Comptes rendus

Andreas Weber, Invitation au vivant. Repenser les Lumières à l’âge de l’Anthropocène, Paris, Seuil, « Anthropocène », 2021, 240 pages[Notice]

  • Pierre de Jouvancourt

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  • Pierre de Jouvancourt
    Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne

À la faveur de travaux plus ou moins récents en écologie, en éthologie et en biologie, le vivant émerge comme une catégorie centrale dans les débats contemporains. L’ouvrage d’Andreas Weber peut se saisir comme une tentative de tirer les conséquences philosophiques et politiques d’un tel déplacement dans l’ordre des savoirs. Pour désigner ce projet philosophique, l’auteur a recours au terme d’origine anglophone d’Enlivenment, « c’est-à-dire le dépassement et la poursuite de l’Enlightenment » (p. 7), à savoir des traditionnelles Lumières du xviiie siècle. Le projet de Weber comporte ainsi deux versants, où il s’agit de prendre acte que la vitalité serait « l’élément de connexion essentiel du réel en train de se faire », elle est « intrinsèque à tous les processus sociaux et biologiques et au cosmos en tant que tout biogéochimique » (p. 13). Cette ambition est motivée par la situation géohistorique contemporaine qu’il est désormais convenu de nommer « Anthropocène ». C’est avant tout pour Weber le signe d’une « impasse » (p. 27), non seulement crise du vivant lui-même que crise de la sensibilité au vivant. L’Anthropocène serait alors aussi une occasion de saisir à nouveaux frais les relations entre les êtres et les cycles terrestres, selon une perspective que l’auteur qualifie tout au long de l’ouvrage de « poétique » et d’« incarnée ». S’il nous faut, selon Weber, « reconnaître que nous sommes aujourd’hui de facto les jardiniers de la Terre », ce jardinage ne correspond pas à un projet de maîtrise, mais à un objectif de promotion — voire d’amélioration — de la vie, condition partagée des vivants et, partant, du monde lui-même (p. 207). Après un premier chapitre qui introduit les grandes lignes du projet philosophique de l’auteur, le chapitre 2 s’emploie à désactiver les grands récits néodarwiniens et néolibéraux, véritables moules de « la métaphysique profonde de notre temps » (p. 67). La thèse centrale de Weber est que la vie même y est ignorée, niée, dans la mesure où les notions de concurrence et de sélection, opérant dans des modèles physicistes de l’économie, occultent les nombreuses interdépendances, les relations de soutien mutuel et les communs dans le domaine du vivant (p. 70-73). La vie elle-même réfuterait les concepts cardinaux du libéralisme économique : efficacité, croissance, compétition, rareté, etc. (p. 89). Tout cela s’articule à une critique du capitalisme comme processus fondamentalement prédateur de la créativité propre à la vie, y compris des cultures humaines, en réduisant le « don de la vie à une simple richesse monétaire au seul bénéfice d’un seul petit groupe de personnes aux commandes » (p. 83). Par la suite, Weber entreprend rien de moins que de refonder les principes économiques, politiques, épistémiques et culturels communs. Le chapitre 3 ouvre la voie en introduisant les grandes notions sur lesquelles il échafaude son édifice. L’enjeu est de saisir les conséquences les plus fondamentales du tournant non mécaniste en biologie, en faisant appel à une foule d’apports plus ou moins récents. On peut déceler trois plans sur lesquels Weber opère. Tout d’abord la subjectivité : l’être biologique n’est pas une machine génétique, mais un site d’autopoïèse, c’est-à-dire un être qui possède « un soi incarné » se produisant lui-même et qui, de ce fait, tend nécessairement à développer « des intérêts, un point de vue, et donc, de la subjectivité » (p. 99). Deuxièmement, sur le plan des relations, Weber souligne qu’il n’y a pas de soi sans autre, que toute existence vivante est toujours déjà tributaire d’un réseau de relations qui la dépasse, et que ceci vaut jusqu’à l’échelle de la biosphère (p. …