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En 2015, en pleine crise liée à l’accueil de migrants, un lycée désaffecté du quartier de la place des Fêtes, dans le 19e arrondissement de Paris, a abrité durant trois mois des migrants et des bénévoles les soutenant. Le lycée Jean-Quarré, rebaptisé alors « maison des réfugiés » par les militants ou « mini-Calais en plein Paris » par des journalistes, a vécu au rythme des assemblées générales, des soirées festives mais également des disputes, des dissensions et de l’attente. Ils étaient 150 à leur arrivée le 31 juillet 2015 et 1404 le jour de l’évacuation, le 23 octobre 2015. Dans Les migrants en bas de chez soi, Isabelle Coutant, sociologue, spécialiste des quartiers populaires et des mouvements sociaux mais surtout habitante des lieux, reconstruit à partir d’une belle et rigoureuse ethnographie cet « événement » au sens de Alban Bensa et Eric Fassin (2002), c’est-à-dire « quelque chose qui vient rompre avec les certitudes et les habitudes, qui déstabilise nos grilles de lecture pour appréhender le monde et qui, dans un premier temps, sidère » (p. 209). À travers lui et les six chapitres de cet ouvrage se donne à lire « un précipité de la structure sociale, des champs de force qui la traversent et de ses transformations » (loc. cit.). Ce livre s’inscrit donc au confluent de la sociologie urbaine, de la sociologie des migrations et de la sociologie des mobilisations en s’intéressant particulièrement à l’articulation de la cause des exilés et de celle d’un quartier, deux causes souvent étudiées séparément dans les recherches en sciences sociales.

C’est d’ailleurs sur cette confrontation que s’ouvre l’ouvrage. Si l’auteure revient dans le préambule sur les recherches menées en sciences sociales au sujet des mobilisations autour de ces différentes causes, le premier chapitre met en évidence la tension forte entre l’occupation et les enjeux locaux — et historiques — de la place des Fêtes. Ce quartier populaire et multiculturel est déstabilisé : le lycée devait devenir une médiathèque. Des riverains se sentent délaissés par les autorités et sont persuadés que les choses se seraient passées différemment dans un quartier favorisé. Alors que Paris revendiquait le titre de « ville refuge », l’auteure montre les effets concrets et déstabilisants de cette occupation caractérisée — d’après Coutant et les habitants — par sa grande désorganisation, qui impacte le quartier (bruit, insalubrité, etc.). Des habitants se mobilisent et créent le groupe Solidarité migrants place des Fêtes, dont l’objectif est de tisser un lien entre le quartier et les nouveaux habitants et de porter les deux causes (chap. 2). L’auteure montre alors les prédispositions des membres de ce groupe à cet engagement rendu possible par leur capital d’autochtonie et s’inscrivant dans la continuité de « sociabilités militantes locales » (p. 79). Toutefois, à mesure que le nombre d’occupants augmente, la situation devient problématique (dénutrition, manque de ressources, bagarres). Deux visions de l’occupation et de l’événement se font face : une approche politique portée par le collectif La Chapelle qui oeuvre pour la cause des exilés et des sans-papiers, et une approche humanitaire — combattue par les premiers —, défendue par le voisinage. Le récit de cette présence troublante et complexe s’achève par l’évacuation du lycée en octobre et la mise en place d’un centre d’accueil d’urgence géré par Emmaüs. La chercheure continue son investigation et relève les traces de ceux qui ne sont plus là auprès des habitants, s’intéressant aussi à l’ordinaire du quotidien qui ne sera plus jamais comme avant. Sans réelle surprise, Coutant montre que l’engagement auprès des migrants a été le fait des catégories d’habitants les plus assurées, alors que les catégories les plus fragilisées ont été hostiles à l’occupation ou l’ont très mal vécue : peur du déclassement, peur d’être « rabaissés » socialement et de subir le stigmate associé aux migrants tout en s’identifiant à eux pour certains. Les marques de l’événement se saisissent également par la remobilisation locale (chap. 6) pour la cause du quartier et la création d’un café associatif, intensifiant alors les sociabilités entre membres des différents groupes et segments des habitants s’étant rencontrés durant l’événement. La densification du capital social local constituera sans nul doute une ressource pour de nouvelles mobilisations à venir.

La structure de l’ouvrage plonge les plus aguerris comme les non avertis dans une passionnante lecture : le récit permet d’approcher finement la manière dont différents segments de la population du quartier ont vécu l’événement et influe sur la perception des faits, qui se complexifie alors que l’auteure donne à voir les questionnements des habitants selon leur position sociale. L’originalité — qui constitue, à mon sens, le point fort de cet ouvrage dont la lecture est très agréable —, c’est la manière dont Coutant interroge les « conditions sociales de la tolérance » (p. 14) en parcourant, comme l’a fait Pierre Bourdieu dans La misère du monde (1993), « l’espace des points de vue » autour d’un tel événement venu bousculer le quotidien par sa dimension extra-ordinaire. Cette méthode est sans nul doute la plus à même de donner à voir le fonctionnement d’un espace social où dialoguent les opinions des différentes composantes d’un monde fragmenté dont l’auteure dresse habilement, au fur et à mesure des pages, les portraits, les trajectoires et les discours.