Corps de l’article

Il y a quelques années, une étudiante a quitté brusquement la salle de classe alors que mon cours portait sur le roman Frankenstein de Mary Shelley. Un professeur de littérature ne s’attend guère à de fortes réactions lorsque les oeuvres au programme relèvent du temps long et, au surplus, s’inscrivent dans la littérature canonique, dite « mondiale ». Dans ce cas cependant, il y eut un heurt, sans conteste. J’ai appris plus tard que c’était en vertu de ses croyances religieuses spécifiques que l’étudiante avait choisi de quitter le cours ce jour-là. Cela dit, il ne s’agissait pas, comme je l’ai alors imaginé, d’un malaise causé par l’idée d’un corps humanoïde auquel la vie est octroyée par un homme avec les moyens purement matériels de l’électricité et du laboratoire. Le problème, l’étudiante me le confia par la suite, se trouvait en deçà, dans le fait que le corps de la créature du docteur Victor Frankenstein est composé de parties – membres et organes – glanées dans les cimetières et dans les écoles d’anatomie, puis rapiécées en un tout plus ou moins cohérent. C’est l’idée d’un corps vivant composite qui était rejetée sans ambages.

Cette anecdote comprend sans nul doute une part historique. Il n’est pas excessif de penser que s’y rejoue, ne serait-ce qu’en filigrane, la tension ancienne entre savoir anatomique et sacralisation religieuse du corps humain. Mais en ce qui me concerne ici il serait erroné, ou du moins fort incomplet, de m’en tenir là. Les lectures cursives de Frankenstein passent fréquemment sous silence la quête proprement pathétique du personnage du scientifique imaginé par Shelley. Victor Frankenstein veut créer un corps dont il croit que la perfection, si elle venait à être atteinte, atténuerait le deuil consécutif à la mort récente de sa mère. Son échec cuisant – il crée le « monstre » que l’on sait – révèle une tension plus profonde en mesure d’élever le texte au rang d’une fable qui résonne encore de nos jours. Cette tension prend forme, d’une part, dans la nostalgie d’un corps lisse et homogène, un corps idéalisé à l’image d’un système dont l’harmonie ne serait pas qu’une qualité mais bien plutôt sa nature même. Cette harmonie corporelle est désirée d’une manière à la fois profonde et peu consciente, mais, quoiqu’il en soit, elle est désirée avec une constance telle qu’il n’est pas faux, à la rigueur, de dire qu’elle se confond avec l’idée même de la santé. Et il y a, d’autre part, la réalité journellement réitérée, pour chacun d’entre nous, d’une pléthore d’irrégularités, de débalancements physiologiques, d’épreuves mentales, de malaises dans l’organisme, de vertiges existentiels, d’accidents minuscules ou de catastrophes médicales majeures, en un mot d’obstacles à cette harmonie.

Cet article veut proposer une base de réflexion sur les rapports contemporains entre la littérature, comme forme originale de savoir, et les humanités médicales, comme discipline et ensemble de discours désormais bien établis dans le monde académique. Un tel examen a été suggéré par d’autres auparavant. Mais comme on s’apprête à le voir, de telles entreprises n’ont sans doute pas suffisamment pris compte de la tension résumée ci-haut entre un corps idéalisé, un corps qui serait en quelque sorte donné dans l’évidence de son fonctionnement quotidien, et la littérature en tant qu’art du continu dans le discontinu, c’est-à-dire en tant que tentative de saisir en même temps l’expérience de vivre dans son extériorité (être un corps dans le monde) et dans son intériorité (être un sujet pensant dans l’univers diachronique du langage). Il s’agit donc de placer les disciplines de la littérature et des humanités médicales l’une face à l’autre et de s’interroger sur la nature tout à fait irrésolue des liens qui sont censés les unir et, dans bien des esprits, qui sont censés en faire des alliées objectives au service du mieux-être social. On peut souhaiter qu’une telle approche aura pour effet, à tout le moins, de remettre en lumière des liens autrefois problématiques et désormais en voie d’être tenus pour acquis, entre ces deux aires de pratiques et de production de savoirs, dans la ferveur interdisciplinaire de l’institution universitaire contemporaine.

Le format court d’un article ne peut faire autrement que de contraindre à limiter l’ampleur des propositions et questions soulevées. En outre, il faut rappeler que l’histoire relativement récente de la constitution des humanités médicales demeure mal connue et encore malaisément accessible à un public francophone. Dans ce qui suit, je tenterai ainsi de résumer succinctement cette histoire afin de dégager ses rapports constitutifs avec la littérature, en plus de signaler quelques références incontournables pour qui voudrait approfondir le sujet. L’objectif de cet article n’est pas de dresser une chronologie, mais plutôt de souligner l’aspect limité de ces rapports fondateurs entre littérature et humanités médicales et de montrer qu’ils débouchent aujourd’hui sur des irrésolutions et même sur des contradictions qui sont susceptibles d’entraîner des erreurs de problématisation et d’interprétation dans nos lectures et interprétations. Mais ces irrésolutions et ces contradictions peuvent aussi s’avérer fécondes en pointant vers nombre d’avenues pour susciter des questionnements neufs en regard du contexte actuel ; c’est peut-être ce qui se produit le plus souvent d’ailleurs. En effet, à bien des égards, il reste énormément à penser et à faire en ce qui concerne l’écart entre les disciplines de la littérature et des humanités médicales, ces deux disciplines qui, il est maintenant temps de le dire, ne partagent pas une même conception de la santé.

Un survol historique

J’évoque sans hésiter une tension, voire un conflit possible entre littérature et humanités médicales. Ce n’est pas sans savoir, pourtant, que les textes littéraires ont dorénavant droit de cité en tant qu’outils thérapeutiques en milieu clinique comme dans la formation du corps médical. Les ateliers multidisciplinaires ne se comptent plus qui rassemblent médecins, patient·e·s, corps infirmier, travailleuses et travailleurs sociaux, chercheur·se·s, et bien sûr écrivain·e·s. Sur le terrain, pour le dire rapidement, le mariage semble en voie d’être consommé, et les champs de recherche et d’encadrement pour l’intervention en santé se multiplient sous la houlette, devenue par là un peu fourre-tout, des humanités médicales. Mentionnons deux grandes lignes de force actuelles. D’un côté, la médecine narrative, restée proche de la clinique et de la littérature à proprement parler, avec en plus un intérêt certain pour les philosophies d’inspiration phénoménologique et herméneutique. D’un autre côté, les humanités critiques en santé (critical health humanities), largement tributaires de l’héritage poststructuraliste, du féminisme, des théories du genre, et du champ ouvert à la fin des années 1970 par Michel Foucault autour du concept de biopolitique. On y joindra aussi le domaine interdisciplinaire des éthiques du soin (care), plus étroitement rattaché aux théories et philosophies féministes, mais dont les visées de justice sociale sont analogues. À l’instar des humanités médicales, les humanités critiques en santé se sont aujourd’hui constituées en domaine très influent mais aux contours flous. On peut dire qu’elles existent au croisement de plusieurs intérêts et initiatives qui outrepassent les cercles académiques et la pratique médicale, allant jusqu’au militantisme, mais qu’elles ont pour dénominateur commun une vocation politique au sens fort du terme, et une approche de la notion de santé qui cherche beaucoup moins à la définir qu’à combattre les conséquences sociales désastreuses de ses inégalités foncières dans la vie concrète. Prise globalement, la situation se résume comme suit : les humanités médicales, depuis leurs balbutiements dans les années 1960 et leur essor dans la décennie 1970, ont soulevé et examiné nombre de problèmes capitaux, et elles l’ont fait au prix d’une intégrité disciplinaire qu’on ne s’étonnera de voir manquer aujourd’hui que parce qu’on oublie qu’elle n’a jamais constitué un réel objectif concerté. Il n’a jamais été question de fonder une discipline. Mais alors, quel aura été le facteur de cohésion ? La réponse est la littérature.

La rencontre de la littérature et de ce qui ne s’appelait pas encore humanités médicales peut être retracée avec une assez grande exactitude dans le monde anglo-saxon des jeunes années 1960. Le consensus, pour qui voudrait dresser un acte de naissance précis, pointe en direction de l’ouvrage du psychanalyste britannique Michael Balint publié en 1957, The Doctor, his Patient, and the Illness[1]. Balint y plaidait pour que l’histoire médicale du patient soit considérée sur un pied d’égalité avec les traditionnelles mesures et données cliniques ou de laboratoire, de même qu’avec la physiopathologie et l’étiologie alors considérées comme seules garantes d’exactitude et d’efficacité tant pour le diagnostic que pour le pronostic et la mise en place des traitements. L’approche pionnière de Balint ouvrit la voie, peu à peu, à ce que des oeuvres littéraires puissent éventuellement être traitées comme offrant des cas exemplaires légitimes en classes préparatoires de médecine[2]. Son influence décisive fut toutefois d’avoir orienté d’emblée le projecteur sur la forme narrative (même si très codifiée à travers l’histoire médicale) comme pierre d’assise d’une incursion de la pensée littéraire dans le monde médical.

On voit ensuite s’écouler une période de temps substantielle avant que des questionnements inspirés par les oeuvres littéraires elles-mêmes commencent à voir le jour dans le monde médical, et en outre pour que l’appellation d’humanités médicales, peu usitée à la fin des années 1960[3], devienne courante et acquière une reconnaissance comme forme interdisciplinaire. Aujourd’hui, la possibilité d’une histoire a émergé, et des bornes importantes sont communément admises. Joanna Trautmann Banks est reconnue, à tout le moins dans le monde anglo-saxon, comme la première chercheuse universitaire formée en littérature (anglaise) à obtenir un poste dans une faculté de médecine, en 1972, au Pennsylvania State University College of Medicine-Hershey[4]. C’est également Trautmann Banks qui, dès 1975, élabora avec Carol Pollard une bibliographie massive et annotée des oeuvres littéraires liées au monde médical, dont l’impact fut significatif dans le milieu à l’époque[5]. Il est important de souligner que, durant ces années, la relation entre littérature et humanités médicales se voyait déjà cristallisée dans une sous-discipline appelée dans un premier temps « medicine in literature », puis « literature and medicine[6] ». Cette sous-discipline se verra peu à peu absorbée, à partir du début des années 2000, par la médecine narrative. Le glissement impliqué entre littérature et narration est crucial.

Les années 1990 furent le théâtre des développements jusqu’alors les plus importants dans l’intégration au monde médical de la littérature. La forme narrative y atteignit en effet une sorte d’acmé dans son impact épistémologique. On peut parler d’une petite explosion dans l’intérêt porté au storytelling (pour calquer le terme devenu concept en anglais) du corps malade, de même qu’une transformation assez profonde dans la conception du sujet et, par extension, de l’identité reconnue derrière le terme de « patient » médical. L’étude très influente de Kathryn Montgomery Hunter publiée en 1993, Doctor’s Stories. The Narrative Structure of Medical Knowledge[7], leva le voile d’une façon convaincante non plus sur l’importance des récits de patients, mais cette fois sur ni plus ni moins que les structures narratives agissant dans la constitution du monde médical. On a vu que la valeur du savoir du patient sur son propre corps avait été reconnue jusqu’à un certain point depuis Michael Balint ; elle le devint bien davantage à partir de 1988 avec les travaux d’Arthur Kleinman puis d’Arthur Frank sur les illness narratives[8], ou encore avec le concept de pathographie façonné par Anne Hawkins[9]. L’idée de « narrative-based medicine » fut quant à elle promue au Royaume-Uni à partir des travaux de Trisha Greenhalgh et Brian Hurwitz en 1998[10] ; elle se vit bientôt cimentée dans la fondation, au milieu des années 2000, de la médecine narrative en tant que programme universitaire à part entière à l’Université Columbia sous l’impulsion principale de Rita Charon. La médecine narrative n’a pas cessé son expansion depuis[11]. Elle constitue à coup sûr la partie immergée la plus visible du rapport institutionnalisé entre littérature et humanités médicales.

On laissera de côté, dans ce très court survol, la tradition plus ancienne des médecins-écrivain·es, à savoir ces médecins qui prennent la plume et endossent une personnalité littéraire afin d’écrire sur leur profession, et souvent en réalité afin d’écrire sur le monde à partir de leur profession[12]. On ne peut sous-estimer son influence mais, outre qu’on puisse la faire remonter dans le temps presque aussi loin qu’on veut, cette tradition implique d’autres prémisses dans son rapport à la littérature et d’autres questions que celles qui m’occupent ici. Il en va de même pour les histoires culturelles de la médecine, de ses traitements, ou des maladies elles-mêmes. Leur popularité et leur intérêt indéniables n’empêchent pas qu’elles me paraissent relever de méthodes historiographiques distinctes et donc de points de vue liés seulement de façon indirecte à la poétique de la narrativité littéraire.

Corps biomédicalisé et identité narrative

En dépit de leur développement foisonnant, les humanités médicales n’ont que très rarement prêté l’oreille aux problèmes que leur pose, par son existence même, cette littérature qui leur a pourtant, dès le départ, servi de plus proche alliée, quand ce n’est parfois de caution ou d’alibi. C’est ici qu’on retrouve la leçon contenue dans la fable de Frankenstein enseignée en classe d’études littéraires. Une discipline dévolue à la santé comme référent suprême ne peut pas s’adjoindre sans heurts la complicité de l’art littéraire dont l’une des raisons d’être est de découvrir et de redécouvrir sans cesse la vie intérieure comme un continent sans commune mesure. Notons que parler de vie intérieure ne consiste pas à s’enfermer dans une conception surannée du sujet autonome et autotélique (sujet qu’on appelait naguère « bourgeois »). Les groupes, les communautés ont aussi leur vie dans la pensée, et qu’on dira intérieure car elle ne se résume ni dans la matérialité, ni dans le symbolique, ni même dans l’écart entre les deux. La littérature ne s’est jamais privée d’en parler et d’en ausculter les formes. En termes concrets, on dira donc que la tension entre la littérature et les humanités médicales fait pendant au réflexe qui nous voit nostalgiques d’un corps harmonieux au même titre où l’on voudrait que notre vie intérieure le soit. Si, à l’arrivée, ni l’un ni l’autre ne nous apparaissent comme tels, ce n’est pas parce que nous manquons le tir et que nous n’arrivons pas à atteindre la santé, mais bien, et c’est là l’hypothèse de cet article, parce que l’art littéraire se trouve limité par les humanités médicales à la pensée narrative, et parce que, lorsqu’il faut prendre sérieusement en compte l’existence du corps, cette limitation devient dans son fonctionnement même une entrave à toute idée d’harmonie, d’homogénéité et de résolution. Sur le terrain des disciplines du savoir, cela se formule plus aisément. Nous devons maintenant parler d’une tension entre l’irréductibilité de la littérature au statut de simple outil à l’emploi du monde médical, et la croyance fortement ancrée dans les esprits selon laquelle la littérature serait un véhicule sinon de santé pure, du moins de mieux-être, d’amélioration de soi. Il y aurait donc, logée à mi-chemin de la littérature et des humanités médicales, la confusion entre une santé de la littérature et une santé dans la littérature. C’est ce qu’il nous faut maintenant examiner. Comment s’y prendre ?

Josie Billington identifie la neutralité comme l’un des « cadeaux » offerts par la littérature : « un poème ou une histoire ne se soucie pas de savoir si la personne est bien-portante ou malade[13]. » C’est dans sa structure d’ensemble qu’un texte littéraire pourra, peut-être, insuffler l’idée d’un mieux-être au malade. Mais ce sera alors une rencontre personnelle, fruit d’affinités électives entre une personnalité et un texte uniques, agissant sous l’empire d’un hasard qui nous échappe. Billington, puisqu’elle se pose la question de la santé de la littérature, insiste davantage sur des pratiques comme celle de la lecture à voix haute suivie de discussions en ateliers collectifs, là où il devient impossible de déterminer avec certitude la part de l’échange humain et celle du contenu littéraire dans le processus thérapeutique. On comprend qu’il ne suffit pas de mettre un texte littéraire dans des mains malades pour que quelque chose de mieux se produise. Ce sont les pratiques thérapeutiques dans lesquelles on convie les textes littéraires qui orienteront la santé vers une issue souhaitable ou vers l’échec.

Il devrait être évident que les ouvrages littéraires ne sont pas sains per se. Mais cette évidence, que l’on suppose présente à l’esprit de quiconque oeuvre dans les domaines académiques ou artistiques de la littérature, peut vite avoir l’effet d’un écran de fumée. En effet, elle ne signifie pas que la littérature soit exempte, dans les oeuvres qu’elle crée, dans ses lectures et dans ses réceptions critiques, de ce qu’on appellera pour le coup un impératif de santé. C’est ici que l’affaire se corse. C’est ici qu’on se voit contraints de considérer l’idée d’une santé dans la littérature, autrement dit que la littérature devrait faire propager à partir seulement d’elle-même des savoirs, des formes de pensée et des formes symboliques qui seraient salutaires devant la maladie et la souffrance. L’existence de cet impératif de santé impose des limites aux définitions possibles de la littérature au regard des humanités médicales. La première parmi ces limites est de nature existentielle. C’est la tendance à postuler qu’une vie humaine possède une nature intrinsèquement narrative. La seconde limite est somatique. Elle s’appuie sur l’idée d’une continuité entre la vie narrativisée et le corps. Spécifions aussitôt que le corps comme on l’entend ici n’existe pas en soi. Nul corps n’existe en soi. Tous sont orientés, infléchis, prédéfinis par des discours sociaux, quand ils ne sont pas subordonnés, opprimés, violentés par des systèmes qui se constituent à travers ces discours et qui s’en autorisent[14]. La continuité dont il s’agit et qui serait sous-entendue par les humanités médicales doit donc être comprise comme celle établie entre la vie individuelle, pensée narrativement, et le corps en tant qu’il est encadré, traité, modifié, normalisé, ou parfois idéalisé par le monde médical au sens large, en y incluant aussi la pharmacologie, la psychologie clinique, la recherche biomoléculaire, etc. Pour éviter la confusion avec d’autres corps façonnés par d’autres discours institutionnalisés, on parlera donc du « corps biomédicalisé ».

Identité narrative[15] et corps biomédicalisé constituent ainsi les deux pôles entre lesquels on situera le problème des rapports entre littérature et humanités médicales. Or une inégalité foncière entre ces deux pôles nous apparaît déjà. En effet, chacun ne voit pas nécessairement sa vie comme une histoire, beaucoup ne vivent pas assez vieux pour même y songer, et parmi ceux qui y adhèrent, il n’y a pas d’orientation générale qui tienne. Quant à elle, la notion de corps biomédicalisé indique autrement mieux que la simple idée de corps personnel combien sont nombreux ceux qui appartiennent aux vastes pans de la population mondiale laissés pour compte par les systèmes de santé, ou encore ceux dont l’existence est contrainte, parfois violemment, au gré des normes sanitaires fluctuantes, des traitements inadaptés, de l’influence de la biogénétique sur les écosystèmes alimentaires, et ainsi de suite. Avec le corps biomédicalisé, on aurait beaucoup de peine à trouver des exemples qui ne relèvent pas de la disproportion ou du désordre. Mais rien de cela ne semble empêcher que l’on tende toujours à plaquer l’idée d’une vie narrativement cohérente sur la concrétude d’un corps qui, bien qu’affecté aujourd’hui jusque dans ses cellules par le monde biomédical, resterait mystérieusement en phase avec elle. Le rapport entre littérature et humanités médicales nous apparaît maintenant comme un rapport voulu homogène entre deux réalités présentes chez tout un chacun, mais dans des proportions absolument inégales.

Le fait que l’on présuppose vaille que vaille une circulation sans entrave entre ces réalités dans la pensée, tout comme leur superposition harmonieuse dans le monde quotidien, est ce qui donne sa consistance et sa prédominance au problème de l’impératif de santé pesant sur la littérature. Ici la littérature ne devrait plus simplement servir de pharmacopée ou d’antidote quand l’occasion se présente, elle est plutôt sommée d’incarner l’équilibre dont on rêve pour notre propre histoire de vie, pour notre corps propre, et pour le lien qu’on imagine les unir. La guérison est un retour à l’ordre, la santé est l’oubli même de la possibilité du désordre, et la littérature devrait avoir la faculté inépuisable d’offrir non seulement des exemples, mais avant tout des formes de pensée et de savoir idoines. La raison d’être et la mission de la médecine consistent à honorer la vie à l’encontre de sa déréliction, à atténuer dans la mesure du possible les souffrances physiques et mentales par les soins apportés, et à améliorer les conditions physiologiques et, par extension, la qualité de vie des individus et des populations. Quand on les voit difractées à travers le prisme des humanités médicales aujourd’hui, cette raison d’être et cette mission prennent la forme devenue complexe d’une relation tripartite. Cette relation réunit désormais la notion de santé, puis l’intégrité de la personne incarnée dans un corps (le « soi »), et enfin l’identité narrative, c’est-à-dire le maintien de cette intégrité dans le temps et le langage. Or croire que la littérature devrait seulement témoigner, en après-coup, de la valeur de cette relation tripartite serait faire erreur. Ce qu’on attend de la littérature, c’est qu’elle préfigure cette relation.

Comprenons bien qu’il ne s’agit pas de rejeter en bloc, ni même de discréditer une telle répartition des choses pour les humanités médicales. L’importance que celles-ci accordent aux formes narratives (cela même pour la poésie, souvent) s’aligne avec une tradition philosophique bien établie et respectée, pour laquelle l’identité narrative joue un rôle crucial dans la constitution de la personnalité et dans le projet d’une vie bien vécue, une « vie bonne ». La littérature savante est considérable à cet égard. De surcroît, la médecine narrative, en particulier, doit beaucoup au champ large de la narratologie en ce qu’il a su tant bien que mal s’émanciper de ses assises structuralistes originelles d’une part, et de son ancrage passéiste dans les canons traditionnels des littératures nationales d’autre part. Cela dit, l’idée d’une vie narrativisable en quelque sorte naturellement, ou encore l’idée d’une vie mieux vécue parce que mise en récit, ont fait l’objet de critiques sérieuses, en particulier dans le champ des narrative studies, où l’on a mis en évidence combien le référent de la chose était plus qu’indéterminé (qu’est-ce qu’une vie ?), et combien l’idée d’un découpage chronologique était plus qu’arbitraire[16]. On dira seulement ici, pour paraphraser le philosophe William James[17], que si la vie narrativisée, et à plus forte raison l’identité narrative, peuvent tout à fait être des fictions, leurs effets n’en seront pas moins bien réels. La personne hospitalisée, celle vivant avec une maladie chronique, ou encore celle qui, sans être malade, demeure affectée, parfois traumatisée par son passage dans un système de santé, auront toute légitimité de se poser la question sur l’avant, sur l’après dans leur vie propre, et sur la trajectoire que cela inscrit dans le temps. Poser cette question consiste à déjà se trouver dans une pensée de la narrativité.

La santé, cet objet impossible

Il faut donc réitérer que, jusqu’à nouvel ordre et en regard du sens commun, quelque chose comme une identité narrative demeure au centre de nos préoccupations face à la notion de santé. Nulle surprise, donc, à voir la forme narrative tenir le haut du pavé dans le cadre interdisciplinaire des humanités médicales. Si la santé peut se définir une première fois, en biologie, comme le maintien dans le temps de l’équilibre d’un organisme avec ses fonctions inhérentes, et si pour nous, depuis 1946, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a élevé cette définition à celle d’un « état de complet bien-être physique, mental et social, [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité[18] », on voit alors mieux en quoi l’identité narrative peut être conçue comme contrepartie privilégiée de ces définitions, avec ce que cela comporte d’impact immédiat sur nos conceptions de la littérature.

La table était depuis longtemps dressée afin qu’une telle conception de la santé soit reconduite dans les rapports entre littérature et humanités médicales. On construira l’échantillon que l’on veut parmi les philosophes de la santé, et la santé conçue comme équanimité ne manquera pas d’y occuper une place prépondérante. En tournant notre attention vers l’Europe, on se rappellera que cette conception a été le plus fameusement formulée dans le cadre moderne par le chirurgien français René Leriche qui, en 1936, désigna la santé comme « la vie dans le silence des organes[19] », phrase qui servit de point de départ aux travaux de Georges Canguilhem sur la notion de norme en biologie et en médecine, lesquels influencèrent toute une génération en sciences humaines. Dix ans plus tard, l’OMS offrait sa définition de la santé, citée précédemment, et qui n’a pas été modifiée depuis. La philosophie lui emboîta le pas. Hans-Georg Gadamer parle de la santé comme du « rythme de la vie ; un procès permanent où l’équilibre se réétablit lui-même[20] ». Roberto Mordacci rappelle combien l’idée de santé est analogue pour nous à celle de plénitude : « La plénitude exprime l’expérience de la vie dans l’intégrité et la totalité unifiées des parties d’un organisme vivant, le bon fonctionnement vécu du corps en bonne santé. Cette condition apparaît comme prémisse au plein épanouissement de la vie elle-même […], une ouverture des possibilités pour l’individu[21]. » Miguel Kottow insiste : « On s’est traditionnellement entendu pour dire que la santé est vécue par le corps vivant comme un état d’adaptation silencieuse et adéquate aux défis existentiels rencontrés par la personne, en l’absence d’inconfort ou de perturbations durables[22]. » L’idée confine presque au lieu commun : on ne parle de la santé que lorsqu’elle se brise[23]. La littérature serait-elle alors tout indiquée pour qu’on la restreigne au rôle de « réparatrice », à l’instar du portrait que certains ont voulu en faire en lien avec les éthiques du soin[24] ?

Je l’ai souligné, il y a une tendance certaine à surestimer la dépendance mutuelle et sémantique entre notre corps biomédicalisé et l’idée que l’on se fait de notre vie comme structure narrativisée. Nous croyons à une histoire cohérente et potentiellement unifiable en filigrane du cours désordonné de nos jours de la même façon dont nous croyons que notre corps est un système au fonctionnement idéalement harmonieux. Perdre la santé puis la recouvrer, guérir en un mot, implique alors non pas seulement de recouvrer, séparément, une histoire et un corps cohérents, mais aussi de réharmoniser leur relation dans notre imaginaire. Que la guérison soit souvent pensée comme une forme de croissance, avec le passage parfois par des deuils terribles, ne fait qu’accentuer l’idée d’une dimension narrative à l’oeuvre. On comprend alors pourquoi les humanités médicales, dans leurs orientations générales jusque dans leurs applications pédagogiques, finissent par se concentrer sur la maladie avant de se questionner sur la santé. Il s’agit bien « d’honorer les récits de la maladie[25] », c’est-à-dire de penser l’expérience de la maladie comme un passage qui permet d’accéder au langage afin de parvenir à la dignité, et éventuellement, quand c’est possible, à la guérison. L’implicite dans cela est que la santé restera une expérience à la fois parfaitement commune et parfaitement indicible. Une espèce de non-état au regard du langage et de la narration ; ce dont on n’a pas besoin de parler tant que ça n’est pas déséquilibré ou menacé. Mais quand la santé devient déséquilibrée ou menacée, elle n’est déjà plus la santé.

À y regarder de plus près, on constate que nous n’hésitons pas du tout à multiplier les représentations dérivées de l’expérience première, intuitive et informe, de la santé. Nous le faisons dans l’impératif consistant à cultiver, et avec cela à normaliser, une équanimité de fond quand il est question de représenter le corps biomédical. Impératif, nous le voyons mieux maintenant, lui-même ancré dans la confiance aveugle en ce que notre corps et notre identité narrative sont les parties d’une même séquence signifiante où l’incohérence, quand elle se présente, doit être idéalement absorbée dans une confiance à vrai dire aussi ancienne que celle que véhiculait l’idée d’un « esprit sain dans un corps sain » du poète latin Juvénal. Que le corps soit dominé par la fatigue ou en proie à la mélancolie, on en appellera à l’activité totalisante de la mindfulness. Que les capacités physiques d’une personne soient soudain atteintes, on recourra à des scénarios de réhabilitation et de remise en forme afin qu’un retour à la normalité s’effectue[26]. Que l’on entame une psychothérapie de nos jours et le mot anglais de « journey » risquera fort d’être lancé dès ses débuts, le parcours ou l’itinéraire personnel étant, avec la mention de ce seul mot, projeté dans un cadre narratif d’intellection posé en a priori et qu’on imagine présent chez tous les patient·e·s. Et bien sûr, que la maladie frappe et on en appellera au langage, à la narration pour préserver le sens et, dans l’échange clinique, pour que la personne atteinte puisse concourir à sa propre thérapie, ou encore afin qu’elle puisse en témoigner. En somme, le corps biomédicalisé et l’identité narrative sont pensés comme un continuum dans lequel l’équilibre purement intuitif qui caractérise pour nous la santé accède à la visibilité, à la sémantique. Mais comment ne pas voir que ce continuum est lui-même un outil ? L’utilité de penser ensemble la santé, le corps biomédical et l’identité narrative est incontestable dans le contexte thérapeutique. Mais il n’y a pas de garantie que le continuum soit le même pour tout un chacun ni qu’il tienne en tous lieux ; les humanités critiques en santé nous l’enseignent d’ailleurs avec éclat. C’est pourquoi nous touchons là à ce qui reste aujourd’hui le moins bien formulé dans la relation entre littérature et humanités médicales.

En réalité, le rapport tripartite entre la santé, l’identité narrative et l’intégrité du corps existe dans un état de flux continuel. Entendons par là que c’est un rapport appelé à changer, en lien avec les mutations profondes dans les pratiques et les technologies de la science biomédicale, comme dans les dispositions elles aussi fluctuantes des mentalités envers ces pratiques et ces technologies. Notre corps biomédical, le regard porté sur notre santé, notre désir et notre capacité d’en parler et de lire ou de faire de la littérature à propos d’eux, sont affectés par la matérialité de notre existence. En bref, ils sont historicisés. Il y a en réalité plusieurs histoires contenues dans notre corps biomédicalisé. Certaines sont en dormance depuis l’origine, d’autres nous viennent d’avant l’origine, avec l’héritage génétique. D’autres encore surviennent comme l’accident qui détruit, amoindrit ou transforme le corps[27]. La littérature possède ce savoir historicisé, en quelque sorte, de manière constitutive, elle s’élabore en grande partie sur lui. Les humanités médicales ont encore besoin de le découvrir et de l’adapter à leurs modèles et à leurs discours dominants. L’expérience d’accouchement en hôpital, dans un milieu trop souvent systématisé, normalisant et minuté, qui laissera chez nombre de femmes un trauma – les témoignages ne manquent pas – peut confiner à un sentiment de dépersonnalisation. Cette forme de violence que celles qui ont vécu une telle expérience dénoncent et que l’institution dément encore fréquemment, montre bien la division entre deux rapports au corps inconciliables. L’un dit que l’équilibre reviendra, l’autre sait que non, et cela littéralement jusque dans sa chair. Le bénéficiaire d’une greffe d’organe, surtout dans les cas d’une transplantation cardiaque, dira sans doute que le « soi » qui désirait la guérison n’est pas tout à fait le même « soi » qui se voit possesseur d’un nouvel organe vital en train de fusionner, non sans quelque péril, avec ses viscères. Dans ce « pas tout à fait », il y a un univers. Quelle image du soi en ressort ? Quelle pensée pour l’histoire de vie ? Pour le corps ? À l’arrivée, on constate que l’orientation épistémologique et technologique du monde de la santé tend aujourd’hui, sans conteste, à élargir plutôt qu’à réduire l’écart entre un soi narrativisé et son corps biomédicalisé.

Les humanités médicales véhiculent l’idée que la médecine, au contraire, ne devrait avoir de cesse de réduire cet écart, dès lors qu’elle convie la littérature dans la clinique, dans la salle de cours et dans la recherche. Par conséquent, le sujet à l’intersection de la littérature et des humanités médicales – ce sujet qui devrait toujours tendre vers la santé – risque plus souvent qu’autrement de se voir idéalisé, modélisé ou normalisé. Ce qu’il faut pourtant, c’est le circonscrire et le problématiser à nouveau dans ses limites et ses points de fuite contemporains, afin que ceux-ci puissent être dépassés au même titre qu’on voudrait voir la maladie et la souffrance le devenir.