Comptes rendus

Joseph Fishkin et William E. Forbath, The Anti-Oligarchy Constitution. Reconstructing the Economic Foundations of American Democracy, Cambridge : Harvard University Press, 2022, 632 pages[Notice]

  • Jean-Fabien Spitz

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  • Jean-Fabien Spitz
    Université Paris I Panthéon-Sorbonne

Les mythes ont décidément la vie dure, en particulier celui qui veut que, en matière d’économie politique, la culture américaine soit uniformément dominée par ce qu’on appelle en France l’ultralibéralisme, c’est-à-dire par une défense résolue de la propriété privée et du droit de contracter, en leur sens le plus absolu. Dans un ouvrage volumineux, deux universitaires américains, tous deux professeurs de droit, montrent au contraire que la constitution des États-Unis possède, depuis l’origine, une dimension anti-oligarchique très affirmée qui implique que l’économie doit être structurée au nom de l’impératif cardinal consistant à garantir à l’ensemble des citoyens une liberté conçue en termes d’indépendance matérielle ou de non-domination. Les fondateurs ont en effet, selon les auteurs, voulu fonder une république, c’est-à-dire une société d’individus qui possèdent, outre les droits personnels indispensables à la garantie contre le pouvoir public, les moyens matériels d’échapper à la vulnérabilité et aux pressions du pouvoir privé. Pour eux, il était clair qu’il ne saurait y avoir de liberté sans les moyens matériels de celle-ci. La mise en oeuvre de ce principe implique une économie politique républicaine (ce que les auteurs appellent une tradition de la démocratie des chances « democracy of opportunity tradition » (p. 3-5), c’est-à-dire une structuration de l’économie destinée à garantir les conditions de l’indépendance de chacun. Dans les débuts de la république américaine, cet objectif passait par l’instauration d’une stricte égalité des droits — des droits personnels comme des droits économiques de propriété et de contrat — et par une lutte déterminée contre une intervention de l’État dans l’économie qui, dans le contexte de la première république avait toujours pour objet et pour conséquence de conférer à certains acteurs économiques des privilèges (des concessions, des monopoles, des tarifs douaniers protecteurs) leur permettant d’exercer une domination sur des acteurs moins puissants. Dans les conditions de la première moitié du xixe siècle, le laissez-faire et l’égalité des droits étaient donc bien les moyens adéquats de l’accès de tous à l’indépendance en raison de l’abondance de la terre et du prix élevé du travail qui permettaient à quiconque le désirait de passer du statut de salarié à celui de producteur indépendant. C’est l’économie politique de Thomas Jefferson et d’Andrew Jackson ; et, jusqu’au milieu du xixe siècle, Lincoln demeurera persuadé que, aux États-Unis — terre d’opportunités — le salariat et la domination qu’il implique ne sont pas un destin, et que chacun est en mesure, par le travail, d’accéder à une propriété qui garantit sa liberté. Cependant, les jeffersoniens n’ont jamais considéré la non-intervention de l’État dans l’économie, ni la protection de la propriété privée et du droit de contracter, comme des dogmes, mais seulement comme des moyens permettant le développement d’une société de liberté dans les conditions où cet accès aux conditions de l’indépendance demeurait ouvert à tous. Jefferson, en s’appuyant sur Smith, accordait donc du prix au pouvoir émancipateur des marchés libres, mais il n’hésitait jamais à recourir à des mesures constitutionnelles et législatives pour assurer l’indépendance des plus pauvres et construire le cadre institutionnel d’une société libre. Il n’avait aucun doute sur le fait que la garantie de l’indépendance de l’ensemble des citoyens était l’objectif ultime de la constitution et la condition du caractère républicain de la société nouvelle. Il n’avait aucun doute non plus sur le fait que ce caractère républicain impliquait que chacun puisse échapper non seulement à la domination oppressive de l’État, mais aussi à celle de la puissance privée et de la propriété concentrée. C’est la raison pour laquelle, dans la déclaration d’indépendance, il a remplacé la formule initiale qui parlait de la « protection de …

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