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Plusieurs lecteurs de Wittgenstein ont souligné le fait qu’on est aux prises avec un dilemme dans les considérations sur la notion de suivre une règle. Néanmoins, ils ne s’accordent ni sur ce qui est en jeu dans ce dilemme, ni sur la solution ou la dissolution que propose Wittgenstein. La version la plus connue et controversée est celle présentée par Kripke, qui le comprend comme un paradoxe sceptique en généralisant la critique quinienne du « mythe de la signification » à tout le langage : il n’y aurait aucun fact of the matter, c’est-à-dire qu’il n’y aurait aucun fait passé qui justifierait l’application présente et future des règles[2]. Cette lecture repose sur une interprétation sui generis du §201 des Recherches philosophiques, où Wittgenstein, d’après Kripke, présente le paradoxe suivant et y souscrit : « Une règle ne pourrait déterminer aucune manière d’agir, étant donné que toute manière d’agir peut être mise en accord avec la règle »[3]. Qu’on prenne, par exemple, la fonction mathématique d’addition. Selon Kripke, un sceptique pourrait bien remettre en question ma compréhension de cette fonction, en disant que, quand j’ai utilisé le symbole « + » dans le passé, je l’ai fait différemment que je ne le pensais. Il n’y a donc aucun fait passé auquel nous pouvons faire appel pour savoir si j’ai utilisé le symbole « + » pour désigner la fonction « plus » ou n’importe quelle autre fonction, par exemple, « quus »[4] :

Et comme on ne peut pas répondre au sceptique qui suppose que je signifiais quus, c’est donc que rien ne permet de distinguer entre le fait pour moi de signifier plus et le fait de signifier quus. En réalité, rien ne permet de distinguer entre le fait pour moi de signifier une fonction spécifique par « plus » (déterminant mes réponses dans les cas nouveaux) et le fait de ne rien signifier du tout[5].

Selon Kripke, le problème se pose parce que « pour un individu pris isolément, l’idée qu’une règle guiderait celui qui l’adopte ne peut avoir aucun contenu réel »[6]. La solution sceptique du paradoxe consiste donc à définir la signification d’une règle, d’un mot, etc. par les conditions d’assertabilité déterminées par la communauté : « notre collectivité peut affirmer de tout individu qu’il suit une règle s’il réussit les tests propres à l’acte de suivre une règle qui s’appliquent à tout membre de la collectivité »[7].

On sait que la lecture kripkéenne a été critiquée plusieurs fois. Contre une telle lecture, on a souvent soulevé que les remarques de Wittgenstein ne devraient pas être interprétées comme un argument sceptique, mais comme une reductio ad absurdum. Baker et Hacker, par exemple, soutiennent que dans §201 des Recherches, la réponse au paradoxe est avancée sous la forme d’un tel argument : « si tout peut être, selon une interprétation arbitraire quelconque, mis en accord avec la règle, alors tout peut aussi, de la même manière, la contredire (…) Par conséquent, les notions mêmes d’être en accord et en conflit sont dépourvues de tout sens »[8]. Selon ces commentateurs, la lecture kripkéenne a tort dans la mesure où elle considère que Wittgenstein souscrit au paradoxe sceptique, c’est-à-dire qu’une telle lecture a tort car, tout d’abord, elle accepte comme une de ses prémisses l’assimilation de la règle à une interprétation. Au contraire, il est nécessaire, selon eux, de montrer qu’on doit rejeter la prémisse qui sous-tend le paradoxe, et la façon de le faire serait de montrer que l’acceptation de cette prémisse conduit à une conclusion inacceptable. À mon avis, Baker et Hacker ont raison de dire que la lecture kripkéenne a tort. Cependant, je ne suis pas d’accord sur le fait que l’« argument » présenté par Wittgenstein prend la forme d’une reductio ad absurdum. En suivant la lecture dite résolue de Wittgenstein, je veux présenter une lecture de rechange à la lecture kripkéenne aussi bien qu’à l’interprétation de Baker et Hacker. Je crois que caractériser correctement le malentendu de ces lectures nous permet de voir la bonne façon de lire les remarques de Wittgenstein sur « suivre une règle ». Autrement dit, je veux montrer que ce qui ne va pas dans la lecture de Kripke et de ses critiques peut révéler la bonne façon de comprendre les remarques de Wittgenstein, dans la mesure où ces lectures sont toujours soumises à la confusion philosophique que Wittgenstein veut dissoudre.

On peut dire que, d’après Kripke, le but de Wittgenstein est de montrer (1) que la possibilité de suivre une règle repose sur certaines conditions ; (2) que l’acte de suivre une règle par une personne considérée isolément ne satisfait pas à ces conditions, et par conséquent (3) qu’une telle hypothèse est impossible. Une telle caractérisation de la lecture kripkéenne est une adaptation de la caractérisation proposée par James Conant des lectures orthodoxes de l’« argument du langage privé »[9]. Cette adaptation est justifiée, à mon avis, parce que Kripke entend établir la bonne façon de lire deux « chapitres » des Recherches, notamment les paragraphes consacrés à la notion de suivre une règle et ceux présentant le prétendu « argument du langage privé ». De plus, son but est de montrer que l’essentiel de l’« argument du langage privé » est déjà dans les paragraphes consacrés à la notion de suivre une règle. Cet argument, d’après la lecture orthodoxe considérée par Conant, a pour but de montrer qu’un langage privé est une chose qui ne peut pas exister, précisément parce que cela irait contre ce qui, selon les Recherches, doit être le cas pour que n’importe quel langage soit possible. Bien que la cible ne soit plus l’idée d’un langage illogique, comme c’était le cas dans le Tractatus logico-philosophicus, mais celle d’un langage privé, la conclusion générale est la même : un langage privé est quelque chose qui ne peut pas exister, et pas seulement pour une raison contingente. Le caractère non contingent de cette impossibilité (et d’autres impossibilités semblables) nous apparaît clairement dès que nous nous rendons compte que lorsque nous essayons de parler de ce que nous imaginons éventuellement lorsque nous pensons qu’il pourrait exister un langage privé, « nous finissons par dire des non-sens ; et nous en arrivons là parce nous finissons par violer les conditions de possibilité du discours pourvu de signification »[10]. Or un tel argument semble tomber sous le coup de l’objection suivante :

L’argument cherche à montrer que l’idée même d’un langage privé est intrinsèquement dénuée de sens, et ne saurait donc être un objet de discours ; mais, pour autant qu’on parle d’un « langage privé » dans le but d’argumenter contre la possibilité d’un tel langage, l’argument semble présupposer la possibilité d’un langage dans lequel il soit possible de parler d’un langage privé et de former des pensées à son sujet — des pensées comme : « un langage privé est impossible ». La « pensée » qu’« un langage privé est impossible » est-elle une pensée ou non ? Est-ce quelque chose de pensable ? La structure même d’un tel argument — qui entend démontrer que l’idée même d’un langage privé ne peut faire sens — semble présupposer l’intelligibilité de ce dont il cherche à montrer l’inintelligibilité.[11]

La même objection vaut pour l’interprétation kripkéenne des remarques de Wittgenstein sur « suivre une règle ». Selon Kripke, la possibilité de suivre une règle repose sur certaines conditions, notamment les conditions d’assertabilité déterminées par la communauté. Or l’acte de suivre une règle fait par un individu considéré isolément ne satisfait pas à ces conditions, et par conséquent une telle hypothèse doit être rejetée. Cependant, pour qu’un tel argument soit valide, il faut que l’hypothèse même d’une personne considérée isolément suivant une règle ait un sens, tandis que l’argument cherche à montrer que cette hypothèse est impossible pour les mêmes raisons qu’un « langage privé » est impossible. En d’autres termes, les considérations wittgensteiniennes sur « suivre une règle » cherchent à montrer que, si un individu est considéré isolément, la règle qu’il suit n’a pas de signification, mais lorsqu’on parle d’un individu considéré isolément afin d’argumenter contre cette hypothèse, on présuppose l’intelligibilité de l’idée d’une personne suivant une règle de façon isolée. Comme le souligne Cora Diamond, la phrase « Smith suit une règle dont on ne peut concevoir que quelqu’un d’autre que Smith la comprenne » doit être écartée du langage non en raison de ce qu’elle devrait vouloir dire si nous devions nous en tenir aux significations déterminées pour ses parties de façon indépendante, mais en raison du fait qu’elle se trouve dans la même position que la phrase « Smith suit un abracadabra »[12]. On voit alors que la structure de l’argument qu’on suppose être implicite dans les considérations sur « suivre une règle » semble présupposer l’intelligibilité de ce dont l’argument lui-même cherche à montrer qui n’est pas pourvu de sens.

On pourrait en dire autant de la lecture de Baker et Hacker. Selon eux, la relation entre une règle et ses applications est une relation interne, et la proposition qui exprime une telle relation est une proposition grammaticale. Ainsi, concevoir le rapport entre une règle et ses applications comme externe, parce que médiatisé par une interprétation, reviendrait à nier une proposition grammaticale, et cela signifierait violer les règles de l’usage d’une expression. Or, du point de vue de la lecture résolue, c’est précisément contre la possibilité d’une telle violation que Wittgenstein s’est élevé depuis le Tractatus. De même que, selon le Tractatus, il ne peut y avoir de pensée illogique qui violerait la syntaxe logique du langage, puisque ce qui est au-delà des limites du sens est « simplement dépourvu du sens » ; dans la philosophie tardive de Wittgenstein, il ne peut y avoir de violation des limites de la grammaire. Dans leur critique de Kripke, Baker et Hacker expliquent qu’ils comprennent le paradoxe sceptique comme un non-sens déguisé, et qu’ils considèrent le scepticisme à l’égard des règles comme un déni d’une vérité conceptuelle et, dans cette mesure, une violation des limites du sens :

Loin d’accepter le paradoxe de §201 et de le surmonter par une « solution sceptique », Wittgenstein montre qu’ici, comme ailleurs, un paradoxe n’est un paradoxe que dans un contexte problématique. Si on y remédie, le paradoxe disparaîtra. Car tout paradoxe est un non-sens déguisé (et ce paradoxe n’est même pas déguisé !)[13].

Il est largement admis en tant que vérité conceptuelle que comprendre une proposition, c’est savoir ce qui a lieu quand elle est vraie. Le parallèle avec les règles est au moins aussi plausible, à savoir que comprendre une règle, c’est savoir ce qui compte comme agir sur elle. Ce que ce truisme exclut comme inintelligible, c’est l’hypothèse qu’une règle peut être comprise sans savoir comment elle devrait être appliquée (…) Le sceptique à l’égard des règles est en conflit avec une vérité conceptuelle qui exprime une relation interne entre les règles et leurs applications (…) le scepticisme à l’égard des règles viole les limites du sens en concluant qu’il n’y a pas de place pour une connaissance objective de l’accord et du conflit avec des règles[14].

L’approche de Baker et Hacker pose au moins trois problèmes. Premièrement, ils attribuent à Wittgenstein ce que l’on peut appeler une « conception substantielle du non-sens ». Cette conception distingue incorrectement deux types de non-sens : le non-sens pur, qui est simplement inintelligible et qui n’exprime aucune pensée, et le non-sens substantiel, qui implique une « violation de la syntaxe logique » dans le cas du Tractatus, ou une « violation de la grammaire » dans le cas du soi-disant deuxième Wittgenstein. Je ne m’attarderai pas là-dessus, car cela a été suffisamment critiqué par James Conant et Cora Diamond[15]. Deuxièmement, ils font appel à la notion de relation interne, que Wittgenstein ne mentionne à aucun moment dans ses réflexions sur « suivre une règle » dans les Recherches philosophiques[16]. Troisièmement, en affirmant que la solution au paradoxe est une reductio ad absurdum, les commentateurs sont soumis à la même objection que la lecture kripkéenne. On pourrait se demander : « comment un argument de réduction pourrait-il aboutir à une véritable conclusion, en révélant la pure absurdité de son point de départ apparent ? »[17]. L’argument sous la forme d’une reductio ad absurdum présuppose l’intelligibilité de la prémisse qu’il cherche lui-même à démontrer comme inintelligible, car la prémisse est la négation d’une proposition grammaticale et, dans cette mesure, elle viole une règle de la grammaire.

Afin d’éviter de tels problèmes, je prends comme point de départ la lecture proposée par John McDowell. Il souligne aussi que Kripke assimile erronément la compréhension d’une règle à son interprétation. Mais, contrairement aux approches orthodoxes, il montre que cette assimilation impose un « dilemme intolérable » qui consiste à choisir entre une mythologie fantastique selon laquelle la signification de la règle est déterminée par une machine super-rigide et le paradoxe selon lequel sa signification n’a pas de contenu. À ce propos, il écrit :

Le problème de Wittgenstein est de se frayer une voie entre Scylla et Charybde. Scylla est l’idée que la compréhension est toujours une interprétation. L’idée est désastreuse, parce que l’adopter nous accule au dilemme ci-dessous : le choix entre le paradoxe que la signification n’a pas de substance, d’un côté, et la mythologie fantastique d’une interprétation d’une machine super-rigide de l’autre. Nous pouvons éviter Scylla en soulignant que, par exemple, nommer quelque chose « vert » peut être comparé à crier « à l’aide ! », lorsqu’on est en train de se noyer — simplement que l’on a appris à réagir à cette situation. Mais nous risquons alors de nous diriger vers Charybde — vers l’image d’un niveau fondamental où il n’y a pas de normes ; si nous l’adoptons, comme je l’ai suggéré, nous ne pouvons alors empêcher la signification de n’apparaître que comme une illusion. L’enjeu du §198 et d’une partie des §§201-202 est d’établir que la clé pour trouver une solution intermédiaire indispensable est l’idée de coutume ou de pratique. Comment une performance peut-elle n’être qu’une réaction aveugle à une situation, et non une tentative de se conformer à une interprétation (éviter Scylla), tout en restant un cas de suivi de la règle (éviter Charybde) ? La réponse est : par l’appartenance à une coutume, à une pratique ou à une institution[18].

Partant de cette approche, je veux éclairer en quel sens on doit comprendre l’affirmation de Wittgenstein dans la suite du §201, selon laquelle « il y a une saisie de la règle qui n’est pas une interprétation, mais qui se manifeste dans ce que nous appelons “suivre la règle” et “aller à son encontre” selon les cas de son application »[19]. Cependant, j’ai l’intention d’aller au-delà de la conclusion de McDowell selon laquelle le dilemme n’est pas contraignant. Comme j’ai essayé de le montrer jusqu’ici, le paradoxe tel que compris par Kripke est dépourvu de sens. Le dilemme examiné par McDowell l’est aussi. À cette fin, je vais présenter un commentaire des §§238-242 des Recherches philosophiques, en attirant l’attention sur un des aspects souvent négligés par les commentateurs, notamment, la dimension temporelle du langage. L’examen de la relation entre la dimension temporelle du langage et l’activité de suivre des règles entend présenter de nouveaux arguments en faveur d’une lecture résolue.

Dans les §§238-239, Wittgenstein reprend les deux côtés de ce que McDowell appelle le « dilemme intolérable » :

Pour que la règle puisse me sembler produire par avance toutes les propositions qui découlent d’elle, il faut que ces propositions aillent de soi pour moi. Tout comme il va de soi, pour moi, de nommer « bleu » cette couleur. (Les critères du fait que telle chose « va de soi » pour moi).

Comment saura-t-il quelle couleur il doit choisir quand il entend « rouge » ? — C’est très simple : Il doit prendre la couleur dont l’image lui vient à l’esprit à l’audition du mot. — Mais comment saura-t-il quelle couleur est celle « dont l’image lui vient à l’esprit » ? Cela nécessite-t-il un critère complémentaire ? (Il y a certes le procédé suivant : choisir la couleur qui nous vient à l’esprit à l’audition du mot…)

« “Rouge” signifie la couleur qui me vient à l’esprit quand j’entends le mot “rouge” » — serait une définition. Et non une explication de l’essence de la désignation par un mot.[20]

L’expression selon laquelle, dans une certaine conception, la règle semble produire « par avance toutes les propositions qui découlent d’elle » peut être comprise, à première vue, de la façon suivante : étant donné une règle, il semble, comme le disait l’interlocuteur dans le §219, que « les passages sont en réalité tous effectués ». Si nous acceptons cette « description mythologique », tout se passe comme si l’attribution d’un sens à une expression quelconque, par exemple « +2 », impliquait, en même temps, que des lignes étaient tracées dans l’espace, et comme si ces lignes déterminaient toutes les applications qui suivent le point de départ de la série. Qu’on se rappelle la métaphore du §218 : « Eh bien, au lieu de la règle, nous pourrions imaginer des rails. Et à l’application non délimitée de la règle correspondraient des rails infiniment longs »[21]. Dans cette description, le sens de la règle transcende l’ensemble fini de ses applications présentes et passées et contient en quelque sorte toutes ses applications possibles (présentes, passées et futures). Selon cette description, suivre une règle présuppose « la maîtrise d’une pratique [qui] est dépeinte comme quelque chose comme l’engrènement de roues mentales sur ces rails existant objectivement »[22]. Si les rails sont là indépendamment de nos réponses et de nos réactions, pour que la « description mythologique » ait du sens, c’est-à-dire pour que la règle puisse « sembler produire par avance toutes les propositions qui découlent d’elle », nous devons prendre un point de vue indépendant des réponses qui caractérisent un participant de la pratique. Tout se passe comme si nous pouvions contempler la relation que notre langage entretient avec la réalité et, donc, contempler nos propres pratiques depuis « un point de vue oblique (a view from sideways on) — d’un point de vue qui est indépendant de toutes les activités et réactions »[23]. Le fait que nous ne puissions pas nous placer dans cette perspective en dehors de nos pratiques signifie que nous ne pouvons pas saisir instantanément toute la série « 2, 4, 6, 8,… ». Il y a donc un décalage entre la supposition d’une série infinie et notre capacité à ne saisir qu’un fragment fini de cette série :

Supposons que nous demandions à la personne ce qu’elle fait, et qu’elle dise « Tu vois, je suis en train d’ajouter 2 à chaque fois ». Cette manifestation apparente de compréhension n’aura été accompagnée, quel que soit le moment où elle intervient, que par un fragment au plus fini de la série potentiellement infinie des comportements dont nous voulons dire que la règle les dicte. La même chose vaut pour n’importe quelle autre manifestation de compréhension. Par conséquent, le témoignage probant que nous avons, à n’importe quel stade, de la présence de l’état dépeint, est compatible avec la supposition que, à quelque occasion future de son exercice, le comportement divergera de ce que nous compterions comme correct, et ce, pas simplement du fait d’une erreur[24].

La supposition selon laquelle, à quelque occasion future de son exercice, le comportement diverge de ce que nous compterions comme correct est due au fait que toute séquence finie de nombres est compatible avec un nombre infini de séries mathématiques, c’est-à-dire que toute séquence finie d’applications est compatible avec « un bon nombre d’autres règles »[25]. Supposons que quelqu’un nous présente la séquence suivante « 3, 5, 7 ». En considérant cette séquence isolément, il est impossible de savoir s’il s’agit d’un fragment de la série des nombres premiers ou de la série des nombres impairs[26]. Plus que cela, on pourrait dire que la saisie de l’ensemble complet d’applications correctes est sous-déterminée par l’ensemble fini d’applications présentes et passées de la règle. Même si nous supposons que la série infinie est donnée, le fait que nous ne saisissions qu’un fragment fini de cette série signifie que nous ne pouvons pas savoir, comme le montre l’exemple ci-dessus, de quelle règle il s’agit. Le fait que nous ne saisissons que des sous-ensembles finis d’application de la règle peut soulever le doute qu’il s’agit toujours d’une règle différente.

Le §239 reprend l’autre côté du dilemme, notamment le paradoxe selon lequel la règle « ne peut déterminer aucune manière d’agir ». La question posée par l’interlocuteur fait écho à la question qui était déjà posée au début du §198. Dans un cas, la question porte sur le rapport entre un certain mot et l’acte de prendre l’objet désigné (« Comment saura-t-il quelle couleur il doit choisir quand il entend “rouge” ? »), dans l’autre, elle porte sur le rapport entre une expression et l’acte de suivre la règle dont cette expression est censée être la formulation (« Mais comment une règle peut-elle m’enseigner ce que j’ai à faire à telle place ? »). Il ne s’agit pas de problèmes distincts, comme l’a souligné Wittgenstein dans une remarque publiée dans les Remarques sur les fondements des mathématiques, qui figurait dans la version préliminaire des Recherches philosophiques :

Comment sais-je que dans le cours de la série +2, je dois écrire :
« 20 004, 20 006 »
et non pas
« 20 004, 20 008 » ?
— (Question similaire : « Comment sais-je que cette couleur est le rouge ? »)[27].

Ce parallèle montre que Wittgenstein renvoie dans le § 239 au problème qui est à l’origine du paradoxe présenté dans les §198 et §201. Il semble nécessaire d’introduire une interprétation qui permettrait de comprendre une expression quelconque en tant que formulation d’une règle ou, selon le §239, un critère qui permettrait de comprendre un mot désignant une couleur et l’action de prendre un objet de la couleur qui correspond au mot. Or si une expression de règle ne peut être comprise qu’à travers une interprétation, on peut se demander comment nous devrions comprendre cette interprétation. Si cela doit à son tour être réglé par une nouvelle interprétation, on doit poser la question à un nouveau niveau, un niveau soi-disant plus profond[28]. S’il doit y avoir une interprétation en tant qu’un tertium quid, on tombe dans une régression infinie, parce que, si l’interprétation n’est qu’une autre formulation de la règle, elle doit aussi être interprétée et, pour le faire, on aurait besoin d’une autre interprétation et ainsi de suite. Le recours à une image mentale ne pourrait pas non plus être le critère pour que quelqu’un prenne un objet désigné par un mot, parce que, comme le disait Wittgenstein dans le Cahier bleu, « on est tenté d’imaginer ce qui donne vie à la phrase comme quelque chose qui relève d’une sphère occulte, qui accompagne la phrase. Mais tout ce qui pourrait l’accompagner ne serait jamais pour nous qu’un autre signe »[29]. Quoique la question « cela nécessite-t-il un critère complémentaire ? » n’ait pas obtenu de réponse, elle devrait être positive du point de vue de celui qui accepte le problème. Dans ce cas, la régression s’imposerait. Cependant, la régression infinie n’est pas le seul problème. La formulation du paradoxe, entendu en tant qu’un paradoxe sceptique, oblige le sceptique lui-même à adopter un point de vue oblique sur le langage, parce qu’on ne peut dire qu’un individu ne suit pas la règle qu’il croit suivre qu’en imaginant cet individu hors de la pratique de suivre la règle. Le sceptique est lui-même face au dilemme suivant :

Ou bien il reste à l’intérieur de nos jeux de langage, et son doute n’aura pas la valeur générale qu’il souhaiterait, ou bien il sera amené à parler « hors des jeux de langage », ôtant au contexte sa spécificité concrète (et par là, l’emprise de notre critère) qui nous permet de vouloir dire quoi que ce soit, et donc de dire ce que nous faisons lorsque nous utilisons ordinairement le concept en question.[30]

Assimiler la règle à une interprétation, ne serait-ce que comme prémisse d’une reductio ad absurdum, implique également de se placer en dehors de la pratique qui consiste à suivre une règle. Remplacer une expression par une autre indéfiniment signifie tourner à vide. Contrairement à ce que croient les lecteurs orthodoxes, cette hypothèse ne signifie pas qu’on viole une vérité grammaticale, mais qu’on est face à un signe qui ne symbolise rien, car on ne peut stipuler aucun contexte dans lequel il aurait une signification, précisément parce qu’il est séparé de toute pratique, quelle qu’elle soit. La régression doit être comprise comme non-sens pur et simple, car il n’y a jamais de détermination de la signification du signe qui est censé symboliser la règle. Cependant, les lecteurs orthodoxes doivent supposer que l’hypothèse selon laquelle la règle est une interprétation, a un sens — même si cette hypothèse viole la grammaire — et que, par conséquent, la régression elle-même a un sens pour que la reductio ad absurdum soit un argument concluant. Dans ce cas, la postulation d’une séquence infinie d’interprétations prend la place de la saisie d’une série infinie, ce qui signifie qu’on se place une fois de plus en dehors de la pratique effective de suivre une règle.

Néanmoins, Wittgenstein admet une compréhension non mythologique de la description[31]. L’expression « les passages sont en réalité tous effectués » peut signifier simplement que « quand je suis la règle, je ne choisis pas » (§219). Et « je ne choisis pas » parce qu’il n’y a pas de choix là où il n’y arien à choisir. Wittgenstein avait déjà remarqué dans le Tractatus qu’on ne peut « élever des doutes là où l’on ne peut poser de questions »[32]. De façon analogue, on pourrait dire qu’on ne peut choisir là où il n’y a rien à choisir. Cette idée n’apparaît qu’indirectement dans le §238, puisque la voix de l’interlocuteur n’est pas introduite explicitement. Quoique l’idée selon laquelle la règle semble produire par avance toutes les propositions, puisse mener aussi à une « description mythologique », Wittgenstein admet une version non mythologique de cette idée. Dans une certaine mesure, il est correct de dire que « pour que la règle puisse me sembler produire par avance toutes les propositions qui découlent d’elle, il faut que ces propositions aillent de soi pour moi » : les propositions qui découlent de la règle doivent aller de soi pour moi tout comme il va de soi pour moi de nommer une couleur « bleu ». Et cela doit être compris dans le sens suivant : je sais, c’est à dire, je ne doute pas de la manière d’appliquer le mot « bleu » pour qualifier un objet. Une remarque des Remarques sur les fondements des mathématiques précise qu’avoir un concept déterminé de la règle, c’est-à-dire savoir quelle est sa signification implique de savoir ce qu’on doit faire en chaque cas, et c’est précisément de cette espèce de certitude dont il s’agit :

J’ai un concept déterminé de la règle. Je sais ce que j’ai à faire en chaque cas particulier. Je sais, c’est-à-dire je ne doute pas : il m’est évident. Je dis : « Cela va de soi ». Je ne peux donner de raison[33].

Wittgenstein souligne au moins deux choses dans ce passage : 1) Si j’ai un concept déterminé de la règle, je sais comment l’appliquer sans avoir besoin d’un tertium quid, par exemple, une interprétation qui permet de passer de la règle au cas particulier ; 2) il établit une équivalence entre Je sais et Je ne doute pas. Wittgenstein critique ici, comme dans les remarques recueillies dans De la certitude, la relation de négation simpliste entre savoir et douter[34]. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’équivalence montre que si le doute du sceptique imaginé par Kripke est dépourvu de sens, la tentative de donner raison à la façon dont j’agis serait également dépourvue de sens. En disant que, lorsque je suis la règle, « m’est évident » ce que je dois faire, c’est-à-dire comment je dois agir, Wittgenstein pense à une espèce de certitude ou d’évidence qui n’est pas la certitude ou l’évidence que le sceptique met en question[35]. En bref, si je ne peux pas donner de raison d’agir d’une certaine façon, cela signifie que je ne peux pas en douter non plus, et vice versa. Le rapprochement avec les remarques recueillies dans De la certitude peut être étendu. De même que Wittgenstein dit que « le jeu de douter présuppose lui-même la certitude »[36], on peut dire que le doute du sceptique imaginé par Kripke présuppose lui-même une pratique. Comme le note Joachim Schulte :

Ce n’est qu’en rattachant règle et action à nos coutumes et aux procédés que nous avons acquis dans l’apprentissage que le rapport entre l’une et l’autre peut être établi de façon à ce que le doute et l’interprétation puissent tous deux trouver un point d’ancrage. Douter de ce que A lance la balle conformément à la règle ne peut avoir de sens que sur le fond d’une pratique qui, dans la normale, est à l’abri du doute[37].

Ces remarques sont l’arrière-plan à partir duquel on doit comprendre l’affirmation au §239 : « il y a certes le procédé suivant : choisir la couleur qui nous vient à l’esprit à l’audition du mot… ». Nous avons vu dans la citation de McDowell qu’il est possible d’éviter Scylla en soulignant que nommer quelque chose comme étant « vert » peut être comparé à crier « à l’aide ! », lorsqu’on est en train de se noyer, parce que c’est simplement la façon dont nous avons appris à réagir à cette situation, en même temps qu’il est possible d’éviter Charybde en soulignant notre appartenance à une coutume, à une pratique ou à une institution. Le procédé de choisir la couleur qui nous vient à l’esprit à l’audition du mot n’est qu’une technique d’application de la formulation de la règle ou du mot désignant une couleur. Si, d’un côté, la reconnaissance des cas en tant que cas d’application correcte de la règle dépend de la signification de la règle, d’un autre côté, la règle elle-même est définie par l’intermédiaire d’une technique d’application de sa formulation, une technique qu’on peut reconnaître dans la réitération de ses applications, c’est-à-dire dans la réitération d’une façon d’agir. Comme Wittgenstein le dit, « l’action qui suit une règle présuppose la reconnaissance d’une régularité »[38]. L’identification de la règle et de ses cas d’application correcte s’accomplit dans ce cercle vertueux. Dans un passage des manuscrits, Wittgenstein signale cette relation réciproque :

« Fais la même chose ! » Mais en disant cela, il faut que j’indique la règle. Il faut donc qu’il ait déjà appris à l’appliquer. Sinon, que signifierait pour lui l’expression de la règle ? [39]

Si je ne savais déjà comment appliquer la règle, je ne pourrais reconnaître une expression quelconque comme l’expression d’une règle déterminée. En effet, l’instruction « fais la même chose ! », en tant qu’elle est l’instruction de suivre une règle déterminée, indique qu’on ne peut séparer ce que la règle ordonne de faire de la manière dont nous avons agi au passé dans son application[40].

À la lumière de ce qu’on a dit, on peut lire le §240 comme une transition entre les deux paragraphes précédents et les derniers paragraphes du « chapitre » des Recherches philosophiques sur la notion de suivre une règle :

Aucune querelle n’éclate (disons chez les mathématiciens) pour savoir si la règle a été ou non suivie. Par exemple, on n’en vient pas aux mains à ce sujet. Cela fait partie du cadre qui permet à notre langage de fonctionner (de donner, par exemple, une description)[41].

Ce passage est repris ipsis verbis dans les Remarques sur les fondements des mathématiques, mais il est précédé de la remarque suivante :

Il est de la plus grande importance qu’entre les hommes ne survienne jamais de querelle pour savoir si la couleur de cet objet est la même que celle de celui-là ; la longueur de cette baguette la même que celle de celle-là, etc. Cet accord paisible est l’environnement caractéristique de l’usage du mot « même »[42].

Pour qu’on puisse dire qu’un individu a suivi une règle, qu’il a attribué une couleur à un objet, qu’il a mesuré la longueur d’une baguette, etc., il est nécessaire non seulement que cet individu « fasse la même chose », mais aussi qu’il y ait un certain accord parmi ceux qui appliquent la règle, parmi ceux qui attribuent des couleurs aux objets ou mesurent des baguettes, etc. On ne peut parler de l’accord entre une règle et ses applications que s’il y a un accord entre ceux qui appliquent la règle. Cela semble confirmer l’interprétation de Kripke selon laquelle la signification d’une règle, d’un mot, etc. est établie par les conditions d’assertabilité déterminées par la communauté. Cependant, il faut se rappeler que Kripke parle de « parvenir à un accord sur nos critères »[43], ce qui fait que la conception wittgensteinienne de l’accord semble trop contractuelle. Au contraire, comme le souligne Cavell, l’accord sur lequel sont fondés nos critères, notamment l’accord dans les jugements, dépend des réactions naturelles, par exemple du fait que nous marchons tous de la même manière. De plus, cet accord n’est pas quelque chose à quoi nous sommes parvenus, mais une sorte d’harmonie mutuelle des voix, qui existe de haut en bas, « semblable à celle qui régit les diapasons ou les tonalités, ou les horloges, les balances, les colonnes de chiffres »[44]. Il s’agit, comme le dit Conant à propos de la lecture de Cavell, d’un accord sur lequel « nous ne pouvons former aucune conception cohérente de ce que voudrait dire son abrogation »[45].

Si nous ne sommes pas parvenus à un accord, le manque d’accord sur l’application des règles, sur l’attribution des couleurs aux objets, sur le résultat des mesures, etc. nous empêcherait même d’imaginer sa non-existence :

« Si les hommes ne s’accordaient pas en général sur la couleur des choses, et si les désaccords n’étaient pas exceptionnels, notre concept de couleur ne pourrait pas exister. » Non :  — notre concept de couleur n’existerait pas[46].

L’absence d’accord ne signifie pas que le concept de couleur existait en quelque sorte, mais qu’il ne pouvait pas avoir lieu dans notre vie. L’accord institue les limites dans lesquelles le concept de couleur a un usage doté de sens. Sans l’accord, ces limites ne seraient pas même données. La question « l’accord humain est-il une condition nécessaire pour qu’il y ait notre concept de couleur, ou est-il possible qu’il y ait ce concept même en l’absence d’un tel accord ? » est donc dépourvue de sens. Wittgenstein rejette l’idée même qui sous-tend la question, c’est-à-dire l’idée selon laquelle on pourrait séparer en parties disjointes la vie complexe qui comprend des termes de couleur, et obtenir une vie impliquant un accord, d’un côté, et le fait qu’il existe le concept de couleur, de l’autre, comme s’il était possible de concevoir l’existence du concept de couleur indépendamment de la vie complexe avec des termes de couleur et de l’accord dans son application[47]. C’est précisément cette impossibilité que le paradoxe sceptique de Kripke fait paraître possible : « si une personne invitée à calculer “68 + 57” répondait “125”, une autre “5”, et une autre “13”, si aucun consensus général ne se dégageait des réponses de chacun, le jeu consistant à attribuer des concepts à des individus (…) ne pourrait pas exister »[48]. Si nous concevions l’accord comme quelque chose à quoi nous sommes parvenus, nous pourrions voir l’accord comme n’étant pas donné. En effet, le doute sceptique présuppose que l’accord soit annulé. Tout se passe comme si nous pouvions appréhender l’annulation de l’accord pour pouvoir le trouver a posteriori. Or c’est précisément ce qui, selon Wittgenstein, s’avère impossible. Il n’est pas possible d’envisager l’inexistence de l’accord, car cela signifierait pouvoir examiner les règles dans une situation où elles n’auraient pas la signification qu’elles ont. L’hypothèse du sceptique, selon laquelle si un individu est considéré isolément, la règle qu’il suit n’a pas de sens, se retourne contre lui, car ce qu’il fait est précisément de considérer les règles indépendamment de la pratique et de l’accord et, par conséquent, sa propre hypothèse s’avère dépourvue de sens.

L’un des aspects qu’on trouve dans les considérations de Wittgenstein sur la notion de suivre une règle, mais souvent négligé par les commentateurs, concerne la dimension temporelle du langage. Cora Diamond est l’une des rares commentatrices attentives à cet aspect temporel dans les écrits de Wittgenstein. Selon elle, les remarques tardives de Wittgenstein sur ce que c’est que suivre une règle doivent être considérées d’une perspective selon laquelle « l’intemporalité de ce qui appartient à une règle (intemporalité caractéristique de la logique) est mise en rapport avec ce à quoi ressemble la vie humaine contenant des règles »[49]. Dans cette remarque, Diamond entend attirer notre attention sur un changement de perspective dans la philosophie de Wittgenstein, changement qui caractérise le passage du Tractatus aux Recherches[50]. Cette caractérisation du changement dans la philosophie tardive de Wittgenstein doit être interprétée dans le cadre de ce qu’il dit dans les Recherches : « Nous parlons du phénomène spatial et temporel du langage, et non d’une pseudochose située hors de l’espace et du temps »[51].

Dans un passage de ses Cours sur les fondements des mathématiques, Wittgenstein aborde explicitement le dilemme signalé par McDowell du point de vue de la dimension temporelle du langage :

S’il est vrai que vous pouvez comprendre un symbole hic et nunc et que le comprendre signifie être capable de l’appliquer à bon escient — en ce cas, on est enclin à dire que vous devez avoir l’intégralité de ses applications présente à l’esprit.

Il se peut que vous ayez tout présent à l’esprit : par exemple, un diagramme complet ou une page de règles. Je [dirai] : « Dites ce qu’il vous plaira ».

Mais supposez que nous ayons la page de règles présente à l’esprit — cela signifie-t-il nécessairement que nous appliquerons le mot correctement ? Supposez que nous ayons, vous et moi, la même page de règles à l’esprit, cela garantirait-il que nous les appliquions, vous et moi, de la même manière ? Vous pouvez dire : « Non, il se peut que l’autre les applique différemment ». Quoi qu’il se produise dans son esprit à un moment donné, cela ne garantit pas qu’il appliquera le mot d’une manière donnée trois minutes plus tard (…) Supposez qu’il existe six emplois du mot « maison », et que je l’ai déjà employé correctement de chacune de ces six façons ; est-il évident que je l’emploierai correctement la fois prochaine ? [52]

La compréhension d’un symbole semble impliquer qu’il faut avoir toutes les applications en tête. L’appréhension de l’ensemble des applications suppose une compréhension instantanée de la signification d’un symbole, c’est-à-dire que, pour saisir la signification d’un mot, il semble indispensable d’appréhender dans le présent toutes les applications passées, présentes et futures. Cependant, Wittgenstein note que, même si la compréhension était l’appréhension instantanée de l’ensemble des applications, rien ne semble déterminer comment nous devons appliquer dans le futur un diagramme ou une page avec des règles. Ce qui est présent à l’esprit à un moment donné, que ce soit un diagramme complet ou une page avec des règles, ne semble pas déterminer qu’on appliquera le mot d’une certaine manière en trois minutes. Selon l’exemple donné par Wittgenstein, les six applications passées du mot « maison » ne semblent pas déterminer que le mot sera appliqué correctement dans le futur. En ce qui concerne les règles, ce qui est en jeu ici est la question : comment puis-je savoir que je suis maintenant, en appliquant l’expression d’une règle, la même règle que j’ai suivie jusqu’à présent ?

Les derniers paragraphes des remarques sur la notion de suivre une règle, dans lesquels les notions d’« accord » et de « constance » sont mentionnées, peuvent être lus comme une dissolution du dilemme dont parle McDowell. Comme le montre Denis Perrin, ces paragraphes doivent être lus dans le contexte, de l’un des succès majeurs du passage de Wittgenstein à sa seconde philosophie, qui a consisté à voir le langage comme un phénomène temporel, c’est-à-dire comme une pratique étendue dans le temps. Cela n’est possible « qu’en prenant au sérieux l’idée que le langage est un “usage étendu dans le temps”, et en conséquence, en accordant un statut grammatical à la temporalité du langage »[53]. Dans le §241, Wittgenstein écrit :

« Dis-toi donc que l’accord entre les hommes décide du vrai et du faux ? » — C’est ce que les hommes disent qui est vrai et faux ; et c’est dans le langage que les hommes s’accordent. Cet accord n’est pas un consensus d’opinion, mais de forme de vie[54].

Il faut noter que Wittgenstein dit que c’est dans le langage et non sur le langage que les hommes s’accordent. Le mot « dans » renforce ce qui a été dit auparavant : il n’est pas possible d’accéder à un point de vue extérieur à nos pratiques linguistiques. En d’autres termes, nous ne pouvons pas regarder le langage de l’extérieur, car nous sommes toujours immergés dans des pratiques d’utilisation du langage. L’accord dont parle Wittgenstein n’est ni antérieur ni postérieur à nos pratiques, ce qui signifie qu’il n’y a pas de normativité avant ou en dessous du langage, tout comme cette normativité ne résulte pas d’un accord communautaire auquel nous sommes parvenus. Le fait que les hommes s’accordent dans le langage signifie qu’ils s’accordent non seulement en ce qui concerne les définitions, mais aussi en ce qui concerne les jugements, c’est-à-dire les applications de règles et concepts, l’acceptation et la rectification des preuves mathématiques, les résultats des calculs, etc. L’accord dans les jugements détermine aussi ce que les hommes veulent dire par ces règles, ces concepts, etc. dans les contextes d’utilisation, car on ne saura jamais ce qu’une règle, un concept, une unité de mesure, etc. signifient, si on les considère isolément des circonstances d’application. Dans un autre contexte, Wittgenstein reprend ce qu’on lit dans le §241, mais il introduit une variation importante : « [Il s’agit d’un] consensus qui consiste à faire la même chose, à réagir de la même façon. Il y a un consensus, mais il ne s’agit pas d’un consensus d’opinion. Nous agissons tous de la même façon, marchons de la même façon, comptons de la même façon »[55]. Ces mots clarifient un des aspects impliqués dans l’expression « accord de forme de vie » : cet accord est constitué d’un ensemble d’activités et présuppose la régularité dans l’exercice de telles activités. Compter, ainsi que donner des ordres, poser des questions, raconter, etc., « tout cela fait partie de notre histoire naturelle, tout comme marcher, manger, boire, jouer »[56].

Le §242, à son tour, clarifie ce que veut dire « c’est dans le langage que les hommes s’accordent » :

Pour qu’il y ait compréhension mutuelle au moyen du langage, il faut qu’il y ait non seulement accord dans les définitions, mais encore (si étrange que cela puisse paraître) accord dans les jugements. Cela semble abolir la logique, mais il n’en est rien. — C’est une chose de décrire une méthode de mesure, et c’est une autre de trouver et de formuler les résultats d’une mesure. Mais ce que nous nommons « mesurer » est également déterminé par une certaine constance dans le résultat des mesures[57].

L’affirmation « il faut qu’il y ait non seulement accord dans les définitions, mais encore (si étrange que cela puisse paraître) accord dans les jugements » signifie qu’il faut avoir une « communauté de réactions pour pouvoir déclarer les mêmes critères »[58]. L’accord dans les jugements exprime la constance dans les résultats des applications des concepts de couleur, des règles, des unités de mesure, etc. Il ne suffit pas que nous apprenions ce que « bleu » signifie en regardant un nuancier de couleurs. Il faut aussi que nous soyons toujours immergés dans le jeu d’assignation des couleurs aux objets. Selon l’exemple éclairant donné par Schulte : « ce que signifient gagner et perdre ne s’apprend pas à l’étude des règles du jeu, mais en observant les gens et leurs réactions quand ils jouent et en jouant soi-même avec eux »[59]. De même, on n’apprend ce que signifient nos concepts, nos règles ou nos unités de mesure qu’en s’engageant dans la pratique d’appliquer des concepts, des règles ou des unités de mesure. Comme il a été déjà souligné, l’accord dont il s’agit ici est un accord des réactions mutuelles, et cet accord suppose une régularité dans l’exercice des activités, comme attribuer des couleurs aux objets, suivre des règles ou mesurer des objets, des distances, etc. La « constance » dans les résultats des opérations institue la régularité sur laquelle « le phénomène du langage repose »[60]. Les mots « constance » et « régularité » expriment précisément l’extension temporelle du langage :

Si la signification d’un terme se dessine et se décide dans son usage (et non pas lors d’une illusoire institution originelle), c’est plus précisément le trait temporel de la « constance » de cet usage vers lequel pointe Wittgenstein afin de souligner le caractère déterminé de cette signification : l’« accord dans les jugements » consiste en leur « constance » ; je dois à la fois obtenir les mêmes résultats pour la même opération de mesure d’une fois sur l’autre, et pratiquer la mesure de la même façon que les autres membres de la communauté (…) Qu’une certaine fréquence dans l’application commune de nos expressions vienne à disparaître, et nous ne pourrons plus considérer que nous partageons les mêmes critères[61].

Bien que je sois d’accord avec cette interprétation de la dimension temporelle associée à la notion de constance, je crois qu’on doit reformuler sa conclusion. Plutôt que de dire « qu’une certaine fréquence dans l’application commune de nos expressions vienne à disparaître, et nous ne pourrons plus considérer que nous partageons les mêmes critères », il vaudrait mieux dire : si une certaine fréquence dans l’application commune de nos expressions disparaissait, il n’y aurait même pas de tels critères[62].

Si on retourne au §201, on note que la dissolution du paradoxe est déjà dans sa formulation. On pourrait dire que l’erreur sur laquelle repose le paradoxe est une erreur de point de vue ou, pour reprendre l’expression de Diamond, que le sceptique ne regarde pas « au bon endroit ». Le paradoxe ne peut être formulé que « si l’on considère la règle en vacances, c’est-à-dire si l’on essaie de la comprendre de façon transcendante à toute occasion d’application »[63]. Le penchant à dire que toute action qui procède selon la règle est une interprétation résulte du penchant à considérer les compréhensions indépendamment des occasions où elles sont des réactions adéquates. Peu après avoir formulé le paradoxe, Wittgenstein attire l’attention sur le fait que « les interprétations à elles seules ne déterminent pas la signification »[64] ou que l’« interprétation [n’est] que la substitution d’une expression de la règle à une autre »[65]. Comme on l’a déjà vu, une telle substitution d’une expression de la règle à une autre n’arrive jamais à une détermination du sens du signe qui est censé exprimer la règle. Il est vrai que chaque expression d’une règle admet des interprétations. Cependant, il est vrai aussi que chaque interprétation nécessite un contexte d’utilisation significatif. Selon l’exemple donné par Charles Travis, si je dis « les voiles étaient rouges », quelqu’un peut se demander s’il faut comprendre ces mots d’une façon telle qu’ils seraient vrais ou faux selon que les voiles sont rouges du fait du soleil couchant. L’exactitude de la réponse affirmative ou négative dépend des circonstances dans lesquelles je parle[66]. Mes mots peuvent bien sûr être interprétés, mais ils ne peuvent l’être que dans une occasion d’usage où ils ont une signification. L’hypothèse selon laquelle la signification d’une règle est une interprétation, le point d’appui du paradoxe sceptique de Kripke ainsi que de la reductio ad absurdum de Baker et Hacker, exige que nous concevions l’inconcevable, c’est-à-dire que nous concevions la règle hors de n’importe quelle occasion d’usage. En plus, le paradoxe sceptique exige qu’on oublie la dimension temporelle du langage soulevée par Wittgenstein soit parce que, selon lui, il n’y a aucun fait passé auquel nous pouvons faire appel pour déterminer la signification d’une règle, soit parce qu’il ne reconnaît aucun rôle à la dimension temporelle dans l’accord à propos des jugements. Il n’y a bien sûr aucun fait passé, comme le dit le sceptique, mais cela ne veut pas dire que les applications passées d’une règle ne peuvent pas déterminer comment appliquer la règle dans le futur. L’accord dans les jugements exprime que nous avons appliqué une règle de la même façon dans le passé et que nous devons continuer à l’appliquer de cette façon.

Dans ses cours sur les fondements des mathématiques, Wittgenstein propose une expérience de pensée qui est similaire à l’hypothèse de Kripke concernant une opération mathématique élémentaire :

Supposez que nous soyons, dans cette pièce, en train d’inventer l’arithmétique. Nous possédons une technique de comptage, mais nous n’avons pas encore la multiplication. Supposez que je fasse alors l’expérience suivante. Je donne à Lewy une multiplication à faire. — Nous avons inventé la multiplication jusqu’à 100 ; en d’autres termes, nous avons écrit des choses comme 81 × 63, mais nous n’avons encore jamais écrit des choses comme 123 × 489. Je lui dis : « Vous savez ce que vous avez fait jusqu’ici. Maintenant, faites donc le même genre de chose avec ces deux nombres. » — Je présume qu’il fait ce que nous faisons habituellement. C’est là une expérience — une expérience que nous pouvons, plus tard, adopter comme calcul[67].

L’hypothèse selon laquelle l’arithmétique est inventée dans le moment présent signifie que nous ne pouvons pas recourir à des faits passés pour déterminer le sens du signe de multiplication. Cela semble confirmer ce qui proposait le sceptique imaginé par Kripke. Néanmoins, Wittgenstein n’émet à aucun moment un doute sceptique. Bien que toutes les applications passées de la règle aient été faites avec des nombres inférieurs à 100, cela ne signifie pas que nous ne savons pas quoi faire avec des nombres supérieurs à 100. Les cas passés d’application de la règle et la technique d’application qui leur est associée nous donnent tout ce dont nous avons besoin pour appliquer la règle dans le futur. Wittgenstein va encore plus loin : à partir du moment où on établit une manière selon laquelle on doit agir, selon laquelle on doit appliquer la formulation de la règle, « alors apparaissent la correction et l’incorrection. Auparavant, il n’y avait rien de tel »[68]. En d’autres mots, il n’y a de la correction et de l’incorrection que s’il y a une constance (temporelle) dans la façon d’agir. La formulation même du paradoxe annule le temps, car il bloque le recours à un fait passé. Si l’on considère la dimension temporelle du langage et, en particulier, la dimension temporelle de l’accord dans les jugements, le paradoxe s’avère dépourvu de sens.

Dans son article assez récent, James Conant distingue deux sortes de scepticisme : le scepticisme cartésien et le scepticisme kantien[69]. Même si ces deux sortes de scepticisme correspondent à de simples philosophes imaginaires (un sceptique cartésien et un sceptique kantien), ils constituent tous deux de sérieuses menaces à la possibilité de la connaissance et posent ainsi la question de savoir comment elle est possible. Conant donne trois exemples des domaines de la philosophie dans lesquels le contraste entre les deux sortes de scepticisme est remarquable, notamment : la philosophie de la perception, le problème des autres esprits et la philosophie du langage. Tandis que le cartésien veut arriver à la connaissance, le kantien veut arriver au fondement de la possibilité de la connaissance. Ainsi, tandis que le scepticisme cartésien remet en cause la véridicité de l’expérience, le scepticisme kantien remet en question l’intelligibilité de l’expérience. Alors que la problématique cartésienne concerne la question « Comment puis-je savoir que les choses sont telles que mes sens me les présentent ? », la problématique kantienne concerne la question « Comment mon expérience peut-elle ne serait-ce qu’être, de manière intelligible, celle d’un monde extérieur ? ». En ce qui concerne la philosophie du langage, la version cartésienne du problème est la suivante : comment puis-je savoir que mon interprétation de quelque chose (un texte, un énoncé, un poteau indicateur) est correcte ? Comment puis-je être sûr que c’est réellement ce qu’il veut dire ? Quoique je sache comment cette sorte de poteau indicateur (de la forme, par exemple, d’une flèche pointée) doit habituellement être interprétée, comment sais-je que mon interprétation, dans ce cas, est la bonne ? Différemment, le sceptique kantien se pose les questions suivantes : comment une séquence de marques ou de sons peut-elle ne serait-ce que sembler signifier quoi que ce soit ? Comment une séquence de signes morts peut-elle apparaître animée par une signification ? Le contraste entre les deux sortes de scepticisme suggère que le paradoxe tel que compris par Kripke ressemble au paradoxe du sceptique cartésien (et non à un supposé scepticisme humien, comme le veut Kripke). Par ailleurs, ce qu’a voulu montrer la lecture des §§238-242 des Recherches philosophiques présentée ici, c’est que le paradoxe du §201 doit être compris comme une version du scepticisme kantien. La solution wittgensteinienne du paradoxe vise à dissoudre le problème qui sous-tend les questions du sceptique kantien.