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« Je suis d’origine céleste et je suis née à Montréal dans les années trente. Depuis l’instant de ma naissance, la source vive qui m’éclabousse l’âme me retient de poser le geste qui trancherait mes racines telluriques » (Marchessault, Le crachat : 11). Les premières lignes de la trilogie autobiographique de Jovette Marchessault (1938-2012) annoncent la façon dont l’autrice, artiste et dramaturge, Québécoise-Innue (Montagnaise)[1], féministe, lesbienne et autodidacte, ouvre l’espace du « je » sur un territoire vaste, dans un temps qui s’étire, de l’origine de la vie, en passant par l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique, jusqu’aux limites de nos existences, la mort à venir. Le premier tome, Le crachat solaire (1975), raconte le voyage cosmique de la narratrice vers la terre, sa naissance, ainsi que ses voyages dans le ventre d’un autobus Greyhound à travers les Amériques à l’âge adulte qui la met en lien avec « la terre amérindienne ». Après un long périple, elle sent le besoin de revenir à Montréal, un récit de retour qui rejoint celui de sa chute sur terre dans l’enveloppe charnelle de son corps physique. Les deux récits qui s’entrecroisent offrent une vision alternative de l’histoire à travers un récit de soi, de sa famille, de ses ancêtres et d’un récit de création féministe. Le texte autobiographique de Marchessault s’ajoute à ceux d’autres femmes qui, dès les années 1960, formulent leurs visions des relations sociales et des injustices liées aux questions de genre à travers le prisme de leurs vies[2]. Celui de Marchessault articule néanmoins de façon unique la domination patriarcale à la violence du colonialisme dans un effort d’offrir une version féministe et anticoloniale de l’histoire de Montréal, du Québec, et plus largement des Amériques.

À partir de ma position en tant que féministe colonisatrice blanche[3], je prends au sérieux l’injonction de Paula Gunn Allen (Laguna Pueblo) – « We as feminists must be aware of our history on this continent » (1992 : 214) – pour analyser comment le récit autobiographique de Marchessault pousse à une prise de conscience anticoloniale pour les féministes au Québec[4]. Si les années 1970 voient une effervescence des mouvements féministes et des mouvements autochtones, et que certains liens se créent entre les deux, on peut néanmoins noter l’absence d’une position anticoloniale, au sens d’un refus du colonialisme de peuplement passé et présent, définie et assumée par les féministes québécoises. D’ailleurs, la réception de l’oeuvre de Marchessault la qualifie de projet utopique féministe (Godard 1991 : 101) ou encore de discours « féministe-matristisque » et écoféministe (Orenstein 1991 : 257), laissant de côté l’analyse de son regard anticolonial. Marie Vautier explique cette omission par l’absence d’une dichotomie franche entre Québécois·e·s et Peuples autochtones dans ses oeuvres romanesques et dramatiques. D’autres raisons pourraient inclure les attentes du lectorat par rapport à la littérature féministe, dans laquelle Marchessault se situe, et la réticence dans les études littéraires au Québec à parler de la race et du colonialisme (Scott 2014). Le crachat solaire est une oeuvre dense et poétique ; elle invite diverses pistes de lecture. Dans cet article, je propose une analyse du récit (anti)colonial dans l’oeuvre autobiographique de Marchessault. J’explore comment le texte s’inscrit dans son contexte de production dans les années 1970, tout en faisant ressortir l’unicité de son discours sur sa famille, la ville et les récits de création qui, selon moi, pousse à porter un regard critique sur l’histoire du colonialisme au Québec.

1. L’autobiographie : Une écriture féministe

Il n’est pas anodin que Marchessault débute sa carrière d’écrivaine par la publication d’un roman autobiographique, Le crachat solaire. L’autrice aborde les récits de vie des femmes à partir d’une posture féministe. Plusieurs écrivaines féministes ont utilisé ce genre littéraire pour sa force politique. La critique féministe elle-même s’est constituée à travers un regard critique sur soi, une analyse située qui s’éloigne d’une méthodologie objectiviste universalisante (Miller 1991 ; Haraway 1991). Dans la première partie de cet article, je soulignerai comment Le crachat solaire porte cette vision en faisant dialoguer le texte avec les propos de l’autrice recueillis en entrevue. Ensuite, je montrerai comment le discours de Marchessault sur l’écriture et la lecture guide ma propre lecture féministe de son oeuvre.

Marchessault est surtout connue pour ses pièces de théâtre dans lesquelles elle revisite l’histoire à travers les biographies de femmes comme Emily Carr, Laure Conan, Geneviève Guèvremont, Anaïs Nin et bien d’autres (Marchessault 1981, 1982, 1984, 1985, 1990). La pratique de lecture et l’intertextualité font partie intégrante de l’art littéraire de Marchessault. Elle lit les récits de vie et l’oeuvre de ces femmes en transfigurant leurs parcours pour en faire ressortir la force et la façon dont elles ont marqué l’histoire. Elle affirme qu’une particularité de la littérature des femmes est la prédominance de l’écriture (auto) biographique (Smith 1982). Elle explique que des auteurs comme Baudelaire, Flaubert et Maupassant, qui ont tous vécu avec la syphilis, n’ont pas pris la peine de partager leur expérience et qu’il a fallu une femme, Louise Hervieu, pour écrire un livre à ce sujet en 1936 (Sangs, qui a obtenu le prix Femina) (Smith 1982 : 58). Dans sa trilogie, c’est son propre récit de vie et celui de sa famille qu’elle transfigure, offrant aux lecteur·rice·s une mise en lumière des forces historiques qui l’affectent comme femme ayant grandi à Montréal dans les années 1930 et 1940. Sa quête de soi dans un monde hypernormatif se transforme en relation renouvelée à la terre et au cosmos.

1.1 L’écriture du soi en relation

Autodidacte, Marchessault découvre assez tôt sa passion pour les livres : « Je lisais comme on tombe en amour, comme on est enchanté » (Potvin 1991 : 218). Née dans une famille ouvrière de Montréal, elle quitte l’école au début de l’adolescence pour travailler. Sur la quatrième de couverture, Marchessault présente son livre : « Née de l’hiver à Montréal en 1938. Des années d’itinérances avant de rencontrer la peinture, l’écriture ». La voix de l’autrice ici fait un effet de miroir avec les premières lignes du texte cité supra et avec l’exclamation de la narratrice : « Je suis née de l’hiver ! » (Marchessault, Le crachat : 13), révélant les connections entre la voix personnelle de l’autrice et celle de la narratrice. Dans sa description du livre, Marchessault continue : « [m]e suis mise à l’oeuvre pour tenter de ramener un peu de terre du fond de l’océan », une référence au récit de création de la femme tombée du ciel dont plusieurs Premiers Peuples font différentes narrations[5]. Le récit de création autochtone se connecte à d’autres. Marchessault, dont la formation s’est faite par l’expérience et les livres, est érudite ; elle connait les histoires et les grands livres spirituels de diverses traditions culturelles (le livre des morts égyptiens, le Popol Vuh, la Bible, par exemple) et intègre les mythes de différentes cultures à son écriture.

Les livres deviennent une échappatoire, une façon de s’élever au-dessus des conditions difficiles de son enfance. En entrevue, elle explique :

Enfant, ma vie était menacée par plusieurs périls : d’un côté, les bouches broyeuses d’une société répressive qui haïssait les enfants et, de l’autre côté, la médiocrité. J’ai pris confiance en moi grâce surtout à ma mère et à ma grand-mère. C’est ma grand-mère qui m’a donné mes premiers livres « libres ». J’entends par là les livres que la censure romaine n’appréciait guère.

Potvin 1991 : 218, je souligne

Marchessault mentionne également qu’elle s’est mise à l’art d’abord et puis à l’écriture après la mort de sa grand-mère, dont la mère était innue et le père canadien-français, d’où lui vient son inspiration créatrice. Le deuxième tome de la trilogie, La mère des herbes (1980), explore cette influence : le récit commence avec l’enfance de Jovette[6] au bord de la rivière Ouareau, élevée par sa grand-mère, et se termine par la mort de cette dernière qui pousse la narratrice à quitter son emploi pour se mettre à créer.

Dans Le crachat solaire, qui tourne autour du thème de la naissance (une naissance cosmique/biologique et la naissance à elle-même), la narratrice tente de trouver sa voix comme autrice, comme femme. Le livre est composé de douze chants, ou douze chapitres, dans lesquels la voix de l’autrice se fait entendre :

Et si je veux prendre la parole, il ne me reste qu’une chose à faire : me mettre en route et m’expliquer avec l’univers. Par l’univers j’entends aussi bien l’herbe des champs, les vers de terre, les poissons des rivières, les nébuleuses qui tirent des chariots d’étoiles et de bisons célestes, que mon père, ma mère, les ancêtres et vous tous.

Marchessault, Le crachat : 106

Dans ce passage, on reconnait les enseignements de la grand-mère qui l’amène dans la forêt et lui montre que tous les éléments ont une identité propre, aussi bien les herbes, que les animaux et les humains (Marchessault, La mère des herbes : 47). En cherchant sa propre voix, Jovette se lie aux autres êtres vivants. La grammaire choisie pour décrire son projet littéraire sur la quatrième de couverture évite l’utilisation du « je » qui n’apparait qu’une seule fois, dans l’affirmation « je prends conscience », alors que le roman, lui, s’ouvre sur l’affirmation « [j]e suis » : la conscience du monde qui l’entoure précède la conscience d’être soi qui ne se matérialise que dans une ambivalence et une multiplicité. L’affirmation du « je » maintient une distance critique avec l’ego patriarcal et colonial et embrasse les relations avec des voix diverses. Son projet d’écriture est personnel, celui de comprendre les lignes qui la traversent : « Depuis que je suis sur la terre, j’essaie de comprendre le refus violent qui m’habite aussi profondément que les mots habitent le papier » (Marchessault, Le crachat : 12). Ce refus se manifeste dans son rapport au « je » qui intervient dans son écriture, non pas comme un « composant socio-biologique », mais plutôt un effort de mettre de l’avant « une nouvelle conception des relations humaines et des liens qui nous unissent au monde animal, végétal et minéral » (Potvin 1991 : 225)[7].

S’expliquer avec l’univers constitue le projet littéraire du Crachat solaire, qui inclut autant l’histoire familiale de son autrice que son lien affectif avec tous les êtres et son lien spirituel avec le cosmos, son lieu d’origine. Après ses voyages à travers le continent, elle sent le besoin de rentrer chez elle[8]. C’est à ce moment du récit qu’on en apprend davantage sur sa famille, notamment sur l’histoire de sa grand-mère Louisa :

Grand-mère était née quelque part entre Québec et Rivière-du-Loup, entre Cacouna, Rimouski et Chicoutimi ; entre nuit d’hiver de décembre et poêle à bois, froidure, rivières blanches et lacs gelés, poignés de glace. Sa mère était une s*********[9] et son père un colon venu de Normandie.

Marchessault, Le crachat : 263

On apprend que Louisa a quitté sa famille alors qu’elle avait seize ans pour partir vivre à Montréal sans connaitre les raisons de son départ. D’ailleurs, la narratrice ne spécifie pas le lieu ni la date exacte de sa naissance. Lorsqu’elle la décrit, elle parle de l’intensité de sa grand-mère quand elle se met à jouer du piano ou à dessiner des poules : « J’avais neuf ans. Je franchissais une ligne de démarcation. J’apprenais que rien n’est plat, banal ; qu’un rapport intense, fait d’affection, d’émotion, de passion peut nous relier à tout ce qui nous entoure » (Marchessault, Le crachat : 253). Elle prend sa grand-mère en modèle : « Quand je repense à la vie de grand-mère, je frémis. Je tremble ! Je m’émerveille devant sa vie » (Marchessault, Le crachat : 261). Elle insiste sur son anticonformisme, sa passion, s’inspirant de son désir de mouvement pour sortir de son propre environnement étouffant et créer.

Malgré la différence culturelle des parents de Louisa, la narratrice note que celle-ci a appris de son père et de sa mère « à se taire » (Marchessault, Le crachat : 263). L’injonction au silence et à la soumission touche autant son côté de la famille canadien-français que celui innu. L’abnégation, qui vient de l’éducation religieuse, est présentée comme « une étrange maladie [qui] décimait nos rangs » (Marchessault, Le crachat : 157). Bien que la grand-mère de la narratrice ait reçu une éducation catholique, qu’elle transmet à sa façon à sa petite-fille, elle a su prendre une distance critique (et peut-être d’ailleurs physique) avec elle. Dans Le crachat solaire, et dans la suite, La mère des herbes, la relecture des symboles et des préceptes chrétiens fait partie des enseignements qu’elle-même transmet à sa petite-fille.

À Montréal, Louisa rencontre le grand-père de la narratrice, John, un Autochtone des États-Unis, qu’elle présente comme « un Indien du pays des bisons célestes » (Marchessault, Le crachat : 265). Le texte fait référence à l’extermination des bisons dans les prairies au xixe siècle et au début du xxe siècle, qui faisait partie intégrante du projet génocidaire des Peuples autochtones aux États-Unis comme au Canada. Présenté comme sans peuple, ce dernier ayant lui aussi été décimé, John quitte son pays, dépossédé. À la suite de leur rencontre, Louisa et John partent vers l’ouest avec un cirque pour lequel la première joue du piano. Ils ont ensemble huit enfants, qui meurent tous, sauf le dernier, mais il est trop tard pour John qui décède lui-même de son alcoolisme, symptôme du trauma colonial qui vient d’une longue histoire de dépossession territoriale, culturelle et identitaire. Louisa revient ensuite à Montréal en voiture avec son bébé, le père de Jovette. Elle fait le chemin du retour qui s’apparente à celui de la narratrice qui, au chant cinq, revient chez elle après son voyage dans les Amériques.

En rappelant son lien avec les histoires de ses grands-parents, Jovette se lie à celle plus large du colonialisme. Bien qu’elle se sente chez elle à Montréal, un lieu d’enracinement, elle présente la ville comme un carrefour de la colonisation passée et présente, un lieu où des personnes autochtones ont vécu et vivent toujours. Elle raconte ces histoires trente ans avant les travaux de la chercheuse mi’kmaq Bonita Lawrence, qui met de l’avant l’expérience des personnes autochtones de descendance mixte qui habitent en ville (2004). Elle développe une pensée critique anticoloniale du contexte urbain avant son temps, qui demande de creuser la terre, les origines, « [f]or Native cultures are already (t)here, underground, and so invisible to the dominant culture » (Godard 2005 : 70). Dans sa réécriture symbolique de trajectoires de vie, Marchessault met en scène « the unexpected juxtaposition of family narratives and extracts from written histories of the founding of Montreal » (Godard 2005 : 70). Ces extraits historiques qui remontent au xvie siècle décrivent les interactions entre les colons français et les Peuples autochtones, alors que les premiers s’approprient le territoire, de façon à faire ressortir l’absurdité et la violence du projet colonial. On retrouve également des images stéréotypées des Premiers Peuples, dont celles des Iroquois guerriers, qui viennent compliquer l’analyse de sa voix anticoloniale. Comme le note Barbara Godard, l’écriture de Marchessault « mobilise en même temps une image et son contraire » (1991 : 108). Sa réécriture symbolique déconstruit et joue avec les lieux communs afin de se les rappeler, de les questionner, d’en changer le sens ; pour cela, elle offre une expérience affective plutôt qu’une réponse définitive ou une approche pédagogique.

1.2 Une pratique de lecture féministe

Bien que le premier tome de sa trilogie lui ait valu le prestigieux prix France-Québec en 1976, la critique québécoise est très dure envers le style exubérant, revendicateur et mystique de l’autrice. Marchessault note que sa reconnaissance vient d’ailleurs, de France, et elle ajoute :

Je serai peut-être appréciée en l’an 2000. Ce n’est pas grave. Ce qui compte pour moi, c’est de dire ce que je ressens, d’être bien dans ce que je fais, d’être bien dans ce que j’écris, dans ma vibration face aux magnifiques paysages qui m’entourent et aux influences que je reçois. J’écris avec toute l’énergie qui m’habite ; voilà ce que je fais.

Potvin 1991 : 221

L’autrice dénonce un type de censure des oeuvres féministes de l’époque, dont les siennes, qui prend la forme de critiques destructrices (Smith 1982 : 57). Elle est particulièrement acrimonieuse envers le milieu universitaire non seulement parce qu’elle ne doit sa réussite qu’à elle-même, explique-t-elle, mais aussi parce qu’elle valorise « les connaissances qui s’obtiennent par la quête, la recherche personnelle » (Potvin 1991 : 219). Elle affirme :

Plus que tout, je reproche aux universitaires une certaine inertie. La critique est un travail sérieux : lire un livre pour en parler est pour moi un exercice autant intellectuel que spirituel. Je pense qu’on se livre à cet exercice pour soi-même d’abord et ensuite pour le bien de sa collectivité.

Potvin 1991 : 220

Sa réécriture des histoires des femmes vient d’un fort désir personnel et spirituel de se lier au monde différemment que par la domination patriarcale ou le dogme religieux. Elle souligne ainsi ce qu’elle nomme « la culture des femmes » (Smith 1982 : 54)[10], qui ouvre un monde de possibilités libératrices pour les lecteur·rice·s qui vivent en cette « terre du sacrifice permanent » (Marchessault, Le crachat : 346) sous l’office de l’« Énorme-Normal » (Marchessault, La mère : 74). Ces images fortes utilisées par Marchessault visent à identifier et nous défamiliariser avec les normes religieuses, coloniales et hétéropatriarcales qui régissent nos vies.

L’acte de lire comme exercice que l’on fait pour soi-même et pour la communauté guide ma lecture de l’oeuvre de Marchessault. La première fois que j’ai lu Le crachat solaire, je commençais mes études doctorales. Je m’engageais dans un processus de désapprentissage du colonialisme passé et présent et d’apprentissage des perspectives et des épistémologies autochtones. À ce moment, c’était le féminisme, un féminisme interculturel[11] et antiraciste, qui m’avait amenée à étudier les littératures des femmes autochtones. Je travaillais à me positionner comme féministe colonisatrice blanche québécoise. Bien qu’il y ait eu des solidarités entre les femmes blanches et les femmes autochtones à divers moments, j’ai constaté que les structures coloniales ont marqué, et continuent de marquer, les relations entre les deux groupes. Elles demeurent empreintes d’une profonde incompréhension, sinon d’une ignorance nette, de la part des femmes blanches quant aux enjeux vécus par les femmes autochtones. En réponse à cela, il apparait clairement que l’objectif de développer une position anticoloniale féministe ne peut se faire qu’à partir des voix des femmes autochtones qui ont articulé les dominations coloniales et patriarcales et offert des analyses fines dans nombre de publications et assemblées[12]. Le texte de Marchessault m’a semblé unique dans ce contexte et a éveillé ma curiosité. Par ailleurs, il me touchait aussi personnellement et même physiquement : il me rentrait dans le corps. Dans son mémoire de maitrise sur Marchessault, Véronique Hébert (Atikamekw) parle aussi de l’effet physique de ses textes : « Ils pénétraient ma chair, littéralement » (2017 : 80). Enfin, la trilogie de Marchessault me touchait aussi spirituellement, si on comprend la spiritualité au sens de « vie pleinement vécue au sein d’une toile de relations, sans fuite, dynamisée par l’énergie vitale [qui] comprend la joie et la souffrance, des abus, leur reconnaissance et leur refus » (Couture 2021 : 34). C’est à partir de cette expérience affective que je propose une lecture féministe et anticoloniale de son oeuvre.

Mon processus d’apprentissage féministe et anticolonial est marqué par mes discussions avec ma mère, une théologienne féministe. Depuis que je suis enfant, je l’accompagne dans les réunions de groupes féministes dont elle fait partie, incluant L’autre Parole, une collective féministe et chrétienne, créée dans les années 1970. Une composante cruciale de la pratique féministe de ma mère, à la fois comme militante et théologienne, se trouve dans la réécriture des symboles religieux. Je me souviens avoir lu adolescente des réécritures féministes de L’autre Parole, de passages des évangiles ou de prières, dont la prière eucharistique qui exprime le moment où le pain et le vin se transforment en corps et en sang du Christ, Jésus. Dans la réécriture, on évoque Christa, une reconstruction féministe du Christ : « [elle] prit son courage à deux mains,/elle rendit grâce,/les eaux se rompirent/et les sages-femmes comprirent qu’elle était/près de donner la vie ». J’ai relu récemment cette interprétation féministe antisacrificielle, libératrice et pleine de vie. Maintenant chercheuse féministe, j’ai alors fait une prise de conscience en ce qui concerne la façon dont les symboles catholiques sont inscrits en moi : cette parole féministe devenait une expérience de libération de mon corps-sujet de femme, moi, une catholique déculturée. La réécriture féministe des symboles religieux a fait partie de ma vie et explique certainement l’affinité que j’ai ressentie avec l’écriture de Marchessault. Ce que cette dernière ajoute est la critique du christianisme comme religion coloniale (Roussel 2016 ; Andraos 2018 ; Nadeau 2020) et la façon dont le colonialisme nous marque au Québec. Comme le montre son écriture, le catholicisme fait partie intégrante du processus colonisateur et peut aussi devenir un outil pour déconstruire le colonialisme.

Comme je l’ai évoqué plus haut, Marchessault envisageait une réception future pour son oeuvre. Analysant son texte presque cinquante ans après sa parution, je constate que son discours féministe antinormatif et cherchant la libération de la parole reste d’actualité. Je crois aussi que le présent contexte permet et requiert de souligner le caractère anticolonial de son féminisme. Alors que les textes de Marchessault apparaissent dans deux anthologies de littérature autochtone au Canada éditées par Thomas King, All My Relations : An Anthology of Contemporary Canadian Native Fiction (Marchessault 1992) et Our Story: Aboriginal Voices on Canada’s Past (Marchessault 2004), ils ne sont pas considérés comme de la littérature autochtone au Québec. Je ne cherche pas à définir sa place au sein de ce champ littéraire qui n’avait, de surcroit, pas la force institutionnelle et la base communautaire qu’il a aujourd’hui ; je ne crois pas que ce soit mon rôle de le faire[13]. De plus, Marchessault s’identifie à la communauté des écrivaines féministes (Todd Hénaut 1986). Ce qui m’intéresse est la façon dont sa critique anticoloniale, à partir de sa position unique, a été très peu étudiée. Plutôt que de scruter son identité ou de mener une enquête sur qui est ou qui n’est pas autochtone, je suggère de tourner le regard vers les Québécois·e·s : que nous disent la réception du texte de Marchessault et son oeuvre sur la façon dont le colonialisme se perpétue au Québec ? Comment ses textes inspirent-ils une relation renouvelée à l’histoire ? Me basant sur la pratique de lecture de Marchessault comme une entreprise intellectuelle et spirituelle, motivée par des intérêts personnels et communautaires, je propose une lecture féministe et anticoloniale de son texte qui transfigure l’histoire.

2. Féminismes et colonialismes au Québec

Avant de plonger dans l’analyse du texte, je souhaite le situer par rapport au discours, ou à l’absence de discours, féministe anticolonial de l’époque. Les années 1970 au Québec et ailleurs voient apparaitre des mouvements féministes et des mouvements autochtones, sans que ceux-ci s’allient ou s’appuient dans leurs revendications. Pourtant, dès les années 1960, des féministes québécoises utilisaient la rhétorique décoloniale, en associant leur position de subordination comme femmes à celle de colonisées (Lamoureux 2001 ; Maillé 2 007 : 100). Diane Lamoureux explique également les liens étroits à cette époque entre le nationalisme québécois et la décolonisation, notant l’utilisation dans la province francophone de cette même rhétorique pour critiquer la colonisation anglaise. D’une part, on revendique « l’“autochtonie” des Canadiens français du Québec » ; d’autre part, on interprète l’histoire nationale à travers « le moment fondateur [de] la conquête » (Lamoureux 2001 : 114), en amalgamant le contexte québécois aux luttes décoloniales en Afrique du Nord et aux Antilles ou aux mouvements pour les droits civiques des Afro-Américains aux États-Unis[14]. Dans les deux cas, cependant, les solidarités véritables avec les groupes luttant contre le colonialisme et contre le racisme sont anecdotiques, sinon inexistantes. De plus, Lamoureux explique qu’à partir de la Révolution tranquille, le nationalisme québécois devient « un projet de refaçonnement de l’espace dans une perspective résolument moderniste » qui implique une maitrise, une occupation et une structuration du territoire (2001 : 92). Cette « reformulation symbolique de la spatialité » (Lamoureux 2001 : 93) se présente comme décoloniale (se réapproprier le territoire face à la domination anglaise et aux grandes compagnies étrangères), mais elle est résolument coloniale (la nation québécoise, maitre des territoires autochtones non cédés).

Du côté des féministes, il y a bien eu des alliances entre la Fédération des femmes du Québec (FFQ, créée en 1966) et Femmes autochtones du Québec (FAQ, créée en 1968), mais les changements véritables sont lents à opérer[15] :

À chaque génération, il semble que les femmes autochtones doivent réitérer leur appartenance première à leurs peuples et à leurs cultures, et faire l’éducation des militantes québécoises qui ignorent encore presque tout de la situation de leurs concitoyennes autochtones.

Léger et Morales Hudon 2017 : 8

Le mouvement féministe québécois ne semble pas avoir opéré une véritable prise de conscience anticoloniale[16]. Encore en 2017, les éditrices du numéro spécial Fragments de décolonisation : Femmes autochtones en mouvement de la revue Recherches féministes déplorent que les écrits des femmes autochtones ne soient pas plus présents dans les milieux universitaires francophones et que l’articulation des enjeux de genre et du colonialisme soit (quasi) absente des études féministes (Léger et Morales Hudon 2017 : 3-4 ; Chung 2018).

Au Québec et ailleurs, il ne semblait pas aisé pour les femmes autochtones d’élever leur voix comme féministes dans les années 1970, d’abord à cause d’une désidentification avec le mouvement féministe blanc (Moreton-Robinson 2002 ; Green 2007 ; Formsma 2011 ; Arnaud 2014 ; Barker 2015), mais aussi à cause des tensions avec les organisations autochtones dirigées principalement par des hommes (Altamirano-Jimenez 2010 ; Sunseri 2011 ; Perrault 2015 ; Maracle 1988, 2015 ; Léger 2017). Toutefois, les théories féministes autochtones ont contribué à articuler la discrimination genrée et le colonialisme (Arvin et al. 2013), dans une affirmation culturelle des modèles autochtones de relations respectueuses et équilibrées, du respect des femmes, des filles et des personnes bispirituelles et d’une éducation sexuelle qui promeut l’idée que « all genders can have valuable, ethical, consensual, meaningful, and reciprocal relationships with all aspects of creation » (Simpson 2017 : 121 ; Sioui 1988 ; Monture-Angus 1995 ; Anderson 2000 ; Driskill 2004 ; Anderson 2010). Dans leur article sur la décolonisation du féminisme, Arvin et al. soulignent que les femmes autochtones ont occupé une place centrale dans l’histoire du féminisme, rappelant le slogan évoqué par Andrea Smith, « Féministes depuis 1492 », qui remet l’histoire des relations et des solidarités entre femmes blanches et femmes autochtones en perspective. En effet, dans son effort de définir le mouvement féministe au Québec, Lamoureux se base avant tout sur l’expérience des femmes blanches : « Essentiellement critique, le mouvement féministe est le seul mouvement révolutionnaire qui n’appuie sa revendication sur aucun modèle préalable et qui ne peut se penser en termes de réappropriation ou de retour » (1986 : 10). Pourtant, l’histoire des femmes du Québec est bien marquée par leurs relations, bien que coloniales, avec les femmes autochtones qui ne vivaient pas les mêmes modèles de subordination patriarcale qu’elles. Au-delà des actions de solidarités de la part de femmes blanches, il s’agit de reconnaitre l’influence que les femmes autochtones ont eue sur les mouvements féministes depuis l’émergence de ceux-ci au Québec et en Amérique. Plusieurs autrices notent comment les femmes autochtones ont inspiré les féministes blanches, notamment durant le mouvement des suffragettes aux États-Unis (Roesch Wagner 2001). Gunn Allen affirme que les féministes semblent croire que l’expérience d’une société qui valorise les femmes et reconnait leur autorité n’a jamais existé. Elle souligne l’impact qu’a eu le contact sur les rêves de libération occidentaux : « The vision that impels feminists to action was the vision of the Grandmother’s society […] it is the same vision repeated over and over by radical thinkers of Europe and America » (Gunn Allen 1992 : 214). Ce que Gunn Allen appelle la « société des grands-mères » insiste sur le rôle politique, intellectuel, communautaire et familial que jouaient les femmes, en particulier les Ainées, dans l’organisation sociale des Premiers Peuples.

En insistant sur l’articulation de l’histoire coloniale et de la domination patriarcale, Marchessault se situe bien dans le contexte de son époque. Toutefois, si les féministes québécoises établissaient un lien entre le colonialisme et le patriarcat sans se soucier réellement de leur propre implication dans la perpétuation du colonialisme envers les Premiers Peuples, la position de Marchessault complexifie ce lien en abordant le rapport à soi (nécessairement complexe vu la position que l’autrice occupe). Elle souligne l’influence des cultures autochtones dans notre histoire, dans la sienne et dans le territoire d’où elle vient. En revisitant l’histoire du Québec, Marchessault nous rappelle que les colons français étaient des colonisateurs et que cela aussi fait partie de notre histoire. Elle tourne alors le regard vers les personnes québécoises, en mettant l’accent sur l’influence du christianisme, une religion coloniale, sur leur façon de vivre. Ce faisant, elle note que le régime colonial, justifié par la « guerre juste », cette idée selon laquelle l’évangélisation justifie la violence, n’affecte pas seulement les Premiers Peuples qui se sont vus convertis, mais tout le monde, y compris les Kébécois et les Kébécoises[17], sur lesquels la religion a eu un effet important à travers le temps. Marchessault écrit après la Révolution tranquille au Québec, un moment charnière durant lequel la société s’est détachée de l’emprise de l’Église catholique romaine. Le texte de Marchessault rappelle l’effet de cette culture (les valeurs de sacrifice et d’abnégation, la famille et la figure du père/Père, le péché et les hiérarchies) sur la subjectivité, en particulier sur les subjectivités de femmes[18].

3. Le crachat solaire : une réécriture féministe et anticoloniale de l’histoire du Kébec

Alors que plusieurs critiques ont relevé les éléments féministes de l’écriture de Marchessault, je propose d’explorer la façon dont son texte articule sa position féministe et son approche anticoloniale. Elle le fait d’abord en offrant une version unique de l’histoire de création ; et ensuite, en racontant sa venue à elle-même comme femme en lien avec la trame historique et cosmique du monde.

3.1 Les mythes de création en « terre amérindienne »

Le style de l’autrice se dessine dès la première page où elle décrit son inconfort dans cette vie terrestre. Elle s’accompagne d’êtres comme « Tête-Nuageuse de la tribu des Potawatomis », « Petit-Corbeau de la tribu des Miamis » et de « l’Oiseau-Tonnerre » (Marchessault, Le crachat : 11)[19]. Ce mélange des références ne place pas la voix narrative par rapport à une nation autochtone spécifique, mais elle se lie à ces animaux cosmiques, mythiques. L’espace diégétique est décrit comme « la terre amérindienne » que l’on peut comprendre à la fois comme espace historique empreint de la violence du génocide des Peuples autochtones et comme espace mythique qui refonde notre relation au territoire que l’on appelle aujourd’hui le Québec et les Amériques. Dès les premières pages, la narratrice assène : « Rendez-moi mon canot ! Rendez-moi mon pays ! […] Tête-Nuageuse, Petit-Corbeau et moi-même nous connaissons nos titres de propriété et nous avons grande volonté de les revendiquer » (Marchessault, Le crachat : 20). Le motif du retour chez soi résonne donc aussi avec le retour du territoire volé, un territoire qui, sous l’égide des autorités ecclésiales et coloniales, est devenu « la terre du sacrifice permanent » (Marchessault, Le crachat : 346). Ce retour est également synonyme de libération pour les femmes, puisque pour Marchessault d’envisager « la terre amérindienne » comme espace de vie libère de la norme catholique. La vision d’un retour qui libère les femmes contredit la compréhension de Lamoureux d’un féminisme sans modèle préalable.

Dans la suite, la narratrice évoque divers lieux du Québec : le lac Mistachagagane, la rivière Moisie, l’entrée du Saguenay, Mille-Vaches, Sault-au-Cochon, dans une énumération typique de son écriture qui ouvre sur un vaste territoire, représentant la force du désir porté par le mouvement vers l’ailleurs, vers un changement et, ultimement, une libération du corps de la soumission. Ce mouvement à travers le territoire permet une reconfiguration symbolique. Dans une certaine mesure, on pourrait comprendre qu’elle reprend le motif consistant à se réclamer d’une autochtonie pour reconfigurer l’espace national québécois, qui se rapproche d’autres de son époque dans lesquels les féministes se disaient colonisées comme femmes, mais sans considération pour les personnes autochtones qui vivent concrètement les effets du colonialisme dans leurs vies. Le texte se distingue cependant de ces discours en marquant le lieu comme un territoire autochtone qui a été volé, en soulignant l’importance des enseignements autochtones et en insistant sur la violence de la colonisation anglaise et française.

De façon plus personnelle, Marchessault explique comment la colonisation a affecté sa famille, en particulier ses grands-parents, comme nous l’avons vu plus haut, et elle montre comment la colonisation nous affecte toutes et tous : elle a un effet sur les corps, sur la façon de vivre, sur nos vies. Son affirmation de notre état de personnes colonisées, nous tous qui vivons en « terre amérindienne », incite à la prudence puisqu’elle pourrait amener à nier la différence des positions particulières, dont celle de la position blanche francophone québécoise colonisatrice souvent niée. Par ailleurs, elle est aussi inspirante pour les femmes québécoises qui sont appelées à prendre conscience qu’elles vivent dans un contexte colonial, pas seulement en tant que colonisées, mais en tant que colonisatrices dont les ancêtres se sont approprié le territoire en justifiant la violence coloniale par le projet de conversion des non-chrétiens à la religion coloniale.

Un élément central du texte consiste en sa critique du récit de création chrétien, une quête qu’elle poursuit dans le second volume, La mère des herbes. Les références aux mythes chrétiens abondent dans les deux textes. Elle rythme Le crachat solaire avec « en vérité, en vérité » (Marchessault, Le crachat : 12, 15, 28, 31, 44), empruntant au style narratif des versets de l’Évangile. Elle réécrit la chute d’Ève et le péché originel, pour en faire ressortir le désir qui anime Ève. Elle parle des fruits interdits comme d’une « nourriture [qui] fortifie l’esprit, le coeur, les cellules et retarde la perforante maladie qui s’installe souvent entre deux rangées de grands cierges à l’heure du silence » (Marchessault, Le crachat : 15). Plutôt que de reprendre l’idée d’une chute vers le péché, Marchessault décrit son projet littéraire comme un effort de (re) créer le monde, qui advient à partir de sa propre chute dans le monde historique contemporain :

Je tombe ! […] La grande soufflerie du ciel me repousse dans l’orbite du temps et je commence à me dévêtir, à m’écrire, à me décrire en long et en large, à me réduire à un mot. Un vol de grandes oies blanches retarde d’une seconde ma chute puis la lumière de leurs plumes s’éloigne.

Marchessault, Le crachat : 14-15

Comme femme, elle s’identifie à Ève et à son désir de découverte et de gouter le fruit interdit. Central dans la tradition judéo-chrétienne, le récit de la chute d’Ève enferme les femmes dans une figure particulière, les rend prisonnières d’un modèle normatif qui étouffe et force au silence. Marchessault refuse l’interprétation catholique de ce moment originel associé au sacrifice, à la dévotion, au péché et à la rédemption. En même temps, la « chute » de Jovette se distingue de celle de la première femme selon le mythe chrétien, puisqu’elle obtient l’aide des grandes oies blanches qui retardent et adoucissent sa descente vertigineuse sur terre, symbole qu’elle emprunte aux histoires de création autochtones, et parce qu’à travers la chute, elle embrasse la vie dans toute sa grandeur. En ce sens, elle s’identifie aussi à la femme tombée du ciel des récits autochtones, une femme dont l’agentivité, la créativité et la curiosité sont soulignées et encouragées.

Dans sa célèbre conférence « What We Need to Know About Stories », l’auteur cherokee Thomas King note l’importance des récits de création en lien avec notre façon de vivre dans le présent : « The truth about stories is that that’s all we are » (2003 : 2). Nous sommes nos histoires familiales autant que nous sommes les histoires que nous nous racontons à propos du monde. King explique l’impact des histoires de création sur nos visions du monde :

[…] whether you read the Bible as sacred text or secular metaphor, the elements in Genesis create a particular universe governed by a series of hierarchies—God, man, animals, plants—that celebrate law, order, and good government while in our Native story, the universe is governed by a series of co-operations—Charm, the Twins, animals, humans—that celebrate equality and balance.

2003 : 23-24

Il se demande comment nous vivrions si l’histoire de la Genèse avait mis en scène une Dieue[20] imparfaite (qu’il féminise dans son texte en utilisant le pronom « her ») qui aurait été compréhensive et sympathique, qui aurait eu besoin de conseil au moment de prendre des décisions difficiles (King 2003 : 27). Après avoir raconté l’histoire de création de la femme tombée du ciel, King conclut en disant que son audience ne peut plus, désormais, vivre comme si elle n’avait pas entendu cette histoire. Il suggère que cette histoire de création peut changer quelque chose chez qui l’écoute. Cela me ramène à l’importance d’écouter les histoires des femmes autochtones pour ne plus clamer que le féminisme occidental n’avait aucun modèle sur lequel se baser. Cette reconnaissance revient à suivre l’objectif énoncé par Gunn Allen selon lequel les féministes devraient connaitre l’histoire du continent, qui inclut les récits qui fondent nos identités personnelles et collectives. Dans sa réécriture des mythes catholiques qui emprisonnent la femme dans des modèles hétéronormatifs et qui ont été imposés aux Peuples autochtones, Marchessault construit un rapport critique à cette histoire, aux histoires. Elle répond ainsi aux préoccupations évoquées par King et Gunn Allen, clamant que les femmes ont besoin de nouveaux récits.

3.2 « Reliez-vous ! Ralliez-vous ! » : réécrire l’histoire avec le coeur

Pour Marchessault, la critique de la religion catholique s’accompagne d’une mise en examen des conditions du colonialisme au Québec. L’autrice a grandi à Montréal, dans une famille majoritairement canadienne-française, qu’elle appelle « la tribu des Dos-Ronds », une image qui souligne leur démission par cette image du corps replié sur lui-même ; elle met aussi l’accent sur sa connaissance de l’effacement, du silence et du génocide par son lien matrilinéaire avec sa grand-mère. Son héritage est kébécois et innu. Quand elle décide de rentrer chez elle, Jovette affirme qu’elle a « le coeur amérindien » (Marchessault, Le crachat : 87). Plus loin, elle évoque son retour vers le nord en disant : « Je mettrai mes bottes de S******, ma tuque, mes mitaines, mes raquettes. Ouais ! Ouais ! Ouais ! J’irai par les berges en faisant craquer la neige » (Marchessault, Le crachat : 117). Dans ce chant, elle évoque l’attachement au territoire d’où elle vient en affirmant son héritage autochtone, se situant dans la lignée de sa grand-mère. Le ton familier et la répétition dans ce passage rendent compte aussi de son désir de retrouver sa langue maternelle, le français ; retrouver son pays pour pouvoir de nouveau habiter les lieux communs du langage qui teintent d’ailleurs toute l’écriture du roman.

Pour elle, se rappeler d’où elle vient inclut tout autant son lien avec ses ancêtres que l’origine même de la vie, qui traverse toute vie. Elle associe d’ailleurs sa descente sur terre à la descente dans la lignée familiale : « Regardez-moi descendre d’un cran, en ligne descendante, généalogique, héréditaire, avec mes familles. Regardez-moi pactiser avec ma chute à venir, avec ma chute en mouvement dans le fond des temps » (Marchessault, Le crachat : 331). En se référant à ses ancêtres, la narratrice revisite l’histoire du contact entre les colons et les Peuples autochtones. D’abord, elle explique la provenance et la signification du mot Kébec qui vient de l’Innu-aimun ; elle parle alors « [du] sens authentique, naturel du mot Kébec qui signifie dans la langue des Montagnais : “Viens vers nous, viens à terre, débarque ici.” C’est ainsi que les Amérindiens accueillirent les ancêtres » (Marchessault, Le crachat : 152-153, souligné dans le texte). Une autre autrice de l’époque, l’écrivaine wendat[21], activiste et docteure en philosophie amérindienne Éléonore Sioui (1988), tout comme son fils, l’historien Georges Sioui (2019), défendait cette lecture de l’histoire qui met l’accent sur l’accueil des colons par les Premiers Peuples. Marchessault insiste aussi sur toutes ces choses que les colons ont apprises des Peuples autochtones, en lien notamment avec la chasse, la pêche et la cueillette, mais aussi ce qu’ils ignoraient à leur arrivée en Amérique :

Nos tribus ignoraient la culture, ne faisaient pousser aucune plante. Nous savions nous tirer à bout de bras sur la glace, patauger dans l’eau glacée, nous enfoncer jusqu’aux genoux dans la neige molle. Ah ! Si nous avions su nous explorer à fond, nous conquérir, nous mettre à jour sans répit.

Le crachat : 183

Elle s’identifie également aux ancêtres arrivés sur cette « terre amérindienne », elle qui a grandi parmi « la tribu des Dos-Ronds ». Ses origines sont multiples et elle ne se réapproprie pas seulement le récit de son héritage autochtone, mais aussi la trame narrative de l’histoire des colons français et européens.

Dans un autre passage, elle parle longuement de Christophe Colomb, en présentant l’histoire personnelle de cet « Italien et catholique, dont le grand-père était tisserand, dont le père était tisserand, dont la mère elle-même était fille d’un tisserand » (Marchessault, Le crachat : 63). Elle se reconnait en lui pour son désir de voyage et de découverte :

La première fois que Christophe Colomb y mit le pied, une ivresse, une terreur sacrée s’emparèrent de lui. Il tomba à genoux et baisa la terre en versant des larmes. Il retrouvait dans son coeur, dans son être, l’ancienne terreur de la clarté, du feu qui brûle, détruit, purifie ! Cet homme avait quitté l’ancien continent pour se délivrer de lui-même, pour chercher une nouvelle intensité de vie, de sentiments, et il avait découvert l’Amérique.

Marchessault, Le crachat : 65

Sa description de la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb implique une expérience spirituelle, une relation au sacré. Alors que la « découverte » entraine avec elle le projet de christianisation des peuples, ici on aborde le religieux de la perspective d’une quête personnelle mystique – Colomb cherche à se « délivrer de lui-même ». Cette nuance permet à la fois de tourner le regard vers soi et de se rappeler que la plupart des colons arrivés en « terre amérindienne » étaient pauvres ou sans statut social en Europe et venaient avec l’espoir d’une vie meilleure. Loin d’idéaliser cette quête, Marchessault évoque le massacre qui suit la « découverte ». Au-delà des raisons individuelles du voyage vers les Amériques, le système qui se met en place est fondamentalement violent : « Entre-temps, tout n’est que pillage, vols, rapts, viols, tortures, menaces et coups, et baptêmes » (Marchessault, Le crachat : 79, je souligne). Dans cette énumération des fléaux coloniaux se trouve le sacrement du baptême, qui représente la conversion des Premiers Peuples comme l’un des mécanismes du génocide. L’autrice ajoute : « La population indigène passa de 60 000 habitants à moins de 600 survivants en moins de trente ans » (Marchessault, Le crachat : 80). Sans préciser de quelle partie du continent elle parle et la source de cette information, elle offre une image de la violence coloniale en chiffre et conclut : « En cette terre j’ai un peu appris la gravité et tous les sens du mot conquête » (Marchessault, Le crachat : 80). Ce mot, la conquête, a en effet plusieurs significations. Pour les nationalistes québécois, elle représente la conquête de la colonie du Canada français par la Grande-Bretagne au xviiie siècle et l’impérialisme économique, politique et culturel anglais qui a suivi. Dans ce contexte, le peuple québécois se voit comme colonisé. Dans le passage sur Christophe Colomb, la conquête est plutôt celle qui précède, la conquête violente de la « terre amérindienne » par les colons français. Enfin, dans l’extrait sur « la tribu de Dos-Ronds » cité plus haut, Marchessault utilise aussi ce même mot pour signifier l’incapacité que nous avons eue de « nous conquérir » nous-mêmes au moment du contact, tournant alors le regard sur soi, plutôt que de chercher à contrôler l’autre. En somme, la conquête comme mode de relation nous coupe des possibilités d’apprendre à être qui nous sommes, en relation à l’autre.

L’autrice offre la mémoire comme solution ; non seulement la mémoire des voix effacées par l’histoire officielle, mais aussi celle de notre condition humaine, de notre interdépendance avec l’environnement et les non-humains, et du lien invisible qui nous lie au monde. Vers la fin du livre, un passage nous rappelle cette « nouvelle intensité de vie » à laquelle aspirait Colomb :

Avant d’appareiller, tissez une toile autour de vous. Reliez-vous ! Ralliez-vous ! Convoquez-vous, ne perdez pas une seconde, gouvernez-vous dans la mer noire du souvenir. Ne perdez pas une seconde. Ne cédez pas une seconde. Reliez-vous ! Ralliez-vous ! Ne vous laissez pas impressionner par les visages méconnaissables des autres. Reliez-vous ! Ralliez-vous ! L’atelier du coeur est le lieu de la vision.

Marchessault, Le crachat : 325-326

Préparer l’embarcation au départ, hisser les voiles et naviguer sur les eaux évoquent l’arrivée des colons en Amérique, mais toutes ces actions se retournent vers soi. La narratrice appelle à des relations nouvelles, à une mise en relation qui se fait à partir du coeur. Cette expérience du rapport à l’autre se distingue nettement du rapport à la vie stérile que Jovette apprend à l’école et dans ses divers emplois comme ouvrière en ville :

Rappelez-vous ! Rappelez-vous ! Nos vies peureuses sont une performance : une permanence immense, pourrissante. Nos vies bâclées. Nos vies éparpillées. Rappelez-vous ! Souvenez-vous du roucoulement du grand désir ! Souvenez-vous du poids de la grande colère ! […] Rappelez-vous ! Ralliez-vous ! Éveillez-vous !

Marchessault, Le crachat : 327

Ces extraits provenant des premières pages du douzième et dernier chant interpellent directement le lectorat à la prise de conscience. Comme je l’ai suggéré plus haut, cet appel n’est pas pédagogique, mais affectif : vivez vos vies avec intensité, en relation aux autres, en contestant les structures oppressantes ! Elle admet : « Cela fait peur ! Cela fait trembler ! Cela secoue les habitudes. Cela dérange les manies, les images poétiques que nous chevauchons quelquefois au zénith de notre isolement » (Marchessault, Le crachat : 328), notant que notre peur du changement est aussi un facteur de solitude.

Ce dernier chant, qui décrit sa naissance sur terre, est sa vision de sa réalisation comme femme, au-delà des bouches broyeuses de la société répressive et de la médiocrité : « Je m’en viens chez nous, je m’en viens par ici dans la géographie sacrée de la terre amérindienne […] je plonge, je plonge, je descends en flèche comme un crachat solaire » (Marchessault, Le crachat : 347-348). Sa naissance est, ultimement, un retour chez elle ; une renaissance à soi qui constitue le contraire de la signification de la chute dans le mythe chrétien. Dans la suite, elle continue avec cet appel à l’intensité et à vivre, lire, écrire, se lier aux autres à partir du coeur :

Écoutez ce tumulte ! Écoutez ce tonnerre ! Entendez ce rythme coupant, trépidant qui parle haut dans l’atelier du coeur. Ne soyez pas stupéfaite ! Ne soyez pas stupéfait ! Prenez-vous la gorge à deux mains et forcez-vous plutôt à cracher un fleuve de somnifères. Reliez-vous ! Entretissez-vous ! Mémorisez-vous dans le temps de l’enfance, dans le temps de l’émotion permanente. Déchirez-vous jusqu’à la trame et ralliez toutes vos mémoires. Celles des cellules, celles de la tête, celles du coeur, de l’âme et celles infiniment mercurielles de l’esprit. Ralliez-vous ! Convoquez-vous ! Préparez tous vos accessoires de chair saignante car nous allons faire un tour, un beau tour circulaire dans le ciel d’un soir de printemps.

Marchessault, Le crachat : 329

Cette écriture, à la fois féministe et anticoloniale, est chargée, intense et foisonnante. Elle invite le lectorat à toucher une certaine matérialité de nos existences, la matière de nos vies telle qu’on la ressent, notre lien spirituel au monde ou tout simplement ce qu’elle appelle « l’invisible » (Todd Hénaut 1986). Et c’est dans cette mémoire cosmique, ce souvenir du « grand désir », qu’elle trouve l’énergie vitale, la liberté de soi, de se trouver en dessous des couches de normativité, des abus et des logiques guerrières.

Conclusion

À travers son écriture autobiographique, Marchessault inscrit un soi littéraire dans un contexte social et historique, mais aussi dans une vision du futur non réalisé qui se forme à partir de la mémoire de nos origines. La quatrième de couverture de la traduction anglaise du livre, Like a Child of the Earth, mentionne le parcours d’écriture de ce roman autobiographique qui nous mène « to futures as yet unrealized ». La narratrice parle du temps où nous nous rappellerons de l’origine de nos existences et aurons une voix : « nous parlerons de nos visions » (Marchessault, Le crachat : 185). Plus tôt, elle s’emballe :

Nous allumerons des feux, mon vieux Jack ! Tout le ciel de la terre amérindienne en sera éclairé ! Nous aurons des visions et nous serons sans peur, conscients de notre insignifiance. Nous accueillerons les bisons, les oies blanches ; nous recommencerons à vivre, à nous déplacer, à voyager avec un oeil fixé sur les mamelles de la Grande-Oursonne.

Marchessault, Le crachat : 52

Dans ce passage, elle s’adresse à Jack Kerouac, un écrivain américain d’origine québécoise connu notamment pour ses romans de la route, un des personnages qu’elle fait revivre et avec qui elle sent certainement une affinité pour ce désir de mouvement, autant dans le monde référentiel que dans la forme littéraire, qu’elle évoque tout au long de son livre. Pour elle, le territoire sur lequel elle voyage, du nord au sud du continent, est « la terre amérindienne », expression qu’elle répète maintes fois. Elle parle au futur, dans un mouvement d’espérance qui s’ancre encore une fois dans le retour, celui des bisons qui ont été décimés aux États-Unis, celui des oies blanches qui attrapent la femme descendue du ciel dans les histoires de création autochtones, et celui du lien avec le monde cosmique des étoiles qu’elle représente avec l’image de la Grande-Oursonne, la constellation bien connue qui est ici féminisée.

Le projet littéraire de Marchessault propose une réinterprétation de l’histoire, sans toutefois utiliser le genre narratif historique conventionnel. Elle n’explique pas, mais raconte un récit, au sens où l’entend King, qui bouleverse notre vision du monde. Le récit transhistorique, qui se situe sur la « terre amérindienne », est bien ancré dans l’expérience de l’autrice ayant grandi au milieu des « tribus des Dos-Ronds », en ville. Jovette revendique ses héritages multiples, à travers un certain pan-Indianisme et un intérêt pour les cultures et traditions spirituelles du monde qui permettent de comprendre notre lien cosmique avec l’univers. Sa critique des mythes fondateurs kébécois provenant d’une culture religieuse catholique nous amène aussi à comprendre la façon dont cette culture coloniale marque profondément le Kébec. Dans un mouvement de vie féministe, elle propose sa conception intime et spirituelle de relations renouvelées, appelant les lecteurs et les lectrices à faire de même, à se regarder eux-mêmes et offrir leur propre vision.