Corps de l’article

Clown, abattant dans la risée, dans le grotesque, dans l’esclaffement, le sens que contre toute lumière je m’étais fait de mon importance.
Je plongerai.
Sans bourse dans l’infini-esprit sous-jacent ouvert à tous,
ouvert moi-même à une nouvelle et incroyable rosée
à force d’être nul
et ras…
et risible…

Henri Michaux, Peintures, 1939

Introduction

De septembre à décembre 2022, nous avons proposé à nos étudiantes et étudiants, futurs professeurs en Philosophie et citoyenneté en formation à l’Université de Liège[1], de suivre, sur une base volontaire, cinq ateliers de trois heures en initiation au jeu clownesque. Nous voulions ainsi les sensibiliser à une certaine attitude éthique incarnée par le clown et voir dans quelle mesure une familiarisation avec cette pratique pouvait avoir des effets concrets sur leur activité d’enseignement et sur leur vision du métier.

Ce rapprochement peut surprendre. Quoi de commun entre un clown et un enseignant? Pas grand-chose a priori. Là où l’on attend du professeur qu’il tienne son rang, qu’il s’affirme en sujet-supposé-savoir et mène la cadence selon une planification bien orchestrée, le clown, lui, se départit de toute dignité, se moque des statuts, s’ancre dans l’ignorance et déjoue tous les plans.

Alors pourquoi proposer à des apprentis enseignants en philosophie de pratiquer le jeu clownesque? Pourquoi les entraîner dans une aventure à ce point déstabilisante? Car c’est bien l’inconfort de la situation du clown – exposé aux regards qui le transpercent et aux émotions qui le traversent – que les trois étudiants embarqués dans l’expérience ont éprouvé et souligné dans les entretiens semi-directifs réalisés a posteriori, sur lesquels nous revenons à la fin de cet article. Tous ont d’ailleurs spontanément opposé cette posture délicate à celle bien plus rassurante du professeur dans sa classe, qui joue un rôle assumé et reconnu de tous.

Notre intuition, en les conviant à vivre ce décalage, est qu’il existe en réalité une subtile accointance, voire des affinités profondes, entre l’attitude du clown et celle du professeur de philosophie. Plus exactement, c’est la philosophie elle-même qui résonne avec le jeu clownesque, en particulier dans le rapport au déséquilibre et au trouble que ces deux pratiques induisent. Dans un cas comme dans l’autre, la pensée et la créativité naissent de la capacité à faire place à ce qui dérange, perturbe, sidère et laisse pantois. C’est dans la tension que ces situations suscitent que surgissent le rire et le sens. De même, en philosophie, c’est en séjournant dans le problème plutôt qu’en le fuyant qu’apparaît un début de pensée, comme on peut l’observer dans l’élaboration collective d’une réflexion lors d’une discussion philosophique, en classe ou ailleurs.

Nous voudrions insister ici sur les aspects éthiques de l’attitude-clown, en nous basant principalement sur l’expérience que nous avons pu faire de cet art grâce au clown et formateur Carlos Bustamante[2], qui nous a initiés, nous et nos étudiantes et étudiants. Son travail inspire tout cet article. Nous nous appuierons aussi sur le personnage conceptuel du clown tel qu’il apparaît dans l’oeuvre du poète belge Henri Michaux (1966), ainsi que sur quelques (rares) auteurs qui ont théorisé l’éthique du clown, souvent à partir d’une expérience propre. Nous pensons en effet qu’il s’agit bien d’une éthique qui s’exprime par des attitudes ou par des dispositions tranchant avec les injonctions du milieu scolaire et avec le rapport au savoir qui y a cours (souvent contre-productifs pour le déploiement d’une pensée collective). Dans l’affirmation d’une certaine vulnérabilité, il y est question d’oser s’exposer, dans le but de faire naître des formes inattendues, des émotions inédites, des pensées innervées et souples.

C’est à parcourir ce sentier encore peu fréquenté que nous vous convions dans cet article. Nous confronterons ensuite nos intuitions premières aux propos des étudiantes et étudiants qui ont vaillamment relevé le défi de suivre des ateliers d’initiation au clown, et nous nous efforcerons de tenir compte de ce qu’elles et ils en disent, qui ne conforte pas toujours nos propres hypothèses. Mais commençons par épingler quelques consignes du jeu clownesque et leur possible transposition à la pratique philosophique en classe[3].

1. Quelques consignes de jeu clownesque

1.1. Ne rien vouloir, ne pas avoir peur

L’une des consignes les plus exigeantes du jeu clownesque consiste à demander à l’acteur de ne rien faire ou, du moins, d’en faire le moins possible. S’il a une idée en tête, un projet, il doit l’abandonner. Si des gestes ou des mimiques surviennent, on va tenter d’en extraire la substantifique moelle, le « petit vocabulaire » dans la main ou dans les genoux qui va nourrir le jeu, sans le surcharger, en l’épurant au contraire. Il s’agit bien de saisir ce qui vient comme il vient, sans vouloir que quelque chose advienne. En aucun cas, il ne faut tenter de faire rire. Ce qui importe, c’est de faire avec, dans le moment. Le jeu du clown fait partie de ces situations singulières, comme le sommeil, où la volonté est contre-indiquée : vouloir s’endormir est encore la meilleure manière de rester éveillé. On peut par contre travailler sa disposition au sommeil, comme on peut se mettre en état de jeu.

Ce point nous paraît intéressant dans la formation des enseignants, car les programmes axent encore bien trop souvent celle-ci exclusivement sur la maîtrise des contenus et sur la planification des séquences de cours, en laissant de côté la disposition du corps et de l’esprit nécessaire à la présence pleine et entière. Les exercices qui viseraient à aiguiser cette présence manquent cruellement. De même, la capacité à saisir le kairos, cette belle occasion qui se présente par exemple au sein d’une discussion philosophique, peut, elle aussi, être travaillée selon des méthodes précises (Delille et al., 2017; Polo et Lund, 2021; Tozzi, 2014), pourtant souvent absentes du cursus des futurs enseignants en Fédération Wallonie-Bruxelles.

Évidemment, ne rien vouloir nous destitue de notre toute-puissance de professeur et nous désarçonne. Que va-t-il se passer si je ne prévois pas le chemin clairement? Ne vais-je pas m’égarer et perdre mes élèves avec moi? Comment être certain que quelque chose d’intéressant va surgir? La crainte, voire la panique, nous envahit. Or, précisément, et c’est là tout l’enjeu, il s’agit d’oser s’aventurer sur un terrain inconnu – non pas vierge, mais non défriché – et accueillir ce qui vient, se laisser surprendre.

Nous ne voulons pas dire ici que l’enseignant n’a plus à préparer ses leçons ni à prévoir une progression par étapes et des situations d’apprentissage adéquates. Mais nous cherchons à penser, dans les marges, une expérience radicale qui peut aider à entrevoir un pan de l’activité enseignante souvent voilée par le reste. Imaginons un enseignant du supérieur qui décide quelques minutes avant de rentrer dans l’amphi de lâcher ses notes, d’abandonner son plan de cours et de simplement entrer en contact avec son public. Être là, observer, sentir, recevoir les émotions, entrer en dialogue. Peut-être serait-ce là un moment étrange et unique, non réitérable, source d’étonnement et de mise à nu des structures classiques de la relation entre professeur et étudiantes et étudiants. Mais, par-delà cette expérience exceptionnelle, nous suggérons surtout l’éveil d’une posture d’écoute, d’accueil, d’observation, de contact plein et franc, en encourageant à franchir le quatrième mur, celui que transgresse le clown, contrairement au comédien de théâtre, quand il s’adresse au public et partage avec lui ses émotions sans détour.

Ne rien vouloir, dans une animation de discussion philosophique, c’est aussi se mettre au service du groupe, ne même pas vouloir qu’ils veuillent (ce qui n’empêche pas le partage du désir de philosopher). Juste être là, branché sur la parole d’autrui, à l’affût des contours de la pensée collective qui se dessine, prêt à contribuer de son mieux à l’accouchement de celle-ci, sans jamais en présumer la forme. Cela suppose de contrarier en soi les tendances à la maîtrise et à la directivité du processus pour se faire instrument au service du collectif, caisse de résonance des affects et des concepts.

1.2. Le « caca-culotte » du clown

S’il est bien une crainte qui peut écraser toute initiative et inhiber tout mouvement, c’est celle du jugement des autres (« La peur du jugement est ce qui nous éloigne le plus de nous-mêmes et des autres », glisse Carlos Bustamante au cours des ateliers[4]). Nous passons une bonne partie de notre vie à éviter ces situations critiques où nous nous sentons ridicules ou peu à notre avantage. Nous tâchons aussi de fuir les moments de malaise, souvent liés à un raté de la vie sociale, quand la mécanique bien huilée de nos relations se détraque et que les normes, un temps suspendues, apparaissent soudain dans toute leur artificialité.

Le clown est celui qui, sans avoir à les provoquer, cumule accidents et catastrophes (« la vie est généreuse en accidents »). Mais plutôt que de les fuir, il s’y enfonce, plonge dans le malaise. Parce qu’il ose affronter le trouble, parce qu’il provoque même les bides à force de prétentions exorbitantes, il est le champion toutes catégories du « caca-culotte », cette épreuve où, grillé de honte, il ne sait plus trop que faire de lui-même et fait pourtant face, plongeant le public à son tour dans le désarroi. Le rire constitue alors une défense du cerveau qui, face à ce type de tension, se relâche subitement, provoquant des spasmes libérateurs.

L’aporie, le trouble, l’anormal, le malaise peuvent aussi constituer une nourriture privilégiée pour le philosophe, s’il tâche d’y faire face, non pas uniquement au sens où il pense le trouble, mais en ce qu’il accepte de se laisser traverser par lui, comme le suggère Dewey lorsqu’il évoque le malaise comme point initial de l’enquête philosophique (Dewey, 2008, p. 107). On pourrait d’ailleurs considérer comme un trouble – moins émotionnel, plus cognitif cette fois – l’attitude proprement philosophique qui consiste à laisser place au doute, à sentir le décalage d’une pensée sans tout de suite viser à colmater la brèche, à se laisser gagner par le questionnement, à « s’exposer » au problème plutôt que de rechercher trop vite les solutions (Charbonnier, 2014).

Pour un enseignant de philosophie, expérimenter le trouble sous une forme exacerbée dans le clown peut-il aider à s’y rendre sensible et développer pour ainsi dire un flair à tout ce qui ressemble à un beau problème sur lequel s’arrêter un temps? Nous avons pu observer souvent lors de nos visites en classes de philosophie des moments où les élèves soulèvent des questions à très grande portée philosophique et qui sont pourtant ignorées, le professeur ou le stagiaire restant un instant interloqué, puis évinçant rapidement le problème, le glissant sous le tapis, ignorant tout de la pépite qu’il avait sous la main. Les discussions philosophiques, formalisées ou non, regorgent de moments délicats où l’animateur est perdu – et le groupe avec lui – face à une proposition inattendue. Plutôt que d’accueillir le trouble qu’elle suscite, il arrive qu’elle soit tout bonnement balayée, que ce soit pour sauver la face, revenir à son plan initial ou faire taire un propos dérangeant (Delille et al., 2017). Il nous semble qu’ici aussi, s’inspirer du clown, de sa lenteur, de son émotivité, de son ouverture pourrait être utile pour être réellement présent à ce qui se passe : ratage cuisant, problème philosophique émergeant ou subtil mélange des deux!

1.3. L’aveu

D’une sincérité déconcertante, le clown annonce son naufrage : « Je suis perdu ». S’il ne le dit pas, tout en lui le fait voir et sentir. Il ne lui est pas possible de mentir ou il le fait très mal. Face à l’adversité, ne rien cacher, tout avouer. En virtuose du ratage, le clown joue avec l’échec, le met en scène, s’en nourrit. L’erreur est un cadeau, à condition, toutefois, de lui faire une place, de la reconnaître et d’en faire part au public. Armé d’une bonne dose de dérision, le clown affronte l’échec avec humour et franchise. Et le public, complice, est à la fois soulagé et amusé par l’aveu qui projette une lumière crue sur le drame intime que l’on cherche habituellement à camoufler. Grandes ambitions et micro-défis virent à la catastrophe et la déconfiture nous est offerte sur un plateau.

Alors, certes, le but d’un enseignant n’est pas d’aligner les ratés. Il est pourtant courant d’être mis en échec par une classe, de voir son projet de cours ruiné par l’une ou l’autre intervention d’élève ou, plus simplement, de tomber sur un os et de rester perplexe quant à la façon d’y réagir. Or, bien souvent, on est tenté de garder un semblant de contrôle et de conserver son rôle de sachant, en donnant le change tant qu’on peut pour sauver la face. Ici, l’attitude clownesque proposée (et intégrée par la pratique du jeu) consiste au contraire à mettre des mots sur la difficulté rencontrée, à s’y attarder, à ne pas la nier mais à lui accorder toute son attention, en commençant par partager le verdict avec le public. Si l’aveu peut être un ressort comique pour le clown et pour le professeur, il est aussi un adjuvant pédagogique, car il dédramatise l’obstacle et l’erreur, tout en montrant comment on s’y confronte.

Dans l’animation de discussions philosophiques, il n’est pas rare de vivre des moments de grande solitude où l’on est perdu, décontenancé par une intervention, enfumé par un long raisonnement ou dans le brouillard après avoir perdu le fil. Le fait d’énoncer clairement l’état dans lequel on se trouve, non seulement délivre d’une duplicité malsaine, mais permet de chercher collectivement une issue.

1.4. Le déséquilibre comme source de mouvement

Au-delà de l’accident, le clown fait face au trouble au sein de sa propre singularité : il exprime une part très intime de lui-même en se désordonnant par une désadaptation comportementale globale (affects, motricité, perceptions, élocution, raisonnement) (Goudard, 2013). As du désordre, turbulent, transgressif et hors norme, il se met en déséquilibre lui-même pour mieux faire surgir en chacun de nous cette créature dérangée, sorte d’enfant halluciné aux yeux étonnés, pour qui plus rien ne va de soi. Le rire qu’il provoque alors est à la fois subversif (car il met en danger le pouvoir par la charge de désordre qu’il contient) et profondément inquiétant (car prenant racine dans la fragilité de l’existence) (Goudard, 2013). Mais jusqu’où le clown peut-il se déséquilibrer sans se casser la pipe? Dans le jeu avec le partenaire, jusqu’à quel point peut-il le faire vaciller sans le faire chuter? C’est la tension produite par cet équilibre précaire qui rend le spectacle à la fois drôle, fascinant et émouvant. Et c’est aussi de ces moments de déséquilibre, qui créent chez le spectateur un certain malaise, que naissent de nouvelles propositions de jeu inattendues qui relancent le mouvement.

Au sein d’une pensée, que serait un déséquilibre qui fait naître le mouvement? La figure du clown n’est pas si éloignée de celle du philosophe, qui détraque la langue et malaxe le sens, perturbe nos habitudes cognitives et subvertit nos cadres conceptuels pour créer un décalage qui, s’il ne provoque pas souvent le rire, suscite néanmoins la surprise, voire la stupeur, et transforme le regard. À quoi pourrait bien ressembler un enseignant qui incarnerait cet as du désordre dans la pensée? Quels types de gestes adopterait-il pour créer un déséquilibre sans complètement insécuriser les élèves ou les étudiants? Et dans quelles fragilités devrait-il s’ancrer pour transmettre de l’émotion et inquiéter, sans semer la panique?

Si on transpose ce questionnement dans le domaine de la discussion philosophique, on entrevoit un modèle d’animation assez différent de ceux de la communauté de recherche philosophique (Lipman et al., 1980) ou de la discussion à visée démocratique et philosophique (Tozzi, 2019). Il est en effet moins question de développer des habiletés de pensée pré-identifiées et convoquées intentionnellement ou d’apprendre à penser dans un cadre démocratique préétabli que d’accueillir les noo-chocs[5] et les ruptures dans le cours de la pensée – de les approfondir, de les soigner, de les radicaliser – pour déstabiliser le groupe sans le perdre tout à fait. La posture de l’animateur peut ici prendre diverses formes : stimulante et provocatrice, comme dans la maïeutique socratique, où l’animateur prend un malin plaisir à titiller ses interlocuteurs et interlocutrices et à les pousser dans leurs retranchements (PhiloCité, 2020). Cette posture peut également être plus empreinte de délicatesse lorsque l’on instaure un dialogue fait de perplexité, de doute, d’interrogation, comme un temps de suspension en rupture avec le flux des activités et des pensées quotidiennes, où la singularité de chacun peut apparaître (Michaud, 2020, p. 41)[6].

1.5. Le lien à l’émotion et à autrui comme moteur de la pensée

Une consigne clown nous est apparue particulièrement féconde pour transformer encore davantage la manière de vivre et d’animer des discussions philosophiques : il s’agit de la convention selon laquelle le clown met toujours au minimum trois secondes avant de comprendre ce que l’on vient de lui dire. Durant ce laps de temps, qui peut sembler long, la tension monte et tout un parcours émotionnel se dessine dans le regard, sur le visage et dans le corps du clown. Il reçoit et vit émotionnellement le message qui lui est donné avant de pouvoir répondre quoi que ce soit et il partage avec le public cette traversée. Lorsqu’il prend enfin la parole, la tension s’atténue, même si cette parole est souvent balbutiante, précaire et empreinte d’émotion.

Ce rapport à la parole et au silence, cette lenteur, cette absorption visible de ce qui vient d’être reçu tranchent radicalement avec l’attitude attendue d’un enseignant, qui est en général prompt sur la balle, se devant de répondre vite et bien aux questions, ne laissant pas une once de doute et fuyant tout silence. Ici, il s’agit au contraire d’inviter l’enseignant, à la suite du clown, à prendre le temps d’entendre ce qui lui est dit, y compris dans sa dimension affective, et à ne pas se ruer sur une réaction. Qu’est-ce que cela pourrait changer de faire entièrement place à l’autre et de se montrer perméable à ce qu’il dit vraiment et aux effets que cela produit? L’enjeu est certes éthique, mais aussi intellectuel : prendre la mesure de ce qui est dit en le digérant longuement, en le laissant faire son chemin en nous, constitue une attitude proprement philosophique à offrir en modèle aux élèves.

Dans cette aventure d’une parole faite de silence, de suspens, d’hésitations, ouverte à l’imprévu et à l’accident, le rapport à l’autre, représentant du sens commun, est primordial, vital. Le clown parlant se doit d’être attentif aux réactions du public et d’être conscient de tout ce qui donne du sens (Vallon et Oury, 2014). Ce sont des aptitudes qui sont à cultiver également dans l’animation de discussions philosophiques : présence et lien au groupe, attention profonde, ouverture aux émotions, partage d’une parole vraie qui se cherche (Bérard et al., 2021).

1.6. Oui, et…

Reste enfin à saisir toutes les occasions qui se présentent. Le clown ne dit jamais non, c’est là une autre convention. Il prend ce qui vient et fait avec. Attentif au moindre signe chez ses partenaires, dans le public ou dans le réel (car tout ce qui existe existe), il l’intègre à son jeu et le prolonge. Il relève les défis les plus fous, s’engage sur des promesses intenables, accepte les missions et les statuts les plus risqués, tout simplement parce qu’il ne peut pas dire non.

De la même manière, au sein d’une discussion philosophique, l’animateur qui s’inspire du clown fait feu de tout bois : il lit sur les visages des participants, scrute leurs mimiques, entend leurs silences, leurs hésitations, leurs moindres tentatives, engrange affects, percepts, concepts et traite chaque parole comme une proposition nouvelle qui doit être intégrée, dont la « jouabilité » doit être tout de suite éprouvée. Pleine présence, attention extrême à chacun, prise en compte de toute parole comme celle d’un interlocuteur valable : telles seraient ici les valeurs promues.

2. Une éthique de la vulnérabilité

Revenons un instant au Clown d’Henri Michaux (1966, p. 249-250), poème de 1939 dans lequel l’auteur explore plus avant un personnage conceptuel qui traverse toute son oeuvre[7] : celui du clown qui se débarrasse progressivement de sa personnalité – comme rigidification de soi et déni de sa propre multiplicité intérieure – et, abandonnant toute perspective de récompenses sociales, se risque au ridicule, affronte la déchéance, adopte une posture d’humilité totale. Par « dissipation-dérision-purgation », il s’agit d’en finir avec le sujet unifié : « vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier »[8]. Loin de toute ambition, « ramené au rang infime », « anéanti quant à la hauteur, quant à l’estime », il plonge dans « l’infini-esprit sous-jacent ouvert à tous ». C’est bien l’ouverture qui est ici recherchée : « ouvert moi-même à une nouvelle et incroyable rosée/à force d’être nul/et ras…/et risible… ». Contrairement au pitre ou au bouffon, enfermés dans un rôle social figé[9], le clown tel que le définit Michaux incarne une certaine attitude éthique : funambule à la recherche d’un fragile équilibre, il a le courage (et l’orgueil!) d’accepter le dénuement le plus total, en quête d’une posture souple qui se veut presque absence de posture et qui est en même temps la condition de toute posture, ouverture radicale au monde.

Notre hypothèse, en proposant des ateliers de jeu clownesque à des enseignants (et apprentis enseignants), est que l’animation de discussions philosophiques en classe gagnera beaucoup si elle s’inspire de la posture du clown. Il nous semble en effet qu’une même éthique de la vulnérabilité irrigue ces deux pratiques, même si le clown l’exacerbe davantage, constituant dès lors un instrument de sensibilisation intéressant en formation didactique.

C’est au champ des recherches féministes que nous empruntons le terme d’éthique de la vulnérabilité. Depuis une dizaine d’années, la vulnérabilité a ainsi été mise sur le devant de la scène, signifiant tantôt l’exposition au risque ou la susceptibilité des corps à la blessure et à la violence, tantôt l’objet de la sollicitude (care) faisant appel à une réparation ou à un remède, tantôt la capacité à être affecté par la situation d’autrui (Ferrarese, 2009). Longtemps cantonnée à la sphère de la passivité (fragilité impuissante, réceptivité inerte, capacité d’être affecté dépourvue de toute puissance d’affecter), elle a plus récemment été réhabilitée dans ses liens avec la puissance d’agir comme facteur de mobilisation, d’empowerment, de résistance politique, de transformation sociale, etc. (Knüfer, 2021).

C’est en ce sens actif que nous reprenons ici ce terme, selon ses trois déclinaisons. Tout d’abord, l’exposition au risque. Elle constitue un élément clé de la pratique clownesque et contribue à définir la posture du clown chez Michaux. Le travail de la pensée est fait lui aussi de temps où l’on s’expose, au sens où l’on « persévère dans la sensibilité à la nature problématique de la réalité » (Charbonnier, 2014, p. 33)[10], au risque parfois d’être déstabilisé, voire « emmétamorphosé », condition de possibilité de l’apprentissage et d’un rapport de résonance avec le monde (Rosa, 2022, p. 28)[11]. C’est ici que le second sens de la vulnérabilité, comme objet de sollicitude, s’articule au premier : partager une telle expérience avec des élèves suppose que la classe soit vécue comme un « espace hors menace »[12] et qu’il y règne une confiance mutuelle, un véritable care pour reprendre l’expression des féministes, ce qui n’est pas toujours gagné. Si ce n’est pas le cas, le risque pour l’enseignant est alors d’un autre ordre : se heurter à un mur, ne pas toucher son public, se prendre un bide. La formation à l’audace de l’exposition (au problème, mais aussi à une classe) peut-elle passer par des exercices clownesques qui font vivre dans la chair ce type de vulnérabilité et l’y habituent progressivement? Ces exercices seraient-ils également utiles pour les élèves eux-mêmes? La discussion philosophique pourrait-elle alors devenir le lieu partagé d’une vulnérabilité encapacitante?

La vulnérabilité est enfin à entendre dans le dernier sens d’une aptitude à se laisser affecter par la situation de l’autre : le clown accorde un soin tout particulier à la réceptivité aux émotions des partenaires ou du public. Le regard est un canal crucial pour cette connexion. De nombreux exercices clownesques supposent de maintenir les yeux levés et de garder le contact visuel. Cette capacité à se laisser affecter va de pair avec la capacité à affecter : en étant en lien avec ses propres émotions, le clown touche son public. De même, dans la pratique philosophique, le rapport aux émotions est en réalité primordial, bien qu’il soit souvent masqué derrière la mise en avant de compétences rationnelles. Adopter la consigne des trois secondes de silence et de réceptivité affective avant de prendre la parole est une piste pratique, proposée aux clowns par Carlos Bustamante, à tenter en classe. Si les enseignants étaient eux-mêmes mieux formés à l’accueil des émotions (les leurs, celles du groupe), pourraient-ils à leur tour sensibiliser les élèves à la dimension affective des idées[13]? À la nécessité de la prendre en compte, mais aussi d’en jouer? Être conscient des affects qui nous animent quand on parle, c’est aussi prendre une distance et pouvoir en rire…

Enfin, plus fondamentalement, le chemin d’errance tracé par Michaux, loin des oripeaux sociaux et des illusions du « je », radicalise encore la proposition clown d’une posture d’ouverture qui se fiche des honneurs et des ambitions, refuse tout conformisme et se détache de toute affiliation pour mieux se délayer dans le monde, « perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité » (1966, p. 250). Chemin ardu, exigeant, qui n’est pas sans lien avec la radicalité du questionnement philosophique et qui engage un nouveau rapport au savoir.

3. Un autre rapport au savoir

Clown et philosophe apparaissent ainsi comme « deux grands personnages conceptuels inséparables, et qui ont pourtant peur l’un de l’autre, peur de leur propre désir d’être l’autre. Ils sont l’envers et l’endroit de l’expérience la plus élémentaire et radicale de l’étonnement » (Cusset, 2010, p. 6). Deux dialogues nous paraissent illustrer ces étranges croisements entre clowns et philosophes et nous font entrevoir des formes de production et de transmission de savoir différentes des formes scolaires classiques.

Dans Le Clown Arletti, François Cervantes et Catherine Germain nous racontent la création d’un spectacle, Le 6ème jour, dans lequel Arletti dérobe une mallette à un conférencier endormi et s’engouffre à sa place dans la salle de conférence, s’installe à la table et découvre, face au public avide de connaissances, le thème de son exposé : la Genèse. Usurpateur, le clown n’est pourtant pas dépourvu de savoirs et d’intuitions fulgurantes, ni de connaissances enfouies dans le corps, dans les cellules, dans la mémoire (Cervantes et Germain, 2021). Il s’agit ici du savoir inconscient. La conférence du clown devra mettre en scène un savoir qui « touche l’ensemble du corps du conférencier, les sentiments et la chair autant que l’intelligence. Cela arrive quand il est entièrement immergé dans son sujet, quand il en fait partie, qu’il n’est pas détaché » (Cervantes et Germain, 2012, p. 59). Le clown doit ainsi « incarner la pensée » à travers une série d’improvisations qui, si elles se basent bien sur des dizaines d’heures de recherche et de travail, n’en demeurent pas moins le lieu d’une parole spontanée qui dévoile un savoir détenu à l’insu du clown lui-même, et qui surgit à travers le corps[14]. Il est alors question de savoir incarné.

Jean Oury et Catherine Vallon, dans un bref entretien de 2013 (Vallon et Oury, 2013, p. 196-201)[15], creusent eux aussi ce parallèle entre philosophe-conférencier et clown, en pointant les différences. Il faut un accident imprévu pour que le conférencier se trouble, se demande ce qu’il fait là, et, alors qu’il se croyait détenteur d’un savoir, ne sache soudain plus ce qu’il a à dire. Dans le renversement que génère l’irruption du réel surgit quelque chose de l’ordre du clown : « venir de rien », ne rien savoir, être en panne de discours, sans programme établi. Habituellement, « le conférencier vient délivrer son savoir » (on parle alors de savoir établi), sérieusement plongé en lui-même, tandis que le clown, plus extraverti, chemine au fil de sa rencontre avec le public et « vient délivrer l’instant ». Même lorsque le conférencier laisse venir l’inattendu, comme Jean Oury tente de le faire lui-même dans ses conférences, il n’atteint jamais exactement la posture du clown, qui est en profonde relation avec le public et qui s’exprime avant tout par le corps. Le discours que tient le clown, parfois dans le silence, est plus proche du dire que du dit. Il est « dans le registre de la parole qui s’invente, qui s’écrit, parole difficile qui veut dire de toujours plus loin », et qui s’appuie pour cela sur « une virgule, un sourire, un rien, là où est le corps » (Vallon et Oury, 2013, p. 201). C’est le savoir émergent.

On le voit, il est bien à nouveau question de vulnérabilité ici : celle, difficilement assumée, du conférencier-philosophe en perte de maîtrise, en contraste avec celle, revendiquée, du clown qui se livre à nu et incarne finalement, à partir de son exceptionnelle capacité à se laisser affecter, un savoir émergeant presqu’à son insu.

Conclusions : une éthique transposable en classe de philosophie?

Deux étudiantes, un ex-étudiant de l’année passée et deux enseignantes de Philosophie et citoyenneté (CPC) à l’école secondaire ont eu l’occasion de suivre les cinq ateliers de jeu clownesque donnés par Carlos Bustamante à l’Université de Liège. Le reste du groupe était constitué de personnes extérieures au projet initial, étudiants, comédiens amateurs, artistes en recherche. Souhaitant observer les bénéfices et les écueils d’une telle sensibilisation en formation initiale, nous avons choisi de suivre en particulier les trois philosophes les plus jeunes du groupe, encore en plein apprentissage du métier de professeur de CPC, soit en master didactique, soit frais émoulu de l’année d’avant. C’est auprès d’eux trois que nous avons recueilli les propos qui forment nos conclusions ci-dessous. Ces entretiens ont une valeur purement heuristique : nous avons sollicité les étudiantes et étudiants pour penser avec nous l’expérience, nous faire des retours sur leur vécu, partager leurs réflexions et observer ensemble comment cela dynamisait leur formation didactique. Trois points saillants de ces échanges nous paraissent mériter d’être relevés pour faire droit à l’expérience subjective des participantes et participants, et pour relayer leurs propres questionnements, en écho aux nôtres.

Les trois personnes interviewées ont tout d’abord relevé le caractère inconfortable de la posture du clown par opposition à celle du professeur. Partir de rien, laisser venir les émotions, composer avec elles en faisant face au regard du public : tout cela a été vécu en partie comme une épreuve, « une confrontation à soi douloureuse »[16], voire impudique. La peur de perdre le contrôle, mais aussi de ne pas répondre aux attentes supposées de Carlos Bustamante, a rendu l’exercice stressant. Montrer sa vulnérabilité, « rendre disponible ce qu’on garde d’habitude pour soi », entraîne la nécessité d’une forme de care, que l’atelier se veuille thérapeutique ou non.

L’accent a été mis sur l’aide qu’a constituée le nez : accessoire proposé seulement à la dernière séance, sorte de mini-masque, le nez « protège », « permet un changement d’état », « donne de la force ». En tant que tel, il joue un rôle proche de celui du statut social du prof, sorte de masque qui le sécurise en l’instituant sujet-supposé-savoir : le professeur n’a ainsi « rien à prouver ». Il est d’emblée installé dans la fonction, avec l’autorité supposée qui l’accompagne, et subit donc moins de pression que le clown en formation partant du néant, à nu.

Ces premières évocations permettent de mesurer à quel point ces techniques de jeu clownesque doivent être maniées avec une extrême délicatesse et dans le respect des participants, en évitant tout forçage; et combien les apprentis enseignants ont besoin de se reposer sur un cadre et sur un statut rassurants que l’attitude clown vient perturber.

Mais si les étudiantes et étudiants opposent d’abord la posture du clown à celle du professeur pour insister sur l’inconfort qu’elle génère, dans un second temps, ils la mettent en avant pour des qualités que le professeur, davantage ancré dans la maîtrise et la planification, ne cultive pas autant : l’attention extrême, l’observation, l’écoute, la sensibilité et l’ouverture à la singularité de chacun. Plus précisément, la figure du clown se rapproche à leurs yeux de l’animateur philo qu’ils sont aussi en classe, quand ils abandonnent un temps la casquette du professeur pour animer une discussion philosophique. Il s’agit alors de prendre de front la surprise, la déstabilisation, de dire « oui » et de composer avec ce qui vient. Cette expérience de l’aporie ou de l’impasse fait partie de la recherche philosophique; animateurs et animés doivent pouvoir la vivre sans l’éviter, affronter aussi l’échec momentané, la frustration. C’est le fait de traverser le trouble ensemble qui est intéressant, contrairement aux stratégies pédagogiques où le professeur sème le trouble volontairement pour mieux tirer les ficelles.

C’est alors une question de rythme dans l’alternance des postures qui semble intéressante aux yeux des étudiantes et étudiants : celle du professeur classique, type conférencier, plus proche du théâtre en ce qu’il endosse un rôle clairement distinct de sa personnalité et joue une pièce en grande partie écrite à l’avance (même si ça se veut naturel), et celle du clown, qui cultive un rapport à soi sincère, ancré dans ses émotions, où je et jeu ont tendance à se fondre, et où il y a place pour le lâcher-prise et l’abandon. Dans les moments clown, le professeur veut se faire plus attentif à ses élèves, être davantage en contact avec eux, ressentir ce qu’ils lui font, l’exprimer, faire avec[17].

Se pose enfin la question de la survie du clown en milieu scolaire : comment embrasser le chaos, l’instabilité, accepter d’aller là où la discussion nous mène dans un contexte scolaire où tout semble devoir être planifié et sous contrôle? Comment laisser transparaître une certaine vulnérabilité là où une posture d’autorité est attendue de nous? Comment rester dans le doute et dans l’ouverture à l’émotion tout en sachant que tout le monde ne va pas jouer le jeu, que l’on risque de s’exposer au regard moqueur d’autrui? Que peut-on montrer de soi dans ce contexte scolaire, en tant que professeur? Peut-on se permettre un rapport sensible au monde et espérer que les élèves suivent le mouvement? Car tout l’enjeu est bien là : intégrer des éléments de l’éthique du clown dans les classes pour mieux éduquer à la philosophie et, loin des leçons de morale, partager un éthos.