En effet, la dépendance à l’aide, la redistribution de la « rente de l’aide », la création d’enclaves privilégiées (les « projets »), sont des facteurs importants de corruption. En particulier, le recrutement des meilleurs cadres africains par les projets, les agences de développement, les organisations internationales et les ONG, qui aboutit à une variété « développementiste » de la fuite des cerveaux, contraste avec le dénuement, les dysfonctionnements et parfois l’abandon qui caractérisent la situation des autres cadres (souvent les promotionnaires des premiers) restés dans la fonction publique. Par ailleurs, de plus en plus, les interventions en développement se sont imbriquées dans les administrations locales, soit sous des formes dérogatoires (unités de gestion de projet, points focaux) soit en s’appuyant sur les services de l’État eux-mêmes ou en se donnant pour objectif de les améliorer (comme dans le domaine de la santé, de la justice ou de l’éducation). D’une certaine façon, séparer les politiques dites de développement des autres formes de politiques publiques en Afrique n’a plus de sens : les institutions de développement sont simplement des producteurs de politiques publiques assez particuliers, politiques élaborées par des experts extérieurs et financées par des bailleurs de fonds extérieurs, mais validées par les gouvernements africains et de plus en plus greffées sur les politiques nationales et les administrations locales, souvent combinées avec elles, parfois coproduites. J’ai aussi beaucoup travaillé dans le domaine de la santé, qui est symptomatique de ces évolutions. Après avoir mené des enquêtes sur les représentations populaires et les guérisseurs (thème classique de l’anthropologie de la santé, mais que nous avons tenté d’aborder sans préjugés traditionalistes et culturalistes), Yannick Jaffré et moi-même nous sommes intéressés aux (mauvaises) relations soignants-soignés et à l’organisation des soins – où, bien sûr, la corruption ou le favoritisme interviennent de façon importante (Jaffré et Olivier de Sardan 2003). Puis, dans le cadre du LASDEL (Laboratoire d’études et de recherche sur les dynamiques sociales et le développement local ; voir www.lasdel.net), j’ai développé des programmes de recherche sur le système de santé nigérien, son fonctionnement quotidien, les politiques de santé (comme la gratuité des soins), la gestion des ressources humaines, la « fuite des cerveaux » vers la santé publique. En fait, on retrouve chez les médecins, les infirmiers, les sages-femmes, de nombreux points communs avec les douaniers, les instituteurs ou les greffiers (interventionnisme, échange généralisé de faveurs, absentéisme, multiredevabilité, arrangements et paiements informels, double langage, etc.). En ce qui a trait aux services publics, nous avions déjà remarqué l’existence de ces facteurs transversaux dans le programme de recherche mené avec Giorgio Blundo sur la corruption au quotidien dans trois pays (Blundo et Olivier de Sardan 2007). C’est donc assez logiquement que, petit pas après petit pas, et grâce à diverses collaborations et aux travaux menés par les chercheurs du LASDEL, j’en suis venu à une anthropologie des services publics et des bureaucraties, ce dont témoignent les ouvrages que j’ai codirigés respectivement avec Thomas Bierschenk et Tom de Herdt (Bierschenk et Olivier de Sardan 2014 ; De Herdt et Olivier de Sardan 2015). Les pratiques non observantes ne sont pas spécifiques à l’Afrique. Elles ont d’ailleurs été depuis longtemps observées dans les pays industrialisés, comme aux États-Unis, avec Lipsky, qui mettait l’accent sur le pouvoir discrétionnaire des « street-level-bureaucrats » (Lipsky 1980). Mais, en Afrique, les écarts à la norme officielle sont plus vastes, plus quotidiens et plus généralisés que dans, par exemple, les pays européens. Les nombreuses études menées au Nord sont souvent enfermées dans des genres spécialisés qui ne communiquent pas entre eux : études sur la corruption, études sur les entreprises, …
Appendices
Références
- Bierschenk T., 2014, « Sedimentation, Fragmentation and Normative Double-Binds in (West) African Public Services » : 221–245, in T. Bierschenk et J.-P. Olivier de Sardan (dir.), States at Work. The Dynamics of African Bureaucracies. Leyden, Brill.
- Bierschenk T. et J.-P. Olivier de Sardan (dir.), 2014, States at Work. The Dynamics of African Bureaucracies. Leyden, Brill.
- Blundo G., 2015, « The King is not a Kinsman. Multiple Accountabilities and Practical Norms in West African Bureaucracies » : 142–159 in T. De Herdt et J.-P. Olivier de Sardan (dir.), Real Governance and Practical Norms in Sub-Saharan Africa. The Game of the Rules. London, Routledge.
- Blundo G. et J.-P. Olivier de Sardan (dir.), 2007, État et corruption en Afrique. Une anthropologie comparative des relations entre fonctionnaires et usagers (Bénin, Niger, Sénégal). Paris, Karthala.
- De Herdt T. et J.-P. Olivier de Sardan (dir.), 2015, Real Governance and Practical Norms in Sub-Saharan Africa. The Game of the Rules. London, Routledge.
- Elwert G. et T. Bierschenk, 1988, « Development Aid as an Intervention in Dynamic Systems. An Introduction », Sociologia Ruralis, 28, 2–3 : 99–112.
- Giovalucci F. et J.-P. Olivier de Sardan, 2009, « Planification, gestion et politique dans l’aide au développement : le cadre logique, outil et miroir des développeurs », Revue Tiers Monde, 198 : 383–406.
- Hibou B., 2012, La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale. Paris, La Découverte.
- Hirschman A., 1970, Exit, Voice and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations and the State. Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press.
- Jaffré Y. et J.-P. Olivier de Sardan (dir.), 2003, Une médecine inhospitalière. Les difficiles relations entre soignants et soignés dans cinq capitales d’Afrique de l’Ouest. Paris, Karthala.
- Lipsky M., 1980, Street-Level Bureaucracy: Dilemmas of the Individual in Public Services. New York, Russell Sage Foundation.
- Mouchenik Y., 2018, « La rigueur du qualitatif », L’autre, 19, 2.
- Olivier de Sardan J.-P., 1982, Concepts et conceptions songhay-zarma (histoire, culture, société). Paris, Nubia.
- Olivier de Sardan J.-P., 1984, Les sociétés songhay-zarma. Chefs, esclaves, guerriers, paysans... Paris, Karthala.
- Olivier de Sardan J.-P., 1995, Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement social. Paris, Karthala.
- Olivier de Sardan J.-P., 2015, « Practical Norms: Informal Regulations Within Public Bureaucracies (in Africa and Beyond) » : 19–62, in T. De Herdt et J.-P. Olivier de Sardan (dir.), Real Governance and Practical Norms in Sub-Saharan Africa. The Game of the Rules. London, Routledge.
- Strathern M., 2000, Audit Cultures: Anthropological Studies in Accountability, Ethics and the Academy. London, Routledge.