Volume 41, Number 2, 2010 La lecture littéraire et l’utopie d'une communauté Guest-edited by Frédérik Detue and Christine Servais
Table of contents (11 articles)
Études
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La communauté poétique : Mandelstam et la bouteille à la mer
Annie Epelboin
pp. 19–31
AbstractFR:
L’image de la bouteille à la mer désigne, dans la tradition littéraire, les aléas de la transmission, le lien ténu entre le poète et ses lecteurs à venir. Pour Mandelstam et Celan, elle prend une dimension supérieure car ce lien du poète au lecteur est fondateur de l’acte de poésie en lui-même. Dans l’essai « De l’interlocuteur » (1913), Mandelstam privilégie la rencontre avec le destinataire-lecteur : celui qui trouve devient l’égal et le frère de celui qui envoie. Ainsi s’érige dans le moment de la reconnaissance une réciprocité amicale, intrinsèque à la vie du poème et comme contenue par lui. Cet échange s’effectue avec Villon comme avec Dante, de même que Dante l’avait mis en oeuvre avec Virgile et entre les poètes de l’Antiquité, dans l’uchronie de L’Enfer. À son tour, Celan « reconnaîtra » en Mandelstam le maître et l’ami, constatant qu’ils se destinent mutuellement leurs poèmes. Cette joyeuse communauté poétique est donc interactive, elle fonde une vaste confrérie transnationale autant que transtemporelle, en ce qu’elle naît d’une lecture-reconnaissance qui ignore les frontières et le vecteur temps.
EN:
Literary tradition views the figurative “message in a bottle” as a metaphor for uncertain communication, a fragile link between the poet and his would-be readers. This goes even further in the case of Mandelstam and Celan, where the poet-reader linkage itself is the source of the poetry. In his 1913 essay “De l’interlocuteur”, Mandelstam focuses on connecting with his intended readership : he who finds becomes an equal and a brother to he who sends. The awareness during such a connection yields a friendly reciprocity that is both intrinsic to the poem and bound by it. Such interplay takes place with Villon and Dante, much as Dante had fostered with Virgil and the poets of Antiquity in his uchronic L’Enfer. In turn, Celan will “acknowledge” Mandelstam as a guide and a friend as mutual dedicatees of their works. Such a happy melding of poetic minds is interactive, leading to an extended transnational and trans-temporal brotherhood, the product of reading and acknowledging beyond borders and time.
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Un cas d’urgence qui barre l’horizon du lecteur : L’abbé C., de Georges Bataille
Christine Servais
pp. 33–45
AbstractFR:
Cet article interroge la manière dont le texte de Bataille, s’adressant singulièrement au lecteur, met en oeuvre une performativité de la fiction. Il montre en quoi L’abbé C. « barre » l’idéalité du sens et de la norme partagée, précipite le lecteur dans une instabilité de lecture et néanmoins l’inscrit dans une forme de partage susceptible de « fonder » une communauté. Cette lecture derridienne du texte de Bataille s’attache aux figures du texte (le double, le mensonge, l’enveloppement) ainsi qu’à la feinte que constitue le texte lui-même pour montrer en quoi la dramatisation et la fiction se trouvent être chez cet auteur des formes particulières de destination en relation avec une communauté d’expérience — et non communauté de sens ou d’interprétation : « [J’]écris pour qui, entrant dans mon livre, y tomberait comme dans un trou, n’en sortirait plus » (Georges Bataille, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1954, p. 148). En l’espèce de sa lecture, c’est une certaine notion de « vie commune » que L’abbé C. figure et représente.
EN:
This article investigates how Bataille’s text, which targets a single reader, gives rises to a performance of his fiction. As well, it shows how L’abbé C. negates the ideal of meaning and of a shared standard and unsettles the reader’s take on the text, all the while fostering a certain sharing that could lead to the “birth” of a community. This “derridian” approach to Bataille’s text focuses on its figurative components such as doubles, lies or surroundings. It also seeks to expose the hidden aim of the text of illustrating how Bataille’s dramatisation and fiction act as unique conduits targeting not similar meanings or interpretations, but like-minded experiences. “I write for those who, upon opening my book, would tumble down its pages like in a hole, never to climb back out,” wrote Georges Bataille in L’expérience intérieure (Paris, Gallimard, 1954, p. 148, translation). Reading L’abbé C. brings forth and illustrates a certain sense of “communal life”.
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Le poète au micro et l’utopie poétique : Paul Éluard, Les chemins et les routes de la poésie (1949)
Céline Pardo
pp. 47–58
AbstractFR:
En 1949, le poète communiste Paul Éluard, engagé pour la paix, écrit pour la Radiodiffusion française une série de cinq émissions poétiques, Les chemins et les routes de la poésie, visant non seulement à transmettre aux auditeurs une conception élargie de la poésie, mais encore à convaincre ceux-ci de leurs propres facultés poétiques. Véritable exercice d’enthousiasme caractéristique de certaines pratiques poétiques de l’après-guerre, ces émissions inventent, joignant à l’art de l’énonciation et du discours celui de l’éloquence et du maniement des techniques radiophoniques, une communauté émotionnelle d’auditeurs et de poètes.
EN:
The year was 1949. Paul Éluard, a communist poet and peace activist, wrote a series of five poetry shows for the Radiodiffusion française. Not only were Les chemins et les routes de la poésie intended to broaden listeners’ awareness about poetry, they also sought to awaken those listeners’ own poetic fibre. Typical of some enthusiastic post-war poetic gestures, these shows did innovate in melding together the arts of enunciation, discourse, eloquence and the mastery of radio technology, for the benefit of an emotional community of listeners and poets.
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Quand écrire, c’est blesser (les lecteurs) : témoignages des camps et communauté négative
Frédérik Detue
pp. 59–79
AbstractFR:
Il s’agit de considérer ce que la césure littéraire d’Auschwitz fait à la lecture littéraire. C’est une question qui s’impose au regard de ce nouvel art d’écrire qu’est au XXe siècle le témoignage. Pour les rescapés des camps de concentration, en effet, c’est la transmission même de leur expérience qui rend problématique l’appartenance de leur témoignage à la littérature. Soucieux de la valeur documentaire de leur déposition, ils sont cependant confrontés à l’ignorance et, au-delà, au refus de comprendre des non-déportés, de sorte qu’ils ne peuvent se contenter de rapporter des faits, qui resteraient inaccessibles aux lecteurs. Pour atteindre ceux-ci malgré eux, ils prennent alors parfois le parti d’écrire depuis une conscience de victime ; or, là où le récit tend vers l’essai, les lecteurs ne doivent pas demeurer indemnes. Car, alors que l’expérience des camps, intégralement négative, a brisé irrémédiablement les témoins, les lecteurs sont appelés à reconnaître leur semblable dans la victime. Telle est l’utopie paradoxale du témoignage, cependant, que, si les lecteurs ne se sentent plus à l’abri du danger, une communauté, négative certes mais viable, se réalise, par une transmission du « rien d’humain » qui demeure malgré tout dans une condition inhumaine.
EN:
What impact did the Auschwitz literary hiatus have on literature ? Answering that question is needed in light of the new, testimonial way of writing that came to the fore last century. By their descriptive nature, can testimonials from concentration camp survivors be truly considered as literature ? The documentary value of such testimony is pitted against the lack of knowledge, or even the denial, of those lucky enough to have escaped deportation. This confrontation requires of the survivors that they go beyond the mere retelling of events that would otherwise remain unread. Sometimes, they achieve this goal by spinning their tale from a victim’s point of view, one that may well grasp at the readers’ emotions as they go through essay-like narratives. Indeed, whereas concentration camps were thoroughly negative and de-humanising and permanently shattered their victims, readers must nonetheless be able to identify with the human side of these victims. Such is the paradoxical utopia of testimonials, whereby the writer feels compelled to go beyond his human experience so as to reach and sensitise the reader. It is in that beyond, where nothing can help writer nor reader address this experience, that both, although human, will commune paradoxically outside humanity.
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Comment le texte touche le corps
Élise Vandeninden
pp. 81–88
AbstractFR:
Le corps est la plupart du temps absent des théories de la réception : on évoque peu sa matérialité (le corps « objet »), encore moins son sentir (le corps « sujet ») empreint de pensée. À cette résistance correspond sans doute le trouble qu’il sème sur notre appréhension de la lecture comme activité herméneutique. Penser le corps dans la réception implique d’emblée l’examen de son inéluctable bouleversement sur le sens du texte : le lecteur, investi affectivement dans le livre, y plonge avec son histoire, ses souvenirs, ses désirs. Il ne décode plus seulement le texte mais il le « sur-code », dit Roland Barthes, y ajoute des éléments et, en définitive, le « pervertit ». Mais lire avec son corps, cela signifie surtout, pour nous, aller au-delà du sens, le dépasser, peut-être même l’ignorer, pour découvrir autre chose : la possibilité de se faire toucher par le livre en dehors des mots. Ce « quelque chose » qui nous touche, ce serait l’auteur présent dans le texte en tant que corps ; voilà l’origine d’une réception sensorielle, voire sensuelle, que nous nous proposons d’esquisser dans le cadre de cet article en rapprochant la pensée de Roland Barthes de celle de Jean-Luc Nancy.
EN:
Most theories around reception do not address the body. Its materiality (i.e. the body as an object) is seldom raised, its thought-infused feelings (i.e. the body as a subject) even less so. This reluctance probably echoes how the body affects our approach to reading as a hermeneutical activity. Yet, ignoring the body in our reception is tantamount to foregoing the specifics of the relationship between a writer and his readers. How do they connect through the text ? How do their bodies come into contact ? Those are questions arising from their “hetero-affection”, from which we seek to look at literature as a model of our communal body.
To address the body in the context of reception immediately implies analysing its unavoidable impact on the meaning of the written word. The reader is emotionally involved in the book and colors his reading with his own history, his memories, and his desires. According to Roland Barthes, the reader no longer simply decodes the text ; he “overwrites” it with foreign elements and, ultimately, corrupts it. Reading with our body, however, implies going beyond or even ignoring the meaning of the text in our quest for something else : the possibility that an element other than the words will tug at our strings. This element would be the author as represented by his body throughout his text, a source of sensory — and perhaps sensual ? — reception. It is what we propose to discuss in this article by meshing the thoughts of both Roland Barthes and Jean-Luc Nancy.
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Gérard Macé et son lecteur : un compagnonnage orienté
Adeline Liébert
pp. 89–103
AbstractFR:
Si l’on en croit certains propos de Gérard Macé, son écriture n’est pas de celles qui font grand cas de leurs lecteurs. Son geste d’écrivain semble plutôt dirigé à rebours de ces derniers, vers ses propres lectures, à la rencontre notamment de vies antérieures qui l’habitent et qu’il habite. Et pourtant, on n’entre pas par effraction dans les textes de Macé. Une hospitalité itinérante se met en place au fil de l’oeuvre, au travers de laquelle l’écriture s’affirme comme un compagnonnage dont la nature profonde repose sur la différence plutôt que sur la ressemblance, tout comme est profondément autre l’Orient qui fascine Macé, et étrangère la « main italique » qui s’invite à sa table d’écriture. La littérature ainsi conduite ouvre un espace en mouvement dont l’orientation est celle d’une abolition de toute distance entre l’acte de lire et celui d’écrire.
EN:
According to some of Gérard Macé’s musings, his writing style is not one that cares much about his readers. As an author, he appears rather to shy away from them, focusing instead on what he reads and those past lives that he both experienced and dwells in. However, readers seeking Macé need first to be invited to do so. A meandering sense of hospitality progressively permeates the text, where words are companions rooted in differences, not similarities. This echoes Macé’s fascination with a deeply unique Orient, and explains the foreign nature of the “italics pen” that sometimes writes his words. A literature so driven yields a space in motion whose aim is to close the gap between readers and writers.
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L’invention du lecteur au coeur de la construction auctoriale contemporaine
Sylvie Ducas
pp. 105–117
AbstractFR:
C’est un lieu commun pour l’écrivain interrogé sur sa pratique d’écriture que d’afficher un déni de lecteur que contredit à d’autres endroits de son discours un désir de lecteur indissociable de l’horizon du livre à écrire. Tel est bien le paradoxe de l’écrivain que l’on entend ici interroger. D’abord, à partir d’une enquête par entretiens menée auprès d’une soixantaine d’écrivains contemporains, pour explorer la place et le rôle de ce lecteur pluriel autant qu’imaginaire et fantasmé dans la construction auctoriale. Ensuite, en étudiant cette invention du lecteur dans la production littéraire actuelle en prenant pour exemple l’oeuvre de Jean Rouaud. La place qu’il accorde dans ses textes à l’adresse au lecteur tout comme au pacte de connivence qui la fonde, peut être lue en effet comme une tentative parmi d’autres pour faire du lecteur une instance du texte à part entière, une fiction de lecteur ami et complice où lire cette communauté rêvée par l’auteur. Entre soupçon et invention, c’est tout le dispositif d’un texte visant à écrire sur soi en sollicitant l’autre qui est dès lors revisité, par l’entremise du destinataire ambigu — ce Janus bifrons et double spéculaire que s’invente l’auteur.
EN:
While they generally pretend to ignore readers when questioned on their approach to writing, authors cannot hide their desire to cater to said readers when planning their books, a paradox analysed in this article. Firstly, investigative interviews with some sixty contemporary authors will look at the role and scope of these real or anticipated readers as imagined by the writers. Secondly, using Jean Rouaud’s oeuvre as an example, we shall ponder how modern literature fashions readers. Rouaud’s usual notes to the reader and the tacit complicity behind them can both be interpreted as one possible ploy to tie the reader into the text, to create a fictitious friendly accomplice who is part of a community yearned for by the author. From suspicion to invention, this mechanism revisits the technique of writing about oneself through an uncertain someone else, a two-headed mirror image straight out of the author’s imagination.
Analyses
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De la batture à l’écriture : les Histoires naturelles du Nouveau Monde de Pierre Morency
Élise lepage
pp. 121–132
AbstractFR:
Reprenant l’opposition entre les paradigmes de nature et de culture dans la littérature québécoise soulignée par André Belleau et la perspective de lecture de Pierre Nepveu dans Intérieurs du Nouveau Monde, cet article étudie comment Pierre Morency concilie nature et écriture dans ses Histoires naturelles du Nouveau Monde, entreprise poétique et naturaliste. Cette trilogie s’attache souvent à la description des battures de l’île d’Orléans, lieu qui peut surprendre au vu de la production poétique contemporaine, mais qui permet d’associer observation et connaissance, voir et savoir et se révèle propice à l’expression d’une éthique de l’écriture qui vise à dépasser l’opposition nature / culture.
EN:
Echoing the opposing paradigms of nature and culture prevalent in Québec literary works as identified by André Belleau and through Pierre Nepveu’s perspective in Intérieurs du Nouveau Monde, this article looks at Pierre Morency’s approach to reconciling nature and the written word in his poetical and naturalistic Histoires naturelles du Nouveau Monde. This trilogy often depicts the sea beds around Île d’Orléans, a surprising focus given today’s poetic output, yet one that allows both observing and learning, viewing and knowing. This focus also fosters the use of an approach to writing that goes beyond the simple dichotomy between nature and culture.
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Le mal, le destin et l’éthique. Levinas et le Voyage au bout de la nuit de Céline
Ernst Wolff
pp. 133–145
AbstractFR:
Dans son oeuvre, Lévinas procède à une analyse de la présence ambiguë des autres, dont le sens vacille entre ontologie et éthique. Selon lui, l’être est le mal ; l’altérité de l’autre, le bien au-delà de l’être. Il est possible de voir en Céline une influence sur l’idée que Lévinas se fait de l’être. Aucune lecture lévinassienne de Céline n’est reconstituable. Quelques rares références nous permettent toutefois d’entrevoir, d’une part, une approbation de la perspective cynique de l’univers présenté dans Voyage au bout de la nuit et, d’autre part, un accord sur « l’anti-humanisme » présent dans le même ouvrage. Nous chercherons d’abord à confirmer l’influence de Céline sur Lévinas sur le point indiqué, puis nous analyserons cette influence en comparant des textes choisis ; enfin, nous montrerons brièvement que si cette thèse est correcte, l’utilisation que Lévinas fait de Céline est en accord avec ses pensées sur la littérature en général. L’argument s’achèvera sur une question concernant la possibilité d’un accord partiel entre le romancier et le philosophe sur la nature de l’éthique.
EN:
In his work, Lévinas sets out to analyse the ambiguity in others’ presence, at times ontological, at times ethical. It is his belief that being is negative and changes others and that good exists only beyond being. Although it is impossible to recreate Lévinas’ take on Céline, select few references do allow us to glimpse at the former’s endorsement of the latter’s cynical outlook on the universe and his “anti-humanism” as depicted in Voyage au bout de la nuit. Firstly, we shall attempt to confirm Céline’s influence on Lévinas in this regard. Then, we shall analyse this influence by comparing selected works. Lastly, should we be proven right, we shall show that Lévinas’ call on Céline is consistent with his general views on literature. We shall conclude with the possibility that both the author and the philosopher may have shared somewhat similar views on the nature of ethics.
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Nouvelles impressions d’Afrique comme livre illustré
Hermes Salceda
pp. 147–170
AbstractFR:
Examinant le rapport qu’elles entretiennent avec le texte de Raymond Roussel, cet article montre que les illustrations participent au mystère de Nouvelles impressions d’Afrique en amplifiant les emboîtements du texte,en lui opposant un type de représentation différent et en intervenant dans des réseaux textuels complexes.
EN:
Illustrations in Nouvelles impressions d’Afrique contribute to the mystery of the text by highlighting its junctures, adding a different representational layer and intervening in complex textual linkages.