La mythologie de la mine : la fiction anti-économique chez le marquis de Sade[Notice]

  • Richard Spavin

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  • Richard Spavin
    University of Toronto

Dans un des rares ouvrages que Sade signe de son nom (« par D.A.F. Sade, auteur d’Aline et Valcour »), le recueil de nouvelles Les crimes de l’amour, il inclut un « conte suédois », Ernestine, narré en grande partie au fond d’une mine – une des fameuses mines de cuivre de Falun, au nord-ouest de Stockholm. Dans les carrières de cet espace souterrain, qui font office de « rues », se trouvent non sans fantastique des « maisons, des temples, des auberges, des travaux, de la police et même des juges ». La réalité historique du lieu s’oppose à une riche intertextualité qui évoque d’autres espaces souterrains – qu’on songe à l’Enfer de Dante, au Tartare, lieu de punition dans la mythologie grecque ou bien aux topoï terrifiants du mélodrame. Or la mine dans Ernestine s’en démarque : elle se veut moins une « descente aux enfers » qu’une conversion du vice à la vertu. Une telle réécriture de la mine permet à Sade d’élaborer une histoire héroïque qui souligne non seulement les terreurs de l’univers commercial d’en haut, soit l’emprise économique du métal qui domine partout, mais qui transforme son lieu de prédilection (usine à monnaie) en un espace de gloire, dont les acteurs peuvent remonter à la surface et reconquérir l’imaginaire des lecteurs. En effet, Sade ne figure généralement pas dans l’histoire des idéologies commerciales. Il est absent, avec juste raison, du livre d’Albert Hirschman, Lespassions et les intérêts, qui explique si bien l’essor de l’intérêt particulier, du désir de la richesse avant le « triomphe » du capitalisme. Le marquis réagit différemment que ses prédécesseurs au changement de paradigme que subit son siècle, où, dès le classicisme, on assiste à la « démolition » du héros et à l’exaltation de la productivité, des valeurs marchandes et du gain. Chez Sade, l’« ordre libertin » des écrits pornographiques non signés pourrait cependant exprimer à cet égard un pendant sexuel, plutôt radicalisé, de l’intérêt particulier. Une certaine « économie » des corps violentés – où la jouissance est calculée, comptabilisée et industrialisée – se prête admirablement à l’étude. Mais quelle vision donne-t-il plus précisément de cet « effondrement » de la gloire qui nous amènera à représenter l’homme en dehors de toute rêverie moralisatrice, « tel qu’il l’est vraiment » ? Si les rouages qui sapent les idéaux de la volonté générale et de l’héroïsme sont en branle durant la seconde moitié du xviiie siècle, ils sont pourtant moins inexorables que ce qu’on pourrait le croire. La « gloire » de Napoléon, synthèse de valeurs républicaines et absolutistes du tournant des Lumières, ne couvait pas évidemment en vase clos. Elle se retrouve notamment chez ce contemporain inattendu qu’est le marquis de Sade, et ce, sous la forme d’une curieuse mythologie qui intègre, en les inversant, les forces de l’économie et leur empire sur les passions. La mine de cuivre sert de décor narratif pour une nouvelle que le marquis décrit lui-même, dans le sous-titre du recueil des Crimes de l’amour, comme étant « tragique et héroïque ». Du côté tragique, l’intrigue de Ernestine ne fait pas exception, ne lésinant aucunement sur les malheurs qui accablent le sort des personnages les plus vertueux et pour lesquels la mine constitue une certaine rétribution. Le personnage d’Oxtiern, un des deux criminels du récit, doit y purger une peine de prison à perpétuité pour avoir commis des crimes « sans exemple » qui font l’objet de l’histoire enchâssée racontée par le guide Falkeneim. Celui-ci conte les mésaventures d’une jeune amoureuse, Ernestine, qui veut épouser …

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