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Au début du printemps 2018, j’ai arpenté, traversé et parcouru, haletante, pendant de longues journées, soirées et même nuits, les halls et couloirs de l’hôpital de ma ville. En effet, mon père, nonagénaire, atteint de diabète, de démence dégénérative et d’une pathologie cardiaque, s’était blessé à l’orteil, qui a rapidement viré au bleu foncé. C’était une gangrène. Le temps d’arriver à l’accueil aux urgences, il avait déjà perdu connaissance. Il est revenu rapidement à lui-même, me tenant la main, alors qu’il recevait une perfusion. La fin de l’après-midi et le début de la soirée se sont déroulés sans événements majeurs, alors que nous attendions que les différents membres du personnel médical établissent le diagnostic. Plaisantant et se souvenant de sa famille et de ses amis qu’il n’avait plus contactés depuis un moment, mon père décida de remédier à tout cela. Après d’autres soins médicaux, en soirée, il a finalement été admis en gériatrie, pour y être hospitalisé durant une plus longue période.

Après l’épisode de sa perte de conscience dans le couloir d’admission aux urgences, il est redevenu alerte et très heureux à l’idée de recevoir les soins dont il avait tant besoin. Il s’est senti en sécurité et confiant à l’idée des futurs traitements, mêmes ceux douloureux. Enseignant de langue et de littérature, depuis longtemps à la retraite, il était resté un grand fan de la « modernité » et du « grand bond en avant de la médecine ». Avec moi à son chevet, tout irait pour le mieux, et dans les plus brefs délais. C’était « mon monde », n’est-ce pas, avec un bien meilleur système de prise en charge et de soins que son « ancien monde » en pleine reconstruction – que j’avais laissé quelques dizaines d’années plus tôt – dans son pays d’origine.

Malgré son état plutôt grave, sa démence dégénérative et une mauvaise maîtrise de la langue française, il est parti le coeur assez léger sur sa civière, poussé par le brancardier médical vers ces longs couloirs, comme des intestins, dans le ventre profond du bâtiment hospitalier. À mes objections selon lesquelles je ferais mieux de l’accompagner pour son admission dans le service où il allait, du moins pour les formalités qui auraient suivi, vu sa démence et son manque de maîtrise de la langue française, ainsi que pour prévenir une éventuelle absence de quelqu’un parlant ou comprenant la langue maternelle de mon père en raison de l’heure tardive, le « règlement hospitalier », par l’intermédiaire du brancardier de nuit, m’a répondu avec un « Non, pas nécessaire. » Avec la petite phrase de cet infirmier destinée à me rassurer – « Tout ira bien, ne vous inquiétez pas. » – ainsi qu’un gros bisou de mon papa, je suis rentrée chez moi avec les numéros de téléphone et les informations pour le retrouver dans le service et à l’étage où il serait le lendemain.

Fatiguée et plutôt choquée après une telle journée, je me suis endormie rapidement et réveillée tard le lendemain matin. En marchant vers l’hôpital, j’ai appelé le numéro du bureau du médecin responsable pour avoir des nouvelles, comme on me l’avait indiqué la veille, au moment de quitter le service des urgences. Une voix à l’autre bout du fil me suggéra d’attendre, de ne pas venir tout de suite et commença à me poser quelques questions. J’ai vite reconnu le type de questionnaire requis pour l’ouverture du dossier du patient. La voix était en train de me suggérer de répondre à toutes les questions au téléphone et de reporter ma visite à plus tard. Cependant, tout en marchant et en parlant, je m’approchais à grands pas de l’entrée de l’hôpital. La voix insista pour poursuivre le questionnaire au téléphone. Quelque chose dans les intonations de la personne à l’autre bout du fil me disait que, bizarrement, en plus de remplir le questionnaire, elle s’efforçait de gagner du temps. Mais pourquoi? Que se passait-il? Et comment allait mon père? Sans plus d’explications, j’appuyai sur tous les boutons d’ascenseurs et de portails, je traversai des couloirs courts et longs et, finalement, après avoir été dirigée vers une chambre, j’arrivai devant quelqu’un allongé, les yeux globuleux, terrifiés et comme exophtalmiques, trempé, gelé, tremblant, tendant ses bras vers moi comme pour son dernier salut. Ses mains étaient glacées. Dans son sous-pull, il gisait sur son pull de la nuit dernière, fourré sous ses fesses et dégoulinant d’urine.

« Mais nous nous sommes vus pour la dernière fois il y a à peine quatorze heures », pensai-je. Et l’infirmier qui conduisait sa civière en fin de soirée, après l’admission à l’hôpital, a dit professionnellement que tout irait bien, et même qu’il pensait qu’il y aurait des chances d’avoir quelqu’un en service aux étages le matin qui parlerait la langue de mon père, juste au cas où.

Mais ce n’était pas le cas. Choqué, avec d’énormes douleurs parcourant tout son corps, mon père a sombré dans un épisode de démence. Il ne pouvait plus rien comprendre de ce que lui voulaient les infirmières qui étaient censées le soigner et le médecin chargé de l’ouverture de son dossier médical. Personne de son milieu culturel n’était là pour le rassurer et lui expliquer ce qui se passait. Il s’est donc enfermé en lui-même, comme dans une coquille. Le personnel de l’hôpital le laissa « en observation » et continua à rédiger son dossier. Mon coup de téléphone les trouva au beau milieu des questions sur les antécédents historiques, questions auxquelles j’aurais pu répondre moi-même plus tôt, si j’avais été là, vu l’état de mon père, le patient. Comme je faisais partie de son « histoire personnelle », étais-je considérée aussi comme une sorte de patient secondaire, qui le « suivait », ou une accompagnante de la part de sa famille, ou...? Mes réponses auraient bien pu servir aussi d’entretien d’anamnèse médicale. J’avais mentionné au téléphone que mon père avait reçu des soins médicaux il y a des années, dans son pays d’origine, soins prodigués par des membres de la famille appartenant au corps médical et qui m’ont appris, malgré tout, les « procédures ». Comme je l’avais déjà accompagné dans les hôpitaux auparavant, j’avais l’habitude de répondre à toutes les questions qu’un médecin m’aurait posées dans cette situation. En réfléchissant, je me trouvais en train d’avoir un nouveau souci de précision, comme si je devais aussi, pour mon père, gagner du temps.

Peut-être que le personnel avait pensé que le patient récalcitrant reviendrait tout seul à lui-même et qu’un premier échange d’informations serait possible, malgré le pronostic faible d’un état de clarté mentale aussi soudaine que rapide vu son âge, sa démence dégénérative et sa situation actuelle de déracinement qui ne l’aidait certainement pas.

Dans cette section de l’hôpital, appauvrie en personnel un samedi matin, la prise en charge était en fait très différente de ce que le brancardier avait annoncé la veille au soir. Le médecin de garde, que je venais d’avoir au téléphone, n’aurait pas dérangé pendant sa fin de semaine de repos le seul infirmier travaillant à l’étage qui parlait la langue maternelle de mon père. Le personnel médical était polyglotte et venait d’horizons différents : des gens de la ville basse, et, parmi d’autres groupes linguistiques majoritaires, celui du nord de l’Afrique, car une grande partie de la population a émigré du Maroc dans les années 1960 et 1970 et s’est installée dans le quartier où nous vivions aussi, tout près de l’hôpital, à côté des gens d’origine espagnole, portugaise et polonaise, dans un quartier où le bilinguisme français-néerlandais apparaissait aussi pour les anciennes générations en fin de carrière ou à la retraite et pour les jeunes au travail.

Dans des moments de crise, toutes les procédures et protocoles les mieux intentionnés sont appliqués avec plus ou moins de succès, ou de lacunes, car l’évaluation des nouveaux besoins d’une population en évolution rapide prendra du temps pour se traduire dans les protocoles médicaux.

De son côté, mon père, son diagnostic mis à part, est arrivé de son pays post-communiste, post-totalitaire, situé quelque part, dans une vague géographie populaire, dans l’« Europe de l’Est », et de tradition orthodoxe. En tant que migrant dans un contexte transnational, et malgré son âge avancé, il ne concevait pas encore sa mort ou la fin de son « parcours » vital. Ce qui lui restait à coeur, malgré tout, était de développer en moi, en tant que son unique progéniture, un sentiment « d’appartenance transnationale ». Il était en train d’incarner son identité de « déplacé » dans sa chair souffrante, devenue une sorte de texture vivante de la réminiscence. Son horizon culturel ne pouvait être « fabriqué qu’avec les seules matières qui lui restaient : son imaginaire et son corps » (Gunaratnam, 2016, p. 150).

Son propre monde imaginaire, à son tour, se révélait comme un long tunnel d’émotions fortes et fortement colorées de souvenirs très vivants à travers les époques et les sphères d’appartenance identitaire, faites d’histories successives qu’il avait traversées lui-même, et qu’il aurait partagées en tant que ses « héritages » avec qui l’aurait entendu ou écouté.

Et puis, « ce » corps.

À l’instant, silencieusement, seules des larmes coulaient de ses yeux pâles.

Conte de famille et conte d’hôpital

Dans son échafaudage théorique, Crapanzano a défini un cadre conceptuel qui pourrait circonscrire dans notre situation la « sphère » multiforme et incarnée de l’affect. Ceci peut émerger dans des situations spécifiques entre deux ou plusieurs personnes partageant un même espace culturel, suivant l’intensité et l’atmosphère affective. Crapanzano ne visait pas – en faisant référence au caractère fondateur et subjectif de toute situation « objective », vécue intersubjectivement, comme toutes les scènes de la vie courante – à offrir une priorité absolue à une certaine « réalité objective réfractaire » à l’intersubjectivité, caractéristique de tous les échanges plus intenses de la vie courante. Mais cela n’implique pas non plus pour lui « que la réalité soit à l’abri des effets de la scène », c’est-à-dire de l’intersubjectivité. Les deux composantes, le contexte et l’intersubjectivité, s’engagent mutuellement, mais le « poids de leur influence varie sans doute selon les régimes épistémologiques, qui leur sont pertinents » (Crapanzano, 2006, p. 389).

Les « modes éthiques » de ces « mondes » ou « sphères » coexistants – la « scène » familiale, d’une part, et les pratiques et acteurs du processus d’admission à l’hôpital, d’autre part – étaient entremêlés pendant ces moments clés, bien que la morale et les valeurs d’un côté n’équivalaient que partiellement à celles de l’autre. Selon Kleinman (1999, p. 71, cité dans Fortin et al., 2016, paragr. 27), l’expérience morale commune est le résultat des processus locaux qui sont imbriqués dans la vie ordinaire, tous les jours. L’expérience morale du personnel de l’hôpital (Augé, 1998) et ma propre expérience – en tant que fille d’un père souffrant et très âgé, en train de gérer un événement de crise pouvant mener à la fin de la vie de celui-ci – sont entrées en fusion et se sont mélangées dans un monde affectif et émotionnel où, à ce moment précis, les valeurs et le sens octroyés aux émotions par les divers participants étaient bien différents.

Immergée dans la « sphère » de ma famille et située dans l’horizon douloureux d’une longue nuit, imaginée comme si mon père l’avait passée seul dans une chambre d’hôpital (suspendu entre des moments de perte de conscience et des malentendus, glacé et sans aide ou la refusant, ne comprenant rien à ce qu’on lui proposait, perdu, tremblant de froid et anxieux), et poussée tout à la fois par la colère, la honte et la peur générées par cette image mentale, j’ai toqué à la porte du médecin responsable de garde, avec toutes ces émotions contenues, surtout la colère, décrite par Aude Lorde (1984, p. 124) et Gunaratnam et Lewis (2001, p. 131) comme centrale, en localisant les émotions dominantes en situations transnationales.

Le médecin, jeune trentenaire, était en train d’expliquer à son stagiaire en exercice l’abc du dossier tout en remplissant les cases et les lignes laissées en pointillés lors de l’anamnèse. Après avoir dit bonjour, j’ai continué : « Je ne peux pas accepter, ai-je dit, la situation dans laquelle j’ai trouvé mon père, votre patient, juste après notre conversation téléphonique de ce matin. » « Oh, vraiment?! Vous ne le pouvez pas, n’est-ce pas?! » Mon impolitesse fut disciplinée. Et un silence s’en est suivi, comme si je n’étais pas là. Après avoir vite rebroussé chemin vers la chambre de mon père, j’ai commencé à aider l’infirmière chargée de le nettoyer et qui essayait de lui passer une chemise d’hôpital. Tout en le rassurant qu’il n’aurait pas froid, quand il serait bien couvert, une fois installé dans son lit, j’ai expliqué à mon père chaque geste qui devait suivre et le pourquoi de ces gestes. Chaque mouvement le plongeait dans une vive douleur, sans dire que son odeur du bas du pied, devenu « bleu foncé », devenait de plus en plus présente. Et même en tant que membre de son cercle intime, j’ai trouvé cette vue et cette odeur bien difficiles à supporter. Je me demandais aussi ce que ressentait l’infirmière, plongée dans la routine et qui attendait patiemment que j’aie terminé mes explications pour pouvoir continuer l’administration des soins. La scène du cabinet médical résonnant à travers tout l’étage, mes gestes et traductions suivant les consignes de l’infirmière, d’une part, et la routine et le travail émotionnel de l’infirmière face aux réactions de mon père, d’autre part, m’ont semblé, pour la première fois ce matin-là, pouvoir « normaliser » et « stabiliser » non pas seulement les processus de soins, mais aussi la place du patient dans ce « cadre-là » (Assante et al., 2021, p. 180). Après les heures de bureau et au moment du rapport médical de la fin d’après-midi, je suis retournée au cabinet du médecin et me suis excusée de mon émoi précédent, « une réaction normale de la part d’un proche, voire très proche », ai-je dit. J’ai ressenti cette « explication » comme paradoxale et « stratégique » en même temps. Mes excuses ont été reçues, mais le long regard que m’adressa le médecin me signifia qu’en effet, mes « aventures » et expériences de ce genre aux côtés de mon père venaient juste de commencer.

Selon Fortin et ses collègues (2016, paragr. 27) « toute éthique appliquée repose sur un horizon moral local (Ricoeur, 2001) dépendant d’un contexte politique, historique, sociologique. Son actualisation se réalise sur fond de pratiques (professionnelles), de structures organisationnelles et d’institutions (Hoffmaster, 2001). » J’ajouterais qu’elle se réalise aussi en fonction du statut et de la visibilité acquise des voix d’acteurs qui entrent dans cette dynamique et, surtout, du degré de la production locale des savoirs des utilisateurs, intégrée au fur et à mesure (ou non intégrée) au sein de ces institutions (Pettersen, 2011, p. 55), dans leur interdépendance quotidienne. C’est ce dernier constat qui a suscité les initiatives qui seront présentées dans les paragraphes suivants.

Une nouvelle aide-soignante et sa « carrière » ad hoc

Les méthodologies qualitatives et la réflexion des anthropologues s’intéressent aux nombreuses circonstances de la vie, même personnelles. Au terme de ces premières longues journées et de celles qui ont suivi, j’ai conçu le projet d’une ethnographie participative « privée » pour m’aider à mieux assister mon père dans les conditions de sa maladie (terminale?). Les entretiens, les conversations et les pratiques d’observation et de participation n’étaient pas seulement pour moi des moyens établis ad hoc afin de pouvoir donner un sens à ce qui se passait, dans les termes anthropologiques d’un « lointain si proche », et « d’une proximité critique » (Kruth et Keslacy, 2022, p. 25), mais plus encore, ils faisaient partie intégrante de mes efforts pour devenir une meilleure médiatrice, pour traduire ces réalités dans les éléments du « monde » des capacités de perception et de compréhension de mon père (Crapanzano, 2006, p. 391-393). Il est vite devenu évident pour les trois équipes du personnel médical et de la direction des infirmières dont j’ai fait la connaissance au cours de la semaine qu’en raison de la nature très douloureuse des traitements médicaux que mon père recevait et des besoins quotidiens en tests et autres analyses médicales, la seule façon de l’aider à faire face à une telle souffrance était de donner l’occasion à « sa fille », vêtue maintenant d’une blouse d’infirmière-visiteuse, de participer aux soins, de pouvoir lui « tenir » la main, de lui parler et de lui expliquer les traitements. Ce « patient récalcitrant » – et « étude de cas » – pourrait ainsi « obéir » plus facilement et les opérations et soins médicaux pourraient se dérouler plus rapidement et sans complications. L’élément le moins difficile à rajouter aux accords tacites avec l’équipe infirmière a été l’allongement des horaires de mon statut de visiteuse, calqués sur les horaires de repas et de soins de l’après-midi, quand ma présence s’est avérée indispensable.

Avec les difficultés de déglutition du patient, les heures du dîner se prolongeaient et c’est comme si un autre espace-temps de coexistence intime nous était ainsi permis et prenait corps, au beau milieu du contexte hospitalier. Bien nourrir le patient, même en dehors des heures prévues pour les repas à l’hôpital, et le faire manger lentement mais davantage a pu aider son état général. Après une semaine, malgré une jambe inférieure gravement blessée, l’état général de mon père s’est amélioré. Pendant ces longues heures de repas, de papotage et de soins, sa capacité de remémoration et sa capacité de remplir ce temps avec ses histoires et sa sagesse lui ont permis aussi un certain contrôle, ou une maîtrise partielle, sur ce qui lui arrivait (Tronto, 2020). Grâce à l’amélioration de son état de santé et à la bonne réponse aux traitements, sa fin de vie imminente semblait être reportée après une semaine seulement d’hospitalisation dans ces conditions « particulières ». La menace d’une fin soudaine de sa vie a reculé; pour l’instant, l’épée de Damoclès restait figée dans sa trajectoire descendante.

Les compliments déplacés d’un patient gravement malade : chocs culturels, temporalités et références révolues

La pénurie d’infirmières et les demandes de meilleurs salaires pour celles-ci ne sont pas des problèmes ayant émergé uniquement pendant ou juste après la pandémie de COVID-19. Au printemps 2018, de nouvelles normes limitant le temps consacré aux soins par les infirmières venaient d’être introduites, sous prétexte d’augmenter l’efficacité. Dans l’hôpital où je passais mes journées depuis maintenant plus d’une semaine, les infirmières étaient en train de partager leurs inquiétudes, concernées par les choix à faire pour maintenir ce marathon tout au long de leur programme journalier. Ma présence et ma prise en charge de certaines tâches faciles au chevet de mon père permettaient de libérer du temps pour certaines infirmières ou pour leurs stagiaires. Ces dernières avaient alors la possibilité d’être envoyées ailleurs dans la même section de l’hôpital pour y effectuer d’autres tâches. Je remplissais avec rigueur mon contrat tacite d’échange et d’aide aux soins (Pettersen, 2011; Gunaratnam, 2007).

La deuxième semaine passant, et grâce au traitement qui l’aidait à retrouver un meilleur état, mon père venait à se rappeler son ancien propre personnage, un plaisantin plein d’humour, un vieux monsieur charmant et assez bon acteur dans son propre rôle, comme il l’avait été jadis dans son propre pays, et dans le lycée où il avait enseigné pendant des années. Il commençait aussi à participer de meilleure façon à l’amélioration de son propre état de santé (Canguilhem, 1965/1992). Et pris d’enthousiasme, vu son état général, il s’est mis à prodiguer par dizaines des compliments aux représentants du corps infirmier, surtout à celles faisant partie du « très beau sexe ».

Issu d’une culture patriarcale de l’Europe orientale, mon père s’est retrouvé dans cet hôpital dans un monde en changement, tout autre après les quarante-cinq ans de dictature totalitaire et la dure période de transition postcommuniste dans son pays. Avec sa propre mémoire culturelle au sein d’une société récemment sortie de la chappe totalitaire de contrôle et de surveillance, mon père se sentait toujours, même en « déplacement », une sorte de témoin de plusieurs époques, qu’il avait traversées pendant sa longue vie. Celles-ci ont forgé en lui un certain type de subjectivité « subalterne » (Spivak, 1988), mais désireuse à présent de se revendiquer, de « parler » et de mettre en oeuvre une façon d’être « libre » après la chute des régimes sociopolitiques de l’ancienne « Europe de l’Est ».

Longtemps seulement rêvée, sa vie « actuelle », « en visite » dans un pays occidental, mais idéalisée depuis le temps passé dans le « vase clos » d’un régime totalitaire, constituait pour lui un des sujets favoris de conversation, débattu avec ses amis et sa famille restés au pays. Sa fierté de pouvoir visiter et d’avoir l’expérience de vivre dans une telle « société avancée » lui posait comme défi de tenter, à son échelle, de « rattraper », d’apprendre et de « comprendre » à sa manière les processus en cours en Occident, telles que les réalités des développements postcoloniaux ou les droits des minorités. Concernant certains thèmes de conversation, il se considérait toujours un migrant « partiel », après avoir visité et vécu dans ma ville pendant des périodes assez longues depuis trois dizaines d’années maintenant, et en regardant « l’histoire en marche » depuis sa « province européenne » qui le rendait si fier. Avec sa connaissance imparfaite et sa curiosité de connaître bien plus, il avait lui-même décrété, à ses 90 ans, être passé à un nouveau stade de sa propre vie, nécessitant des nouvelles connaissances et des ajustements, même et surtout en tant que vieux et assez autocrate « patriarche ». Car dans sa propre histoire de vie, il était toujours, comme il le disait, un éternel étudiant « des choses et des lieux, là où la vie l’emmène » (voir aussi Erikson, 1997).

Alors que j’étais absente quelques heures pour me reposer, mon père a voulu remercier une infirmière en lui faisant cadeau d’un «  compliment » faisant allusion à la couleur de sa peau. Sous le choc, l’infirmière a quitté la chambre et mon père est resté dans un état d’incompréhension des plus gênants. Un autre choc culturel dans la série d’épisodes à l’hôpital venait d’émerger et restait ouvert et à gérer : expliquer et présenter des excuses. Au même étage, les voisines de couloir lançaient des « aille-aille, il n’y en a pas deux comme lui! »…

Le processus des excuses, activement mis en contexte, décrit et expliqué à papa, m’a pris près d’une semaine, outre les tâches quotidiennes qui devaient être effectuées efficacement à son chevet, comme donner les repas et certains médicaments sous forme de pilules, aider à la toilette, au changement des draps et au soutien du pied, bien suspendu pour les traitements.

Pour bien préparer « ses excuses », les explications entre deux soins ou pendant les repas commençaient par un abrégé des normes postcoloniales pour les dénominations des situations qu’un regard blanc, privilégié, décentré, pouvait utiliser de nos jours. Mieux connaître les histoires vécues et l’histoire pour mieux rencontrer les gens en tant que personne. Avec sa curiosité et son ancienne formation en histoire (récemment réécrite dans l’Est de l’Europe après la chute du rideau de fer en 1989), c’était la partie la plus facile. Mon père, après avoir réalisé son décalage, visiblement gêné et plein de regrets, a présenté ses excuses. Pas directement à la personne impliquée, car c’était un nouvel incident déjà inscrit dans une série, mais à un représentant qui a transmis le message au sein du bureau des infirmières pour prévenir et arbitrer une situation plus complexe au sein du groupe des soignantes, qui fonctionnait à plusieurs niveaux et d’après une dynamique spécifique. La personne responsable a ainsi transmis le message d’excuses à l’infirmière occupant un poste de direction et d’organisation des quartiers de travail dans la section où mon père était hospitalisé.

C’est seulement bien plus tard, lorsque l’infirmier parlant la langue maternelle de mon père s’est présenté à son service pendant plusieurs après-midis et qu’on a pu échanger plus longuement, qu’il m’assura que tout allait finalement bien, qu’ils avaient parlé de cela dans le cadre des rapports des gardes et qu’on pouvait maintenant tout oublier et même en rigoler. J’ai cependant senti par après que la charge émotionnelle du processus d’excuses « médiées » ne s’était pas dissipée, et ceci, jusqu’à la fin du deuxième mois d’hospitalisation quand, par hasard, ma cousine aînée, elle-même infirmière récemment retraitée, était en train de parler avec mon père en appel vidéo. En découvrant cette « autre aventure » de son « oncle trop joyeux », elle me dit de remettre un bonjour de sa part au bureau des infirmières, en tant qu’« ancienne », et avec une longue expérience humanitaire dans la partie orientale de l’Afrique, en service dans un hôpital militaire de campagne où elle était restée pour une mission de l’OTAN pendant plus de dix ans. Cette appartenance professionnelle commune, même imaginaire, puisque ma cousine aînée n’était pas présente en chair et en os dans le bureau de l’infirmerie de l’hôpital de ma commune, a ôté durablement tous les doutes restants. Laissant la place d’un côté à des routines encore plus confiantes, et de l’autre, à des nouveaux apprentissages que mon père-patient se donnait la peine d’acquérir. Le tout a résulté dans une communication plus simple et directe entre lui et le personnel médical, d’une part, et même entre lui et moi, d’autre part. Ma médiation avec le personnel médical était dictée par des besoins de traduction et de contextualisation qui n’étaient pas des moindres. Bien que ces deux mois étaient censés être marqués uniquement par la maladie qui mettait en péril la condition vitale de mon père, notre relation ne s’est pas arrêtée dans la crainte, la négociation ou l’attente exclusive d’une fin proche, mais s’est développée et a évolué dans un horizon de devenir, projetée plus largement vers des nouvelles connaissances acquises et un précieux temps intensément partagé (Erikson, 1997). Désormais, le lien vers le chapitre suivant et la conclusion de celui-ci peuvent être formulés dans les termes de Gunaratnam : « Médiés par le corps et par des émotions exacerbées, les flux entre lieu, économie et culture, sont aussi indisciplinés et paradoxaux que créatifs et surprenants » (2016, p. 4, ma traduction).

Un appel téléphonique

Alors que je me préparais à partir vers ma nouvelle routine et mon « devoir » de visiteuse et d’aide-infirmière, un bon matin, vers la fin de la deuxième semaine de mes allers-retours à l’hôpital, mon téléphone sonna avec insistance. En voyant le numéro (celui du bureau des médecins), j’ai rapidement vérifié mentalement si mon dû financier était à jour. Oui, je n’avais rien oublié. Alors j’ai répondu. Le médecin en chef du service où mon père était soigné me dit rapidement que l’état de celui-ci s’améliorait, même si, à 90 ans, le traitement chirurgical qui le mettrait complètement hors risque serait très difficile, sinon impossible à pratiquer sur lui. Le risque qu’il meure sur la table d’opération était grand et, de plus, dans la situation improbable où il en sortirait vivant, sa jambe amputée avait peu de chances de guérison, car le processus serait beaucoup plus long vu son diabète de type II. Et comment serait la vie de mon père en chaise roulante, avec une jambe amputée?! C’était une image qui s’empara soudain, silencieusement, de mon imagination.

En ces temps actuels, la solution vers laquelle le médecin se dirigeait était une mort assistée, avec une procédure de fin de vie entièrement confortable pour mon père et une absence totale de souffrance supplémentaire. Poursuivre sur le chemin du traitement, vu son âge avancé et ses multiples maladies, serait défini par les confrères comme de l’acharnement médical. Si mon père avait eu la quarantaine, alors oui, les médecins auraient tout tenté pour le sauver. Comme mon père était nonagénaire, la situation était complètement différente. Et aussi je devais être, s’imaginait-il, très fatiguée de ces routines quotidiennes à l’hôpital, vu mon manque de perspectives personnelles. J’ai pâli et je me suis assise, faisant écho au rythme des mots et à leur courte allure. Ces mots étaient prononcés comme depuis un pont très haut, d’un point de vue extérieur, « objectif », non pas par une personne, avec le charisme spécifique dans sa voix de soignant, mais comme si un messager impersonnel exécutait une routine, un paragraphe de « devoir parler ».

En outre, ce qui m’a troublée le plus dans cette voix était que j’aurais imaginé entendre ces propos, avant de commencer mes expériences d’accompagnement, de façon beaucoup plus « bémolisée ». En effet, le verbe à l’impératif, proféré par le médecin du haut de sa « fonction », était ce qui m’aliénait profondément, ainsi que sa couleur autoritaire et routinière. C’est donc cette « voix » qui, après être presque passée aux ordres, m’a laissée complètement muette. Mais encore. Je me suis sentie comme si on simplifiait tout ce temps passé à l’hôpital avec mon père. Tous ces moments de la vie, avec ou sans la présence de mon père, avaient une portée beaucoup plus grande, je le ressentais, car ils avaient bien plus à exprimer et à vivre, ou même à mourir, que les termes dans lesquels la situation avait été rapidement mise en boîte.

Après une courte pause, j’ai répondu que je ne pensais pas que ce soit une bonne idée. Premièrement, je devais demander à mon père s’il était prêt à mourir et à lâcher prise, car du moins lors de nos entretiens, il avait montré encore suffisamment de capacités cognitives pour décider par lui-même. Il était le seul parent et la seule famille proche qu’il me restait, et, mise à part la question du pronostic, et sachant qu’il avait réussi à surmonter tant de problèmes de santé de manière résiliente, pour moi, le fait qu’il était nonagénaire ne changeait absolument rien au paradigme du devoir de continuer (ou pas) à le soigner. Il était toujours mon cher père. Le médecin a promis de me rappeler, me laissant un « temps de réflexion ». J’étais abattue, mais j’ai quitté la maison pour accomplir mes tâches quotidiennes à l’hôpital.

Une fois arrivée, qu’allais-je lui dire? Je m’interrogeais. Mon visage et mon état d’âme l’ont fait parler à haute voix pour nous deux. Il disait qu’au cours de ses 45 années d’enseignement de la langue et de la littérature à des jeunes de 10 à 18 ans, dont certains à qui il avait même appris à tenir un stylo entre leurs doigts pour la première fois, il avait fait ce qu’il pensait être le mieux pour tous ceux qui étaient au tout début de leur vie, pour leur donner les meilleures chances dans leur future existence, peu importe où cela les mènerait. Et même s’il avait déjà eu une longue vie, il avait encore beaucoup à apprendre dans tel ou tel domaine, de tel milieu; et encore, avec seulement une jambe ou une seule main, apprendre et vivre sa vie était une chose merveilleuse qui nous était offerte. Oui, il souffrait de grandes douleurs, de la peur et de l’inconnu. Mais il était d’abord un père et il ne pouvait pas laisser seule sa chérie, qui resterait son bébé, même maintenant qu’elle était mariée et grande fille. Mon père s’imaginait que la position d’un médecin n’est pas très différente de celle d’un enseignant. Il est censé donner à ses patients les meilleures chances de se rétablir et de continuer à vivre aussi sainement que possible. Sa réponse était donc déjà là.

Ce paradigme contemporain du dilemme de « fin de vie » a posé, dans cette étude de cas, le problème d’une vie évolutive et des processus d’acquisition des connaissances, au-delà des habitudes culturelles locales et actuelles, dans le contexte des migrations et des déplacements de populations à l’échelle mondiale, et des déplacements successifs des individus pendant leur propre existence. La question peut être posée dans les termes de Michel Castra (2015), qui a étudié comment la fin de vie et la mort sont vécues dans nos sociétés contemporaines occidentales, et dans des conditions de pratiques qui ne sont plus dictées par une culture dominante. Cette problématique serait ici complétée, dans les termes de notre cas, par la question suivante : comment continuer à entretenir une interaction vivante et vivifiante le plus longtemps possible, et qui donnerait à la fin de la vie plus de sens pour l’individu et sa famille? Ou encore, comment garder une conscience continue et vive, avec ses valeurs et son ensemble de relations, sous une forme physique et mentale capable d’échanges, et malgré d’éventuelles situations d’handicap qui l’aurait réduite ou amoindrie? Les individus, malgré leurs identités et leurs pratiques diverses, conserveraient alors leurs capacités relationnelles, ainsi que leurs relations, proches ou lointaines, thésaurisées, comme des voies d’un devenir et pour une production continuelle de connaissances. Un vieux rêve de l’humanité? Ou une dernière phase à « réussir », ou pas, dans la succession d’étapes de la trajectoire de vie qu’Erikson (1997) a déjà mis en hypothèse à la fin des années 1990?

En tant que sous-type direct de la production de connaissances, les connaissances existentielles manifestées dans l’expérience partagée de la fin de vie de mon père s’inscrivaient dans des contextes sociaux plus larges, et pas seulement dans le contexte situé de l’individu, qui est placé seul face à un raisonnement strictement aliénant et extérieur à sa propre culture. Au sein de ces contextes sociaux, le paradigme relationnel de l’individu (Cuche, 2001), représenté par ses relations proches et lointaines partagées, compose un vrai capital relationnel. Cet aspect de l’expérience de fin de vie d’un être relationnel exige cependant une pensée théorique qui tient compte de la diversité, dans des contextes transnationaux (Hannertz, 1996). Problématiser cet aspect majeur de la fin de la vie humaine comme un devenir parmi d’autres possibles, et à travers des processus transgénérationnels ou d’autres formes de communication relationnelle, pourrait élargir le thème de la « bonne mort » dans les sociétés contemporaines avec une réflexion sur la tension potentielle entre les choix, informés, consentis, et appliqués tels quels ou selon le principe de cas par cas (Fortin et al., 2016).

La douleur comme épreuve

Chaque matin, une infirmière entrait avec son petit chariot plein d’appareils dans la chambre d’hôpital et mesurait les paramètres de mon père : tension artérielle, température, concentration du sang en oxygène, et comme il souffrait de diabète de type II – une forme stable d’un taux de sucre trop élevé –, l’infirmière lui piquait le bout d’un doigt à l’aide d’une petite aiguille en forme de guillotine pour faire apparaître une goutte, à cueillir du pouce ou d’autres doigts moins endoloris. La petite guillotine lui perçait le peu de chair qu’il lui restait sur ses pouces, jour après jour, brusquement et, vu sa peau fragile et ses doigts fortement amaigris, trop profondément. Procédure journalière. Mon père en avait marre de cette routine quotidienne. Moi aussi, car je devais le convaincre de bien tenir un de ses doigts, relativement désincarnés, pour ce supplice de tous les matins. Je devais bien soutenir son bras et son doigt pour qu’il ne bouge pas. Et je n’étais pas moi-même si convaincue, en le suppliant de bien se tenir, « s’il te plaît », car je me souvenais bien, il y a des dizaines d’années, de la petite pique que l’infirmière de la polyclinique de l’école pratiquait à chaque début d’année scolaire, tout en serrant mon petit coussinet du bout de doigt pour faire sortir une goutte de sang, et pour l’étendre par après sur une petite plaquette en verre, à regarder plus tard sous son microscope. Ce n’était sûrement pas la même chose, je pensais, et bien sûr, c’était l’opposition de mon père à ce geste douloureux maintes fois répété qui contribuait au problème posé par le fait d’utiliser cette mini-guillotine sur un doigt, bien lié à un bras qui, en se retirant, se défendait, corps seul, contre encore une souffrance de plus. Est-ce qu’il s’agissait d’une petite épreuve pour tester son « accrochage » à la vie, malgré la douleur? Était-ce le protocole écrit? Je me souvenais aussi vivement de l’expression sur le visage d’un anthropologue et professeur, au cours d’un pique-nique lors d’une conférence, s’exclamant : « Mais tout ça, regards abstraits sur papier, je les observe de mes yeux et, en effet, je les ressens avec mes yeux, qui sont bien placés dans ma tête, et qui, à son tour, est bien liée à mon corps, celui-ci, le voilà, il est bien là, mesdames, messieurs[1]! »

Je me sentais également coupable envers mon père de contribuer à rajouter tous les matins à sa souffrance, et, en plus, de lui mentir si mal. J’étais aussi convaincue qu’il était passé par la petite pique dans le coussinet musclé de son doigt d’antan, du doigt de son ancienne image corporelle et de soi, tout au long de son ancienne existence « active ». Au sein de la famille, on pouvait s’interroger sur la nécessité quotidienne de cette piqûre, car le patient avait une forme stable de diabète qui n’évoluait pas dramatiquement en fonction de sa consommation d’aliments ou de sucre, aussi constante, vu son âge avancé et le régime d’hôpital. Recevoir du sucre et des tablettes de chocolat tous les matins pour augmenter son énergie et sa vitalité n’était-il alors pas en contradiction avec le décapage quotidien de son doigt, afin d’enregistrer un potentiel changement du taux de sucre dans son sang? Variation potentiellement dramatique qui aurait pu intervenir soudainement, mais qui, inscrite dans la durée de sa diète et de sa consommation prescrite, pouvait soulever une question sur l’utilité journalière de cette analyse, du moins de son inconfort. N’y avait-il pas des méthodes moins invasives pour mesurer son taux de glycémie? Après avoir fait part de mon inquiétude au personnel médical, un des médecins stagiaires m’a dit que c’était bien aussi une sorte d’épreuve. Quand quelqu’un est assez fort et soutient bien ce minimum de douleur quotidienne ennuyeuse, cela peut donner un bon signal qu’il a des chances de bien passer à travers des traitements chirurgicaux ou d’autres plus compliqués (perfusions de longue durée, transfusions etc.). Je doutais bien de cet argument « empirique », vu mon expérience de conversation avec mes cousines infirmières, travaillant en salle d’opération où d’anesthésie, où même l’hypnose pouvait être utilisée pour le confort du patient sous le coup d’une opération et des soins après celle-ci.

Je suis devenue vraiment sceptique et j’ai demandé conseil aux infirmières responsables du service (Assante et al., 2021). Eh bien, on m’a répondu que oui, il existe d’autres méthodes pour mesurer la concentration de sucre dans le sang, mais celle-ci est considérée la plus sûre. Non, il n’est pas nécessaire de mesurer tous les jours le taux de glycémie d’un patient de 90 ans, comme mon père, considérant que le régime alimentaire du patient ne change pas tous les jours. Dans les cas de diabète de type II, forme stable où la concentration de sucre dans le sang du patient est plutôt constante, il n’est pas nécessaire de le mesurer quotidiennement une fois que le traitement, même provisoire, a été établi.

Lorsque le deuxième appel téléphonique est arrivé, un autre matin, ma réponse négative était déjà préparée. Mon père croyait au progrès de la médecine et des traitements et, par conséquent, il attendait du corps médical qu’il tente de le guérir et d’aider à sa guérison, autant et aussi vite que possible. Il était prêt à subir une amputation de son membre inférieur et à passer le reste de sa vie dans un fauteuil roulant, dans la mesure où il était proche de sa famille et de ses êtres chers, qui l’aimaient.

Je l’ai répété une fois de plus dans le cabinet médical, quelques heures plus tard. Un nouveau médecin assistant est sorti du bureau et m’a demandé encore une fois si j’étais sûre de cette décision et consciente des risques qui pouvaient intervenir dans le cas d’une personne âgée de 90 ans. Traiter avec une telle chirurgie une personne de cet âge n’était pas une bonne idée. Je suis retournée au chevet de mon père et lui ai posé la question, cette fois-ci de façon très abrupte. Avec deux timbres d’analgésique (morphine) posés sur la poitrine, il a dit qu’il préférait se faire opérer et « rester ici avec ses enfants » (moi et mon compagnon), qu’il chérissait profondément, qu’il souhaitait y rester encore un petit bout de temps.

Lorsque j’ai donné ma deuxième réponse au médecin qui était désormais en charge du dossier de mon père, je me suis souvenue d’avoir soudainement pris conscience de ma propre appartenance professionnelle, et de façon inattendue, y compris pour moi-même, j’ai sorti mon dernier « joker » d’anthropologue. Je lui ai demandé d’imaginer comment ce serait de dire à un fils ou à une fille d’origine japonaise de ne pas s’occuper de son père de 90 ans, simplement parce qu’il avait 90 ans, alors que l’une des caractéristiques les plus importantes de la culture japonaise est le culte des ancêtres et le soin apporté aux membres plus âgés et aux doyens de leurs familles. En effet, ce trait culturel définit les valeurs propres à leur communauté, donc leur identité même. Nous n’étions pas d’origine japonaise, bien sûr, mais issus d’un autre contexte culturel, cette fois-ci européen, nous partagions des valeurs similaires, à savoir de considérer les personnes âgées, et surtout celles qui sont membres de la famille, comme tout aussi importantes que les plus jeunes, et ceci pour leurs connaissances et leurs savoirs expérienciels (« leur expérience de vie », c’était la dénomination de la norme culturelle spécifique dans le contexte culturel auquel appartient mon père), ainsi que pour leurs capacités à partager l’amour.

Le lendemain, l’infirmier parlant la même langue maternelle que mon père lui apporta la nouvelle qu’il allait devoir se préparer à subir l’intervention chirurgicale, et qu’à partir de ce moment-là, il devait commencer à le préparer pour l’opération programmée huit jours plus tard.

Patients partenaires vers la guérison ou la fin de vie informée

Mais qu’y avait-t-il de si important et comme « soudé » dans cette relation étroite père-fille, patient-accompagnatrice, qui marquait une différence si évidente, apparemment, avec la culture médicale locale de la fin de vie? Je pouvais presque entendre les questions que les membres du personnel médical devaient bien se poser. En 2018, des cours sur ce sujet n’étaient pas encore proposés par les facultés de médecine de la ville. Celles-ci ont commencé à offrir très récemment des formations pour les « patients partenaires », afin de pouvoir les intégrer au sein des équipes médicales pluridisciplinaires dans les hôpitaux, surtout dans le cas des longs traitements, pour les maladies chroniques ou pour les choix potentiels en fin de vie. Le PEC (Patient Expert Center) à Bruxelles est une autre initiative où des formations pour les « patients experts » sont depuis peu disponibles. Ce mouvement, qui tente de combler le vide entre les pratiques et savoirs scientifiques du corps médical et les savoirs expérienciels des patients, commence à prendre forme. Les patients partenaires, en toute humilité et grâce à leur propre parcours de maladie, peuvent compléter les savoirs scientifiques des équipes médicales avec leurs connaissances et leurs vécus spécifiques, utiles dans le cadre des médiations avec les autres patients et leur famille, surtout dans le cas, par exemple, d’un suivi de qualité des protocoles de traitements dits « lourds ». Ainsi, les patients experts peuvent intervenir dans la recherche et la formation pour le personnel médical.

Ce type d’assistance aux patients, issu d’une expérience informelle plus proche du soin humaniste (care) sort ainsi des carcans d’une science médicale paternaliste et s’approche de ce que Canguilhem (1965/1992) concevait comme une relation de maintien d’un état de « santé » et de bien-être dont le patient est partie prenante lors de sa propre guérison. Cette relation de soin (care), du soignant (carer) envers le patient mais aussi envers soi-même, agit comme moteur dans le processus de maintien d’un état d’équilibre général de la personne, donc de la santé de la personne, et implique des « acteurs actifs ». Un patient qui est partenaire de sa propre guérison et qui peut participer à celle d’autres personnes est soutenu par ses savoirs expérienciels, acquis tout au long de son parcours de soins; cependant, il ne se substitue pas au médecin ni au psychologue ou aux infirmières. Il apporte, par sa mise à distance de sa propre expérience, une réflexion issue de son propre vécu qui ne peut désormais pas être imposée ou généralisée aux parcours d’autres patients, sans la réflexion collective d’équipes soignantes. Ce type de dialogue et de partage mène vers une conception où l’autonomie et la guérison, d’une part, et le consentement éclairé des personnes en fin de vie, d’autre part, sont également nourris par des savoirs multiples et diversifiés. La composante culturelle, dans cette perspective, ne contribue pas seulement à la connaissance de l’environnement culturel de la personne mourante, juste pour lui offrir des espaces où les rituels des familles et de la société peuvent bien l’accompagner dans sa fin de vie. La composante culturelle peut s’avérer constitutive d’un processus beaucoup plus vaste.

Lorsque les membres des communautés où les anciens jouent un rôle actif dans la transmission transgénérationnelle du passé se déplacent et que leur expérience devient une expérience de migrants, leur vécu remet en question les conventions et leur propre rôle dans tout ce qui entoure les coutumes de fin de vie. Comme ce passé constitue un élément liant des communautés, pas nécessairement traditionnelles, ainsi qu’une base pour des pratiques identitaires des individus, il canalise, malgré tout, la restructuration des hiatus et des vides issus des recontextualisations des coutumes transnationales entourant les choix potentiels en matière de fin de vie.

En effet, même déplacés, les individus issus de la culture et de la génération de mon père, qui voient leur vécu réinséré dans un ordre familial imaginé ou reconstruit ailleurs que « chez eux », se réinscrivent aussitôt dans le cadre inchangé des normes communautaires de « chez eux ». Ce cadre est plus fort que les variantes des coutumes recontextualisées ou recombinées, suivant les déplacements des migrants. C’est ce qui participe à la reconstruction du sens après des événements intervenus pendant leur parcours de vie, car c’est ce cadre-même qui contient en condensé les normes où quelqu’un peut retrouver, comme d’après une grille d’interprétation, le sens d’événements qui ont fait irruption, de façon traumatique parfois, dans la vie des individus (Hirsh et al., 2001). Les pratiques communautaires (imaginées, partielles ou recomposées), leurs cadres « fixes » imaginaires, ainsi que les pratiques englobées dans leur sein comme pratiques privées, individuelles, mettent en évidence le lien socioculturel entre le vécu et sa relation avec l’encadrement institutionnel de la fin de vie ou de la vie tout court.

L’inscription de l’individu dans son contexte normé culturellement lui offre une sérénité en ce qui concerne sa place, sa position et son rôle. Cet état d’esprit harmonise sa situation de participant actif à sa propre guérison, et donc, au programme des suivis et traitements médicaux. Car la fin de la vie, la « bonne mort », ne peut pas survenir sans être référencée par la dynamique générale de son contexte souhaité, celui aussi normé culturellement et qui se réfère à la vie de la personne et à son vécu tout entier. Dans l’ordre culturel des choses de la vie et de la fin de celle-ci, certaines étapes, avec leurs desiderata, doivent être installées dans le bon ordre pour qu’une fin soit bien inscrite dans les normes culturelles et puisse bien prendre sa place. Quelquefois, pour bien mourir, il faut, dans les cultures traditionnelles, accomplir des devoirs, comme des briques à poser encore sur son chemin vers la fin ou l’au-delà, suivant les dénominations qu’on donne à cette étape (finale ou pas, d’après les coutumes et traditions) de la vie.

Corps âgés et transmission culturelle nécessaire à une bonne vie et à sa fin

Dans plusieurs cultures traditionnelles européennes et dans la tradition à laquelle mon père appartenait, quand une personne s’approche de son expérience de fin de vie, elle enclenche aussi un processus de transmission à travers lequel les lignes de continuité de la famille se dessinent et suivent la trajectoire qui lie le passé au futur. L’histoire dramatique, mais interdite et rendue muette par les dictatures dans la partie centrale et orientale de l’Europe a été ouverte au domaine public après 1989, et beaucoup de ses détails sont en train de s’écrire ou de se réécrire même à présent. Ce passé traumatique et rendu silencieux avant 1989 a été transmis de manière transgénérationnelle dans des contenus informulés, et non pas à travers des représentations cognitives par les mots, des récits, etc.; il a plutôt été « passé » aux générations suivantes et aux autres membres de la famille directement par des voies haptiques, c’est-à-dire par des orientations, des connaissances et des mémoires corporelles (Jackson, 1983), ainsi que par des pratiques incarnées comme les habitus, par exemple (Rooksy, E. et Hillier, J., 2005). La personne est donc un élément clé de cette histoire traumatique incarnée et de sa perlaboration (Anisescu, 2007) post-traumatique, car toujours en train d’être formulée ou mise en mots. Au niveau communautaire, dans le pays et l’espace culturel d’où mon père provenait, au moment de son hospitalisation les débats publics, les compensations et autres processus d’une justice de transition contribuaient à cette réécriture de l’histoire et des histoires locales. Mais les détails des histoires locales sont parfois portés dans les corps mêmes de ceux qui ont vécu ou traversé ces événements dramatiques, intervenus comme des ruptures de sens dans les vies de tant d’individus entre 1947-1989, la période du totalitarisme. Ces traumatismes marquent ainsi les liens familiaux et communautaires et peuvent aussi être projetés sur le canevas des normes et coutumes communautaires qui ont évolué pendant toutes ces années. À leur tour, ces normes et coutumes communautaires, locales ou imaginées par quelqu’un ailleurs participent à l’émergence, à la « visibilité » des traumas historiques passés à travers des histoires, des musiques ou des chansons, ou de simples conversations qui ont lieu lors d’événements majeurs de la vie comme les naissances, les mariages et la fin de vie ou les cérémonies d’enterrement. Toutes ces manifestations participent ensemble à l’élaboration des traumatismes communautaires historiques.

Les structures d’attachement entre les membres d’une même famille ou les liens entre membres des communautés traumatisées partagent par conséquent à la fois des processus de fabrication de sens et des modes communs de relation. En ce sens, Taussig (1987) a résumé par une formule mémorable ces processus traumatisants violents qui auraient très bien pu se dérouler aussi dans le village natal de mon père, lors de la collectivisation forcée (une nationalisation forcée et très violente des propriétés foncières des petits fermiers) des terres paysannes, processus militarisé qui s’est étendu entre les années 1950 et 1960 dans tout son pays natal : « L’espace colonisé de la mort a une fonction colonisatrice, qui maintient l’hégémonie ou la stabilité culturelle des normes et des désirs des gouvernants, facilitant ainsi la manière dont ces gouvernants gouvernent les gouvernés dans le monde des vivants. » (p. 374)

En créant un espace de la mort parmi les vivants, les structures de la violence génèrent et entretiennent des relations de pouvoir. Celles-ci étaient ostensiblement organisées dans le village de mon père pendant toute une décennie traumatisante autour d’un axe, d’un espace exceptionnel de l’arbitraire. L’arbitraire a été constitué par les processus à travers lesquels une forme de propriété et toutes les visions du monde associées à celle-ci, comme les normes qui gouvernent la vie ou la mort dans les villages, ont été remplacées par une autre forme, violemment et en très peu de temps (Verdery et Kligman, 2011).

Au fil des décennies, cependant, ce territoire de l’arbitraire s’est fondu dans la texture et les couches du pouvoir distribué à travers les nouvelles routines, établies tous les jours. Il est ainsi devenu moins « visible », mais les villageois, ceux qui ont été submergés ou sont entrés en ces lieux de l’arbitraire interdits aux activités quotidiennes des profanes – comme les cellules d’interrogatoire ou les pénitenciers spéciaux, conçus à cet effet –, ont laissé « là » une part de leur conscience, de leur langage et de leur sens (Dobrincu, 2009; Anisescu, 2007).

Le souvenir de tels événements se fond dans l’indescriptible et l’automatisme de gestes répétitifs. Ceux-ci ne sont pourtant pas opaques pour l’ethnographe; ils peuvent donner une indication sur la rupture traumatique dans les coutumes, impossible à refermer. Seule une sortie radicale par des pratiques langagières et cognitives peut ouvrir alternativement des pratiques communicatives incarnées et inscrire, par leur transmission, de nouveaux vocabulaires dans le vécu des proches et de ces individus en fin de vie, faisant partie des communautés anciennement traumatisées. Ces personnes ne sont pas seulement des personnes en fin de vie ou en train de mourir, mais des mourants en train de mourir d’envie d’exister et de raconter leurs contes et fables. Ils sont des moyens vivants, des capacités communicatives incarnées ayant le pouvoir de transmettre et de « remplir » de leurs mots les silences assourdissants de l’histoire pour qu’elle puisse être réécrite. Ils sont eux-mêmes des véhicules pour « passer » ces histoires difficiles, si difficiles à raconter ou à formuler avec des mots. Une fois ce travail accompli – un devoir inscrit dans l’agenda des communautés, marquées par cette histoire pas si lointaine –, l’ordre des choses peut enfin prendre le dessus.

Gunaratnam (2007) a montré comment, dans de telles situations, la remémoration n’est pas organisée selon un ordre chronologique, mais s’inscrit aussi dans le contexte social selon lequel le système de remémoration est prédit à travers des pratiques incarnées et leur contexte local. Ces situations peuvent donner un aperçu de combinaisons inattendues de vocabulaires, linguistiques et non linguistiques, fonctionnant selon des temporalités décalées. À travers celles-ci, la fin de vie, qui appartient également à ces histoires et aux pratiques identitaires de la personne proche d’une telle expérience, est autant négociée qu’elle entre dans une relation dialogique, au sein des modes de compréhension représentationnels et non représentationnels (Stoller, 1997; Jackson, 1989). L’accompagnateur ou l’accompagnatrice aura alors un rôle fondamental pour aider et suivre l’« inscription » de la personne en fin de vie dans ce que mon père appelait « son ordre des choses et des mondes ».

***

Je me suis intéressée, entre autres processus de compréhension, aux besoins individuels d’une première génération de personnes âgées, provenant de l’Europe centrale et orientale, à la fin de leur vie, et à une deuxième génération qui accompagne ces individus en contexte transnational. Cette étude de cas s’inscrit dans cette préoccupation plus large. J’ai également porté attention à ces pratiques incarnées dans les corps âgés où le « réel » selon la formulation de Lacan, c’est-à-dire un passé atroce qui a surgi dans la vie des gens sous forme d’événements historiques traumatiques, peut se fondre dans le quotidien comme un retour possible à l’ordinaire (Das, 2007) à l’occasion des choix diversifiés en fin de vie.

Pour y accéder, la seule « mémoire évocatrice » (Hirsh et al., 2001) n’est pas adaptée, car elle est vulnérable à des systèmes de valeurs temporellement ou spatialement localisés. C’est une « mémoire évocatrice » d’un « passé positif » qui crée un lien dans la vie courante, entre ce qui ne peut pas être dit et ce qu’il faut dire pour aider à la continuité de la vie (Gross, 2001, p. 91-92). En dehors de ce « passé positif », les personnes deviennent alors comme des navires qui tanguent depuis et vers le non-dit. Elles ressentent cependant le devoir de transmettre sans paroles une mémoire culturelle encore vivante d’événements, parfois épouvantables.

Ainsi, ces personnes en fin de vie ne sont pas seulement porteuses de leur culture; elles constituent aussi des sources de transmission envers les générations suivantes, même en situation transnationale. Elles sont donc toujours inscrites dans une dynamique de relations sociales et de société, ce qui confère à ce moment charnière de leur vie une signification qui dépasse l’événement de « simple » fin de vie, ou de « simple » mort.

Du point de vue méthodologique, pour accéder à ces processus de communication et de transmission autour des choix concernant la fin de vie en situation transnationale, j’ai utilisé mon carnet de notes ethnographiques pendant le séjour hospitalier au cours duquel j’ai accompagné mon père, mis devant des situations générant des tensions entre son bagage culturel, difficilement communicable ‒ vu sa non-maîtrise de la langue française et son état avancé de maladie –, d’une part, et les normes institutionnelles concernant les choix de fin de vie, d’autre part.

Mon accompagnement et la médiation que j’ai effectuée, outre les tâches infirmières, d’aide-soignante et de traduction linguistique et culturelle, ont dû être improvisés ad hoc pour subvenir au vide institutionnel dans ce contexte hospitalier transnational. Dans l’exécution des tâches de traduction culturelle, j’ai porté une attention particulière aux contenus relationnels, émotionnels et cognitifs, surtout pour faciliter l’accès à ces « souvenirs rétractables », silencieux, placés en dehors des « souvenirs évocateurs » et verbalisables (Hirsh et al., 2001) présents et caractérisant la transmission culturelle, nécessaire à accomplir dans ce contexte d’une « bonne mort » désirée.

Puisque les histoires sont furtivement entrevues par des illuminations soudaines, comme un « tract » parmi les secrets, les silences et les sentiments mis en sourdine, afin d’« écouter » ces zones où seules ces traces peuvent être retenues et absorbées par des pratiques et des mots, un espace relationnel, d’empathie et de « résonance » (Rosa, 2016; Rosa et Henning, 2018) a été créé au beau milieu de l’espace normatif institutionnel. Cet espace de « résonance » représente un apport essentiel à la constitution de la « scène » relationnelle, cette zone émergente où des actions, des paroles et des sentiments laissaient la place aux familles, aux choix des dernières – ou pas encore dernières – dispositions pour un bon départ ou pour l’octroi d’un bon répit. J’ai laissé ce « moi chercheur » (Jackson, 1987) ouvert à l’empreinte du sens sourd du chagrin, de la douleur et de la peur, cette zone d’écoute qui m’a « enveloppée » et suivie dans l’hôpital où mon père a finalement été opéré, et d’où il s’est ensuite bien rétabli de sa chirurgie. Il a donc eu assez de temps encore pour mettre en place et transmettre à sa fille ce que sa communauté originaire de jardiniers, depuis son village natal, conçoit comme mondes des vivants et des morts, de l’au-delà ou d’ici-bas, portés à travers les corps et les frontières.

Ce « moi chercheur », en se laissant mouvoir librement par l’empathie (Gunaratnam, 2016) et en demeurant ouvert à des « transferts » émotionnels (Stern, 1987) lors de sa participation à cette fin de vie postposée, s’est trouvé, paradoxalement, bien présent pendant beaucoup de ces moments, éclairés par des possibilités d’ouverture à d’autres alternatives offertes par ces expériences particulières. Inversement, les histoires des familles des proches de son village se sont retrouvées aussi, comme basculées à travers un pont, dans mon quotidien à l’hôpital, à des milliers de kilomètres. Leur passé et celui de mon père entremêlés avec mon quotidien au chevet de ce dernier, ont « détourné » les normes hospitalières pendant tout un temps qui s’est avéré, à la fin, le meilleur des alliés.