Corps de l’article

Les institutions de soins gériatriques représentent, à l’instar des centres hospitaliers, « une fenêtre sur la ville » (Sainsaulieu, 2003, cité dans Fortin et Dorval, 2016) de laquelle il est possible d’observer les phénomènes sociaux, culturels, politiques à l’oeuvre plus largement dans la société. À Montréal, où s’est déroulée notre étude, la diversité fait partie du paysage urbain. Dans cette ville canadienne, 44 % des personnes aînées sont nées à l’extérieur du pays (DRSP et TCAIM, 2019a), et une majorité d’entre elles vieillissent et meurent « dans leur localité d’adoption » (Le Gall et al., 2021, p. 3). Si « les aînés immigrants sont moins susceptibles de vivre seuls que ceux nés au Canada » (DRSP et TCAIM, 2019b, p. 4), il n’en reste pas moins que certaines de ces personnes, spécialement celles âgées de plus de 85 ans, connaitront un séjour et une mort en institution gériatrique (DRSP et TCAIM, 2019a). Au Québec, c’est plus du quart de la population qui y décède (Guertin et al., 2021). En ces lieux, les pratiques de soins de fin de vie auprès des personnes du grand âge posent certains défis, d’autant plus grands en contexte de diversité, où cohabitent différentes normes, valeurs et attitudes envers la maladie, la souffrance, la communication, le devoir filial, la prise de décision, l’acceptation ou le déni de l’imminence de la mort. Dans un contexte sociétal où, d’une part, on valorise les avancées de la médecine qui permettent de prolonger la vie (Fortin et Lessard, 2021; Kaufman, 2001; Lessard, 2021) et où, d’autre part, mourir dans la dignité est un droit pour toutes les personnes en fin de vie, comment les proches et le personnel soignant s’expliquent-ils les divergences de point de vue quant aux soins à offrir à l’approche de la mort? Cet article vise à documenter la façon dont les proches et les soignants le font en mettant en évidence tantôt ce qui leur est étranger, tantôt ce qui leur est familier. Il s’agit également d’examiner la négociation du juste et de l’assez dans une perspective d’accompagnement en fin de vie, où les enjeux deviennent éminemment moraux. Nous y interrogeons les rapports de pouvoir et les représentations de « l’Autre » dans les soins, appropriés ou non, à offrir à la fin de la vie des personnes du grand âge. Une première partie explore le mourir contemporain, la notion de diversité en institution de soins et en contexte de fin de vie. Puisant dans une étude ethnographique, nous montrons par la suite que la « culture » et les « volontés de la famille » sont des notions utilisées par le personnel soignant pour expliquer les divergences de point de vue et qui mènent, inévitablement, à un jugement moral de leur part quant au juste et à l’assez. Par cet article, nous souhaitons contribuer à une meilleure compréhension des enjeux qui se posent en fin de vie pour les personnes du grand âge vivant en institution et déconstruire certains stéréotypes qui portent entrave à la reconnaissance de l’Autre.

Le mourir contemporain

Mourir au grand âge en institution gériatrique est de plus en plus commun (Guertin et al., 2021; Kellehear, 2007; Lafontaine, 2008; Soom Ammann et al., 2016). Cette mort au grand âge n’est pas pour autant gage d’un mourir dans la dignité, notamment lorsque l’entrée en institution devient nécessaire à cause de lourdes pertes d’autonomie qui, souvent, portent atteinte à l’aptitude à consentir aux soins (Couturier et al., 2020; Soom Ammann et al., 2016). En fait, ce mourir long en contexte gériatrique s’inscrit plutôt à contre-courant des valeurs sociétales de « dignité et d’autonomie », qui sont nommées dans la Loi concernant les soins de fin de vie (RLRQ, c. S-32.0001). Ces notions, telles qu’elles ont été présentées lors des débats menant à l’adoption de la Loi, réfèrent à la capacité de décider pour soi-même et de juger les conditions qui rendent possible une existence digne (Commission de l’éthique de la science et de la technologie, 2010). Dans le contexte d’une mort au grand âge en institution gériatrique, plus que la mort en elle-même, c’est le mourir qui est craint (Northcott et Wilson, 2017).

Ces institutions gériatriques – centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) et unités de gériatrie hospitalières – sont des institutions publiques ou privées (pour certains CHSLD) destinées aux personnes âgées présentant des troubles liés à la vieillesse, troubles qui affectent non seulement leur état de santé, mais également leur fonctionnement quotidien (Aubry et al., 2020; Davies, 2017). Les CHSLD ont pour mission d’offrir un milieu de vie substitut et des services de soutien aux personnes en grande perte d’autonomie (Loi sur les services de santé et les services sociaux. RLRQ, c. S-4.2, art. 83). Les unités de gériatrie, quant à elles, sont des espaces spécialisés dans la prise en charge des personnes aux besoins complexes, âgées de plus de 65 ans, généralement grandement fragilisées[1], qui présentent un ou des syndromes gériatriques[2]. Elles sont souvent la porte d’entrée vers les CHSLD. Ces institutions, considérées comme des lieux de vie et de soins, n’en restent pas moins les lieux du mourir et de la mort pour une majorité des personnes qui y séjournent (Guertin et al., 2021).

La diversité en institution

Encore aujourd’hui considérées comme des « institutions totales » (Goffman, 1961) basées sur un modèle asilaire (Couturier et al., 2020), à la fois partie intégrante et à l’écart de la société (plus spécialement pour les CHSLD), ces lieux ont leur propre logique de fonctionnement. Ils sont aussi le pont entre l’ici et l’ailleurs, entre l’intime et l’impersonnel, et ils révèlent la complexité de la diversité locale (Fortin et Ménard, 2018). À l’évidence, les institutions gériatriques en milieux urbains sont de plus en plus confrontées à une population socialement et culturellement diversifiée, de plus en plus hétérogène quant au genre, au statut socioéconomique, au mode de vie, aux croyances religieuses, à la responsabilité de parent, aux contextes d’immigration, etc. (Fortin et Ménard, 2018; Soom Ammann et al., 2016; Van Holten et Soom Ammann, 2015). Il y existe aussi une diversité de façons de comprendre le monde, de faire sens de la maladie, du corps et des soins (Fortin et Ménard, 2018; Kirmayer, 2011; Kleinman, 1988). Par ailleurs, le prendre soin des personnes âgées est souvent relégué aux femmes, particulièrement à celles racisées, souvent issues de l’immigration (Spencer et al., 2012; Walsh et O’Shea, 2010). Au Canada, par exemple, les personnes immigrantes sont surreprésentées dans les professions du soin (infirmières et infirmiers, auxiliaires et personnes préposées aux bénéficiaires) et, plus particulièrement encore, parmi les personnes préposées aux bénéficiaires en institution gériatrique (Cornelissen, 2021).

La diversité s’exprime dans et à travers la société (Soom Ammann et al., 2016), faisant apparaître des significations complexes et multicouches. Elle évolue en raison de la mobilité globale et des changements sociétaux caractérisés par l’individualisation des identités, des modes de vie et par la pluralisation des valeurs et des rôles sociaux (Van Holten et Soom Ammann, 2015). Elle ne tient pas à des systèmes de référence clairs, spécifiques aux migrants ou aux non-migrants, à tel ou tel groupe minoritaire ou majoritaire. En fait, ces systèmes de référence deviennent souvent flous et multiformes dans la pratique quotidienne de soins (Soom Ammann et al., 2016). Les différences individuelles comme le genre, l’âge, le statut socioéconomique, le niveau d’éducation, l’origine, l’orientation sexuelle, la responsabilité de parent, la religion, les capacités ou incapacités, entre autres choses, ne sont pas des attributs fixes. Ils sont plutôt construits à travers différents contextes et situations et font référence à une constellation des rapports de pouvoir (Van Holten et Soom Ammann, 2015) et à la coexistence d’une pluralité de normes et de valeurs. C’est, par ailleurs, lorsque cette pluralité s’exprime que des négociations, des doutes, des ambivalences, des contradictions et même des conflits où l’Autre est décrit comme différent en référence à la « normalité » émergent (Fortin et Ménard, 2018; Maffi et Papadaniel, 2017). Cette différence peut alors être considérée comme une déviance par rapport à la norme (Dervin, 2015; Torres et al., 2016). Elle mène parfois à une survalorisation de ses propres qualités ou de celles de son groupe d’appartenance et à une dépréciation des qualités de « l’Autre » (Dervin, 2015). Une essentialisation de ces qualités peut alors prendre forme par l’entremise d’une stéréotypisation qui exerce une fonction normative en définissant ce qui est licite, tolérable ou acceptable dans un contexte donné (Cognet et Bascougnano, 2012; Dervin, 2015).

Des auteurs (Fortin et Ménard, 2018; Kirmayer, 2011) suggèrent toutefois certaines nuances. La présence de conflits ou de confrontations laisse parfois place à un dialogue qui n’aurait pas lieu en d’autres circonstances. La reconnaissance n’est possible que lorsque l’incapacité à comprendre le point de vue de l’autre est reconnue. Dans cette perspective, toute rencontre est une rencontre avec l’altérité. Soom Ammann, Rauber et Salis Gross (2019) ont par ailleurs démontré que lorsque, dans les milieux de soins, il existe une reconnaissance de la diversité, les soignantes et les soignants cumulent des expériences de négociation de situations où cohabitent des normes et des valeurs plurielles, et qu’ils et elles développent ainsi une meilleure tolérance à la différence.

Et en fin de vie

La manifestation de la diversité est particulièrement mise en évidence lors d’expériences profondément subjectives, comme la fin de vie et la mort, qui sont investies d’une forte charge émotive, morale, sociale et spirituelle. Dans ces moments, différentes compréhensions de ce que sont la vie et la mort, de ce que signifient la fin de vie, la qualité de vie (Fortin et Ménard, 2018) et la dignité coexistent.

Des travaux tiennent compte de la diversité dans les soins de fin de vie et soulignent les écarts de perspectives entre les acteurs engagés dans le soin. Comme le mentionnent Le Gall, Samson et Fortin :

Les normes et valeurs portées par les différents acteurs sont multiples, allant du choix pensé comme individuel ou à son inscription dans un collectif familial ou communautaire, du besoin de savoir au désir de taire, d’une fin de vie qui doit avant tout être vécue sans douleur à un mourir en pleine conscience, d’une mort qui survient à domicile à un décès en institution de soins. Ces différences de perspectives concernent également les notions de « qualité de vie » et de « dignité » et le passage d’une trajectoire active de soins à une trajectoire plutôt orientée vers le confort du malade […].

2021, p. 65

En contexte gériatrique, les personnes du grand âge sont souvent peu explicitement engagées dans la prise de décision ou dans la négociation des soins, notamment en raison de troubles neurocognitifs majeurs (Birchley et al., 2016; Soom Ammann et al., 2016; Soulières, 2021). Les décisions les concernant reposent sur les soignants et/ou les proches. L’absence d’une négociation adéquate entre tous les acteurs au sujet des différents besoins et attentes peut provoquer des tensions. Des membres du personnel soignant peuvent se sentir vexés de ne pas être en mesure de communiquer avec la personne malade parce qu’une demande des proches les en empêche; les soignantes et soignants peuvent considérer que les décisions concernant le prolongement de la vie ou, au contraire, l’arrêt de traitement, ne sont pas compatibles avec leur éthique professionnelle (Soom Ammann et al., 2016). Pour les familles, le fait de prendre des décisions pour autrui peut mener à choisir des soins qui ne sont pas perçus comme souhaitables pour soi-même, mais qui le deviennent pour son parent (Birchley et al., 2016). Ce fardeau est d’autant plus réel lorsqu’il est question de choisir entre la vie et la mort (Aulisio, 2016).

Par conséquent, les différences sont souvent exacerbées dans ces moments de grande fragilité. Ce qui nous intéresse ici est d’explorer la façon dont l’altérité devient un acteur dans la rencontre (Fortin et Ménard, 2018) entre le personnel soignant et les proches en contexte de fin de vie.

Ethnographie du mourir et de la mort

Les données présentées dans le cadre de cet article se basent sur une étude ethnographique réalisée dans deux institutions gériatriques montréalaises (un CHSLD et une unité de gériatrie hospitalière) de 2017 à 2018 et font partie intégrante de la thèse de doctorat de l’autrice (Lessard, 2021). Nous avons d’abord observé sur place les pratiques soignantes entourant le mourir des personnes du grand âge. Cette ethnographie du mourir et de la mort s’est déroulée dans un contexte particulier, car, même dans les cas où le mourir était manifeste, les « soins » spécifiques à ce temps de vie étaient difficilement repérables. La recherche d’informations sur l’état de santé des patients devenait essentielle pour orienter nos observations. Lorsque le personnel soignant était en mesure de reconnaître l’approche de la mort, notre présence auprès des personnes se faisait plus intensive. Nous adoptions alors la méthode de l’observation au poste de travail (shadowing; Czarniawska-Joerges, 2007) en accompagnant les soignants (avec leur consentement) dans leurs interventions auprès de la personne mourante et de ses proches. Au préalable, le consentement verbal des familles[3] a toujours été obtenu, nous permettant d’aborder la situation de front. Ainsi, nous pouvions observer les gestes et les dires, poser des questions, nous entretenir de façon informelle avec le personnel soignant après les soins. Nous nous attardions également auprès des proches et de personnes du grand âge, ce qui nous a permis de partager en partie leur vécu.

Des entretiens individuels semi-dirigés menés auprès du personnel soignant (médecins, infirmières et infirmiers, auxiliaires et personnes préposées aux bénéficiaires) (n = 41) et des proches endeuillés (n = 8), quelques mois après le décès, ont permis d’enrichir les observations, de documenter les expériences et les pratiques d’accompagnement en fin de vie. Les entretiens avec le personnel soignant ont été réalisés après quelques semaines d’immersion dans les unités de soins. Le coup d’envoi a été, dans les deux institutions à l’étude, une situation de fin de vie où des membres du personnel soignant avaient pu accompagner, de façon plus ou moins soutenue, la personne du grand âge et sa famille. La durée des entretiens a oscillé entre 20 et 145 minutes[4]. Tous les entretiens ont été transcrits et analysés à partir du logiciel Nvivo. Ces différentes sources de données (observations, entretiens informels et formels) ont permis de reconstituer 35 histoires de fin de vie de personnes du grand âge[5], dont celles de 20 personnes qui sont décédées.

L’analyse a été faite en tenant compte des institutions et des pratiques entourant le mourir ainsi que des marqueurs de la reconnaissance ou non de l’approche de la mort, et de la façon dont la diversité était prise en compte lorsqu’il y avait divergence d’opinions quant aux soins jugés appropriés.

Les participants à l’étude sont nombreux[6]. Parmi les 41 membres du personnel soignant rencontrés, 33 étaient des femmes et 8 des hommes. La moitié était née à l’extérieur du Canada (n = 21), originaire des Antilles (n = 14), d’Afrique ou d’Europe francophone (n = 7). Chez les huit proches[7], il y avait autant d’hommes que de femmes, et tous étaient des Québécois d’origine canadienne-française. Ces proches avaient perdu un parent, père (n = 1) ou mère (n = 5), dans la dernière année. Deux des participantes étaient endeuillées de leur conjoint ou de leur beau-frère. Les personnes du grand âge dont il est question ici étaient toutes, à l’exception d’une femme, âgées de plus de 80 ans. Leur moyenne d’âge était de 88,8 ans; 24 étaient des femmes et 11 des hommes. Vingt-huit personnes[8] présentaient des troubles neurocognitifs, dont 13 (sur 15) au CHSLD et 15 (sur 20) à l’unité de gériatrie hospitalière. Vingt-huit personnes étaient nées au Canada, sept autres originaires d’Europe de l’Ouest.

Tableau 1

Les sources de données, en bref

Les sources de données, en bref

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La difficulté de reconnaître l’approche de la mort

La fin de vie révèle « une condition de vulnérabilité et de fragilité du mourant et des proches qui l’accompagnent » (Le Gall et al., 2021, p. 67) qu’il importe de prendre en considération. Reconnaître l’entrée dans la « fin de vie » relève toutefois de la subjectivité des différents acteurs, de la définition que chacun s’en fait et, généralement, donne lieu à une prise de décision quant aux soins à offrir (Kaufman et Morgan, 2005).

Dans une majorité des 35 histoires de fin de vie qui ont été reconstituées dans le cadre de notre étude (Lessard, 2021), il nous a été possible de documenter le consensus autour du choix de prolonger la vie des personnes du grand âge, spécialement lorsque la trajectoire de la maladie présentait une certaine incertitude. Il y avait toutefois des histoires de fin de vie qui présentaient davantage de nuances, de zones grises et qui ont débouché sur des négociations quant à la voie à emprunter : « prolonger la vie ou envisager la mort » (Fortin et al., 2016).

Lorsqu’il y a divergence d’opinions entre les proches et le personnel soignant quant au choix des soins à offrir (soins de confort ou soins visant à prolonger la vie), l’objectif semble l’atteinte d’un équilibre « moralement acceptable » entre le bien-être de la personne malade, celui de son entourage et celui des soignants. L’acceptable étant ici, comme le formulent les soignants ou les proches, de limiter les souffrances de la personne du grand âge, de ne pas « s’acharner ». Cet équilibre est négocié à partir d’un certain seuil moral (limite imaginaire) où la mort d’une personne du grand âge devient légitime. Ce seuil est défini par la morale ou l’éthique personnelle/professionnelle et marque la limite où il devient difficile (pour ne pas dire intolérable) pour une personne (que ce soit un soignant ou un proche) de poursuivre les soins permettant de prolonger la vie de la personne du grand âge. Ce seuil est également modulé par le contexte social et politique. Dans ce cas, la reconnaissance de l’approche de la mort est intrinsèquement liée à un jugement de valeur (moral) quant au « juste » – juste moment, comme dirait Kellehear, « the right time to die » (2007, p. 236), pas trop tôt, mais pas trop tard non plus – et à « l’assez » – assez de traitements, assez de vie, assez de souffrance. Lorsqu’il y a divergence de point de vue quant à la reconnaissance de l’approche de la mort, des éléments tels que la « culture » et les « volontés de la famille » sont alors identifiés par les soignantes et les soignants comme portant entrave à leur pratique quotidienne de soins.

La culture

La « culture » (terme utilisé de façon interchangeable par les participants à l’étude en référence à l’origine nationale, aux croyances religieuses et à l’ethnicité) est souvent évoquée pour expliquer les différentes grilles de lecture applicables à une situation de fin de vie. Selon certains soignants (médecins et infirmières) et pour certains proches, les personnes nées ailleurs qu’au Canada, ou encore de parents immigrants, favorisent davantage que les Québécois d’origine canadienne-française le recours actif aux ressources de la médecine (non palliative), posant ainsi obstacle à la reconnaissance de la mort qui approche. Des soignants mentionnent que, pour ces proches, « il n’est pas acceptable de mourir » (médecin, non-migrant, CHSLD), ou « on se bat pour la vie » (infirmière, non-migrante, unité de gériatrie). Souvent, les objectifs visés ne concordent pas :

Et souvent, il faut faire attention parce que nos objectifs à nous ne sont pas les objectifs du patient. Puis c’est encore plus difficile quand c’est des gens d’une autre culture, d’autres croyances. Parce que ça ne s’arrime pas sur notre schème de pensée à nous. Fait que des fois ça, ça va créer des conflits avec les patients et plus avec les familles.

Médecin, non-migrante, unité de gériatrie

Ce discours est aussi celui de proches à l’égard de membres du personnel soignant (bien que nous l’ayons observé dans un seul cas) qui ne partagent pas la même vision que ceux-ci quant à l’approche de la mort de leur parent. Les proches de madame Fournier, par exemple, souhaitaient que leur mère soit accompagnée vers sa mort alors que les soignants, tout spécialement les personnes nées à l’extérieur du Canada, favorisaient une approche où l’intensité des soins (ou niveau de soins) était plus élevée, visant ainsi le maintien en vie de madame Fournier en raison de leurs croyances. Du moins, c’est l’explication que donnait la fille aînée de madame Fournier : « “Dieu t’a donné la vie, tu es né et il vient te reprendre quand lui va décider.” Ce n’est pas du tout ça qu’on a dans nos valeurs. » Bien qu’il ne soit pas possible de formuler une demande d’aide médicale à mourir pour autrui au Québec, les enfants de madame Fournier l’avaient demandée pour leur mère, ce que déploraient des soignants. L’histoire, qui s’est déroulée au printemps 2017, avait engendré de vives discussions et mis en lumière les différentes significations que pouvait prendre l’expression « mourir dans la dignité ». Elle avait également attiré l’attention sur les stéréotypes liés au prendre soin en contexte de diversité. Une préposée aux bénéficiaires (migrante, en CHSLD) fournit le témoignage suivant :

Quand on arrivait dans la chambre, on était toujours mal vu, là. On nous regardait toujours mal. Là c’est comme, moi j’y suis déjà allée, c’est à toi maintenant. On le [soin] faisait à tour de rôle parce que… parfois je dis « vas-y parce que tu es Québécoise, allez-y et moi je reste en arrière ». Parce que c’était vraiment… on était mal vu. Parce que comme on voyait la madame, on la connait. Elle n’était pas mourante. Mais la famille disait qu’elle est mourante.

Madame Fournier est décédée plusieurs mois plus tard, lorsque son état de santé a décliné de façon plus prononcée et après que des soins de fin de vie aient été mis en place.

Si plus d’histoires de fin de vie de Québécois d’origine canadienne-française (n = 13) illustrent le difficile consensus quant à la reconnaissance de l’approche de la mort, ce sont souvent les histoires de fin de vie de personnes nées à l’extérieur du Canada (n = 5) qui marquent les esprits, dont celle de madame Domini, à l’unité de gériatrie.

Madame Domini, d’origine européenne, ne parlait ni français ni anglais. Ses soins étaient assurés à domicile par son fils, médecin, qui était en arrêt de travail pour s’occuper de sa mère malade. Inquiet de l’état de santé de sa mère, le fils l’avait amenée aux urgences. Madame Domini avait alors été hospitalisée en raison de différents problèmes de santé. Selon l’infirmière qui rapporte l’histoire, le séjour de cette dame à l’unité avait été particulièrement difficile en raison de points de vue diamétralement opposés quant aux soins à offrir et à la reconnaissance de la fin de vie de madame Domini. Son fils, aux dires de l’infirmière, souhaitait que tout soit fait pour prolonger la vie de sa mère. Malgré l’état très dégradé de la dame, elle avait bénéficié de « scans, d’IRM et de prises de sang ». Les soins étaient jugés futiles par l’équipe soignante, disproportionnés à l’égard de son état moribond. Le fils, quant à lui, considérait ces soins proportionnés, spécialement en raison de l’origine européenne de la famille. Du moins, c’est l’explication que nous a donnée l’infirmière :

Toutes les équipes (médicale et professionnelle) se sentaient inconfortables avec les soins donnés à cette dame dont le pronostic était de moins de trois mois et probablement encore moins si on laissait aller.

[Madame Domini] ne se mobilisait plus, ne mangeait plus seule, elle était levée au levier, elle avait des plaies de pression importantes. Dans le fond, l’enjeu, c’est est-ce qu’on s’acharne? Elle n’a pas l’air confortable, elle a toujours l’air essoufflée. Qui on soulage? Est-ce que c’est le fils qu’on soulage? Mais c’est plus complexe que ça. Quand le fils nous dit, « ben ma mère n’a jamais voulu mourir ». Mais on le sait qu’elle va finir par mourir. « Ma mère n’a jamais voulu mourir. » Ben, on entretient la vie à tout prix. C’est ça… C’est aussi les croyances des gens. Les enjeux, en tout cas, je ne sais pas si on peut appeler ça des enjeux, mais cette famille-là, c’est une famille d’Européens. Il y a toute la culture aussi qu’il faut prendre en compte.

Madame Domini a finalement bénéficié de tous les soins lui permettant de rentrer au domicile familial en compagnie de son fils.

L’histoire de cette dame a généré de la souffrance puisque tous n’avaient pas la même lecture du juste et de l’assez. Les interventions, qu’elles aient été perçues comme démesurées ou insuffisantes, donnaient un caractère difficilement tolérable à la situation.

La perspective culturaliste du sens donné à la fin de vie soulève des enjeux majeurs où les valeurs sont mises en tension, un aspect souligné par Fortin et Laudy, pour qui la « culture » sert souvent de modèle explicatif d’une « trajectoire de soins inachevée, incomplète ou mitigée au plan relationnel » (2007, p. 301). Les valeurs promues par les soignantes et les soignants, celle du mourir dans la dignité ou celle de la qualité de vie, et celles portées par le fils de madame Domini, celle du caractère sacré de la vie et celle du devoir filial, s’entrechoquent. Ce n’est pas tant que les acteurs se rallient à des valeurs divergentes, mais plutôt qu’une hiérarchisation différente en est faite, amenant au passage un jugement moral.

Ce qui vient d’être décrit pour madame Domini est loin d’être un cas isolé. Plusieurs situations où la famille ne reconnaissait pas l’approche de la mort, sans toutefois qu’un élément « culturel » soit mis en cause, ont été observées. Dans ces histoires, ce sont davantage les volontés de la famille qui sont identifiées par les soignants.

Les volontés de la famille

Parmi les personnes du grand âge de notre étude, vingt-huit souffraient de troubles neurocognitifs majeurs et pouvaient difficilement reconnaître l’approche de la mort (bien qu’il existe des nuances documentées dans notre thèse). Dans de tels cas, c’est généralement aux familles qu’en revient le fardeau. Il arrive aussi que la personne soit représentée par plusieurs membres de sa famille dont les volontés peuvent diverger et aller à l’encontre de ce que les soignants estiment approprié. Comme en témoigne une participante, ces volontés peuvent se heurter à « nous, notre mission et nos valeurs » (cheffe d’unité, migrante, CHSLD). Les soignantes (médecins, cheffes d’unité, infirmières) ont alors dû déployer différentes stratégies afin de rétablir un équilibre « acceptable ».

L’histoire de madame Goyer, en CHSLD, nous en donne un aperçu. L’état de santé de madame Goyer, 98 ans[9], avait décliné dans les dernières semaines. En présence du médecin, de l’infirmière et de son fils aîné, madame Goyer avait dit préférer bénéficier de soins de confort plutôt que d’être transférée à l’hôpital pour investigation. Si toutes les personnes présentes étaient en accord avec la décision de madame Goyer, des tensions sont apparues lorsque la décision s’est diffusée auprès de tous ses enfants (ils étaient près d’une dizaine). Dans les jours qui ont suivi, madame Goyer s’affaiblissait et montrait des signes de détresse, ce que l’infirmière a souhaité soulager par l’administration de médicaments intraveineux. Cet évènement a ajouté aux tensions entre les membres de la famille et l’équipe soignante. Un enfant de madame Goyer a vu cette administration de médicaments comme une forme d’aide médicale à mourir, et a accusé l’infirmière de hâter la mort de sa mère. L’infirmière a réussi à désamorcer la situation avant de quitter pour sa fin de semaine de congé, mais elle a été surprise de découvrir à son retour que madame Goyer ne bénéficiait plus de soins de confort. Selon le fils aîné, sa fratrie préférait voir leur mère prendre par la bouche les mêmes médicaments qu’elle avait consommés une bonne partie de sa vie plutôt que de prendre ceux proposés en intraveineuse. Les tensions ont amené la cheffe d’unité à tenter de dénouer la situation. Le fils a expliqué faire partie d’une famille nombreuse dans laquelle chacun n’avait pas la même vision de la situation, ce qui créait des tensions. Il devait faire au mieux en tant que membre d’un tout. Malgré les tensions et les désaccords quant aux soins à donner et à la façon d’administrer les médicaments, madame Goyer est décédée moins d’une semaine plus tard, entourée de ses enfants.

Dans cette histoire, les différents points de vue mènent à une certaine souffrance de part et d’autre. L’idée du mourir dans la dignité façonne à la fois les pratiques soignantes et les craintes des proches; craintes qui associent le « mourir dans la dignité » à l’euthanasie ou encore l’administration de morphine à une « mort fine ». La volonté des différents membres de la famille va également à contre-courant de celle exprimée par madame Goyer, alors qu’elle était encore consciente, quant à son désir de bénéficier de soins de confort. Le respect de l’autonomie du patient, valeur si forte à la biomédecine contemporaine, se voit redéfini par le désir de ses enfants de la protéger contre elle-même, contre les choix des soignants et contre la mort. Cette histoire, comme celle de madame Domini et celle de madame Fournier, donne à voir que le mourir ne concerne pas seulement la personne qui meurt, mais une famille, un collectif (Maffi et Papadaniel, 2017). La responsabilité filiale est partie intégrante du cours de la vie familiale (Chattoo et Ahmad, 2008). Il va sans dire que la disparition, ou même l’idée de la perte de l’être cher, vient conséquemment perturber l’ensemble.

Ces histoires de fin de vie montrent aussi la façon dont la famille perçoit souvent l’action comme un devoir de non-abandon (Hirsch, 2004). Par ailleurs, les études de Broom et Kirby (2013) ont montré que la vision du déroulement de la fin de vie est souvent enracinée dans les attentes des familles et dans l’idée culturelle entourant le devoir et les responsabilités filiales. Ces dynamiques familiales centrent le processus du mourir autour de la dialectique combinant préférence individuelle et désir collectif. Pour les proches, la personne du grand âge n’est pas qu’un corps malade, mais plutôt une figure d’attachement. Elle peut également incarner une personne à « protéger » et de qui, dans ce contexte, il devient légitime d’outrepasser les dernières volontés.

La diversité et les rapports de pouvoir dans la reconnaissance de la mort qui approche

Notre recherche identifie l’altérité comme un élément majeur de la rencontre entre les proches et les soignants dans les situations où il n’existe pas de consensus quant à l’approche plus ou moins imminente de la mort et aux actions à mener pour prolonger la vie ou pour envisager la mort. Les références à « l’Autre » consistent à aborder l’étranger en insistant sur la différence culturelle et à invoquer le familier, soit la responsabilité en tant que parent de la personne mourante, pour expliquer les divergences de points de vue. Ces différentiations sont construites à travers des situations où un consensus est difficilement atteignable. Elles ne se sont pas présentées lorsque tous les acteurs partageaient la même vision quant au choix de prolonger la vie ou d’envisager la mort.

Cet article donne à voir des systèmes de référence différents quant aux valeurs priorisées en fin de vie : le caractère sacré de la vie, le mourir dans la dignité, la qualité de vie, le devoir filial. Ces valeurs sont concurrentes dans la priorisation des actions à prendre. Elles sont intrinsèquement liées à des normes de conduite qui misent tantôt sur l’action et tantôt sur le laisser-aller. Plusieurs régimes normatifs se confrontent et donnent lieu à des tensions et à des incompréhensions. Ces régimes valent aussi bien pour les façons de concevoir la vie et la mort que la valeur qui leur est accordée (Maffi et Papadaniel, 2017). Bien que la culture soit rapidement mise de l’avant comme phénomène explicatif des divergences d’opinions (Fortin et Ménard, 2018), le fait que certains acteurs s’y restreignent est réducteur, voire essentialisant. Nous avons montré dans cet article qu’il existe d’autres exemples de conflits de normes et de valeurs qui révèlent des compréhensions très variables des formes d’actions (prolonger la vie ou envisager la mort notamment) moralement défendues. Dans les contextes de fin de vie hautement subjectifs présentés ici, la référence à l’altérité vient créer de la distance entre soi et « l’Autre » lorsque l’impuissance et la souffrance deviennent trop présentes, ce qui a été également constaté, bien qu’en contexte de santé mentale chez les jeunes, par Johnson-Lafleur, Nadeau et Rousseau (2023).

Dans les histoires de fin de vie reconstituées dans le cadre de notre étude, l’option d’envisager la mort a été rarement choisie d’emblée. Elle vient à contre-courant d’une logique d’action et d’espoir où tout peut être entrepris pour prolonger la vie (Fortin et Lessard, 2021; Fortin et al., 2022), ce qui fait écho à d’autres recherches qui ont été menées dans différents contextes de soins (Broom et al., 2014; Cable-Williams et Wilson, 2017; Gardiner et al., 2011; Guertin et al., 2021; MacArtney et al., 2015; Mino et al., 2016). Comme nous l’avons mentionné ici, lorsque cette option a été envisagée par les soignants (et parfois par les proches), des voix se sont élevées pour la contrer, dans l’espoir de meilleurs lendemains. En cela, les soins de confort peuvent parfois être les bienvenus, parfois donner lieu à des reproches lorsqu’ils sont perçus comme un abandon : abandon par le soin, abandon sans le soin (Fortin et al., à paraître). Toutefois, comme l’a suggéré Lemos-Dekker (2018), envisager la mort peut aussi être compris comme une forme de soin.

Pourtant, le contexte sociétal dans les lieux où s’est déroulée l’étude promeut un mourir dans la dignité qui vient normaliser ce qui est digne et « acceptable ». Dans un tel contexte, l’option de prolonger la vie à tout prix laisse tranquillement place à celle d’envisager la mort en se concentrant sur l’arrêt de traitements et les soins de confort (Soom Ammann et al., 2016). Il est toutefois possible de constater que les normes et valeurs dominantes dans la société locale ne sont pas partagées par tous. Plus encore, l’activation des différences de points de vue dans les situations de fin de vie où il n’existe pas de consensus montre que la hiérarchisation des valeurs implique une certaine forme de survalorisation du mourir dans la dignité par le personnel soignant qui est justifiée par l’atteinte d’un seuil moral du juste et de l’assez où il devient légitime de laisser-aller.

Dans ces contextes, le pouvoir des différents acteurs obéit à des logiques distinctes. Le poids donné à la volonté de ces derniers varie en fonction de leur statut dans la hiérarchie institutionnelle (Maffi et Papadaniel, 2017). Ce sont majoritairement les soignants (avec les postes à hiérarchie plus élevée) qui dictent les normes de conduite qui, dans les histoires de fin de vie de notre étude, sont celles promues par un mourir dans la dignité et selon lesquelles il existe un seuil à partir duquel la mort devient légitime. Le pouvoir d’autodétermination des familles, quelle que soit leur aptitude à reconnaître l’approche de la mort, vient alors s’imposer comme principe moral avec lequel les soignants doivent composer (Collège des médecins du Québec, 2008). Les soins appropriés deviennent ainsi des soins destinés aux familles afin de les accompagner dans l’acceptation de la mort prochaine (Fortin et Lessard, 2021). Notre étude montre comment les volontés des personnes du grand âge ont souvent été outrepassées par le désir des familles de prolonger la vie de leur parent. Ce désir s’accompagne de celui de protéger son proche contre lui-même, contre les soignants, voire contre la mort. Comme le souligne Fainzang, si la présence des proches peut apporter un soutien inestimable, elle peut aussi jouer « un rôle ambigu, sinon pernicieux, à travers les valeurs qu’elle véhicule, la pression qu’elle exerce, ou les effets pervers de ses conduites » (2015, p. 223).

Enfin, la référence à l’altérité dans un contexte de fin de vie montre les contours flous et multiformes de la diversité. Les soins en contexte de vieillissement mettent en lumière de nouveaux défis où la diversité doit être reconnue sans porter préjudice à qui que ce soit. Comme plusieurs anthropologues (Fortin et Ménard, 2018; Johnson-Lafleur et al., 2023; Soom Ammann et al., 2019; Turner, 2003; Walter, 2012) l’ont souligné, reconnaître les nuances et les différences qui peuvent exister dans la façon de comprendre le monde dans un contexte de fin de vie peut favoriser le lien et aider « à vivre, à surmonter l’insurmontable » (Saillant, 2000, p. 156). Mieux reconnaître l’existence des variations dans ce qui constitue une réponse morale appropriée dans un contexte de grande maladie et de fin de vie peut donner lieu au dialogue et, in fine, à des accommodements. Initier ce dialogue requiert que les différentes personnes qui entourent les personnes du grand âge travaillent ensemble pour trouver un terrain commun à partir duquel elles puissent aller de l’avant. Le contexte institutionnel n’est pas uniquement un milieu de soins; c’est un lieu où se produisent des rencontres et des relations sociales, un lieu où des personnes en accompagnent d’autres dans les derniers moments de leur vie.