Volume 50, Number 2, 2021 Littérature et mathématiques : dérivées variables Guest-edited by Catherine Khordoc and Dominique Raymond
Table of contents (14 articles)
Études
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L’Oulipo et la géométrie : l’étrange utilité de la table des matières
Natalie Berkman
pp. 17–34
AbstractFR:
Alors que la première génération de l’Oulipo se concentrait sur les contraintes algorithmiques, certains membres plus récents ont écrit de plus longues oeuvres à l’aide de contraintes géométriques, notamment Italo Calvino et Michèle Audin. Dans Le città invisibili (1972) et Mai quai Conti (2014), ces deux auteurs oulipiens utilisent les structures géométriques afin d’aborder des sujets qui échappent à l’ordre représenté par une telle structure. En combinant mathématiques et littérature, ces deux auteurs s’efforcent de réconcilier l’idéal (la forme) et le hasard qu’il ordonne (le fond), dévoilant un résultat inattendu du projet mathématique de l’Oulipo.
EN:
While the first generation of Oulipo focused on algorithmic constraints, some members of later generations, such as Italo Calvino and Michèle Audin, have written longer works using geometric constraints. In Le città invisibli (1972) and Mai quai Conti (2014), these two Oulipian authors use geometric structures to tackle topics that escape the order depicted by such a structure. By combining mathematics and literature, Calvino and Audin attempt to reconcile the ideal (the form) and the randomness it orders (the substance), revealing an unexpected result of the Oulipo mathematical project.
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« Une nouvelle manière de voir le monde ». Jalons pour une poétique de la figure fractale en littérature
Dominique Raymond
pp. 35–49
AbstractFR:
1975, Benoît Mandelbrot identifie les fractales. Certaines formes, avance-t-il, issues de la nature comme le flocon, la côte maritime ou la galaxie, irrégulières et chaotiques à première vue, présentent des règles et des modèles géométriques complexes, itératifs et homothétiques : les motifs se répètent indéfiniment et se ressemblent strictement. Transposées dans le domaine littéraire, les fractales se déclinent de mille et une façons, comme motif structurant, comme thème, en arrière-plan ou métaphoriquement. Cet article propose de délimiter les contours de cette figure, de voir comment elle se rapproche et se distingue de la mise en abyme par exemple, et d’examiner comment la littérature francophone l’exploite – quels en sont les usages, quels rôles est-elle appelée à jouer et sur quels plans (diégétique, poétique, structurel), etc.
EN:
In 1975, Benoît Mandelbrot coined the term fractal. Some forms, he argues, originating in the natural world – snowflakes, coastlines, galaxies – as irregular and chaotic as they may seem, present complex, iterative and homothetic geometric rules and models : their patterns exhibit a strict resemblance and are repeated indefinitely. Transposed into the literary domain, fractals are declined in a thousand and one ways : as a structuring motif, a theme or a background, or metaphorically. This paper proposes to delimit the contours of this figure, to establish its similarity to and difference from literary devices such as mise en abyme, for example, and to examine how it is exploited in French literature – what are its uses, what roles is it called upon to play and on what levels (diegetic, poetic, structural), etc.
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La poésie mathématique de Salah Stétié
Fadi Khodr
pp. 51–65
AbstractFR:
L’article explore l’imaginaire du poète contemporain Salah Stétié à la lumière des termes mathématiques qui parsèment ses écrits publiés entre 1973 et 2019. Il explique et analyse principalement les figures géométriques concentrées dans quelques passages du roman poétique Lecture d’une femme (1988) et « l’équation limpide » exposée dans le recueil Le Mendiant aux mains de neige (2018). L’étude essaie ainsi d’élucider et d’interpréter l’enjeu et la valeur de ces inscriptions dans l’expérience et l’expression de l’être au monde.
EN:
This article explores the imagination of the contemporary poet Salah Stétié in light of the mathematical terms that pepper the writings he published between 1973 and 2019. It focuses on explaining and analyzing the geometric figures concentrated in a few passages of the poetic novel Lecture d’une femme (1988) and “the limpid equation” set out in the volume Le Mendiant aux mains de neige (2018). The study thus seeks to elucidate and interpret the stake and the value of these inscriptions in the experience and the expression of the being in the world.
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Cryptographie et poésie : dimensions mathématiques dans Incendies et Ciels de Wajdi Mouawad
Catherine Khordoc
pp. 67–80
AbstractFR:
Dans cet article, j’examine les différentes modalités de l’inscription d’éléments mathématiques dans deux pièces de théâtre de Wajdi Mouawad, Incendies (2003) et Ciels (2009). Dans la première, conjoncture et théorie des graphes sont mises au service de la résolution de l’énigme au coeur de l’intrigue alors que dans la seconde, il s’agit du décryptage de messages captés afin de déceler un complot terroriste international. Je montre que le rapprochement entre mathématiques et diverses formes d’expressions artistiques (littérature, arts visuels, traduction) fait partie intégrante de la poétique mouawadienne.
EN:
In this article, I examine the different ways in which mathematics are integrated in two plays by playwright, Wajdi Mouawad, Incendies (2003) and Ciels (2009). In the first play, conjuncture and graph theory are used to solve the enigma at the heart of the story, while in the second one, a team of spies must decipher intercepted messages in order to uncover an international terrorist plot. I show that the connection between mathematics and various forms of artistic expression (literature, visual arts, translation) is an integral component of Mouawadian poetics.
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Pour une lecture queer contrainte de Sphinx d’Anne Garréta : entre clinamen et variables sur le genre
Caroline Lebrec
pp. 81–99
AbstractFR:
Le titre du premier roman d’Anne Garréta, Sphinx, pose la question de l’énigme et de son réseau indiciel dans le texte par le biais d’une écriture qui efface les traces du genre et de l’identité sexuée dans la langue française pour aller vers le discours du neutre et du non-dit. À partir d’une lecture queer de Sphinx et de la poétique de l’écriture à contraintes, nous voyons comment la performativité du réseau péritextuel, les contraintes oulipiennes et le dispositif oulipien du clinamen permettent non pas de résoudre l’énigme mais de révéler le régime énigmatique d’un texte qui se présente sous forme de variables sur le genre et les identités sexuelles.
EN:
The title of Anne Garréta’s first novel, Sphinx, raises the question of the enigma and its indexical network in the text through writing that erases the traces of gender and gendered identity in the French language, leaving space for the neutral and the unspoken. From a queer reading of Sphinx and a poetics of constrained writing, we analyse how the performativity of the peritextual network, the Oulipian constraints and the Oulipian device of the clinamen create a discourse that does not solve the enigma but rather reveals the enigmatic nature of a text that takes the form of gender and sexual identities variables.
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Dérivées variables : mathématiques et littérature au XXIe siècle. Vers un lyrisme stochastique
Guillaume Surin
pp. 101–119
AbstractFR:
Ce travail s’ancre dans le retard, déploré par Kenneth Goldsmith, qu’ont pris les pratiques littéraires sur les pratiques artistiques dans la période contemporaine. L’application du terme de stochastique, issu des mathématiques, associé aux notions de probabilités, de combinatoire, permet de penser les dispositifs mis en oeuvre par certains écrivains pour déployer les possibilités enfermées dans le langage. Ces applications, plus ou moins rigoureuses, d’un dispositif mathématique conduisent à penser des pratiques d’écriture autant créatrices que libératrices. Culminant dans l’écriture d’une machine elle-même dirigée par des algorithmes, elles ouvrent à la possibilité d’un lyrisme stochastique qui, en suspendant les fonctions du langage, en permet la contemplation, au-delà de toute actualisation. Autant de dispositifs lyriques rendant à la poésie sa capacité de libération des dispositifs qui nous contraignent.
EN:
This paper takes root in literature’s lagging behind other art forms, as deplored by Kenneth Goldsmith, in contemporary history. The application of the term stochastic, issued from mathematics, associated with probabilities and combinatorics, allows us to reflect on the devices implemented by some authors to display the possibilities trapped in language. These applications, more or less rigorous, of a mathematical device led to thinking out creative and liberating writing practices. Culminating in the writing of a machine itself steered by algorithms, they open up the possibility of a stochastic lyricism which, by breaking off the functions of language, allows for its contemplation, beyond any actualization. These are all lyrical devices giving back to poetry its capacity to break free from the devices that constrain us.
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La constante mathématique dans l’oeuvre de Diderot
Nataša Raschi
pp. 121–141
AbstractFR:
Notre essai s’étend sur la production mathématique de Diderot dans le but de prouver la profondeur et la continuité de ses intérêts dans un secteur presque inexploré de son oeuvre prodigieuse. Ses écrits mathématiques sont analysés, des choix terminologiques à l’intention finale, afin d’y entrevoir des modalités récurrentes, et donc significatives, pour la langue de spécialité ainsi que pour le contexte culturel dans lequel elle est promue.
EN:
Our paper looks at Diderot’s mathematical production in order to demonstrate the depth and continuity of his interests in an almost unexplored area of his prodigious amount of literature. His mathematical writings are analyzed, from terminological choices to final intent, in order to glimpse recurring, and thus significant, modalities for the specialized language as well as for the cultural context in which it is promoted.
Dialogues
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Mathématique de l’idéal : Sébastien Brebel et la fiction du chaos
Cassie Bérard and Antoine Dussault
pp. 143–158
AbstractFR:
Sensible aux principes de la théorie mathématique du chaos, cet article opère une lecture narrative des fictions romanesques de Sébastien Brebel pour en révéler les structures irrégulières, marquées par des disjonctions et des déviations. Il expose le piège déterministe dans lequel s’empêtrent les narrateurs, dont la raison idéalisante cherche à taire la pensée accidentelle. À terme, l’article reconnaît dans l’oeuvre de Brebel une poétique de la ruine (l’idée entraînant l’événement, anéantissant l’idée), où causalité et contingence suggèrent une mathématique imparfaite.
EN:
Sensitive to the principles of the mathematical theory of chaos, this article makes a narrative reading of Sébastien Brebel’s fictions to reveal their irregular structures, marked by disjunctions and deviations. It exposes the deterministic trap in which the narrators get entangled, whose idealizing reasoning seeks to silence accidental thought. Ultimately, the article recognizes in Brebel’s work a poetics of ruin (the idea causing the event, annihilating the idea), where causality and contingency suggest imperfect mathematics.
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Mathématiques, littérature, histoire, ou comment Michèle Audin a écrit certains de ses livres. Entretien
Christelle Reggiani
pp. 159–170
AbstractFR:
Cooptée à l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) en 2009, la mathématicienne et écrivaine Michèle Audin revient dans cet entretien sur la place des mathématiques – des nombres aussi bien que des structures – dans son oeuvre littéraire, et s’explique aussi sur l’inflexion historique, politiquement engagée, qui caractérise ses derniers livres, notamment autour de la mémoire de la Semaine sanglante où prit fin la Commune de Paris (1871).
EN:
In this interview, mathematician and author Michèle Audin, who joined Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) in 2009, discusses the place of mathematics – numbers as well as structures – in her literary works, and explains the politically committed historical inflection that characterizes her most recent books, in particular in reference to the atrocity remembered as the Bloody Week, when the Paris Commune fell (1871).
Compte rendu
Analyses
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Perspectives littéraires sur l’oeuvre d’Ibn Battuta : le merveilleux, l’auctorialité et la double rhétorique du voyageur
Guillaume Thouroude
pp. 177–190
AbstractFR:
Cet article montre que l’écrivain voyageur Ibn Battuta (1304-1377), très étudié dans les sciences sociales depuis les années 1980, demeure peu lu par la critique occidentale spécialisée en littérature de voyage. Après l’exposé des raisons d’une telle absence, l’analyse se tourne vers des interprétations littéraires et idéologiques qui pourraient être utiles à la critique en littérature viatique afin qu’elle se décide à inclure les voyageurs arabes dans son corpus : la catégorie du « merveilleux factuel », la multiplicité auctoriale et la double rhétorique du conservatisme et du libéralisme apparaissent comme des invariants de la Rihla tout en comptant parmi les éléments génériques intemporels du récit de voyage littéraire.
EN:
This article shows that the traveler and author Ibn Battuta (1304-1377), abundantly studied in social sciences since the 1980s, has been largely ignored by Western travel literature critics. After stating the reasons for this indifference, the analysis turns to literary and ideological interpretations that would be useful to travel literature critics in order to include Arab travelers in their corpus : the category of “factual fantasy”, the auctorial multiplicity, and the double rhetoric of conservatism and liberalism, appear as invariants of The Rihla while counting among the timeless generic elements of the literary travel narrative.
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L’Année galante (1785) ou le reflet d’un « miroir à putains » : portrait du marquis de Létorière en femme entretenue
Nicolas Duriau
pp. 191–208
AbstractFR:
Tandis qu’abondent les travaux consacrés aux filles de joie, leurs équivalents masculins semblent avoir été relégués dans la marge de l’histoire littéraire. À ce jour, aucune étude ni monographie ne retrace en effet l’évolution de ces personnages, apparus dès l’Antiquité. Bien avant leur entrée dans les dictionnaires français, ces « prostitués », comme nous les appellerions désormais, sont très présents dans la littérature, en particulier celle du XVIIIe siècle. En 1785, un texte anonyme intitulé L’Année galante ou les intrigues secrètes du marquis de L*** brosse le portrait de l’un de ces hommes entretenus aux dépens des femmes. Aussi reflète-t-il une figure historique, Armand Prévost de Létorière, ainsi qu’un fait social aujourd’hui méconnu : le « guerluchonnage », ancien témoignage d’une prostitution masculine au service de ces dames.
EN:
While works devoted to ladies of pleasure abound, their male counterparts seem to have been relegated to oblivion by literary historians. To this day, no study or monograph recounts the evolution of these characters, even though they can be traced back to Antiquity. Long before their entry into French dictionaries, these “male prostitutes” – as they would be called today – have been very present in literature, particularly in the XVIIIth century. L’Année galante ou les intrigues secrètes du marquis de L***, an anonymous novel published in 1785, depicts one of these kept men living at the expense of women. It also introduces a historical figure, Armand Prévost de Létorière, as well as a social fact that remains largely unknown, the practice of “guerluchonnage” – making it one of the ancient testimonies of heterosexual male prostitution.
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Comment peut-on être rousseau ? Étude de la perception de la rousseur au siècle des Lumières
Valérie André
pp. 209–231
AbstractFR:
« Il est si naturel de penser que c’est la couleur qui constitue l’essence de l’humanité, que les peuples d’Asie, qui font les eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu’ils ont avec nous d’une façon plus marquée. On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d’une si grande conséquence, qu’ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains. » La citation de L’Esprit des lois est célèbre. Montesquieu ne laisse subsister aucun doute quant à la véracité des faits qu’il rapporte. À l’en croire, dans l’ancienne Égypte, la prévention contre les individus convaincus de délit de rousseur confinerait au génocide ! Or notre philosophe n’est pas homme à traiter l’érudition avec désinvolture. Consignée au titre d’exemplum a contrario, la cruauté absurde des « meilleurs philosophes du monde » semble être tenue pour argent comptant, et l’extermination systématique des personnes rousses pour pratique avérée. La prévention qui touche la rousseur est ancestrale : méchanceté, lubricité, félonie, odeur nauséabonde, caractère démoniaque, on ne compte plus les avatars du préjugé. Cette étrange fascination faite d’attraction et de répulsion s’est perpétuée de siècle en siècle, un peu partout dans l’occident chrétien, comme une rumeur qui se construit et enfle, jusqu’à la démesure, au point de devenir une vérité unanimement reconnue, et finalement indiscutable. Pourfendeur des superstitions et des outrages faits à la Raison, le XVIIIe siècle allait-il imposer un frein à la circulation d’une idée reçue aussi stupide qu’inconvenante ? Tout encouragerait à le croire, si le retour aux textes ne bémolisait l’optimisme spontané du chercheur et ne l’encourageait à l’exercice de la prudence. Comment peut-on être rousseau au siècle des Lumières ? Telle est la question à laquelle cette étude s’efforcera de répondre. Ne pas tuer les roux conduirait au génocide.
EN:
“It is so natural to think that it is color that constitutes the essence of humanity, that the peoples of Asia who make eunuchs always deprive blacks of their relationship to us in a more decisive way. The color of the skin may be judged by that of the hair, which among the Egyptians, the best philosophers in the world, was of such great consequence that they put to death all the redhaired men who fell into their hands.” This quote from On the Spirit of Law is famous. Montesquieu leaves no doubt as to the veracity of the facts he reports. According to him, in ancient Egypt, prevention against individuals convicted of the crime of having red hair bordered on genocide ! But our philosopher is not a man to treat erudition with casualness. Recorded as an exemplum a contrario, the absurd cruelty of the “best philosophers in the world” seems to be taken at face value, and the systematic extermination of redheads as a proven practice. The discrimination against redheads is ancestral : wickedness, lechery, felony, nauseating smell, demonic character, the avatars of prejudice are innumerable. This strange fascination – a mixture attraction and repulsion – has been perpetuated from century to century, almost everywhere in the Christian West, like a rumor that builds up and spreads, to the point of becoming an unanimously recognized, and in the end indisputable, truth. Was the XVIIIth century, the scourge of superstition and outrages against Reason, going to put a brake on the circulation of a received idea that was as stupid as it was unseemly ? Everything would urge us to believe so, if the return to the texts did not dampen the spontaneous optimism of the researcher and encourage him to exercise caution. How can one be a redhead in the Age of Enlightenment ? This is the question that this paper will try to answer.