Corps de l’article

Pendant le XXIe siècle, le concept de développement durable, en général, et plus particulièrement dans le tourisme, est devenu un élément clé des programmes sociaux et politiques dans de nombreux pays (Whitford et Ruhanen, 2016 : 1089). Par conséquent, la recherche sur le tourisme autochtone a clairement tendance à soulever un éventail de questions liées à l’adoption et à la promotion d’un « tourisme autochtone durable » (ibid.). Avec l’émergence du concept du développement durable, le tourisme est de plus en plus perçu comme un réducteur potentiel de la pauvreté (Dwyer et al., 2009 : 65 ; Williams, 2009 : 3). Le développement durable vise à réduire la pauvreté (Dwyer et al., 2009 : 65) en maximisant les retombées économiques locales, en distribuant les bénéfices équitablement, en créant des emplois de qualité et en améliorant le niveau d’éducation et de vie des communautés pauvres (UNWTO, 2007 : 15 ; Koutra, 2013 : 47). Il nécessite, selon l’Organisation mondiale du tourisme, une gestion qui permet de satisfaire les besoins économiques, sociaux et environnementaux tout en préservant l’intégrité culturelle, les processus écologiques essentiels, la biodiversité et le milieu vital (OMT, 2002 : 20-21). Ainsi, le contrôle des autochtones eu égard à leurs activités touristiques devient essentiel afin d’en réaliser des retombées économiques, sociales et politiques locales. Ce contrôle nécessite la présence de processus de gouvernance qui leur permettent d’établir des relations de pouvoir « équitables » et « concurrentes » avec les autres acteurs concernés en tourisme.

En revanche, la gouvernance du tourisme autochtone se caractérise par une multiscalarité du territoire et du pouvoir. Étant une activité économique importante, ce tourisme touche plusieurs acteurs des secteurs public, privé et de deux sociétés civiles, autochtone et allochtone, ainsi que des individus locaux. Ces acteurs sont situés à différentes échelles territoriales : supranationale, nationale, infranationale et locale. Cependant, le pouvoir des acteurs concernés en tourisme autochtone est souvent inégal (Dodson et Smith, 2003 ; Dyer et al., 2003 ; Mbaiwa, 2003 ; Manyara et Jones, 2007 ; Fletcher et al., 2016). Les donateurs supranationaux et les gouvernements nationaux, par exemple, sont souvent plus puissants par rapport aux individus locaux (Dodson et Smith, 2003 ; Dyer et al., 2003 ; Mbaiwa, 2003 ; Manyara et Jones, 2007 ; Fletcher et al., 2016). Sans oublier que la communauté autochtone est rarement homogène et qu’elle comprend divers groupes où le pouvoir est hiérarchisé. Cette hiérarchisation est très critique, car elle peut limiter ou même entraver la participation politique des groupes marginalisés, comme les femmes et les jeunes, à la gouvernance du tourisme. C’est pourquoi plusieurs auteurs (entre autres Scheyvens, 1999 ; Dodson et Smith, 2003 ; Sofield et al., 2004, Bottazzi, 2006 ; et Fletcher et al., 2016) estiment que la gouvernance ne fait qu’amplifier les conflits et créer des sentiments de jalousie et d’hostilité entre les acteurs les plus puissants, dont les acteurs allochtones et les élites locales, d’une part, et les moins puissants, les groupes marginalisés comme les femmes et les jeunes, d’autre part.

Dans ce contexte, le présent article vise à analyser et à comprendre la multiscalarité de la gouvernance dans le tourisme autochtone selon les particularités et les relations du pouvoir que maintiennent les autochtones entre eux et/ou avec les acteurs des autres territoires. Nous estimons que la question de la gouvernance dans le tourisme autochtone est un sujet d’actualité qui mérite une étude approfondie, notamment parce que les chercheurs qui se sont penchés sur le sujet ne sont pas légion. Cette analyse permettrait d’explorer de nouvelles pistes de réflexion dans notre compréhension de la théorie de la gouvernance multiscalaire en tourisme autochtone.

Dans les sections qui suivent nous exposons la méthodologie adoptée pour cet article et passons en revue de la littérature pertinente à la compréhension de la gouvernance dans le tourisme autochtone. Nous explorons ainsi trois aspects plus en détail : 1) la théorie de la gouvernance multiscalaire à la lumière du modèle de James N. Rosenau (2004) ; 2) la multiscalarité et la hiérarchisation du pouvoir qui caractérisent la gouvernance autochtone ; 3) l’application de la théorie de la gouvernance multiscalaire dans le tourisme autochtone. Cela nous fournit le cadre théorique nécessaire pour comprendre le cas étudié, Siwa. Dans la partie suivante, nous utilisons ce cadre théorique afin d’analyser la gouvernance du tourisme à Siwa, en essayant d’appliquer le modèle de la gouvernance multiscalaire de Rosenau à un projet touristique qui a été mis en place dans cette ville autochtone égyptienne. Dans la troisième partie, nous discutons les résultats de la recherche tout en critiquant le modèle de Rosenau, et proposons notre propre modèle de gouvernance multiscalaire dans le tourisme autochtone.

Méthodologie

L’étude de cas est une enquête qui repose sur des sources multiples des faits (de l’anglais multiple sources of evidence) avec des données qui pourront converger selon un processus de triangulation (Yin, 2014 : 17). L’utilisation de sources multiples des faits permet au chercheur de développer des lignes convergentes d’enquête (converging lines of inquiry), ce qui augmente la fiabilité des résultats de l’étude (ibid. : 120). Partant de ce principe, nous avons utilisé plusieurs sources de données.

a) Les données secondaires : ces données ont été recueillies par la documentation, par exemple les documents administratifs et les rapports des projets de développement touristique qui ont eu lieu à Siwa. À ce sujet, nous avons consulté les documents suivants : la Stratégie nationale du tourisme durable 2020 (ENCC, 2013) ; l’Initiative de développement durable de Siwa (UNDP, 2007 ; EQI, 2009) ; le rapport de la Société financière internationale (International Finance Corporation) de la Banque mondiale sur le développement durable à Siwa (IFC, 2020).

b) Les données primaires : ces données ont été collectées par le biais d’entrevues semi-dirigées. Ces entrevues très ciblées, réalisées en 2018 en arabe, étaient d’une durée de trente à soixante minutes (shorter case study interviews). Avec leur accord, nous avons utilisé un magnétophone pour capter les propos des participants à l’étude. Les extraits d’entrevues rapportés dans cet article sont nos traductions.

Processus d’échantillonnage

Notre population cible se compose de deux groupes distincts. Le premier est constitué de personnes considérées en position de pouvoir et d’autorité (ex. : acteurs allochtones publics et privés, membres des conseils de bande, directeurs d’organisations collectives autochtones). Le deuxième groupe comprend les individus autochtones qui ne sont pas au pouvoir, mais qui travaillent en tourisme et sont touchés par les décisions du développement touristique (micro-entrepreneurs, jeunes guides, artisanes). Le choix de ces deux groupes dérive du fait que nous voulons vérifier comment la gouvernance se décline parmi les différents acteurs hiérarchisés dans la structure du pouvoir. Afin de nous assurer que l’échantillon soit représentatif de la population (représentativité non statistique) et pour atténuer le risque de biais introduit par les participants, nous avons interviewé des participants à partir d’un échantillon intentionnellement diversifié. L’échantillon était composé de personnes spécialisées parmi les acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux autochtones et allochtones, afin qu’il soit représentatif des secteurs public et privé et de la société civile[1]. Cette approche nous a permis d’apporter des points de vue et des angles variés sur le sujet de notre recherche, de manière à minimiser l’éventualité d’un biais.

Quant à la population accessible, nous avons choisi un échantillon intentionnel composé de dix-huit participants. Parmi les personnes interviewées, il y a trois responsables au gouvernement égyptien aux échelons national, infranational et local ; un responsable au conseil municipal de Siwa (local), deux membres du conseil de bande, trois femmes et trois jeunes autochtones travaillant en tourisme, un responsable dans une entreprise allochtone travaillant à Siwa et deux responsables dans des organisations collectives autochtones, ainsi que trois professeurs au niveau universitaire.

Techniques d’analyse des données et interprétation des résultats

Nous avons commencé notre stratégie d’analyse de données en regroupant des informations dans différents tableaux (arrays). Nous avons établi une matrice des catégories en plaçant les données sous ces catégories. Par ailleurs, nous avons élaboré un cahier des codes afin de segmenter et de codifier les données collectées et nous avons utilisé le logiciel NVivo pour les étapes de catégorisation et d’analyse. Nous avons choisi la méthode d’analyse de contenu qui comporte, comme l’explique Marie-Fabienne Fortin (2010 : 475), l’examen approfondi d’un cas afin de « produire une description détaillée du cas et de son contexte ». Cette analyse de contenu comprend :

a) Une analyse secondaire : nous avons analysé les documents de Siwa recueillis, ce qui nous a permis de cerner les contextes politique et socioculturel de la communauté siwienne.

b) Une analyse de discours : en interprétant le discours des participants, nous avons tenté de comprendre les influences des contextes politique et socioculturel sur les formes et les processus de la gouvernance du tourisme autochtone à Siwa. Nous assumons également la compréhension du rôle des attributs tangibles, comme les ressources financières et intangibles, par exemple le capital social dans la participation des Siwiens au processus décisionnel.

L’analyse documentaire de la littérature grise et l’analyse textuelle du discours des participants nous ont permis d’illustrer le profil des acteurs autochtones participant à la gouvernance de Siwa ainsi que de cerner leurs dispositifs participatifs. En outre, les propos recueillis auprès des Siwiens nous ont permis de comprendre comment ceux-ci perçoivent leur participation. Durant l’analyse, les données provenant de différentes sources ont convergé selon un processus de triangulation.

La théorie de la gouvernance multiscalaire : modèle de Rosenau

La gouvernance multiscalaire se définit comme un processus de prise de décision complexe et à couches multiples (de l’anglais multilayered) qui s’étend au-dessus et au-dessous de l’État (Piattoni, 2010 : 17). Elle réfère à l’interdépendance accrue entre des acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux situés à différentes échelles territoriales (Bache et Flinders, 2004 : 3). Conformément à la théorie de la gouvernance multiscalaire, les gouvernements supranationaux, nationaux, régionaux et locaux sont distribués sur des réseaux politiques territoriaux, créant ce que Gary Marks (1993) appelle la politique structurelle (structural policy). Conformément à cette politique, un processus centripète, où la prise de décision est normalement centralisée dans les institutions nationales, est remplacé par un processus centrifuge selon lequel la prise de décision est détournée de l’État dans deux directions : soit vers le haut, aux institutions supranationales, soit vers le bas, aux unités infranationales du gouvernement. Ainsi, le pouvoir de prise de décision n’est plus limité aux gouvernements nationaux, car on remarque l’institutionnalisation des sphères d’influence contestées à plusieurs niveaux infranationaux qui deviennent, à leur tour, de nouveaux centres de décision (ibid. : 402). Les centres de pouvoir deviennent multiples et des liens divers « unissent de nombreux organismes publics, aux niveaux local, régional, national et supranational » (Stoker, 1998 : 22). De cette manière, les unités infranationales peuvent développer des liens verticaux directs avec les institutions supranationales, contournant ainsi l’État et contestant son rôle traditionnel d’intermédiaire unique entre les paliers de gouvernement supranational et infranational (Marks, 1993 : 402). C’est ce qui amène Ian Bache et Matthew Flinders (2004 : 3) à estimer que la gouvernance multiscalaire interpelle des relations horizontales et verticales.

Par ailleurs, James N. Rosenau[2] critique le fait que la gouvernance multiscalaire est souvent illustrée sous une forme linéaire où l’État est au centre du « schéma ». Afin de rendre compte de la diversité des acteurs, de l’horizontalité des relations et du nombre accru des mécanismes de gouvernance qui se pressent aujourd’hui sur la scène mondiale et qui contestent les autorités des États, Rosenau propose une typologie de la gouvernance multiscalaire composée de six formes « transnationales » de gouvernance. Ce schéma typologique est présenté dans l’illustration 1.

Illustration 1

Les six formes transnationales de la gouvernance multiscalaire

Les six formes transnationales de la gouvernance multiscalaire
Source : Rosenau (2004 : 16 [traduction libre de l’auteur]).

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Rosenau classe les six formes transnationales de la gouvernance multiscalaire en deux grandes catégories. La première comprend les processus de rétroaction non linéaires, dont la gouvernance du réseau, la gouvernance côte à côte et la gouvernance Möbius Web. Ces trois formes peuvent être distinguées des trois autres, plus simples, moins complexes et plus linéaires : la gouvernance sans gouvernement ou ascendante, la gouvernance par gouvernement ou descendante, et la gouvernance du marché qui découle des flux horizontaux informels des échanges économiques, encadrés par des mécanismes réglementaires formels.

Toujours selon Rosenau, les dispositifs de la gouvernance multiscalaire se déterminent en fonction de deux attributs : la structure et le processus. La structure veut dire le degré auquel l’autorité est formellement établie, alors que le processus identifie le degré auquel l’autorité circule dans des directions verticales et/ou horizontales. L’attribut structurel peut être trichotomisé, car les dispositifs de gouvernance sont constitués des structures formelles, informelles ou à la fois formelles et informelles (mixtes). L’attribut de processus peut être dichotomisé en fonction soit d’une direction unique (vers le haut ou vers le bas), soit de directions multiples (verticalement correspondant à vers le haut et vers le bas ; et horizontalement à vers l’avant et vers l’arrière).

Contrairement aux formes de gouvernance ascendante, descendante et du marché, les trois autres formes sont marquées par des processus multidirectionnels. Par exemple, la gouvernance du réseau concerne des négociations entre des collectivités formellement organisées, non hiérarchisées et égales, comme entre les gouvernements qui s’impliquent dans des alliances d’affaires, ou entre les organisations non gouvernementales nationales et celles internationales qui partagent des préoccupations communes à propos des problèmes particuliers. La cinquième forme, la gouvernance côte à côte, résulte des échanges de coopération entre des élites transnationales non gouvernementales, d’une part, et des fonctionnaires de l’État, d’autre part. À ce sujet, les échanges sont si complets et efficaces que la distinction entre les apports formels et informels s’effondrent. La sixième forme de gouvernance multiscalaire, le modèle Möbius Web, se produit lorsque les mécanismes de gouvernance concernent des interactions en réseau entre les différents acteurs et les différentes échelles : sociétés transnationales privées, organisations non gouvernementales nationales, organisations non gouvernementales internationales, organisations gouvernementales internationales, États, élites et publics de masse. Cela donne lieu à une structure hybride dans laquelle les dynamiques de gouvernance se chevauchent entre les différents niveaux pour former un processus singulier semblable au Web qui, comme un Möbius, ne commence ni ne culmine à aucun niveau ni à aucun moment.

Application de la théorie de gouvernance multiscalaire au contexte autochtone

La gouvernance autochtone est territoriale, puisqu’elle se caractérise par une multiplicité d’acteurs qui occupent différents territoires et qui sont liés entre eux par des réseaux multidimensionnels (Blaser et al., 2004 ; Ladner, 2006 ; Burguete Cal y Mayor, 2009 ; Sánchez, 2009 ; Heritz, 2016 ; Brown, 2018). De son côté, Taylor Emma Brown (2018 : 27) note que la gouvernance autochtone est également hiérarchique. Elle cite l’exemple du système de gouvernance de la nation Mi’kmaq, en Nouvelle-Écosse, au Canada, où l’organisation politique des peuples Mi’kmaq se compose des chefs locaux, des chefs des districts et du grand chef. En collaboration avec un conseil des aînés, les chefs locaux s’occupent des affaires autochtones sur leur territoire et dans leur communauté. Les chefs des districts gèrent les chefs locaux d’un district donné, alors que le grand chef chapeaute tous les chefs. Cela crée le Grand Conseil, qui est le gouvernement traditionnel de la nation Mi’kmaq (ibid.).

En revanche, la gouvernance autochtone possède plusieurs particularités, dont les formes informelles d’autogouvernance (Ladner, 2006 ; Burguete Cal y Mayor, 2009 ; Genin-Charette, 2013 ; Wilson et al., 2018). Elle se distingue par la présence des institutions informelles qui ont leurs propres lois traditionnelles et qui travaillent parallèlement avec les organismes étatiques du gouvernement dominant (Blaser et al., 2004 ; Ladner, 2006 ; Burguete Cal y Mayor, 2009 ; Sánchez, 2009 ; Heritz, 2016 ; Brown, 2018). Néanmoins, la gouvernance autochtone n’est pas un modèle unique, car chacune des communautés pourrait avoir son propre système de gouvernance. À ce sujet, Kiera L. Ladner (2006 : 2) note qu’en construisant ses systèmes politiques, chaque nation autochtone crée des modèles de gouvernance uniques et complexes qui lui permettent de s’adapter aux réalités du territoire, d’interpréter et d’appliquer ses propres « lois » d’une manière consensuelle et inclusive.

En tourisme, la gouvernance prend souvent la forme de réseaux multiscalaires dans les territoires touristiques autochtones (Provan et Kenis, 2007 ; Eagles, 2009 ; Beaumont et Dredge, 2010). Des acteurs supranationaux comme les voyagistes, les investisseurs et les donateurs ; des acteurs nationaux tels que le gouvernement et le secteur privé allochtone ; des acteurs infranationaux comme les organisations non gouvernementales et les municipalités ; des acteurs locaux comme les organisations collectives locales et les individus autochtones participent tous, à différents degrés, au processus de gouvernance du tourisme.

Les réseaux de la gouvernance du tourisme autochtone sont souvent transversaux. Dans plusieurs destinations comme l’Australie, plusieurs acteurs, y compris des ministères fédéraux et provinciaux, des organismes de recherche, des organisations et des individus autochtones se connectent dans des réseaux afin de discuter des questions d’intérêt commun (Morrison, 2007 : 232). Ces réseaux n’évoluent pas en réponse à une restructuration organisationnelle définie ou aux limites géographiques, mais comprennent souvent des acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux (organisations et individus) situés dans différents territoires et à différentes échelles (ibid. : 232-233). Il s’agit donc d’un processus de gouvernance hybride, complexe et composé d’interactions horizontales, verticales et transversales (Morrison, 2007 : 238). C’est pourquoi Tiffany F. Morrison précise que la gouvernance dans les territoires autochtones n’est pas monoscalaire, mais plutôt multiscalaire.

Le cas de Siwa

Siwa est une ville autochtone dans une dépression de 82 kilomètres de long, dont le fond se trouve à 18 mètres au-dessous du niveau de la mer (Fakhry, 1990 : 17). Elle se situe dans le désert occidental d’Égypte, à 300 kilomètres de la côte de la Méditerranée et à proximité de la frontière libyenne (Leopoldo et al., 1986 : 9). Les habitants de Siwa sont originaires des Berbères, habitants indigènes de l’Afrique du Nord, et la langue qu’ils parlent est l’amazighe, un des dialectes berbères (Fakhry, 1990 : 35, 71 ; Mary Vale, 2011). Comptant 23 672 individus environ (Marsa Matrouh, 2018), les Siwiens travaillent principalement à la culture des dattes et des olives (Leopoldo et al., 1986 : 12).

Au volet du tourisme, Siwa se caractérise par un paysage naturel diversifié avec plus de 200 sources d’eau, des dunes étendues, des milliers de palmiers qui embrassent un patrimoine culturel renfermant des monuments pharaoniques comme le temple d’Ammon ainsi que les ruines des villes antiques remontant à l’époque gréco-romaine (Soliman, 2012 : 8). De plus, les Siwiens sont plus ou moins confinés à leurs coutumes indigènes et à leurs traditions ancestrales. Un bon nombre d’entre eux habitent toujours des maisons en karshif (boue prélevée dans un sol imprégné de sel et qui, après le séchage, devient presque aussi dure que du ciment). Les Siwiens portent encore leurs habits traditionnels et célèbrent leurs cérémonies et leurs festivals ancestraux. Siwa est par ailleurs connue parmi les touristes pour son artisanat, notamment les bijoux en argent, la poterie, la broderie et les paniers fabriqués à la main (Mary Vale, 2011 : xii). Toutes ces raisons font que Siwa comprend tous les éléments du tourisme autochtone que sont l’habitat, l’histoire, l’artisanat et le patrimoine. Elle représente une destination idéale pour les amateurs de tourisme écologique, de tourisme d’aventure et de tourisme culturel. Malgré la pandémie de COVID‑19, en 2020 Siwa a accueilli 12 725 touristes, dont 11 687 sont des Égyptiens et 1558 sont des étrangers ; ils y ont passé 27 748 nuitées (Bureau du tourisme à Siwa, 2021). Siwa compte 27 hôtels, avec une capacité de 633 chambres environ (ibid.). L’illustration 2 montre la ville actuelle de Siwa.

Illustration 2

Ville actuelle de Siwa

Ville actuelle de Siwa
Photo : Auteur, juillet 2018.

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Plusieurs Siwiens perçoivent le tourisme comme un « trésor économique », car il crée des possibilités d’emploi et génère plus de revenus par rapport à d’autres activités traditionnelles comme l’agriculture. On remarque que le tourisme à Siwa concerne des acteurs autochtones et allochtones tant locaux qu’infranationaux, nationaux et supranationaux, qui partagent différents réseaux de communication. Afin d’analyser ces réseaux, nous présenterons un projet qui illustre la structure et les relations du pouvoir dans la gouvernance du tourisme autochtone à Siwa.

La gouvernance du tourisme autochtone à Siwa : projet du Centre de documentation du patrimoine culturel et naturel de Siwa

Ce projet est réalisé en collaboration entre le Center for Documentation of Cultural and Natural Heritage (CULTNAT), stationné au Caire, et l’Association des fils de Siwa pour les services touristiques, une organisation collective autochtone à but non lucratif. Il est financé par deux donateurs internationaux, soit Euromed Heritage et Cospe. Le projet du Centre de documentation du patrimoine culturel et naturel aspire à documenter tous les aspects du patrimoine matériel et immatériel de Siwa, notamment les coutumes, les traditions, l’artisanat, les arts, la musique, la poésie, la sculpture, les accents, les dialectes, ainsi que les protectorats naturels (MCIT, 1999-2021). « Siwa est l’une des oasis les plus étonnantes et distinguées d’Égypte. Elle a vécu de nombreuses époques historiques, une chose qui a donné beaucoup de richesse et de diversité à son patrimoine », souligne un responsable à CULTNAT en entrevue (août 2018).

Ce projet a été lancé en 2012. S’échelonnant sur environ cinq ans, il comprenait un programme de formation pour les jeunes Siwiens sur les outils modernes de documentation du patrimoine, en plus de la publication de plusieurs guides sur le patrimoine siwien, y compris six circuits touristiques. « Nous avons également inclus dans ces guides les inscriptions siwiennes qui sont écrites dans la langue amazighe, par exemple les conseils à la mariée. Ainsi, on a mis un livre pour les inscriptions et les couleurs, un autre pour les contes et les énigmes », explique en entrevue un responsable de l’Association des fils de Siwa pour les services touristiques (juillet 2018). C’est dans le cadre de ce projet que le Centre de Siwa pour la documentation du patrimoine culturel et naturel a été inauguré en 2012. Il offre des services d’accueil et d’interprétation aux touristes et aux visiteurs de Siwa.

La construction du Centre de Siwa pour la documentation du patrimoine culturel et naturel a été entièrement financée par la communauté siwienne. Un responsable à la Environmental Quality International (EQI), entreprise allochtone basée au Caire, rencontré en août 2018, raconte :

Les Siwiens amassaient les revenus des billets du Musée de la maison siwienne depuis les années 1990. Cette somme, ils la plaçaient à la banque. En 2011, ils l’en ont retirée. Elle était de 90 000 livres égyptiennes environ (autour de 15 000 USD, à l’époque). Les Siwiens nous ont demandé de leur construire le bâtiment du Centre de Siwa pour la documentation du patrimoine culturel et naturel. Tout le centre était le fruit des revenus des billets du musée […] Nous avons construit le bâtiment du Centre de Siwa pour la documentation du patrimoine culturel et naturel selon un design écologique conforme au Musée de la maison siwienne qui est à côté. Aujourd’hui, ce centre est parmi les sites touristiques à visiter.

L’idée du projet du Centre de documentation du patrimoine culturel et naturel de Siwa est née dans la communauté siwienne elle-même. « Nous avons remarqué que la culture et la langue sont menacées à cause de la modernisation et du tourisme. Beaucoup de Siwiens, surtout parmi les nouvelles générations, commençaient à abandonner leur culture et leurs traditions », explique un chef de tribu à Siwa (rencontré en juillet 2018). « Ainsi, nous avons pensé à documenter le patrimoine siwien puisque l’oral ne servira plus », poursuit-il. Par contre, les Siwiens ne possédaient pas, à l’époque, les compétences nécessaires pour documenter et enregistrer leur patrimoine. Un chef de tribu à Siwa raconte (juillet 2018) :

Comme nous n’avons pas les ressources nécessaires, nous avons communiqué avec le Centre de documentation du patrimoine culturel et naturel (CULTNAT). Nous avons signé un contrat avec ce centre de manière qu’il forme nos jeunes en ce qui concerne la documentation et l’enregistrement. Ils ont formé nos jeunes en documentation et en enregistrement, jusqu’à ce que nous obtenions un matériel riche. Ensuite, nous avons établi un partenariat avec le CULTNAT […] Eux, ils nous fournissent les équipements, et nous, nous avons les savoirs traditionnels.

Afin d’exécuter le projet du Centre de documentation du patrimoine culturel et naturel de Siwa, deux conseils ont été formés, dont le premier s’appelle le comité consultatif pour le soutien et le suivi du projet. Il regroupe des représentants du gouvernement sur les plans infranational (directeur de l’Administration des antiquités de Siwa) et local (président, vice-président et secrétaire général du Conseil de ville de Siwa, directeur de l’administration de l’aire protégée de Siwa, directeur de la Commission scolaire de Siwa, directeur de la Maison de la culture de Siwa) ; des représentants de la communauté siwienne (deux chefs de tribus, directeur de l’Association des fils de Siwa pour les services touristiques, directeur du Musée de la maison siwienne).

Le deuxième conseil est le comité de référence pour la vérification des informations et des matériaux du patrimoine de Siwa. Il se compose de huit Siwiens, dont six hommes et deux femmes (Siwa CULTNAT, 2000-2012). « Nous avons formé un comité de référence composé de huit d’entre nous qui connaissent bien le patrimoine siwien. Ce comité se charge de réviser et de filtrer les discours recueillis par les jeunes », explique un responsable à l’Association des fils de Siwa pour les services touristiques (rencontré en juillet 2018). Les jeunes qui travaillent dans le projet se regroupent dans une équipe de recherche sur le terrain, dont la mission est de recueillir et de documenter le patrimoine de Siwa. Cette équipe se compose de 17 jeunes Siwiens, dont 11 femmes et 6 hommes (Siwa CULTNAT, 2000-2012). Ces jeunes ont été d’abord formés dans le CULTNAT. Ensuite, ils ont mené, pendant trois ans, un travail de documentation du patrimoine matériel et immatériel de Siwa. Un chef de tribu à Siwa, rencontré en juillet 2018, souligne à ce propos : « Nous avons apporté 17 jeunes de deux sexes. Nous leur avons fourni un magnétophone pour capter les propos des ‘informateurs âgés’. Nous leur avons dit d’aller entendre toute personne âgée. Ainsi, les filles se chargent des femmes âgées et les jeunes hommes se chargent des hommes âgés […] Ils ont assemblé un bon matériel. »

Résultats et discussion

En appliquant la théorie de gouvernance multiscalaire au projet du Centre de documentation du patrimoine culturel et naturel de Siwa, nous remarquons que ce projet touche plusieurs partenaires autochtones et allochtones sur les plans supranational, national, infranational et local. Les acteurs supranationaux sont Euromed Heritage et Cospe. L’acteur national est le ministère égyptien de la Communication et des Technologies de l’Information, représenté par le CULTNAT, situé au Caire (Siwa CULTNAT, 2000-2012). À l’échelle infranationale, il s’agit de l’Administration des antiquités de Siwa, entité déconcentrée du ministère égyptien des Antiquités et située à Marsa Matrouh. Les acteurs publics locaux sont l’Administration de l’aire protégée de Siwa, la Commission scolaire de Siwa et la Maison de la culture de Siwa, entités locales qui sont respectivement déconcentrées des ministères égyptiens de l’Environnement, de l’Éducation et de la Culture, et qui sont situées dans la ville de Siwa (ibid.). Un autre acteur public local est le Conseil de ville de Siwa, entité déconcentrée du gouvernorat de Marsa Matrouh. Les acteurs autochtones finalement sont le Musée de la maison siwienne et l’Association des fils de Siwa pour les services touristiques (ibid.). La liste des acteurs concernés dans le projet est synthétisée dans le tableau 1.

Tableau 1

Acteurs concernés dans la gouvernance du Centre de documentation du patrimoine culturel et naturel de Siwa, classifiés selon le territoire

Acteurs concernés dans la gouvernance du Centre de documentation du patrimoine culturel et naturel de Siwa, classifiés selon le territoire
Source : Compilation de l’auteur, réalisée le 6 septembre 2021.

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En essayant de placer les acteurs concernés sur le modèle de gouvernance multiscalaire de Rosenau (2004 : 15), nous remarquons que le projet du Centre de documentation du patrimoine culturel et naturel de Siwa se caractérise par une complexité des processus et des structures, de manière que le vertical et l’horizontal, le formel et l’informel, se chevauchent dans les différentes phases du projet. Il touche plusieurs acteurs autochtones et allochtones situés sur les plans supranational, national, infranational et local. Ces acteurs sont des organisations gouvernementales internationales (OGI) (Euromed Heritage) ; des organisations non gouvernementales internationales (ONGI) (Cospe) ; des entités gouvernementales nationales (CULTNAT) et infranationales (Administration des antiquités de Siwa, située à Marsa Matrouh) ; des acteurs publics locaux (Administration de l’aire protégée de Siwa, Commission scolaire de Siwa, Maison de la culture de Siwa, Conseil de ville de Siwa) ; des organisations collectives autochtones (Musée de la maison siwienne, Association des fils de Siwa pour les services touristiques) ; des élites autochtones (chefs des tribus) ainsi que des individus autochtones non organisés (jeunes Siwiens des deux sexes).

Dans le cas du Centre de documentation du patrimoine culturel et naturel de Siwa, les relations entre les différents acteurs sont complexes, non linéaires et interactives, de manière qu’il est difficile de les classifier comme horizontales ou verticales. Il s’agit plutôt d’une gouvernance Möbius Web qui se caractérise, comme le souligne Rosenau (2004 : 19), par des flux d’influence interactifs et multiples dans lesquels l’autorité peut être exercée à la fois horizontalement et verticalement. « Nous pouvons établir des partenariats directs avec les donateurs internationaux, mais après l’approbation du ministère de la Solidarité sociale et du ministère de l’Intérieur », précise en entrevue un responsable à l’Association des fils de Siwa pour les services touristiques (juillet 2018). Dans cette gouvernance, les relations entre les acteurs sont parfois encadrées par des réglementations formelles, comme c’est le cas entre le CULTNAT et l’Association des fils de Siwa pour les services touristiques ; ou entre l’Association des fils de Siwa et les donateurs supranationaux (Euromed Heritage et Cospe). En revanche, comme le projet est partiellement financé par la communauté siwienne et dépend des connaissances traditionnelles locales, la structure informelle est fortement présente dans les mécanismes de gouvernance, et ce, dans les différentes phases du projet. Ce sont les Siwiens qui déterminent les objectifs du projet et les éléments du patrimoine à enregistrer. Ils décident quels renseignements collecter et où ils peuvent être trouvés. Ils participent également à l’enregistrement de leur patrimoine en utilisant leurs méthodes traditionnelles, parallèlement aux techniques modernes qu’ils apprennent des experts au CULTNAT. Cela donne lieu à une structure hybride, comme le note Rosenau (2004 : 17), dans laquelle les dynamiques de gouvernance se chevauchent entre les différents niveaux pour former un processus singulier semblable au Web qui, comme un Möbius, ne commence ni ne culmine à aucun niveau ni à aucun moment (tel que présenté dans l’illustration 3).

Illustration 3

Modèle de gouvernance multiscalaire de Rosenau (2004) appliqué au projet du Centre de documentation du patrimoine culturel et naturel de Siwa

Modèle de gouvernance multiscalaire de Rosenau (2004) appliqué au projet du Centre de documentation du patrimoine culturel et naturel de Siwa
Source : Rosenau (2004 : 16, compilation de l’auteur).

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En revanche, étant occidental, le modèle de gouvernance multiscalaire de Rosenau pourrait être très utile dans le cas des sociétés « ordinaires » où toutes les actions politiques, économiques et socioculturelles sont formulées, réglées ou encadrées par la loi de l’État. Même lorsque Rosenau étudie les structures de gouvernance multiscalaire informelles dans le cas de gouvernance ascendante ou celle côte à côte, ces structures sont souvent encadrées par les lois du gouvernement. En bref, nous estimons que la typologie de la gouvernance multiscalaire de Rosenau pourrait être valide dans le cas des sociétés modernes où tous les citoyens obéissent à une seule loi officielle imposée par l’État et formulée par le biais de ses institutions formelles. Par ailleurs, le modèle de Rosenau nous semble moins valide dans les sociétés où les contextes politique et socioculturel sont particuliers, comme c’est le cas dans les communautés autochtones. Dans ces communautés, il existe une loi non officielle, non écrite, qui est le fruit d’un système de coutumes et de traditions ancestrales établi et respecté depuis des siècles. Cette loi s’applique par le biais des institutions informelles. Elle fonctionne parallèlement à la loi officielle de l’État et elle est parfois plus forte sur le terrain. C’est pourquoi nous proposons dans l’illustration 4 un modèle pour la gouvernance multiscalaire du tourisme autochtone.

Illustration 4

Modèle proposé pour la gouvernance multiscalaire du tourisme autochtone

Modèle proposé pour la gouvernance multiscalaire du tourisme autochtone
Source : Proposition de l’auteur.

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Le modèle que nous proposons se fonde sur la littérature consultée ainsi que sur l’étude du cas de Siwa. Dans ce modèle, nous estimons qu’il existe deux formes de gouvernance multiscalaire dans le tourisme autochtone, qui interagissent continuellement entre elles. Le terme multiscalaire réfère à une multiplicité d’échelles du territoire et du pouvoir. Les échelles ici ne sont pas seulement des territoires géographiques, elles sont également des classes sociales. C’est pourquoi nous utilisons les termes « gouvernance multiscalaire externe » et « gouvernance multiscalaire interne ». La première concerne les échelles géographiques supranationale, nationale, infranationale et locale, alors que la seconde concerne les différentes couches dans la société autochtone. Ces couches renferment une multiscalarité du pouvoir, de l’autorité et des intérêts.

Au sujet de la gouvernance multiscalaire interne, nous constatons que la communauté siwienne, comme celle d’autres destinations autochtones, est hiérarchisée en autorité, ce qui crée une multiscalarité du pouvoir. De plus, la gouvernance autochtone à Siwa concerne souvent des acteurs allochtones des secteurs public et privé qui, bien qu’ils soient installés dans le territoire siwien, sont fortement dépendants ou liés à d’autres acteurs situés à l’extérieur, donnant lieu à une multiscalarité du territoire.

Ainsi, la gouvernance multiscalaire interne du tourisme autochtone de Siwa se compose, premièrement, d’une gouvernance descendante dont le processus est unidirectionnel (vertical). Notre étude de cas nous permet de constater que la communauté siwienne est patriarcale. La structure du pouvoir est ainsi pyramidale, hiérarchique, dans laquelle les « élites locales traditionnelles », comme les nomme Maureen G. Reed (1997 : 571), sont au sommet du pouvoir. Les élites autochtones à Siwa comprennent les chefs de tribu (cheikhs), les chefs de famille (ajwads ou okalaas), les membres du conseil municipal de Siwa ainsi que les grands propriétaires fonciers. Ces individus sont souvent liés par des réseaux de relations : liens de sang ou de parenté rituelle, réseaux d’intérêts mutuels. Dans une société patriarcale et masculine comme celle-là, les élites sont souvent suivies par les hommes les plus âgés. Les jeunes hommes viennent ensuite, suivis par les femmes âgées et enfin les jeunes femmes qui occupent le seuil de la pyramide d’autorité à Siwa. Cette hiérarchisation du pouvoir indique une certaine centralité de décision dans les mains des chefs de tribu. Le cheikh prend toutes les décisions alors que les jeunes doivent s’exprimer par l’intermédiaire des okalaas, chefs de famille. « Lorsque je veux exprimer mon point de vue, je ne devrais pas passer directement au cheikh. J’ai mon akela [chef de famille] à qui je dois d’abord m’adresser. C’est lui qui transmet mon opinion au cheikh », explique un jeune autochtone de Siwa (entrevue, juillet 2018).

Les jeunes Siwiens sont souvent plus scolarisés par rapport au reste des membres de la communauté. Ils sont plus habiles avec les outils technologiques et les médias sociaux tels que Facebook, Twitter et YouTube. Ils sont ainsi plus ouverts au monde extérieur et au style de vie moderne. En revanche, cette classe de jeunes hommes n’est pas homogène, puisqu’elle renferme des sous-classes différentes en matière de scolarisation et d’influence politique au sein de leur communauté. La première sous-classe comprend les jeunes hommes les plus scolarisés qui travaillent en tourisme. Ils sont souvent de jeunes entrepreneurs et des guides touristiques. Ils sont plus mobilisés pour participer au processus décisionnel, mais il manque souvent d’institutions pour les représenter et les organiser. Ils pourraient être consultés par des membres de la communauté plus âgés. Toutefois, rien ne garantit que leur avis soit pris en considération à cause de la nature patriarcale de la société siwienne. « Nous pouvons nous exprimer. Mais la décision finale reste toujours au cheikh », précise un jeune autochtone de Siwa (entrevue, juillet 2018). Une autre sous-classe de jeunes Siwiens comprend les moins scolarisés, parmi lesquels le taux de chômage est souvent élevé. Ils ne sont donc pas assez mobilisés pour participer à la gouvernance du tourisme, parce qu’ils n’y sont simplement pas intéressés ou parce qu’ils sentent que le tourisme n’exerce aucune influence sur leur vie, ou encore parce qu’ils croient que même s’ils expriment leurs points de vue, ils ne seront pas pris en considération. « Le fait que l’on dise une opinion qui n’est pas entendue ni prise en compte fait que les jeunes s’éloignent de l’affaire », dit un jeune Siwien (entrevue, juillet 2018).

Quant aux femmes de cette communauté, elles sont divisées en deux sous-classes selon l’âge. Les plus âgées occupent souvent une position supérieure par rapport aux jeunes. Cette position est acquise grâce à leurs connaissances traditionnelles qui font d’elles de bonnes références pour le reste de la communauté. Ce pouvoir reste cependant consultatif plutôt que décisionnel. Les jeunes femmes occupent souvent la position inférieure dans la pyramide du pouvoir de la communauté à Siwa. « La scolarisation des femmes siwiennes se limite au niveau primaire ou secondaire, au maximum. C’est rare qu’une femme siwienne se rende à l’université », explique une autochtone de Siwa (entrevue, juillet 2018). Même si elles sont scolarisées, la nature patriarcale, masculine et conservatrice de cette communauté entrave souvent la participation des femmes au processus décisionnel. Ainsi, bien que beaucoup de Siwiennes exercent aujourd’hui des activités touristiques, leur participation à la gouvernance du tourisme est limitée et elles sont souvent à la périphérie du pouvoir décisionnel. Une jeune femme autochtone de Siwa rencontrée en juillet 2018 nous raconte :

Moi et un groupe de femmes, nous étions membres au Conseil de ville. Nous donnions nos avis et nous nous exprimions. Mais les hommes, qui sont souvent les chefs du conseil, n’acceptaient pas nos avis, juste parce que c’est une femme qui l’avait dit. Alors, toutes mes suggestions étaient refusées même si j’avais raison. Avec le temps, nous sentons que nous sommes marginalisées et n’avons pas de rôle. Pour cette raison, nous nous sommes retirées du Conseil de ville, l’une après l’autre.

« Nous étions seulement un décor », poursuit-elle. Ce « refus silencieux » s’exprime clairement dans les propos d’un responsable au conseil municipal de Siwa : « La loi dit que parmi les 20 membres du conseil municipal de Siwa, on doit avoir quatre femmes. Qu’est-ce qu’on peut faire ? Nous sommes obligés de l’accepter. C’est la loi… Elles [les femmes] peuvent participer comme elles le veulent. Mais qui va les entendre ? », ajoute-t-il (entrevue, juillet 2018).

Contrairement à la structure formelle de gouvernance descendante proposée par Rosenau (2004), nous remarquons que dans le cas de la communauté de Siwa, la structure de cette gouvernance est informelle. En fait, les relations entre les différents membres de la communauté siwienne, la vie politique, sociale et culturelle sont toutes organisées par des lois informelles, non écrites, qui sont formulées par les coutumes et les traditions ancestrales. Ce sont ces lois qui conçoivent la hiérarchie du pouvoir dans cette communauté.

En revanche, le processus de gouvernance multiscalaire interne du tourisme autochtone à Siwa n’est pas qu’unidirectionnel (vertical). Il devient multidirectionnel (vertical et horizontal) et la structure prend une forme non hiérarchisée et non linéaire (gouvernance du réseau) entre les entités gouvernementales locales (ex. : Conseil de ville de Siwa), d’une part, et les collectivités organisées (élites, organisations collectives autochtones), d’autre part. Le fait qu’il existe souvent une loi officielle et une non officielle qui gouvernent la communauté à Siwa crée un certain « équilibre du pouvoir » entre l’État et les élites siwiennes. Cela rompt la hiérarchie du pouvoir et donne lieu à un état de conciliation mutuelle où chacune des parties prenantes essaie de tirer le maximum de bénéfices sans entrer dans une confrontation « non désirable » pour le gouvernement et « non gagnante » pour la communauté.

Contrairement à ce que Rosenau (2004) propose dans sa typologie, soit que la structure de gouvernance du réseau est formelle, nous estimons que dans la gouvernance multiscalaire interne du tourisme autochtone à Siwa, cette structure est mixte (formelle et informelle). Dans cette gouvernance du réseau, les élites et les organisations collectives autochtones obéissent, dans une relation verticale, aux lois de l’État qui organise les activités touristiques. Or, ces acteurs siwiens intègrent leurs propres lois non formelles et leurs savoirs traditionnels dans les différentes phases du projet touristique de manière à s’assurer que ce dernier génère des retombées économiques locales tout en conservant l’environnement et la culture. Cela donne lieu à une structure mixte de gouvernance où le formel et l’informel s’imbriquent.

Quant aux autochtones non organisés, comme les femmes et les jeunes qui travaillent en tourisme à Siwa, ce sont souvent des micro-entrepreneurs, des propriétaires de petit hôtel, des fournisseurs de services d’alimentation, des guides touristiques, des artisans, des chauffeurs-guides de safaris, des transporteurs et des animateurs de festivals traditionnels. Ils sont directement ou indirectement influencés par les décisions du développement touristique, mais les institutions pour les représenter et les organiser font souvent défaut. De plus, la hiérarchie du pouvoir dans la communauté de Siwa entrave ces groupes non organisés pour communiquer directement avec les donateurs internationaux et les entités gouvernementales. C’est pourquoi ils cherchent fréquemment à adhérer à des organisations collectives autochtones ou à établir des liens avec celles-ci, comme l’Association des fils de Siwa pour les services touristiques. « L’Association des fils de Siwa a été fondée pour défendre les intérêts des personnes vulnérables qui travaillent en tourisme », explique un responsable à cette association (entrevue, juillet 2018). Pour les groupes siwiens marginalisés, ces organisations représentent des canaux importants pour s’exprimer. Elles sont également une source pertinente qui permet aux groupes siwiens non organisés de renforcer leurs capacités humaines, techniques et financières par les programmes de formation et de soutien technique et financier qu’elles organisent.

C’est pourquoi les individus siwiens non organisés sont souvent associés aux organisations collectives autochtones dans le cadre d’une gouvernance côte à côte. Cette gouvernance se caractérise par des échanges de coopération qui sont souvent, comme le dit Rosenau (2004 : 17), si complets et efficaces que la distinction entre le formel et l’informel s’effondre. Dans la gouvernance côte à côte, le processus est, comme le propose celui-ci, multidirectionnel (horizontal et vertical). En revanche, nous estimons que la structure de ce type de gouvernance dans le tourisme autochtone est souvent mixte (formelle et informelle) et non pas uniquement informelle. Les organisations collectives autochtones de Siwa ont leurs propres réglementations officielles, qui sont souvent encadrées par les mécanismes formels de l’État. Ces organisations doivent avoir un président et un conseil d’administration qui prend les décisions importantes, ce qui leur confère un aspect formel. Ainsi, dans le cas où les décisions sont prises par le conseil d’administration de l’organisation collective autochtone, le processus est vertical et la structure devient formelle. Dans d’autres cas, les Siwiens participent à la conception des programmes de formation et des projets de leur organisation collective. Le processus de gouvernance côte à côte est ainsi horizontal et la structure en devient informelle. Les acteurs de gouvernance multiscalaire interne interagissent continuellement avec ceux à l’extérieur du territoire touristique autochtone.

Notre étude de cas nous permet de supposer que la gouvernance multiscalaire externe du tourisme autochtone se compose premièrement d’une gouvernance descendante. Siwa fait partie de l’Égypte, pays unitaire dont le gouvernement central contrôle largement les mécanismes de planification et de prise de décision. Ce contexte politique influence les plans du développement, qui sont souvent conçus de haut en bas. Ces plans sont habituellement préparés au Caire, centre de décision. Ils sont ensuite exécutés par les entités gouvernementales déconcentrées sur les plans infranational et local. Cette centralité du pouvoir pourrait néanmoins fléchir et craquer sous la pression de l’évolution des contextes politique et socioculturel qui donnent de l’empowerment à des acteurs auparavant marginalisés et les fait avancer dans la hiérarchie du pouvoir. En fait, la mondialisation a donné lieu à une « communauté émancipée », non spatiale, qui se base essentiellement sur des réseaux transnationaux. Cela a permis aux groupes autochtones d’établir des liens directs avec les acteurs transnationaux et nationaux dans le cadre d’une gouvernance multiscalaire. À la suite de notre analyse du projet du Centre de documentation du patrimoine culturel et naturel de Siwa, nous suggérons que la structure Möbius Web est la plus convenable pour décrire la deuxième composante de la gouvernance multiscalaire externe du tourisme autochtone. Dans le modèle Möbius Web, les mécanismes de gouvernance impliquent, comme l’écrit Rosenau (2004 : 17), des interactions en réseau à travers les différents acteurs et les différentes échelles. Cela donne lieu à une structure hybride semblable au Web, dans laquelle il est difficile de déterminer où est le centre et où est la périphérie.

Dans le projet du Centre de documentation du patrimoine culturel et naturel de Siwa, la communauté siwienne a établi des liens directs avec une organisation gouvernementale internationale (Euromed Heritage), une organisation non gouvernementale internationale (Cospe), ainsi qu’un acteur public national (Centre de documentation du patrimoine culturel et naturel, CULTNAT). L’intervention de différents groupes siwiens (membres des conseils de bande, organisations collectives autochtones, femmes et hommes âgés, jeunes de deux sexes) se produit selon un processus multidirectionnel (vertical et horizontal) et une structure mixte (formelle et informelle), ce qui crée plusieurs centres du pouvoir. De plus, l’autogestion de ce projet a donné lieu à ce que Henri Lefebvre (2009 : 134-135) appelle une « révolution politique ». Selon lui, ce genre de révolution nécessite (ibid. : 103) la reconstruction de la centralité dans la forme des « centres de décision ». Il s’agit donc « des » centres (au pluriel) et non pas d’« un » centre de décision. Ces centres (ibid. : 132) entrent dans les moyens de production par ceux qui détiennent l’information et la culture. Ainsi, dans le cas du projet du Centre de documentation du patrimoine culturel et naturel de Siwa, nous avons identifié des groupes autochtones, auparavant marginalisés, qui sont devenus des centres décisionnels grâce à leurs connaissances pertinentes, comme c’est le cas des femmes âgées. D’autres groupes gagnent ce pouvoir grâce à leur rôle « incontournable ». C’est plutôt le cas des jeunes femmes qui étaient responsables d’enregistrer et de documenter les propos des femmes âgées, car le contexte socioculturel « conservateur » de la société siwienne ne permet pas l’interaction directe entre hommes et femmes.

Conclusion

La société autochtone de Siwa n’est pas homogène. Elle se compose de plusieurs groupes différents au sujet du pouvoir et, par conséquent, de la participation à la gouvernance du tourisme. La structure hiérarchique du pouvoir fait que les chefs des tribus et les okalaas accaparent presque tous les pouvoirs, alors que les groupes marginalisés, surtout des femmes, restent à la périphérie du pouvoir décisionnel. En revanche, dans le cas du projet du Centre de documentation du patrimoine culturel et naturel de Siwa, le contexte socioculturel a joué un rôle positif dans la participation des Siwiennes. Ce projet compte essentiellement sur les savoirs des femmes âgées qui ne peuvent pas, conformément aux coutumes, communiquer directement avec des hommes. Le recrutement de jeunes Siwiennes pour enregistrer et documenter ces savoirs était incontournable. Ainsi, le « facteur du besoin », soit le besoin de connaissances ou du rôle, a donné un certain empowerment aux groupes marginalisés, femmes et jeunes. Dans ce cas, la gouvernance multiscalaire du tourisme autochtone a pris une forme « polycentrale », où les périphéries sont devenues des centres de décision.