l’information pouvait ainsi circuler. De manière plus formelle, les représentants communautaires faisaient régulièrement le pont avec leurs pairs lors des réunions des regroupements locaux d’organismes communautaires où ils rapportaient les travaux de la table sous-régionale et consultaient leurs pairs quant à d’éventuelles positions à prendre.

Le modèle de démocratie représentative des organismes communautaires aux tables sous-régionales posait des difficultés comme celle soulevée par cette représentante communautaire : « Je faisais circuler l’information du mieux que je pouvais, quand c’était possible, parce que souvent on était mis devant des délais bien courts. » Ou encore cette autre difficulté :

Et même ceux qui sont au regroupement local des organismes communautaires, ils entendent dire grosso modo et rapidement qu’on a traité telle chose, mais on ne rentre pas dans les détails. On dit qu’on a pris une décision sur telle affaire, mais on ne dit pas tout le détail. [...] C’est des rapports très courts, une petite synthèse de ce qui s’est passé, alors que cela a pris tout un avant-midi, alors que là on prend 10 minutes pour le faire, ce n’est pas pareil du tout.

Ces défaillances dans les mécanismes de liaison entre les représentants communautaires et leurs pairs auraient, entre autres, contribué à créer ce qu’une répondante n’hésite pas à nommer un fossé :

Je m’aperçois qu’il y a un fossé entre les groupes qui siègent aux tables sous-régionales et ceux qui y siègent pas, un fossé tellement grand dans le discours et dans la façon d’intervenir dans le milieu, que ça rend difficile nos rencontres de groupes communautaires parce que tout ce qu’on apprend nous autres on peut pas tout le partager. OK pour les choses de contenu, mais ce que t’apprends comme personne au niveau des relations, des stratégies, au niveau des games, tu peux pas tout retransmettre ça.

Malgré les efforts des acteurs pour être transparents et démocratiques dans leur rôle de représentants des organismes communautaires aux tables sous-régionales, des difficultés de deux ordres se sont posées, celles qui renvoient à des conditions objectives et subjectives. Parmi les conditions objectives, on retrouve le rythme de fonctionnement des tables sous-régionales, qui ne laissait pas toujours le temps de faire les consultations souhaitées par les organismes communautaires. Il y a aussi les contraintes reliées à la démocratie représentative qui donne objectivement un statut particulier aux personnes mandatées qui sont au coeur de l’action et qui sont confrontées à des contraintes de temps et de disponibilité pour informer et mettre dans le coup leurs commettants. Mais en plus, sur le plan subjectif, des phénomènes comme la création de contacts privilégiés, l’accès à de l’information de première main, ainsi que certains avantages financiers et matériels ont créé une distance et introduit un biais dans les rapports entre certains représentants communautaires et leurs pairs.

Les représentants des autres secteurs et autres dispensateurs de services

La composition initiale des tables sous-régionales prévoyait que 20 % des sièges devaient être occupés par des représentants d’une catégorie appelée « autres secteurs et autres dispensateurs de services ». Les autres secteurs comprenaient le scolaire, la justice, les municipalités, etc. Quant aux autres dispensateurs, il s’agissait essentiellement des médecins en cabinet privé et des autres ressources privées et intermédiaires telles que les familles d’accueil et les centres privés d’hébergement et de soins de longue durée. Lors de la création des tables sous-régionales, la participation de cette catégorie de membres a été relativement importante, mais elle a perdu de la vigueur graduellement au point où plusieurs sièges sont devenus vacants et ne trouvaient pas preneurs. Selon l’évaluation d’une majorité des personnes rencontrées en entrevue, la contribution des représentants des autres secteurs aux travaux des tables sous-régionales a été plutôt faible, sinon marginale. On parle d’une participation qui était plus symbolique et d’une présence sporadique de participants qui étaient plutôt spectateurs. Pour expliquer cela, des répondants ont relevé des éléments comme le niveau de langage et de spécialisation qui empêchait les participants des autres secteurs de contribuer aux débats, en plus du fait qu’ils ne disposaient généralement pas du temps requis pour jouer un rôle actif dans les travaux des tables sous-régionales.

Par ailleurs, les trois représentantes des autres secteurs que nous avons interviewées avaient un double lien d’appartenance, c’est-à-dire à la fois à un organisme des autres secteurs, et à un organisme communautaire ou un établissement. Ainsi, une personne représentait une association de professionnels de la santé tout en étant présidente du conseil d’administration d’un CLSC depuis plus de cinq ans. Les deux autres représentantes des autres secteurs se trouvaient largement impliquées dans les organismes communautaires, l’une à titre de directrice d’un organisme communautaire, l’autre à titre de militante et de représentante des organismes communautaires au conseil d’administration de la Régie régionale. Ces trois personnes ont fait part, chacune à leur manière, du conflit d’identité qui les habitait à l’occasion de leur participation à leur table sous-régionale.

Conclusion

Les instances de concertation et de partenariat peuvent favoriser une certaine démocratisation du système de santé et de services sociaux, même si l’expérience de partenariat territorial étudiée comporte des limites importantes et qu’elle s’est révélée un échec en fin de compte. Elles peuvent représenter à la fois des opportunités de démocratisation des services sociosanitaires et des risques de réduction de la participation citoyenne et donc de la démocratie participative ou délibérante. Il s’agit d’un paradoxe qui apparaît assez clairement dans l’expérience de la Montérégie. La réduction de la participation citoyenne prend forme lorsque l’imputabilité des instances de concertation et de partenariat ne revient qu’à elles-mêmes et qu’elles font peu de place dans leurs travaux à ceux qu’elles représentent (population, conseils d’administration, autres organismes non présents à l’instance, autres secteurs, etc.). En fait, les tables sous-régionales étaient surtout redevables à la Régie régionale et à elles-mêmes. Les décisions arrêtées aux tables sous-régionales se prenaient souvent en vase clos, même si le cercle des initiés incluait des représentants des organismes communautaires et des autres secteurs.

Il apparaît que ce déficit démocratique soit largement tributaire des conditions d’institutionnalisation des tables sous-régionales qui n’ont pas permis que la participation y soit publique, équitable, accessible et délibérative, ce qui en aurait favorisé le caractère démocratique (Thibault et al., 2000). Comme le souligne Lamoureux (1994 : 187), il est important que le partenariat entre le réseau d’établissements publics et les organismes communautaires fasse l’objet d’une forme d’institutionnalisation qui en précise les principes, les orientations et les modalités. Les déficiences à ce chapitre ont affaibli les tables sous-régionales au chapitre de la légalité, du pouvoir et de la légitimité. Pour dépasser ou faire sauter le cadenas des stricts intérêts organisationnels des acteurs (inévitables par ailleurs), il faut tout le poids politique d’une instance de participation non contestable au plan de la légitimité et de la représentativité. Les organisateurs communautaires de CLSC peuvent jouer un rôle à ce niveau pour garantir la qualité de l’exercice démocratique ; ils étaient singulièrement absents de l’expérience des tables sous-régionales en Montérégie.

La transformation du système et des services sociosanitaires comporte des pertes et des contraintes plus ou moins imposées pour certains acteurs. Dans ces conditions, les instances de concertation et de partenariat à la légitimité contestée comportent en elles-mêmes un facteur d’échec important puisque les acteurs qui ont beaucoup à perdre et pour lesquels les enjeux sont considérables, peuvent décider de retirer leurs billes et de se désengager en tout temps ou presque. Cette conclusion rejoint les observations d’un certain nombre d’auteurs comme Larivière (2001), qui soutient que les mécanismes souples de concertation sur une base territoriale ou par programme permettent certes des échanges et des initiatives mais avec des résultats qui sont toujours « à la périphérie des fonctionnements organisationnels et n’ont jamais impliqué que des contributions symboliques ». Caillouette (2001 : 93) explique que le partenariat met en relation des organismes et des systèmes d’action qui, laissés à eux-mêmes, tendent au repli sur soi. Cette constatation rejoint celle de Lamoureux (2000 : 15) qui estime que certains producteurs de services, dans le réseau public comme dans les organismes communautaires, « prônent largement la concertation, la consultation, la participation, mais ne partagent aucunement le pouvoir... ». Carrière (2001 : 223) précise que « les acteurs sociaux ont un comportement stratégique quoi qu’on en pense » et qu’il y a des enjeux importants pour ces derniers dans le partenariat dont l’octroi et la mobilisation des ressources, la légitimité des pratiques et la position d’autorité dans le système.

La concertation et le partenariat ont largement cours au Québec, mais les règles démocratiques qui les régissent ne sont pas toujours cohérentes et congruentes avec l’importance sociale de ces pratiques qui évolueront dans un environnement différent avec la mise en place des nouveaux réseaux locaux de services de santé et de services sociaux issus de la Loi sur les agences de développement des réseaux locaux de service de santé et de services sociaux (Québec, 2003). L’article 24 de cette loi précise : « Chacun des réseaux locaux comprend également des organismes communautaires, des entreprises d’économie sociale et des ressources privées, lesquels sont associés à l’instance locale par le biais d’ententes ou d’autres modalités. »

Ce nouvel environnement comporte des similitudes et des différences avec celui observé lors de l’expérimentation des tables sous-régionales en Montérégie. Tout d’abord, l’instance régionale (maintenant nommée agence régionale) continuera à jouer un rôle de régulation du partenariat qui aura également un caractère territorial à la mesure des réseaux locaux. Cependant, le partenariat territorial se déroulera dans un contexte où les ententes de services et autres formes de rapports contractuels sont en plein essor (Bourque, Barrette et Vézina, 2003) et où les programmes en provenance du ministère de la Santé et des Services sociaux sont plus prescriptifs et laissent peu de pouvoir aux acteurs locaux (CLSC et organismes communautaires) confinés à des fonctions d’exécution. De plus, les conseils d’administration des agences régionales et des réseaux locaux ne comportent plus maintenant, et jusqu’à nouvel ordre, de représentants des organismes communautaires ou autres composantes de la société civile. La démocratie représentative s’en trouve ébranlée, alors que la démocratie participative ou délibérante ne semble plus figurer à l’ordre du jour du système sociosanitaire. Or, la participation et la démocratisation demeurent des déterminants d’une véritable transformation des services sociaux et de santé. Il est donc utile et nécessaire de tenir compte des expériences antérieures pour éclairer les choix qui seront faits dans les agences régionales et les réseaux locaux quant aux conditions d’institutionnalisation qui seront porteuses d’un partenariat susceptible de contribuer à cette transformation.