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Il y a une vingtaine d’années, lorsque j’ai visité la Côte-Nord du Québec et que j’ai osé entrer, intriguée, à Pessamit, l’une des communautés autochtones qui longent la côte, j’y ai découvert un monde à part, ignoré du reste du monde, et j’en ai été profondément déstabilisée. Les premiers germes de ce qui allait devenir le Wapikoni mobile étaient alors semés.

Par la suite, je me suis retrouvée à Listuguj, communauté mi’kmaq de la Gaspésie, lors du pow-wow annuel. J’y venais dans le cadre d’une recherche cinématographique sur les rituels de passage célébrant la puberté des jeunes filles : L’or rouge (2000).

Cette recherche m’avait d’abord menée en Arizona, au coeur des montagnes, pour participer à une cérémonie rituelle. Lors de mon parcours, j’ai pu observer tout au long de la route des prêteurs sur gages qui vendaient mocassins et vêtements traditionnels autochtones, reliquats d’une culture ancestrale en perdition échangés pour quelques sous dans le but de répondre à des besoins divers. Au bout de la route, j’ai été accueillie par une famille apache. En magnifique robe de buffle blanche recouverte de pollen doré, mise à l’épreuve par les Crown Dancers, esprits descendus des montagnes, effrayants dans leurs parures colorées, Joycinda, 14 ans depuis peu, participait à la cérémonie Changing Woman. Mais la famille devait se cacher pour accomplir ce rituel impressionnant, aujourd’hui considéré comme de la sorcellerie par la société dominante. Un profond sentiment de tristesse m’avait alors envahie devant la réalité de ce peuple acculturé de force par une société blanche convaincue de son bon droit et de la suprématie de ses valeurs. Je ne connaissais pas comme aujourd’hui l’étendue du drame de l’histoire des Premiers Peuples. Je n’avais pas été sensibilisée à la période traumatisante des pensionnats, au taux alarmant de suicides dans leurs communautés… L’idée de Réconciliation n’était pas encore dans l’air et je l’aurais alors crue impossible.

Plus tard, en septembre 2000, me voici au pow-wow de Wemotaci, petit village atikamekw à 115 kilomètres au nord de La Tuque, à l’invitation du chef de l’époque, Marcel Boivin, rencontré plus tôt à Listuguj. La longue route de terre qui mène à Wemotaci traverse une forêt sauvage, dense, parsemée de grands lacs clairs. Cette route est dangereuse et plusieurs y ont trouvé la mort. Je l’ai souvent utilisée et chaque fois elle me semblait interminable. Dans un aveuglant nuage de poussière, on y croise des camions d’entreprises forestières lourdement chargés du bois coupé sur un territoire qui ne leur appartient pas, des tout-terrains et des pick-up pressés d’arriver à destination. Après le pont traversant le Saint-Maurice, autrefois la seule voie d’accès au village, apparaît la petite communauté, longeant la rivière, son cimetière fleuri de plastique multicolore où trop de jeunes reposent, dévastés par les idées noires qui leur ont fait choisir la mort.

C’est là qu’allait prendre naissance le Wapikoni mobile, du nom de Wapikoni Awashish, une jeune fille de 20 ans, leader d’un groupe d’une dizaine de jeunes atikamekw de son âge avec lequel j’allais scénariser La fin du mépris (2002). Pendant près de deux ans, j’ai donc pris le train depuis Montréal jusqu’à Sanmaur, la petite gare (sans gare) à la limite du village. Chaque fois, un membre du groupe m’attendait dans son pick-up pour me conduire jusqu’à la communauté. Chaque fois, on m’avait trouvé un lit et un local où nous pouvions travailler et écrire ensemble, en groupe. On y élaborait un scénario de fiction et les idées fusaient. Pendant tout le temps qu’a duré cette période d’écriture, j’ai pu constater à la fois la force de cette culture et de sa spiritualité, ainsi que la richesse de l’imaginaire de ces jeunes. J’avais à mon humble façon, et inconsciemment, commencé moi-même un travail de Réconciliation.

Cette communauté, je l’avais apprivoisée et je l’aimais. J’y avais vécu ces expériences de tentes de sudation dont on sort renouvelé. J’avais chassé l’outarde et tanné des peaux. J’y comptais des amis chers. Mais j’avais pu, par ailleurs, constater le désarroi des jeunes et être témoin du nombre de suicides élevé, des hélicoptères qui vrombissaient ponctuellement dans l’air pour venir urgemment en aide à quelques désespérés et du téléphone-satellite toujours à portée de main au cas où nous parviendrait un appel au secours. J’avais été témoin de la déroute de certains jeunes, de leur manque d’espoir en l’avenir, de leur mal-être et du peu de cas que faisait la société québécoise de cette détresse à laquelle elle avait contribué à l’époque des pensionnats et de la Loi sur les Indiens.

La première version du scénario de La fin du mépris fut acceptée par la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) en 2002. Plusieurs jeunes scénaristes atikamekw devaient jouer un rôle dans le film à venir. Mais un événement dramatique a changé le cours des choses et a fait basculer ma vie : le 2 mai de cette même année, une voiture roulant vers La Tuque a violemment percuté un camion forestier le long du chemin. Wapikoni se trouvait à l’intérieur, ma jeune et fidèle collaboratrice, ma presque fille. J’ai eu l’impression de recevoir moi-même le billot qui l’a percutée en plein coeur.

Après que des fleurs blanches eurent été jetées sur sa tombe, après qu’un rituel funéraire traditionnel eut été célébré – en cachette, encore une fois –, il m’a été impossible de poursuivre l’écriture du scénario.

J’ai plutôt créé le Wapikoni mobile, ainsi baptisé en son nom. Cofondé avec le Grand Conseil de la Nation Atikamekw et le Conseil des Jeunes des Premières Nations du Québec et du Labrador, ces studios ambulants avaient dès le début l’objectif d’aller vers les jeunes des communautés autochtones pour mettre à leur disposition le matériel technologique nécessaire afin de leur permettre de réaliser des films sur des sujets qui leur tiennent à coeur, enregistrer leur musique, leur donner la parole, les faire entendre et leur donner de l’espoir. Et par là même, contrer le goût de mourir : que la mort ne soit plus une solution au mal-être, mais que la création, le plaisir et la valorisation qui en découlent leur donnent fierté et joie, que leurs oeuvres les relient au monde et inspirent respect et reconnaissance. Que leurs films fassent ainsi oeuvre de Réconciliation.

Le Wapikoni mobile est d’abord un projet de médiation qui vise à donner confiance, à donner la parole, mais aussi – et surtout – à rendre visibles ces peuples trop longtemps confinés dans l’ombre. Les équipes de formation qui vont vers eux sont mixtes, composées d’Autochtones et de non-Autochtones. Déjà là, il y a rencontres, échanges, enrichissement mutuel. Les films réalisés par les participants deviennent autant de ponts jetés vers l’Autre, un lien qui réduit l’isolement et la détresse. On dit que la construction d’un réseau est la meilleure protection contre les idées noires. La circulation des films contribue à la construction de ce réseau. Souvent les cinéastes en herbe voyagent avec leur film au Canada et à l’étranger. Ils deviennent, ainsi, de fiers ambassadeurs de leur culture et contribuent à la réduction du racisme et des préjugés. Dans les festivals ou événements publics partout dans le monde, ils côtoient d’autres créateurs autochtones et non autochtones. Ils élargissent leur horizon. Ils ne sont plus seuls. Avec leurs films et leurs témoignages, ils travaillent à changer le regard de l’Autre et participent ainsi à la Réconciliation.

Quelques années plus tard, la Commission de vérité et réconciliation (CVR) recueillait les témoignages bouleversants des survivants des pensionnats partout au Canada. Au Québec, de jeunes cinéastes du Wapikoni mobile enregistraient leurs témoignages au moyen d’une caméra. La Commission reconnaissait officiellement l’apport de notre organisme. Le sort qu’avaient subi les Autochtones était de plus en plus connu. Des jeunes s’organisaient à travers le pays.

Le travail se poursuit. Mélissa Mollen Dupuis, cofondatrice du volet francophone d’Idle No More, est aujourd’hui présidente du Wapikoni mobile. Kevin Papatie, Réal Junior Leblanc, Ulivia Uviluk, Manon Chamberland, Heather Condo et bien d’autres ont fait le tour du monde avec leurs oeuvres, témoignant fièrement de leur culture. Des participants du Wapikoni mobile étudient maintenant à l’Université du Québec, à l’Université Concordia. Jani Bellefleur a été la première diplômée autochtone du très sélectif Institut national de l’image et du son (L’inis). Ces artistes autochtones ont maintenant trouvé leur propre voix.

En 2014, le Wapikoni mobile a instauré le Réseau international de création audiovisuelle autochtone (RICAA) qui réunit 50 membres provenant de 18 pays. Ce réseau unique permet aux créateurs des Premières Nations de s’exprimer sur les enjeux communs et de faire entendre leur voix partout dans le monde. Un premier long-métrage collectif, coréalisé, Le Cercle des nations, a vu le jour en 2015. La deuxième édition de ce long-métrage choral fut projetée lors de la soirée de clôture de la 28e édition du festival Présence autochtone, en 2018. Un troisième volet est en cours de réalisation.

Au-delà de l’art et de la liberté d’expression, la vidéo et la musique deviennent, de plus en plus, de puissants outils de transformation sociale pour les Premières Nations. C’est une façon de se faire entendre de manière incontournable, pour que justice soit faite et que la Réconciliation ne soit pas qu’un voeu pieux. Il émerge maintenant une jeune génération, porteuse de cet espoir et prête à se battre pour l’autodétermination et la reconnaissance des droits des Premiers Peuples. Cette génération mène sa lutte de façon inclusive, de façon à construire ENSEMBLE, toutes nations confondues, une société plus juste, dans laquelle les valeurs environnementales et humaines sont mises de l’avant. Le Wapikoni mobile espère avoir humblement contribué à cette évolution vers la Réconciliation par l’Action : la RéconciliAction. Le chemin à parcourir n’est peut-être plus si long pour que de véritables alliances, profondes et durables, soient créées entre nos peuples, dans la confiance, l’inclusion, l’égalité et la PAIX. C’est dans cet esprit que la direction générale du Wapikoni mobile a récemment été confiée à Odile Joannette, Innue Québécoise, qui incarne elle-même la réconciliation. C’est dans cet esprit également qu’en 2006, je créais Musique nomade. MN offre aux musiciens des Premières nations la possibilité d’enregistrer leurs oeuvres de façon professionnelle dans leur communauté. Musique nomade a actuellement plus que jamais le vent dans les voiles. Et ce vent porte la musique de centaines d’excellents artistes autochtones jusqu’à nous. Plusieurs ont déjà la reconnaissance du public et de l’industrie musicale : Samian, Matiu, Anachnid, Eadsé…

Assurément, la voix des artistes des Premières nations, cinéastes ou musiciens n’a pas finie de se faire entendre et d’être – enfin – applaudie.