Abstracts
Résumé
L’application de la notion d’empowerment au champ des pratiques sociales comporte de nombreux défis théoriques et pratiques. À la suite d’une publication antérieure[1] dans laquelle il est proposé de circonscrire ce phénomène au développement d’un pouvoir d’agir (DPA) des personnes et des collectivités, nous suggérons ici quelques points de repère conceptuels susceptibles de faciliter le développement de cette perspective d’intervention.
Abstract
The application of the concept of empowerment into social practice involves a lot of theoretical and practical challenges. In a previous article, we proposed a conceptual translation of this phenomena called “développement du pouvoir d’agir (DPA) des personnes et des collectivités”. In this paper, we suggest some new conceptual guide marks which could help the empowerment practice.
Article body
De plus en plus évoquée, mais encore insuffisamment opérationnalisée, la perspective d’intervention centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités doit gagner en précision et faire notamment la démonstration de sa viabilité. Deux de ses plus importants défis concernent les nécessaires ajustements relatifs à la posture professionnelle et à la formation des praticiens. Le présent texte propose quelques pistes de réflexion susceptibles de soutenir les efforts d’application des praticiens et des formateurs intéressés par cette approche.
Quelques éléments de contexte : la crise des pratiques sociales
Les pratiques sociales sont en crise[2]. Pourquoi en crise ? Parce qu’elles se retrouvent au coeur d’une évolution socioéconomique plus générale qui a pour triple effet d’augmenter la demande d’aide professionnelle, de diminuer les ressources disponibles pour offrir ce soutien et de remettre en question la pertinence des pratiques fondées sur le modèle médical traditionnel.
Une augmentation de la demande
Depuis quelques années, les praticiens du social[3] sont confrontés à un élargissement et à une dégradation continue des situations dans lesquelles ils sont amenés à intervenir (Chopart, 2000). La mondialisation des échanges commerciaux exerce une pression directe sur les populations peu préparées à faire face à l’exigence de compétitivité inhérente à ce type d’organisation économique[4]. Les effets de cette marginalisation économique étant synergiques (Castel, 1995), les personnes ainsi exclues du marché du travail font face à la dégradation rapide de leurs conditions de vie et à un alourdissement correspondant de leur demande de soutien.
Une réduction des ressources disponibles
Depuis le choc pétrolier de 1973 et l’inexorable déclin de l’État providence, la volonté de rationalité économique, et plus particulièrement sa version libérale, exerce concrètement une hégémonie sur l’appréhension des problèmes sociaux (Dorvil et Mayer, 2001). En plus d’avoir à composer avec des restrictions budgétaires conséquentes, les professionnels des pratiques sociales sont vigoureusement invités à adopter une logique programmatique centrée sur la gestion à flux tendus (Larivière et Gourvil, 2006). Progressivement, le critère de performance des pratiques sociales se modifie. À l’instar des programmes de Workfare[5] américains, il ne s’agit plus tant d’éradiquer le chômage que d’optimiser la productivité globale d’une population. Bref, à bien des égards, la gestion managériale de la souffrance est devenue une norme de fait qui bouleverse les conditions de travail des praticiens et remet ouvertement en question la finalité de leur mission, de leurs méthodes et des fondements de leur identité professionnelle (Bouquet, 2004).
Des modèles de pratiques mis à l’épreuve
Les pratiques issues de l’État providence qui ont succédé aux logiques caritatives ont été initialement conçues pour offrir une prise en charge extensive (c’est-à-dire sans limites) aux personnes accompagnées sans égard à leur allégeance religieuse ou à la conformité de leur comportement avec la morale judéo-chrétienne. Développée selon une conception médicale traditionnelle du traitement thérapeutique (McLaughin, 2003), la grande majorité de ces modèles d’intervention repose sur une logique d’élucidation des causes initiales réputées à l’origine des difficultés éprouvées par les personnes aidées. Outre le fait que, même dans des conditions optimales, ces pratiques peinent à faire la démonstration de leur efficacité (Thurin, 2007), les modalités de leur application sont de plus en plus difficiles à réunir dans le contexte actuel de restrictions budgétaires et de rationalisation de l’offre de services offerts à la population. Or, cette transformation effective des conditions de pratiques ne s’est pas ou peu accompagnée d’une redéfinition des objectifs et des méthodes utilisées dans ces modèles thérapeutiques (Guienne, 1990 ; Tanenhaus, 2000). Un grand nombre de professionnels se trouvent donc actuellement dans une situation dans laquelle ils doivent répondre à une demande de service de type « résolution de problèmes » à court terme alors qu’ils ont été formés à l’aide de méthodes reposant sur une logique de prise en charge à long terme. À ce défi pragmatique et conjoncturel s’ajoute un questionnement récurrent sur la pertinence des approches fondées sur le modèle médical traditionnel en raison de leurs conceptions de l’aide professionnelle (Goodyear-Smith et Buetow, 2001). Secoués jusque dans les fondations de leur identité professionnelle, les praticiens du social cherchent aujourd’hui à retrouver le sens de leur engagement initial au moyen d’une clarification et d’une réaffirmation des fondements éthiques, méthodologiques et économiques de leurs actions. Le désir d’agir directement sur les causes structurelles de la souffrance est demeuré intact. Par contre, les ressources disponibles à cette fin sont désormais plus difficiles à obtenir. Dans leur grande majorité, les bailleurs de fonds privilégient la logique d’adaptation individuelle à celle de la transformation sociale collective (Breton, 2002). Ce contexte global contribue à la formulation d’une forte demande pour le développement de modèles d’accompagnement alternatifs. Bref, la crise actuelle des pratiques sociales appelle la formulation de propositions cohérentes et articulées susceptibles de remobiliser les praticiens autour d’une finalité qui fait sens. C’est dans ce contexte qu’au cours des dernières années, le modèle de pratique centré sur l’empowerment, expression à laquelle nous préférons celle de « développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités » ou DPA[6] (Le Bossé, 2003), est apparu comme une des finalités possibles de la crise actuelle.
En quoi l’approche centrée sur le dpa offre-t-elle une alternative potentielle à la crise actuelle ?
Principalement développée dans le champ du travail social (Lee, 2001) et ultérieurement dans celui de la psychologie communautaire (Rappaport, 2002), la perspective centrée sur le DPA repose sur une critique globale des pratiques sociales dont les fondements ont notamment été exposés, il y a déjà 20 ans, dans le livre d’Edward Seidman et Julian Rappaport intitulé Redefining Social Problems[7]. Pour l’essentiel, cette critique est axée sur un constat général : les problèmes sociaux sont une conséquence directe des modalités d’accessibilité et de distribution des ressources collectives. Par ailleurs, les pratiques privilégiées pour accompagner les personnes en difficulté ne traitent que les effets de ce dysfonctionnement et tendent à faire de la conduite du changement une source d’expertise exclusivement professionnelle. La solution proposée consiste à concevoir des pratiques sociales aptes à traiter simultanément les facteurs structurels et les composantes individuelles des problèmes sociaux tout en redonnant aux personnes accompagnées une place centrale dans la conduite du changement. Concrètement, cette critique incite à proposer une modification de la mission des pratiques sociales. À la question « qu’est-ce que aider ? », la réponse n’est plus soulager a souffrance comme dans les approches caritatives, ni guérir de la souffrance comme dans les approches professionnelles fondées sur le modèle médical traditionnel ou de dénoncer les causes de la souffrance comme les approches strictement militantes mais plutôt de s’affranchir de la souffrance. Dans « s’affranchir », il y a l’idée de « franchir un obstacle ». Le plus souvent, cet obstacle comprend à la fois des dimensions sociales et personnelles. L’adoption d’une telle finalité revient à se concentrer sur le dépassement de l’obstacle, quelles que soient son origine et sa nature. C’est donc une approche très pragmatique qui, sans éluder l’importance de la réflexion sur les origines des problèmes sociaux, se concentre prioritairement sur la manière optimale de les éradiquer. Pour accompagner l’affranchissement de cette souffrance, il est proposé d’oeuvrer systématiquement au développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités. Le DPA renvoie précisément à la possibilité concrète d’influencer ou de réguler les événements de la vie quotidienne qui ont une importance particulière pour nous, soit d’un point de vue individuel ou dans le cadre d’une démarche collective.
Quelques conséquences de l’adoption de l’approche centrée sur le DPA
Toute pragmatique qu’elle soit, l’approche centrée sur le DPA entraîne un certain nombre de repositionnements quant à l’analyse des problèmes sociaux et à la manière d’appréhender les cadres théoriques ainsi que la posture professionnelle des praticiens.
Une prise en compte simultanée de la genèse et des impacts des problèmes sociaux
En ce qui concerne l’analyse des problèmes sociaux, l’approche centrée sur le DPA suppose une prise en compte simultanée des composantes structurelles et personnelles qui contribuent au problème social à l’étude. Puisqu’il s’agit de développer un « pouvoir d’agir », c’est qu’au départ nous faisons l’hypothèse qu’il existe des obstacles à l’action ou, plus précisément, à l’affranchissement du statu quo. Du point de vue de cette approche, ces obstacles peuvent être de toute nature et sont généralement liés aux conditions structurelles du changement et aux modalités individuelles de sa conduite. Il s’agit là d’une position fondamentale qui, en plus d’affirmer la complexité des problèmes sociaux, rejette explicitement la dichotomie artificielle individu/société. En ce sens, la perspective centrée sur le DPA conduit les praticiens du social à ne plus se laisser enfermer dans des logiques programmatiques ou politiques exclusivement fondées sur une causalité unique quelle que soit sa nature.
Une appréhension pragmatique des cadres théoriques
En ce qui a trait aux cadres théoriques, la perspective centrée sur le DPA s’avère concrètement opportuniste. Elle encourage les praticiens ou les concepteurs de programmes d’intervention à appréhender les propositions théoriques à partir d’un critère unique : en quoi telle ou telle proposition permet-elle de comprendre ce qui contribue au DPA des personnes ou des collectivités concernées et de soutenir leur affranchissement ?
Soyons clairs, cette approche s’inspire en partie de constats qui ne lui sont pas particulières. La dénonciation des effets pervers des pratiques professionnelles inspirées du modèle médical traditionnel n’est pas nouvelle. Les approches systémiques (Ausloos, 1995) ou encore celles des thérapies brèves ont depuis longtemps proposé des pratiques alternatives (Beaulieu, 2005 ; Ellis, 1992 ; Pion, 2007). De la même manière, l’idée d’agir directement sur les causes structurelles de la souffrance a été défendue depuis de longues années par différents courants théoriques dans le domaine du travail social et de la sociologie (Dorvil et Mayer, 2001). Ce qui distingue cette approche, c’est qu’elle érige en critère absolu la finalité de contribuer concrètement au développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités. C’est pourquoi, même si elle reprend souvent telle ou telle proposition théorique parce qu’elle apparaît pertinente à cette finalité, de manière générale, aucune des perspectives mentionnées plus haut n’est adoptée en bloc[8].
Un nécessaire déplacement de la posture professionnelle
Si l’adoption de cette approche influence clairement la perspective d’analyse des problèmes sociaux et l’utilisation des cadres théoriques, c’est sur la posture professionnelle que ses impacts apparaissent les plus immédiats. Du point de vue du praticien, l’adoption d’une approche centrée sur le DPA ébranle directement les fondements de l’identité professionnelle et, plus précisément, les éléments qui fondent le sentiment de compétence. Concrètement, le praticien qui choisit d’adopter une telle perspective est amené à opérer un déplacement de posture professionnelle sur quatre axes principaux.
Premier axe : l’adoption d’une unité d’analyse « acteur en contexte »
On l’a vu, adopter une perspective centrée sur le DPA revient dans les faits à appréhender les situations concrètes en examinant simultanément leurs composantes individuelles et structurelles. De plus, ces situations sont appréhendées comme des réalités dynamiques. Pour le praticien, cela revient à dire que son champ d’intervention s’élargit concrètement pour englober l’ensemble des déterminants individuels et situationnels qui font obstacle à la démarche d’affranchissement de la personne qu’il accompagne. Il devient dès lors impossible de se cantonner dans la gestion strictement individuelle d’un problème social sauf lorsque l’analyse de la réalité de cet acteur précis dans ce contexte précis le nécessite.
Deuxième axe : la prise en compte du point de vue des personnes concernées dans la définition du problème et des solutions envisageables
Du point de vue d’une approche centrée sur le DPA, un professionnel, quand bien même il serait l’équivalent d’un Prix Nobel dans son domaine, ne peut accompagner efficacement une personne s’il ne prend pas systématiquement et explicitement en considération la manière dont celle-ci définit ce qui lui pose problème et le type de solutions qui lui paraissent acceptables. Concrètement, l’adhésion à ce postulat revient à considérer que le diagnostic, tout comme le traitement, n’est plus l’apanage du professionnel, mais le produit d’une négociation destinée à développer une réponse optimale en tenant compte des ressources personnelles et situationnelles disponibles.
Troisième axe : la conduite contextuelle des interventions
Le développement du pouvoir d’agir d’une personne ou d’une collectivité ne peut être réalisé que dans un contexte singulier avec une personne particulière ou un groupe particulier. La prétention à l’universalisme des solutions, propre à de nombreuses approches traditionnelles, est ici battue en brèche. Du point de vue de l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir, le général s’exprime dans le particulier. Autrement dit, la véracité d’une proposition théorique ou la pertinence d’un programme social ne se vérifie que par la viabilité de son application concrète. L’ambition actuelle de standardisation des pratiques est prise ici à contre-pied, tout comme le modèle de l’intervenant-technicien, reproducteur de procédures éprouvées.
Quatrième axe : l’adoption d’une démarche d’action conscientisante[9]
Selon l’approche centrée sur le DPA, les problèmes sociaux sont engendrés par des causes structurelles et se manifestent par des difficultés individuelles ou collectives. En conséquence, une intervention strictement « réparatrice » constitue une manière indirecte de perpétuer un système pathogène de distribution des ressources. Sur le plan de l’intervention, une telle affirmation conduit à associer une finalité de transformation sociale à toute démarche d’accompagnement d’aide professionnelle. « En quoi la manière dont je soutiens cette personne particulière dans cette situation précise contribue-t-elle à un changement plus global ? » Là où c’est possible, de la manière dont cela lui est possible, le praticien centré sur le DPA intègre à son intervention des actions qui éliminent ou contribuent à l’élimination des obstacles structurels auxquels la personne accompagnée est confrontée. Que l’on soit médecin, psychologue, éducateur ou assistant social, cette approche suggère qu’il est toujours possible, là où l’on est placé et dans le champ de compétence dont on dispose, d’agir au-delà de la simple gestion des impacts individuels des phénomènes structurels.
Une approche applicable ?
L’étendue et l’ampleur du repositionnement que cette approche suppose amène logiquement à poser la question de sa viabilité. L’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités ne serait-elle finalement qu’une idée sympathique, un replâtrage conceptuel de propositions éculées, une perspective généreuse, mais concrètement inapplicable ? Certains auteurs le soutiennent sans détour (Bandura, 1995 ; Stufflebeam, 1994). D’autres se contentent d’appeler à favoriser l’empowerment sans trop s’engager à préciser les modalités concrètes d’une telle injonction (Prillelltensky, 1994). D’autres enfin assimilent cette perspective à ce qu’ils font dans leur milieu sur la seule base qu’ils le font dans l’intention de soutenir le développement du pouvoir d’agir des personnes qu’ils accompagnent (Ouellet et al., 2000 ; Jurkowsky et Gammon, 2002). Il apparaît donc clairement que cette approche doit gagner en précision pour devenir une alternative crédible. Parmi les défis conceptuels qui se présentent, celui qui consiste à clarifier les bases optimales d’une identité professionnelle compatible avec cette approche constitue, à notre sens, une priorité.
Ni policier ni sauveur, une identité professionnelle à redéfinir
Dans le domaine des pratiques sociales, les pièges du contrôle social et ceux du modèle médical traditionnel sont connus depuis plusieurs décennies (Brickman et al., 1982). Même si la solution « d’agir comme un agent de changement » est régulièrement évoquée, rares sont les modèles d’intervention qui intègrent explicitement les enjeux relatifs à l’identité professionnelle des praticiens. Pourtant, aucun changement de pratique n’est envisageable sans fournir aux praticiens de nouveaux points d’ancrage pour fonder leur identité professionnelle. Les forces structurelles qui conditionnent actuellement la pratique quotidienne placent constamment les professionnels en situation d’impuissance (Castel, 1998 ; Leveridge, 2003). À défaut d’une alternative crédible, l’identité professionnelle a tendance à se replier sur l’expertise relationnelle, la gestion technique des situations ou encore sur l’application stricte d’un ensemble de directives (Breton, 1994 ; Rappaport et Seidman, 2000). Nous avons vu plus haut que ce repli est incompatible avec la finalité du DPA. Il est donc essentiel de proposer une identité professionnelle alternative à partir de laquelle l’intervenant peut envisager de soutenir le DPA des personnes qu’il accompagne tout en disposant de repères identitaires et d’indicateurs de compétences précis.
Puisque l’ambition de prise en charge totale, propre à l’archétype du « sauveur » s’avère à la fois vaine et nuisible aux personnes accompagnées, il ne saurait être question de chercher à « guérir » ni même à « soigner » celui ou ceux que l’on tente de soutenir. À l’archétype du « sauveur » on ne peut non plus substituer celui du « policier ». En effet, il est bien évident que le contrôle tatillon des conditions d’accompagnement et la mise en demeure de résoudre des problèmes dont on ne peut avoir l’entière maîtrise confinent à l’impuissance plutôt que de contribuer à l’affranchissement. Ni policier, ni sauveur, c’est plutôt l’archétype du « passeur » qui semble le plus approprié au soutien du DPA. Tout comme le passeur qui doit, à chaque instant, parvenir à se frayer un passage à travers des courants ou des régions hostiles, le praticien centré sur le DPA est placé dans une position de créateur, d’inventeur de solutions ponctuelles pour des situations uniques. À l’instar de celui qui aide à passer un obstacle naturel, l’intervenant soucieux de contribuer au DPA peut être appréhendé comme un allié stratégique pour négocier un moment de vie plus délicat. S’il offre un soutien ponctuel, il n’est pas nécessaire pour autant que le passeur ait son mot à dire sur la pertinence du voyage, son rythme ou la légitimité des intentions du voyageur. Il n’est pas là pour juger, mais pour permettre qu’un obstacle soit franchi et que le cheminement entrepris se poursuive. De la même manière, le praticien centré sur le DPA n’a d’autres préoccupations que de contribuer à éliminer les obstacles et à restaurer le mouvement d’épanouissement là où il s’est interrompu. Entre deux accompagnements, le passeur peut travailler à aménager de meilleures conditions de passage, à améliorer le confort du voyage ou même à réfléchir à des manières de franchir l’obstacle qui ne nécessiteraient plus son soutien. En concentrant l’ensemble de ses efforts au développement du pouvoir d’agir des personnes qu’il accompagne, l’intervenant se retrouve devant la nécessité concrète de contribuer quotidiennement à « élargir le monde des possibles » tant en ce qui concerne les structures sociales que les parcours individuels. Enfin, le passeur peut transmettre des informations ou des techniques aux voyageurs qui s’avéreront salutaires pour la suite de leur voyage. De la même manière, le praticien centré sur le DPA est lui aussi encouragé à contribuer à « l’équipement » des personnes qu’il accompagne en vue des futurs défis qu’elles auront à relever. Bien sûr, toute analogie a ses limites et l’identité professionnelle ne repose pas uniquement sur des représentations, aussi évocatrices soient-elles. Il reste qu’à partir de cette projection symbolique, il est possible de cerner un peu plus précisément la nature des habiletés dont un intervenant centré sur le DPA aura besoin pour développer un sentiment de compétence viable à court, moyen et long terme.
Un sentiment de compétence fondé sur « la restauration du mouvement »
Comme tout le monde, le professionnel de l’aide recherche ce que Bandura appelle un « sentiment d’efficacité personnelle » (Bandura, 2002). Traditionnellement, les praticiens se considèrent efficaces lorsqu’ils obtiennent directement ou indirectement la confirmation que la personne accompagnée s’est sentie aidée. Avec l’évolution des techniques thérapeutiques, les indicateurs sont devenus de plus en plus indépendants de la perception des clients. Dans ce contexte, l’application adéquate d’une technique réputée efficace peut constituer un indicateur de performance suffisant. Le plus souvent, les indicateurs retenus spontanément par les praticiens représentent un mélange de satisfaction à l’égard de l’application d’une technique et de l’appréciation de la personne accompagnée. Parfois s’ajoute la réalisation effective d’un changement, mais les conditions pour y parvenir apparaissent souvent trop aléatoires pour constituer une condition du renforcement du sentiment de compétence. À ces aspirations professionnelles se greffent les enjeux des bailleurs de fonds. Le plus souvent, leurs attentes se résument à l’atteinte d’objectifs opérationnels parfois très éloignés des aspirations des praticiens et des demandes des personnes accompagnées. Là où les personnes accompagnées voudraient obtenir une possibilité concrète d’affranchissement, les intervenants sont surtout occupés à ajuster l’offre disponible à la demande d’aide tandis que les bailleurs de fonds sont essentiellement préoccupés par une efficacité globale.
Dans l’approche centrée sur le DPA, le critère d’efficacité du praticien porte sur la capacité à développer avec la personne accompagnée une solution qui va dans la direction de ce qui est important pour elle. Concrètement, cela signifie que pour le praticien, l’important n’est pas l’atteinte d’un objectif défini indépendamment du contexte, mais bien la production d’un changement compatible avec les attentes des personnes accompagnées tout en tenant compte des ressources disponibles à court, moyen et long terme. L’essentiel de la compétence repose donc sur un art du compromis qui permet de mettre fin au statu quo réel ou perçu, dans lequel la personne se sent confinée. De manière plus abstraite, il s’agit de restaurer un mouvement là où les personnes accompagnées ne parviennent pas à se dégager d’un statu quo qui les immobilise. Une telle orientation priorise ouvertement les enjeux de la personne accompagnée sur ceux des bailleurs de fonds. Cette priorisation a des fondements pragmatiques. Quand bien même un programme ou un dispositif serait conçu de manière optimale, il constitue un gaspillage de fonds s’il ne répond pas, au moins partiellement, aux besoins de la personne qui y participe. D’un autre côté, une telle priorisation tient compte du contexte et donc des ressources disponibles à court, moyen et long terme. À la question « qu’est-ce qui est possible ici et maintenant qui soit compatible avec les aspirations de la personne accompagnée ? », les réponses peuvent être multiples et étalées dans le temps. Dans certains contextes particulièrement prescriptifs, on peut même avoir l’impression qu’il n’y a rien de possible. Dans ce cas de figure, toute la compétence de l’intervenant centré sur le DPA consiste à dégager progressivement des marges de manoeuvre pour inventer de nouvelles pistes de solutions. Cette aptitude à dégager de « nouveaux possibles », là où les options semblent inexistantes, suppose l’adoption d’une posture professionnelle radicalement différente de celle que l’on enseigne traditionnellement. Il s’agit en effet de former des praticiens-créateurs, de véritables experts de l’action en contexte, de fins analystes des situations complexes et surtout des professionnels voués à l’élimination de toutes formes d’obstacles au développement du pouvoir d’agir des personnes qu’ils accompagnent. À ce jour, la réflexion sur la définition des composantes d’une formation adaptée à l’émergence d’un tel profil est à peine entamée. Il est toutefois possible de dégager un certain nombre de défis pour les institutions et les formateurs chargés d’accueillir les futurs professionnels de l’aide.
Comment former à l’approche centrée sur le DPA ?
Jusqu’ici, les connaissances relatives à l’approche centrée sur le DPA ont été essentiellement concentrées sur sa définition et l’illustration de son potentiel. Même si les outils d’évaluation restent à mettre au point, la littérature disponible permet d’avancer que cette approche pourrait soutenir efficacement les personnes en difficulté tout en oeuvrant à optimiser les modalités actuelles d’accès et de distribution des ressources collectives. Étant donné les ajustements que cette approche exige du point de vue de la posture professionnelle et des outils d’intervention, il convient de s’interroger sur les caractéristiques éventuelles d’un profil de formation adapté à cette approche. On peut à tout le moins tenter de dégager quelques paramètres généraux pouvant guider la réflexion des formateurs.
Une approche pédagogique fondée sur le DPA des étudiants
Tout comme pour les personnes accompagnées, l’approche du DPA suppose que l’étudiant soit considéré comme l’acteur principal de sa démarche. Concrètement, cela implique l’adoption d’une approche pédagogique qui offre à l’étudiant la possibilité tangible de construire activement ses connaissances plutôt que d’intégrer passivement des théories à vocation universaliste. Le modèle pédagogique retenu devrait également offrir à l’étudiant l’occasion de piloter des changements concrets au sein ou en dehors de l’institution.
Une appréhension pragmatique des fondements conceptuels
Comme nous l’avons vu plus haut, l’approche centrée sur le DPA appréhende les cadres conceptuels selon une logique pragmatique. Cela signifie que chaque cadre est analysé à partir de sa contribution potentielle au DPA individuel ou collectif. Il ne s’agit donc pas de privilégier a priori telle ou telle approche théorique, mais plus simplement de les appréhender comme des contributions relatives au DPA et non plus comme des absolus témoignant d’une vérité universelle. De ce point de vue, la proposition d’Ardoino de concevoir l’intervenant comme un praticien « toujours en cours de théorisation personnelle » correspond tout à fait à la posture privilégiée dans l’approche du DPA par rapport aux cadres théoriques (Ardoino, 1997).
Une préférence pour les connaissances orientées vers la production du changement
Les enseignements offerts dans les formations destinées aux professionnels de l’aide reposent sur les connaissances fondamentales et appliquées. Le plus souvent, ce corpus de connaissances procure une culture professionnelle de base et un ensemble de techniques, procédures ou modalités de pratiques qui forment le cadre de compétence professionnelle de référence transmis à l’étudiant. Du point de vue de la perspective centrée sur le DPA, ces connaissances sont pertinentes, mais partielles dans la mesure où elles font généralement l’impasse sur les conditions concrètes de production du changement.
L’adoption d’une conception de la posture professionnelle fondée sur la négociation d’expertise
Le fait d’appréhender une situation à partir d’une expertise professionnelle ne confère aucune valeur absolue à la position du praticien, aussi expert soit-il. Par ailleurs, comme le soulignent plusieurs théories de l’action, l’intégration du point de vue de l’acteur constitue un élément fondamental dans la compréhension et la conduite des processus de changement. Le praticien doit donc fonder la légitimité de son intervention sur la mise en commun optimale des différentes sources d’expertise. Reconnaître les différentes expertises en présence est une chose, c’en est une autre de savoir les conjuguer pour apporter efficacement le changement désiré. Il faut notamment dépasser la simple juxtaposition des différences pour entamer une véritable négociation des expertises afin qu’elles puissent converger vers l’atteinte d’une cible de changement commune. Une institution désireuse de former des praticiens centrés sur le DPA pourrait donc fonder son référentiel de compétences sur le développement d’habiletés d’analyse et de conduite stratégique du changement, qu’il soit individuel ou collectif.
Des méthodes de supervision constructivistes
Nous l’avons vu, l’un des principaux enjeux de l’adoption d’une approche centrée sur le DPA est l’adoption d’une posture professionnelle bien particulière. Comme le relèvent différents auteurs (Finch, Lurie et Wrase, 1997 ; Rossister, 1993), les techniques de supervision actuellement utilisées ne sont pas toutes compatibles avec une logique de DPA. Selon ce point de vue, l’intervenant doit rester le créateur de sa pratique. Il doit donc fonder sa compétence sur sa capacité d’ajuster les ressources disponibles à plus ou moins long terme aux enjeux particuliers de la personne qu’il accompagne. Pour y parvenir, les techniques et les autres procédures standardisées n’ont qu’un intérêt instrumental. L’essentiel de la supervision réside dans le développement d’une capacité d’analyse stratégique des situations auxquelles le futur praticien est confronté.
Une contribution concrète au changement structurel
Les organismes de formation des praticiens du social sont des acteurs collectifs de première importance dans le développement de pratiques sociales plus optimales. À ce titre, ils peuvent jouer un rôle déterminant pour soutenir et parfois initier les changements structurels qui s’avèrent nécessaires dans leur milieu. Qu’il s’agisse de prendre position publiquement sur des thèmes reliés à leur mission ou de faire des représentations ciblées auprès des organismes réglementaires, les occasions d’agir en tant qu’organisation citoyenne ne manquent pas. Un organisme de formation qui déciderait d’adopter la finalité du DPA pourrait donc élargir sa mission initiale pour y intégrer la nécessité d’une contribution à la production des changements structurels pertinents à son champ d’activité.
Conclusion
L’engouement général pour la notion d’« empowerment » est souvent assimilé à un effet de mode. De fait, l’usage pas toujours approprié de ce terme au cours des dernières années a de quoi laisser perplexe. Le potentiel évocateur de ce terme, renforcé par un certain nombre de convergences contextuelles et culturelles, a fait en sorte qu’il est maintenant hissé au rang de vertu incantatoire. Or, qui peut être contre la vertu ? Cet intérêt manifeste, qui est à la mesure du désarroi ambiant dans les pratiques sociales, n’est pas sans susciter de saines réactions de scepticisme. Malheureusement, ces réactions sont rarement documentées ou alors de façon particulièrement partielle (Daudelin et al., 2001). Le risque est alors grand de « jeter le bébé avec l’eau du bain », en confondant les plans et les contextes d’analyse.
Dans un article récent, Parazelli (2007) souligne la nécessité impérieuse de préciser de quel pouvoir il est question lorsqu’on utilise le terme « empowerment ». Après plusieurs années de recherches théoriques, empiriques et d’accompagnement des praticiens, nous en sommes venus à la conclusion que la notion d’empowerment renvoie de manière centrale à un pouvoir d’agir, pouvoir pragmatique fondé sur une logique de changement émergent et de démocratie participative. Pouvoir individuel et collectif dont la finalité est sans cesse en redéfinition et l’objet de négociations. Pouvoir qui est extrêmement modeste dans son émergence et qui ne connaît pas de limite quant à sa potentialité. Pouvoir, enfin, qui inclut simultanément la capacité personnelle et la réunion des conditions structurelles.
Appendices
Notices biographiques
Yann Le Bossé est professeur titulaire au Département des fondements et pratiques en éducation et directeur du Laboratoire de recherche sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités (LADPA) à l’Université Laval. Ses travaux se concentrent sur l’analyse des pratiques sociales et plus particulièrement sur la contribution potentielle de l’approche centrée sur le pouvoir d’agir des personnes et des collectivités (empowermemt). Il collabore également à l’articulation et à l’approfondissement de la psychologie communautaire au Québec. Parmi ses publications récentes, mentionnons, en 2008, L’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités : une alternative crédible ? ; et en 2007, en collaboration avec M. Chamberland, A. Bilodeau et B. Bourassa, « Formation à l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités (DPA) : étude des modalités optimales de supervision », Travailler le social, nos 38-39-40, 133-157.
Annie Bilodeau est doctorante et chargée de cours en sciences de l’orientation au Département des fondements et pratiques en éducation de l’Université Laval. Elle s’intéresse aux pratiques éducatives centrées sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités qui ne peuvent participer activement à la vie socioéconomique. Son projet d’études doctorales est financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).
Manon Chamberland est candidate au doctorat en sciences de l’orientation au Département des fondements et pratiques en éducation de l’Université Laval. Ses intérêts de recherche portent principalement sur les pratiques d’accompagnement des personnes immigrantes et l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités. Membre étudiante du Centre de recherche et d’intervention sur l’éducation et la vie au travail (CRIEVAT), elle fait aussi partie du Laboratoire de recherche sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités (LADPA).
Suzie Martineau est étudiante à la maîtrise en sciences de l’orientation au Département des fondements et pratiques en éducation de l’Université Laval. Elle effectue à ce titre un mémoire de maîtrise sur le stress au travail vécu par les membres de la force terrestre des Forces canadiennes. Elle est membre du Centre de recherche et d’intervention sur l’éducation et la vie au travail (CRIEVAT) et elle participe activement aux activités du Laboratoire de recherche sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités (LADPA).
Notes
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[1]
Voir Le Bossé (2003) dans la bibliographie. Cette publication a consisté en une analyse conceptuelle fondée sur une recension extensive des écrits scientifiques sur le sujet.
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[2]
« Débordés, des travailleurs sociaux s’inquiètent de la crise des systèmes de solidarité », Le Monde, le 29 octobre 2004, Paris.
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[3]
L’expression « praticiens du social » renvoie aux personnes qui sont désignées par d’autres comme pouvant procurer une forme concrète de soutien social (c’est-à-dire relatif aux modalités de vie en société) en raison de leur capacité à manifester des comportements réputés aidants. Cela inclut bien sûr tous les aidants professionnels mais également les individus qui entrent régulièrement en relation avec d’autres sur la seule base de leur capacité à leur venir en aide. Il peut s’agir de religieux, de bénévoles au sein d’une association ou encore d’aidants naturels qui oeuvrent dans leur milieu de vie sans mandat ni encadrement particulier.
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[4]
Organisation mondiale de la santé (2005). « Commission des déterminants sociaux de la santé » dans Organisation mondiale de la santé. En ligne : <www.who.int/social_determinants/strategy/QandAs/fr/index.html>, consulté le 7 mai 2007.
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[5]
L’expression anglaise Workfare renvoie à l’idée d’associer des conditions au versement des subsides fournis par l’État aux personnes sans ressources. Elle s’est construite en opposition avec la notion de Welfare comprise comme une forme d’aide inconditionnelle.
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[6]
Le cadre de la présente réflexion ne permet pas de développer plus avant les éléments qui ont conduit à retenir cette traduction. Outre les considérations théoriques exposées dans l’article cité en référence, notons que l’utilisation de l’expression « développement du pouvoir d’agir » s’est avérée très utile pour marquer une distinction claire avec une compréhension prescriptive de la notion d’empowerment, que l’on peut identifier à l’idée d’un « devoir d’agir ».
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[7]
E. Seidman et J. Rappaport (1986). Redefining Social Problems, New York/London, Plenum Press.
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[8]
Notons toutefois qu’en Amérique du Nord et en Angleterre, il existe une tradition qui s’inscrit explicitement dans les pratiques d’empowerment et qui est pour l’essentiel assimilable aux pratiques de conscientisation développées à la suite des travaux de Freire (1998).
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[9]
Cette notion de « démarche d’action conscientisante » renvoie à une démarche praxéologique dans laquelle la conduite systématique d’un changement particulier négocié avec les personnes concernées constitue le matériel de base du processus réflexif et sa finalité première. En cela, elle se distingue de la seule prise de conscience ponctuelle ou de la démarche de conscientisation telle qu’elle a été formulée initialement par Paolo Freire.
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