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Ces dernières années, plusieurs projets littéraires et artistiques mettant au premier plan les questions autochtones reposaient sur un dialogue entre Autochtones et allochtones[1]. Selon les oeuvres et les orientations créatives, selon leur degré d’ouverture et d’égalité énonciative et structurelle, l’expérience de lecture peut varier. Je pense en particulier ici à deux expériences que j’ai vécues à peu près en même temps, en 2016-2017.

La première est survenue lorsque je suis allée voir Muliats, une oeuvre théâtrale écrite par une majorité d’auteur·rice·s autochtones et créée en 2016 par les Productions Menuentakuan. À l’ouverture de la pièce, les spectateur·rice·s découvraient une longue table fracturée en son centre qui occupait la majeure partie de l’espace scénique – une table à laquelle illes pouvaient se sentir convié·e·s, mais qui à la fois rappelait d’emblée une blessure. Puis, lorsque le spectacle débutait, le public non innu pouvait éprouver un choc : toute la scène 1 de la pièce, à l’exception d’une réplique, se déroulait en innu-aimun (en fait en langue ilnue du Pekuakami), sans concession sous la forme de sous-titres ou surtitres, ni quelque autre repère que ce soit. La scène 9, quant à elle, était entièrement composée d’un dialogue en langue ilnue, ce qui pouvait avoir pour effet d’exclure l’assistance non autochtone. Était-ce le but ? Du moins, les réactions de la critique ont montré que c’était l’effet suscité :

L’utilisation de cette langue, notamment dans la première scène, passe très bien quand la charge émotive s’inscrit dans une situation parfaitement claire, mais, quand la comédienne s’adresse au public, le spectateur se trouve exclu : on ne peut pas juger de la beauté du texte, on ne peut que se laisser bercer par la douce musicalité de cette langue.

Côté 2016

Dans la version publiée de Muliats, la présence de la langue ilnue demeure dans le titre, mais aussi dans le nom de certain·e·s auteur·rice·s du collectif (Buckell, qu’on peut associer à Mashteuiatsh, Kanapé qu’on peut associer à Pessamit…). Le nom de l’éditeur Hannenorak, quant à lui, identifie le livre comme une publication autochtone ou centrée sur des questions autochtones[2].

À l’autre extrémité du spectre de mes expériences de lecture, il y a le moment où j’ai pris connaissance d’un livre assez particulier, Ma réserve dans ma chair. L’histoire de Marly Fontaine. Dès la couverture de l’ouvrage paru chez Fides, les marqueurs sont différents. La photo de Marly Fontaine, Innue de Uashat Mak Mani-Utenam, y figure ; cependant, le livre n’a pas pour autrice la jeune artiste, mais la journaliste non autochtone Mélanie Loisel. Cette dernière a eu l’idée d’interviewer la jeune femme dès qu’elle a entendu parler du projet que celle-ci avait réalisé dans le cadre de ses études en arts visuels et médiatiques à l’Université du Québec à Montréal : elle s’était fait tatouer son « numéro de statut indien » (Loisel, Ma réserve : 31) sur l’avant-bras, comme l’illustre la couverture de l’ouvrage. Le livre a aussi l’intérêt de donner la parole à une personne bispirituelle, ce qui n’est pas une thématique fréquente dans les littératures autochtones publiées en français au Québec. Le malaise provoqué par la signature du livre a cependant persisté lorsque je l’ai feuilleté, lorsque j’ai vu qu’il ne contenait pas une interview comme telle, mais essentiellement le récit à la première personne de Marly Fontaine. Cette dissonance entre l’autrice allochtone signalée par le nom sur la couverture et le je de l’artiste innue dans le texte m’a plongée dans la perplexité. Ici, au lieu d’une signature majoritairement autochtone, on retrouve un point de vue ethnographique classique[3] et ce que j’appellerais un excès d’inclusion des lecteur·rice·s non autochtones, les destinataires semblant posé·e·s comme uniquement allochtones. C’est du moins ce qui ressort dès les premières lignes de l’avant-propos qui leur est explicitement destiné et qui leur dédie en quelque sorte l’entièreté du récit.

La première fois que j’ai entendu parler d’elle, je n’arrivais pas à y croire. Je ne pouvais ou ne voulais croire à l’histoire qu’on était en train de me raconter. Comment une jeune femme autochtone en vient-elle à poser un tel geste ? Qu’avait-elle vécu pour décider d’être marquée à vie ?

Loisel, Ma réserve : 9

Dans le cas de Muliats, c’est différent. Les passages en innu-aimun, auxquels Jean-Claude Côté reprochait d’exclure « le spectateur », soulignent que le public allochtone n’est pas nécessairement le destinataire unique de l’oeuvre.

Je me suis mise réfléchir à d’autres ouvrages publiés au Québec et réunissant des artistes et écrivain·e·s autochtones et allochtones, où la parole est partagée, favorisée, déléguée, mais aussi, dans certains cas, délocutée (c’est-à-dire qu’on parle d’elle plutôt que de la laisser prendre sa place en tant que parole). Dans un article paru en 2016 dans Voix plurielles, Élise Couture-Grondin a étudié quelques-unes de ces oeuvres collaboratives parues jusque-là. « [S]on analyse d’Aimititau ! prend appui sur les discours critiques de la race (critical race studies) et les discours et pratiques de décolonisation dans le champ des études autochtones pour proposer une approche antiraciste pour lire les échanges entre Autochtones et Québécois » (2016 : 2). Le plus récent de ces textes est Shuni de Naomi Fontaine. Cette fois, la situation de dialogue pose des destinataires externe ou interne qui n’ont pas la parole dans le texte (mais à qui rien n’interdit de répondre sur le même mode). La destinataire en question est d’ailleurs explicite dès le sous-titre qui constitue une adresse à celle-ci, Ce que tu dois savoir, Julie. Cela, comme le souligne Patrick Bergeron (2020 : 56) dans son compte rendu du livre, est en même temps un clin d’oeil à Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo et inscrit ainsi l’échange dans un contexte postcolonial plus global.

Dans le chapitre « L’écho d’une parole » de son livre Le territoire dans les veines, Jean-François Létourneau insiste sur l’omniprésence du dialogue dans le rapport des Autochtones au monde, que ce soit dans la culture wendate, innue, atikamekw, etc. Il cite Yves Sioui Durand, que je cite ici à mon tour :

Le dialogue de l’homme et du monde fonde la reconnaissance et constitue la mémoire fidèle des choses.
Les Amérindiens dialoguaient savamment avec le monde ; ils étaient à l’écoute du vivant et de la Terre même.
Nos grands-parents nous ont transmis le sentiment que c’est la Terre qui parle et dialogue à travers notre destinée tragique ; nous sommes les Indiens d’Amérique et l’Amérique est une terre indienne.

Sioui Durand cité dans Létourneau 2017 : 34

Il m’a semblé pertinent et utile de poursuivre la conversion à propos du dialogue et d’étudier, en plus de certains des textes que Couture-Grondin aborde dans son article, d’autres oeuvres qui ont paru depuis, et d’en parler d’une manière différente, mais que j’espère complémentaire, par la voie de leur énonciation (et aussi de l’interlocution et de la délocution). Depuis Aimititau ! Parlons-nous ! (2017 [2008]) dirigé par Laure Morali jusqu’au numéro spécial Premiers peuples : Cartographie d’une libération de la revue Liberté, dirigé par Nawel Hamidi, Darryl Leroux et Pierrot Ross-Tremblay, en passant par « Suite d’automne (correspondance) » (2010) et Uashtessiu Lumière d’automne (2011) de Rita Mestokosho et Jean Désy, Nous sommes tous des sauvages (2013) de Joséphine Bacon et José Acquelin et Kuei, je te salue. Conversation sur le racisme ([2016] 2020) de Deni Ellis Béchard et Natasha Kanapé Fontaine, je me suis intéressée à des ouvrages collaboratifs faisant écho à l’invitation à la parole lancée initialement par Laure Morali. À ces ouvrages à plusieurs mains où le dialogue est explicite, j’en ai ajouté d’autres, publications solos dans lesquelles le dialogue est implicite : Amériquoisie (2016) de Jean Désy, Le peuple rieur. Hommage à mes amis innus (2017) de Serge Bouchard et, bien sûr, Shuni (2019) de Naomi Fontaine. Dans ces ouvrages, j’ai analysé et comparé la façon dont la parole était donnée ou attribuée aux sujets autochtones, ou alors cédée ou simplement… reçue.

Mon survol des oeuvres m’a vite amenée à m’interroger sur les limites du modèle linguistique énonciateur-énonciataire, peut-être trop étroit pour rendre compte de la pleine expérience de l’échange, et à mener mon analyse de manière moins linéaire, plus organique et circulaire, pour employer une notion issue des traditions intellectuelles autochtones. À plusieurs reprises dans son recueil d’essais Histoires de Kanatha, Georges Sioui explique ce que représente le Cercle dans une perspective autochtone :

Le Cercle est ce qui distingue essentiellement la pensée des Amérindiens et des autres peuples naturels par opposition à la pensée linéaire qui est venue d’Europe. Le Cercle veut simplement dire que l’homme qui possède cette façon de voir est capable de reconnaître la parenté qui existe entre toutes les formes de vie, non seulement entre les êtres humains. Il est capable de voir que sa propre existence dépend du bien-être des autres êtres. Les penseurs linéaires, pour leur part, ont perdu cette capacité de concevoir la relation et la parenté qui nous unit à tous les autres êtres.

2008 : 99

Dans les prochaines pages, je considère donc les uns par rapport aux autres les ouvrages que je viens de mentionner, et je le fais en circulant entre les questions d’élocution (le fait de s’exprimer) et de délocution (le fait de parler de quelqu’un), mais dans l’esprit du plurilinguisme, sans jamais oublier que ces oeuvres sont publiées en tout ou en très grande partie dans la langue coloniale qu’est le français. Par touches successives et par des retours ponctuels aux oeuvres précédentes à mesure que j’avance, en faisant dialoguer les oeuvres entre elles également, sans chercher à établir une échelle du moins au plus décolonisé, ni des hiérarchies, je m’interroge quant aux différentes positions et stratégies d’énonciation et à leurs effets de lecture possibles. J’observe la façon dont s’y orchestre le discours et me demande si ces textes participent à un processus de décolonisation de la parole ou s’ils n’ont pas pour effet, parfois ou en partie, de manière parfois inconsciente, de perpétuer une énonciation oppressive. 

Aimititau ! Parlons-nous !

Aimititau ! Parlons-nous ! est un recueil collectif dirigé par Laure Morali. C’est le plus ancien des ouvrages que j’ai parcourus – ancien dans le sens où il a été publié en 2008, réédité en 2017. Ce recueil réunit les textes de vingt-neuf auteur·rice·s plus l’anthologiste elle-même, jumelé·e·s dans un échange épistolaire littéraire, majoritairement entre écrivain·e·s autochtones et allochtones. Comme le dit Couture-Grondin, cet ouvrage est visionnaire, puisqu’il « anticipe certains objectifs de la Commission de vérité et réconciliation (CVR, 2009-2015) qui a commencé ses travaux un an après la parution initiale du livre » (2016 : 130).

Dans son titre même, Aimititau ! Parlons-nous ! comporte deux éléments significatifs à observer : l’injonction (dédoublée ici dans deux langues) et la présence d’une langue autochtone, en l’occurrence de l’innu-aimun. L’emploi de l’impératif, répété dans l’avant-propos ou « Mise en route » du recueil de Morali, trouve son écho dans le livre de Mélanie Loisel. En effet, l’avant-propos de Ma réserve dans ma chair, où c’est la signataire du livre qui s’exprime, se termine sur ces mots : « Parlons-nous. » On peut comparer l’injonction dans le contexte des deux livres (ainsi que l’emploi du mot rêve) :

Je me suis réveillée un matin avec l’image de textes qui se croisent sur une page, les uns écrits par des auteurs autochtones, les autres par des auteurs québécois. J’ai aussitôt cru en ce rêve. Nous pourrions déposer quelques mots choisis à la porte l’un de l’autre pour nous signifier mutuellement notre respect, et faire taire ce silence qui sollicite les côtés sombres de l’imagination. Nous pourrions alors nous rendre compte de nos ressemblances et de la richesse de nos différences. L’urgence de la parole a imposé au rêve son nom : Aimititau ! Parlons-nous ! Puis je l’ai laissé faire son chemin. Il a mûri avec tous ceux qui ont accepté d’y croire.

Morali, Aimititau : 8

Contrairement à ses soeurs disparues ou assassinées, elle peut parler. Elle peut raconter son histoire, avec ses hauts et ses bas, ses joies et ses peines, ses rêves et ses désillusions, et même avec ses limites. Elle peut parler.

Loisel, Ma réserve : 10

Alors parle-nous Marly, parle-nous de ta communauté, parle-nous de ton peuple, des peuples des Premières Nations, parle-nous de ce que tu es et de ce que tu as vécu. Parle-nous de tes rêves. Parlons-nous.

Loisel, Ma réserve : 11

C’est ainsi qu’on constate deux différences importantes entre les deux ouvrages à cet égard : en contenant sa propre traduction, le titre de l’anthologie de Morali suggère à la fois deux énonciateur·trice·s et deux énonciataires, soit un sujet autochtone qui réitère son invitation dans la langue de l’énonciataire, et un sujet non autochtone qui fait de même. Ou vice versa. Bien sûr, le livre de Mélanie Loisel est publié en français par une journaliste francophone alors on ne s’attend pas vraiment à ce que le texte lui-même comporte des passages en innu. Toutefois, l’invitation « Parlons-nous » ici est précédée d’un passage beaucoup plus injonctif, à la deuxième personne : « Parle-nous », itéré cinq fois. Qui plus est, ce paragraphe final de l’avant-propos est précédé de deux pages où l’interlocutrice annoncée de Mélanie Loisel, Marly Fontaine, n’apparaît qu’à la troisième personne, donc délocutée de manière paradoxale : « Elle peut parler. » (Loisel, Ma réserve : 10) Dans Aimititau ! Parlons-nous ! les deux parties occupent une place équivalente dans la situation d’énonciation. Dans son article « Parler de sa famille à un inconnu : Le dialogue littéraire dans Aimititau ! Parlons-nous ! », Isabelle Miron s’est intéressée à trois des dialogues réunis dans le recueil collectif, et elle conclut : « Celles-ci [les correspondances] ont su instaurer un véritable dialogue » (2010 : 278). Si l’on considère la situation sous l’angle strict de l’énonciation textuelle (c’est-à-dire indépendamment de la rencontre réelle qui a mené à la publication du livre), dans Ma réserve dans ma chair, l’échange semble moins égalitaire, plus asymétrique et ambigu. Où est l’interlocutrice tandis qu’on parle d’elle à la troisième personne ? D’où émane cette injonction à parler ? S’il s’agit d’une invitation à nous parler, où la première locutrice disparaît-elle pour le reste du livre qui sera au je de Marly Fontaine ? La parole de la locutrice innue nous parvient-elle intacte ou transformée ? Et pourquoi, au fait, Mélanie Loisel choisit-elle de signer le livre si elle y parle si peu ?

L’autre élément que je viens d’évoquer, soit l’utilisation de l’innu dans le titre, se manifeste aussi dans la pièce Muliats : Muliats, en innu de l’Ouest ou ilnu, c’est Montréal au locatif. Dans ce dernier cas, comme je l’ai mentionné, pas de double titre. Le public non innu doit travailler un peu plus fort pour le décoder : consulter le programme de la pièce qui ne donne pas directement la traduction mais parle de Montréal, ou se référer à la quatrième de couverture[4]. Peut-être, d’une certaine manière, des initiatives comme celle de Morali (ou les autres collaborations que ce même projet a suscitées et que Couture-Grondin évoque dans son article) et, en général, la tenue de la Commission de vérité et réconciliation et l’éveil des sociétés québécoise et canadienne, peut-être tout cela a-t-il préparé la réception de productions telles que Muliats.

« Suite d’automne (correspondance) »/Uashtessiu Lumière d’automne et Nous sommes tous des sauvages

À l’instar de Aimititau !, plusieurs projets de collaborations littéraires découlent d’initiatives de Laure Morali[5], et plusieurs sont aussi publiés chez Mémoire d’encrier. Ainsi, Rita Mestokosho et Jean Désy, d’après ce dernier, se sont rencontré·e·s grâce à Aimititau ! : « Un jour de printemps, j’ai eu la chance de rencontrer à Mashteuiatsh, sur les bords du lac Saint-Jean, Rita Mestokosho, une Innue d’Ekuanitshit. C’était lors du lancement d’un collectif d’écriture intitulé Aimititau ! Parlons-nous ! » (Désy, « Prologue » : 5) Cela leur a donné envie de poursuivre un échange, qui a été publié en 2010 dans la revue Moebius sous le titre « Suite d’automne (correspondance) ». De ce court texte a découlé un plus long ouvrage, Uashtessiu Lumière d’automne qui a paru en 2011.

Nous sommes tous des sauvages, un livre de Joséphine Bacon et José Acquelin paru en 2013, autre oeuvre à quatre mains, découle directement du projet de Morali. Louis Hamelin, dans la postface de l’ouvrage, résume les choses ainsi :

Pourquoi donc, alors, un poète québécois et une poétesse innue pourraient-ils vouloir croiser leurs écritures et publier un recueil commun ? Ce projet naît dans le sillage de Aimititau ! Parlons-nous !, dirigé par Laure Morali (Mémoire d’encrier, 2008). Cette expérience d’écritures croisées a donné lieu à au moins une autre aventure éditoriale du même genre : Uashtessiu/Lumière d’automne, de Rita Mestokosho et Jean Désy (Mémoire d’encrier, 2010).

« Postface » : 69

En ce sens, l’invitation au dialogue d’Aimititau ! Parlons-nous ! aura porté ses fruits bien au-delà du livre.

À propos de la collaboration de Mestokosho et Désy, on note un changement significatif de la version courte dans Moebius à la version longue sous forme de livre : cette dernière porte un titre bilingue innu-français. Dans le texte, on remarque surtout la présence de deux je qui s’affirment tour à tour dans un dialogue poétique et se renvoient la parole : « Et vous, cher ami » (Désy et Mestokosho, Uashtessiu : 38) ; « Que le Grand Esprit vous protège » (Désy et Mestokosho, Uashtessiu : 78) ; « Je vous appellerai du Nord » (Désy et Mestokosho, Uashtessiu : 17) ; « C’est l’écriture qui nous lie et nous relie, chère poète innue, je ne l’oublie pas » (Désy et Mestokosho, Uashtessiu : 79). Les silences servent à laisser parler l’autre, comme le résume Rita Mestokosho : « De par les mots qui voltigent/jusqu’à votre boîte aux lettres/je reste muette pour que vous lisiez/en silence votre lettre retrouvée » (Désy et Mestokosho, Uashtessiu : 20). Hormis le titre de la version longue, les textes ici sont presque totalement en français, mais on remarque de part et d’autre des mots et des phrases en innu (non traduits, mais dont le sens se révèle par le contexte) et en d’autres langues autochtones, ce qui prolonge l’effet d’échange (mais aussi, possiblement, implique une interruption ou un ralentissement de l’échange dans le cas de passages dans une langue que seul un des sujets de l’énonciation connaît). Les mots parole et parler reviennent à plusieurs reprises, conjugués et déclinés sous plusieurs formes, constatatives et performatives.

Je reprends mon souffle, pour repartir bientôt où je vais aller parler de ma vie de poète au Pérou.

Mestokosho, Uashtessiu : 9

Le mystère est Amour. C’est pourquoi nous aimons parler du Grand Esprit. Nous en parlons parce que nous avons besoin de personnifier ce mystère qui nous donne envie d’être la mer certains matins brumeux, autour des îles de Mingan.

Désy, Uashtessiu : 24

Vous me parlez de pêche

j’ai grand hâte d’y aller.

Mestokosho, Uashtessiu : 9

Je parle de vous et des Innus et de la mer nord-côtière tous les jours

Désy, Uashtessiu : 35

À mes frères et soeurs qui parlent

une langue étrangère

mais qui me ressemblent

Mestokosho, Uashtessiu : 41

Le prologue et l’épilogue de l’ouvrage encadrent l’échange sous le signe de l’égalité ou de la réciprocité. Outre que ces pages nous renseignent un peu plus sur le contexte du projet, elles nous indiquent le sens qu’a pris l’énonciation : de Jean Désy à Rita Mestokosho. Le prologue s’adresse plutôt à nous, lecteur·rice·s, mais il contient, enchâssée, une copie de la lettre que Désy a écrite à sa future interlocutrice pour lui dire combien il avait aimé leur rencontre. L’invitation, si elle existe, demeure dans l’informulé : « Peut-être nous reverrons-nous » (Désy et Mestokosho, Uashtessiu : 6). C’est une des rares fois où, dans le livre, celle qui est appelée « la poète » apparaît à la troisième personne et elle est sujet d’un verbe de parole : « Et la poète répondit ». La fois suivante, c’est dans le texte de Désy à peu près à mi-recueil, qui commence par ces mots : « J’écris à une nomade qui danse la danse de la pluie blanche/Elle habite une Côte-Nord où les couleurs de pistes […] aiment le froid » (Désy et Mestokosho, Uashtessiu : 44). Notons toutefois qu’aucun passage ne désigne l’interlocuteur de Rita Mestokosho à la troisième personne ; les il de son texte, à quelques exceptions près, sont des impersonnels, comme dans le poème « Il mouillasse » (Désy et Mestokosho, Uashtessiu : 73). Si Jean Désy signe le prologue, Rita Mestokosho a le mot final dans l’épilogue, daté de surcroît en langue innu – avec une explication en français, ce qui indique la conscience d’un·e destinataire allophone.

Rita Mestokosho
Ekuanitshit
12 takuatshi-pishimu 2009
La lune où il commence à faire froid (novembre)

Désy et Mestokosho, Uashtessiu : 109

Nous sommes tous des sauvages, le livre de Joséphine Bacon et José Acquelin est d’inspiration semblable. « Parlons-nous », dit un des poèmes de José Acquelin (Nous sommes : 14) – peut-être un clin d’oeil au recueil collectif Aimititau ! Parlons-nous ! Déjà on remarque que le titre, quoiqu’uniquement en français, inclut dans son nous tous à la fois l’interlocuteur et l’interlocutrice et un nous plus collectif – le tshińanu inclusif innu : moi et toi, moi et vous, nous et toi, nous et vous.

Dans ce cas-ci, le recueil s’ouvre et se referme sur deux poèmes signés par les deux auteur·rice·s, seuls textes à quatre mains du recueil. On peut remarquer que la superposition des deux prénoms, au bas des textes, suggère une parenté entre les deux poètes qui portent par hasard des noms semblables, José/Joséphine. Le premier reprend les mots du titre, mais d’une façon qui met en évidence la communauté de pensée et l’égalité des sujets : « le sauvage que nous sommes » (Bacon et Acquelin, Nous sommes : 9). Le vous extérieur aux deux poètes est posé sous le signe d’une équivalence : « dans l’éclat de vos rires-larmes/se trouve notre poésie » (Bacon et Acquelin, Nous sommes : 9). Dans le dernier texte, les deux auteur·rice·s partagent un même je : « je suis là/sans pouvoir » et leur poésie se conclut sur des images de silence : « absence coupable », « silence rejoint », « un vacarme/où nous ne sommes plus invités » (Bacon et Acquelin, Nous sommes : 63).

L’absence relative de la langue innue dans ce recueil (hormis des toponymes et des références spirituelles telles que « Papakassiku » et « Missinaku ») semble cependant découler d’un compromis ou, peut-être, d’une volonté de s’adresser essentiellement à l’autre allochtone. C’est du moins ce qui peut apparaître par comparaison avec les recueils solos de Joséphine Bacon, lesquels sont habituellement publiés en éditions bilingues innu-français. On peut voir là une intention de poser une voix moins spécifiquement innue et plus généralement autochtone, comme en témoigne le premier poème signé « Joséphine » et qui contient une énumération (sous le mode de l’interpellation) de nations autochtones : « […] tu m’appelles : Algonquin/tu m’appelles : Naskapi/tu m’appelles : Abénaki […]. » (Bacon et Acquelin, Nous sommes : 10)

Kuei, je te salue. Conversation sur le racisme

Autre ouvrage collaboratif publié en 2016, puis dans une nouvelle édition à la fin de 2020, Kuei, je te salue. Conversation sur le racisme de Deni Ellis Béchard et Natasha Kanapé Fontaine se compose aussi d’un dialogue, mais cette fois plus essayistique que poétique. Dans ce livre s’opère une délocution que l’on pourrait qualifier d’extrême et qui va jusqu’à l’oblitération de l’identité du sujet raciste dont les deux auteur·rice·s, dès lors, s’entretiennent. Le grand élément déclencheur du livre est en effet une confrontation que Natasha Kanapé Fontaine avait eue avec Denise Bombardier au sujet de propos que cette dernière avait tenus et qui témoignaient de préjugés envers les Autochtones. Et le dialogue que la poète avait voulu avoir en personne avec la polémiste avait généré de nouveaux propos disgracieux. Alors, plutôt que de répondre directement à Bombardier et, pour des raisons auctoriales ou peut-être légales, sans nommer cette dernière, Béchard et Kanapé Fontaine ont décidé d’amorcer une conversation plus vaste, comme en témoigne d’entrée de jeu les trois épigraphes d’Alex de Tocqueville, de Jean-Claude Charles et de Lee Maracle, portant toutes explicitement sur le racisme et le colonialisme.

Comme dans les ouvrages précédents, deux sujets se font face dans un espace discursif partagé. Dans cet ouvrage, il est aussi beaucoup question de langue et de parole : « Au fil des années, j’ai su dire bonjour en espagnol, italien, roumain, allemand, persan, arabe, hindi, japonais, chinois, lingala et swahili – même en latin de la Rome antique ! –, mais pas dans une seule des langues des peuples qui vivent en Amérique du Nord depuis des millénaires » (Béchard et Kanapé Fontaine, Kuei : 11), dit Deni Ellis Béchard dans sa première lettre ; « Si on prend “aimun” isolément, ce serait peut-être le mot innu pour “parole” » (Kuei : 78), dit Natasha Kanapé Fontaine un peu plus loin. Plusieurs de ces lettres sont aussi l’occasion de transmettre du vocabulaire innu, en insistant sur les mots à fonction phatique (unepeshish/mon ami, kuessipan/à ton tour, etc.) et en évoquant la nature empathique de cette langue (Béchard et Kanapé Fontaine, Kuei : 67).

Chez l’un et l’autre interlocuteur·trice, on note aussi l’espoir que cette correspondance serve de modèle, que la parole puisse s’ouvrir (Béchard et Kanapé Fontaine, Kuei : 76). Deni Ellis Béchard suggère :

Si de jeunes Québécois blancs et mohawks se mettaient à s’écrire, à échanger, parviendrait-on à tisser une société unifiée où les Mohawks seraient perçus comme faisant partie des nôtres, où ils ne seraient pas réduits à un stéréotype chaque fois qu’un des leurs commet une erreur, et où on pourrait espérer qu’ils se sentent heureux et épanouis, ici, au Québec ?

Béchard et Kanapé Fontaine, Kuei : 63

Et sa vis-à-vis de lui répondre : « L’idée que de jeunes Québécois et Autochtones entreprennent une correspondance est, je crois, une façon de jeter les bases de notre avenir collectif. » (Béchard et Kanapé Fontaine, Kuei : 68) L’invitation à la parole est donc ici bien explicite, non seulement d’un·e auteur·rice à l’autre, mais aussi comme mode de vivre ensemble. L’échange épistolaire de 2016 se termine sur une lettre de Natasha Kanapé Fontaine qui dit « À la prochaine ».

Dans l’édition de 2 020 de « ce petit livre rose » (Béchard et Kanapé Fontaine, Kuei : 143), on constate que l’échange ne s’est en effet pas arrêté là. En tout cas, il reprend en pleine pandémie, sous le mandat de Trump, après les manifestations des Wet’suwet’en contre un gazoduc en Colombie-Britannique, après la mort de Joyce Echaquan dans un hôpital de Joliette, après la crise entre les pêcheurs blancs et Mik’maq de la Nouvelle-Écosse. Cette dernière section, qui colle à l’actualité récente et mesure le chemin parcouru, mais aussi les stagnations du racisme, suggère peut-être encore davantage que le dialogue doit continuer : « Je sais que cette lettre ne sera pas notre dernière » (Béchard et Kanapé Fontaine, Kuei : 176), dit Deni Ellis Béchard dans la dernière lettre de l’ouvrage. Cette nouvelle édition s’accompagne aussi, en annexe, d’une chronologie des événements marquants, de 2015 à 2020, en matière autochtone, d’un lexique innu, et surtout d’une section pédagogique destinée aux jeunes, ce qui témoigne d’un même souci de prolonger la conversation et, sans doute aussi, d’informer le public allochtone des dossiers autochtones récents.

D’Amériquoisie à la Cartographie d’une libération

Hélène Destrempes, dans son article sur Aimititau ! Parlons-nous !, affirme que « le dialogue, épistolaire ou autre, n’est pas un exercice qui va de soi » (2012 : 141) ; Sophie McCall, dans First Person Plural. Aboriginal Storytelling and the Ethics of Collaborative Authorship, insiste, elle aussi, sur les risques de malentendus transculturels tout en soulignant que l’espace entre les cultures peut devenir un lieu de création de nouvelles voix[6]. Les ouvrages dialogués que nous avons vus jusqu’à maintenant montrent que le partage de la parole s’opère de manière variable, les sujets se retrouvant tantôt sujets d’énonciation, tantôt délocutés, fût-ce involontairement ou inconsciemment. La liste des ouvrages pourrait s’enrichir d’autres titres qui, sans constituer des productions à quatre mains ou plus, et le plus souvent signés par des auteur·rice·s allochtones ou émanant de lieux de diffusion non immédiatement autochtones, en appellent également à dialoguer entre Autochtones et allochtones – même si, parfois, dans ces textes, l’interlocuteur·trice est parfois, au mieux, implicite.

Un de ces exemples est Amériquoisie de Jean Désy, un recueil d’essais à teneur autobiographique construit, comme le montre le mot-valise du titre, autour de la thématique du métissage et paru en 2017. La parole autochtone, dans ce livre, est surtout présente sous la forme narrativisée et décrite (donc délocutée), mais aussi citée par la parole allochtone. Le texte rappelle des occasions de dialogues passées (dont la collaboration de l’auteur avec Rita Mestokosho), mais sans les mettre en scène.

Lorsque Joséphine Bacon récite l’un de ses poèmes en public, c’est comme lorsque Rita Mestokosho répond à l’une de mes lettres dans Uashtessiu • Lumière d’automne. La parole de ces femmes me permet d’entrer en résonance avec moi-même. Alors, nous devenons « dialogue ». J’écoute ces poètes, elles m’écoutent, nous nous entendons, nous nous parlons, nous pourrions dire que nous nous « aimititons ! », faisant ainsi un clin d’oeil à cet ouvrage unique dans l’histoire de la littérature québécoise, Aimititau ! Parlons-nous !, réalisé par Laure Morali, qui unit les voix d’auteurs autochtones et non autochtones, mais bien plus, qui permet de plonger dans notre inconscient collectif.

Désy, Amériquoisie : 52-53

Dans les passages au nous, comme ci-dessus, tout comme dans d’autres passages au vous, les référents sont variables et l’interlocuteur·trice implicite – Autochtone, allochtone, ou les deux : « Vos sourires à vous, enfants innus, cris, inuits, anishinabés, wendats ou atikamekw, sont les sourires de mes enfants comme ceux de tous mes amis “canayens” » (Désy, Amériquoisie : 61) ; « C’est avec votre aide, ô vous de partout sur la planète, que nous ensemencerons bientôt les lacs et les rivières avec cent millions de truites mouchetées » (Désy, Amériquoisie : 84, je souligne).

Autre représentation du dialogue Autochtones-allochtones, Le peuple rieur. Hommage à mes amis innus de Serge Bouchard, en collaboration avec Marie-Christine Lévesque, est aussi livré sous la forme de l’essai autobiographique (anthropologique, mais, comme le dit le mot d’introduction, pas « doctoral »). Centré sur les perceptions et les souvenirs des auteur et co-autrice, et sous un titre qui désigne les Innu·e·s à la troisième personne sous une expression qui pourrait apparaître comme un cliché, il nous parvient néanmoins avec, en guise de préface, un mot de Martin Dufour, Chef du Conseil de la Première Nation des Innus Essipit qui, d’une certaine manière l’enchâsse et le cautionne. Serge Bouchard est anthropologue ; il aurait pu aisément opter pour une narration ethnographique telle que désignée par Edward Charles Valandra par la formule « As-Told-To Native [Auto]biography » (Valandra 2005), dont la signature est la plupart du temps celle de l’ethnographe. Bouchard et Lévesque choisissent plutôt une structure où, à l’inverse de ce qu’on retrouve dans le livre de Mélanie Loisel qui contient la parole de Marly Fontaine, Bouchard s’inscrit comme sujet d’énonciation tout en enchâssant sa propre parole dans le discours du chef innu. Le discours est ici consacré à la description de l’autre avec qui il se met en dialogue, mais cette fois au contraire du livre précédemment décrit, avec sa permission explicite. Le texte contient aussi plusieurs épigraphes et citations de locuteur·trice·s innu·e·s, en particulier les sages propos de Nishapet Enim, une femme innue que Serge Bouchard a eu l’occasion de connaître. La conclusion est aussi à souligner, avec ce passage où l’auteur principal, désigné en innu sous le nom de Kauishtut, apparaît à la troisième personne, au milieu du groupe innu à qui il repasse symboliquement le bâton de parole.

Ils seront là demain, les Innus. Et moi qui fus un ami, un porte-parole, un farouche défenseur pendant un demi-siècle, pendant toute une époque où ce peuple avait tant besoin d’alliés, je termine à présent ma course. Kauishtut*[7] s’assoit parmi les aînés, il regarde vers la mer, il regarde vers la terre, il contemple l’immensité des rêves ancestraux, au beau milieu d’un cercle habité par l’esprit de tous les animaux et par les images de demain. Les jeunes ont bien en main le bâton de parole, ils sauront s’en servir.

Bouchard, Le peuple rieur : emplacement du Kindle 3800, je souligne

Ce passage montre toutefois que, tout en redonnant la parole, Bouchard prend soin de préciser qu’il la détenait à bon escient, à la fois dans le compte rendu du contexte de l’échange que nous avons entre les mains, et aussi dans le rappel de ses actions passées où il se représente sous les traits d’un allié[8]. L’enchâssement énonciatif est donc contrebalancé ici par d’autres éléments du discours.

Dans la continuité des recueils et essais que je viens de survoler, on pourrait aussi citer cette fois un ensemble de textes : le numéro 321 de l’automne 2018 de la revue Liberté ayant pour thème Premiers Peuples : Cartographie d’une libération. Dans l’éditorial « Nos lendemains », Aurélie Lanctôt et Rosalie Lavoie, les deux directrices du numéro qui ont cédé la place à Nawel Hamidi, Darryl Leroux et Pierrot Ross-Tremblay, insistent sur le mot « dialogue » :

C’est peut-être pour cette raison que les discussions avec les Premiers Peuples achoppent sans cesse : nous ne tentons pas d’établir avec eux un réel dialogue, ce qui, toujours, suppose qu’on reconnaissance [sic] l’autre comme un égal, que l’on considère comme légitimes sa parole et sa vision du monde.

Lanctôt et Lavoie, « Éditorial » : 3

Dans le texte de présentation, « Premiers Peuples : Cartographie d’une libération », Nawel Hamidi, Darryl Leroux et Pierrot Ross-Tremblay posent d’abord leur propre sujet nous par rapport à l’équipe de la revue : « On nous a demandé » (« Premiers Peuples » : 12). Illes expliquent leur démarche, puis s’adressent aux lecteur·rice·s, précisant donc ce nous, qui désigne les trois responsables du numéro ou l’ensemble des collaborateur·trice·s de celui-ci, par rapport à vous (– autres) : « Maintenant, c’est à vous, lecteurs, de juger du résultat. À vous également de prolonger le débat, de poursuivre notre pensée, de faire résonner des paroles fortes et vraies » (« Premiers Peuples » : 13). Le nous de la fin de la présentation, plus inclusif, est un nous qui est en quelque sorte offert par les trois énonciateur·trice·s : « Puissions-nous célébrer ensemble ce qui peut l’être » (« Premiers Peuples » : 13). Par la suite, d’un article à l’autre, les paroles se rencontrent d’égale à égale, si l’on peut dire. Le numéro fait se croiser différentes réflexions à propos de questions autochtones d’ici et d’ailleurs, livrées par des auteur·rice·s et artistes autochtones et allochtones qui s’expriment sur le mode de l’essai, mais aussi de l’art visuel, avec notamment une oeuvre de l’artiste métis Christi Belcourt en couverture.

Le numéro entier porte sur des sujets touchant les cultures autochtones. En effet, outre le dossier principal « Premiers Peuples : Cartographie d’une libération », cette édition de Liberté comprend un cahier critique (section régulière de la revue) qui est entièrement réservé aux questions autochtones également. Pour reprendre le type d’analyse que j’ai appliqué aux textes précédents, on pourrait dire que la revue Liberté, en tant que sujet collectif (éditorial) d’énonciation, se retrouve ainsi à enchâsser dans son discours le contenu de ce numéro, mais que, immédiatement, elle s’efface pour lui céder toute la place.

Le mot de la fin du dossier « Premiers Peuples » (mais comme je l’ai dit, la section critique qui suit porte entièrement sur des oeuvres autochtones) appartient à une voix collective autochtone, le Collectif Ishpitenimatau tshikauinu assi (Respectons la Terre-mère) qui signe un « Manifeste des Premiers peuples[9] ». Le titre est certes en innu-aimun, mais le texte insiste sur une diversité des voix.

Nous souhaitons aujourd’hui renforcer et revalider notre Innu tipenitemun, ou souveraineté ancestrale (anicinape : tipentamowin ; eeyou : Tepentamun ; atikamekw : Tiperitetan), porteur de nos savoirs et de nos lois. Ce manifeste raconte le chemin sur lequel nous marchons depuis des millénaires et que nous continuons à parcourir en dépit d’inlassables tentatives pour nous en détourner. Cette voie montre comment notre lien à Assi (« La terre » en innu-aïmun) est source de vie et combien notre rapport à notre passé demeure source de vérité.

« Manifeste » : 39

Ce collectif dont le nous regroupe des représentant·e·s de plusieurs peuples manifeste une solidarité entre peuples autochtones. Le numéro dans son ensemble traduit à la fois la spécificité des individus et des nations dont illes sont issu·e·s, et la parenté des luttes autochtones. On peut voir dans cette initiative une invitation à ne perdre de vue ni la voix collective des Premières Nations, ni la spécificité de chaque nation autochtone et des individus qui la composent et s’expriment parfois en son nom.

Shuni

La liste d’oeuvres semblables en tout ou en partie à celles que je viens de survoler pourrait s’allonger. Je voudrais m’attarder à un dernier livre où la situation d’énonciation est en quelque sorte inversée par rapport à Amériquoisie et au Peuple rieur, puisque le dialogue à destinataire externe se construit cette fois du point de vue innu. Par ailleurs, au contraire de Ma réserve dans ma chair : L’histoire de Marly Fontaine, le texte nous parvient sans discours enchâssant, ni allochtone ni innu. C’est l’énonciatrice principale qui signe le livre et c’est elle qui prend la parole du début à la fin. L’ouvrage s’ouvre sur une dédicace (« Je dédie ce livre à la mémoire de tshimushuminu Anikashanit et tshukuminu Alice et pour notre neka Marie-Marthe » [Fontaine, Shuni : 5]) et une épigraphe tirée de Eukuan nin matshi-manitu innushkueu. Je suis une maudite sauvagesse d’An Antane Kapesh, la première avec une partie de son contenu dans les deux langues, et la seconde en langue innue accompagnée de la traduction française (tel que le passage apparaît dans l’ouvrage d’où la citation est tirée)[10]. Ces deux éléments de paratexte relèvent de l’autorité auctoriale : « le dédieur est [presque] toujours l’auteur » (Genette 1987 : emplacement du Kindle 2907) et « l’épigrapheur est bien ici l’auteur du livre, qui en a accepté la suggestion et qui l’assume pleinement », dit Gérard Genette (1987 : emplacements du Kindle 3462-3463). La locutrice principale de Shuni, qui se confond aisément avec son autrice, garde la parole jusque dans les remerciements de la page 153.

La majeure partie de l’ouvrage est constituée de lettres dans lesquelles Naomi Fontaine, prenant la parole d’un point de vue d’adulte et de mère, s’adresse à son amie d’enfance Julie, qu’elle interpelle par son nom en innu, Shuni[11]. Dans le court préambule, elle décrit cette amie qu’elle a perdu de vue et explique ce qu’elles sont toutes les deux devenues. Elle parle aussi de son projet : « C’est aujourd’hui que je décide de lui écrire. Ces mille mots que j’ai entassés dans mes cahiers depuis que je vis moi aussi, loin, si loin de chez moi. Maintenant devenues adultes, l’envie de partager avec elle ce qui me manque de ma communauté. » (Fontaine, Shuni : 10-11)

Cette série de textes s’efforce de recréer un pont de l’amie de l’énonciatrice (un je qui est à la fois celui d’une narratrice et celui de l’autrice[12]) vers cette dernière ; ils parlent d’allers-retours (le verbe revenir est récurrent dans le texte), de compréhension ou d’effort pour comprendre, de passé qui rattrape le présent et vice versa, et tout particulièrement de ressemblances et de différences et de ressemblance dans la différence, comme le montre ce passage où la vie de Shuni et celle de Naomi sont mises en parallèle :

Assise en indien, je te dirai comment les perpétuels allers-retours entre la ville et la réserve ont forgé mon appartenance à ma communauté. Tu me diras que tu comprends. Toi aussi tu as quitté le fleuve et la forêt enneigée. Nous avons vécu le même déchirement de partir loin de la maison de l’enfance. Tant de choses nous séparent. Tu es la première fille de ton père. Je suis la dernière fille de mon père. Très jeune, tu as appris à jouer de la flûte traversière et du piano. Je n’ai jamais su chanter que faux. Tu rêves d’une famille nombreuse à nourrir dans une maison que ton futur amoureux aura rénovée. À presque trente ans, tu attends toujours le prince charmant. Mon fils est un cadeau inattendu. Tant par sa naissance, que par toutes les facettes de ma vie qu’il parvient à rendre plus belles, par sa seule présence. C’est lui, mon petit prince.

Fontaine, Shuni : 13-14, je souligne

Ces textes adoptent en partie la forme de la lettre, certains débutant par l’appel incontournable « Chère Julie » (Fontaine, Shuni : 13), « Shuni » (Fontaine, Shuni : 147), ou contenant d’autres adresses semblables. Cependant, même s’il est ponctué par ces passages à fonction phatique, le discours ne se déploie pas uniquement en rapport avec l’interlocutrice. Shuni apparaît comme destinataire dès le titre, mais d’autres destinataires sont disséminés un peu partout dans le texte, certains enchâssés, dans des dialogues, mais aussi au même niveau que les lettres, dans les sept passages qui les entrecoupent et qui portent le titre « Petit ours ». Ces courts textes décrivent des scènes entre la narratrice/l’autrice et son fils. Tantôt ils mettent en scène des dialogues entre la mère et son fils ; d’autres passages narratifs contiennent des adresses au fils : « Mon loup, c’est correct. Je comprends ce que tu me dis. Parce que moi aussi, quand j’avais sept ans, j’aurais tout donné pour avoir la peau blanche » (Fontaine, Shuni : 55) ; « Parce que tu auras choisi de t’aimer, tel que tu es » (Fontaine, Shuni : 88).

Shuni est un livre à plusieurs destinataires : Shuni-Julie, le fils-petit ours et, ultimement, nous, lecteurs et lectrices. Les deux destinataires internes occupent chacun·e une place particulière dans le livre, de manière complémentaire. À Shuni, l’énonciatrice tend la main en s’efforçant de lui expliquer son monde. Le dernier passage adressé à Shuni présente une juxtaposition de portraits pleins d’amour, mais sans complaisance, de 15 personnes innues par rapport auxquelles la locutrice se pose en témoin ; ce passage anaphorique peut évoquer certaines énumérations de Kuessipan[13].

J’ai vu une mère travailler, même devenue très vieille, pour subvenir aux besoins de ses enfants. Jusqu’à l’épuisement.

J’ai vu un pauvre être plus généreux que ses moyens ne le lui permettaient.

J’ai vu un homme mourir d’amour pour une femme.

J’ai vu une grand-mère élever seule les enfants de ses petits-enfants.

Fontaine, Shuni : 148

Tout de suite après, l’énonciatrice enchaîne : « Ils te désarmeront toi aussi, Shuni, comme ils l’ont fait avec moi. Par leur authenticité. Les visages qui refusent de porter des masques. Entre toi et eux, il n’y a que l’humain qui pourra être. L’Innu. » (Fontaine, Shuni : 119) On pourrait longuement épiloguer sur le double sens du verbe désarmer employé ici, à la fois en rapport avec d’autres passages qui parlent de la parole comme « arme redoutable » (Fontaine, Shuni : 104), mais aussi avec la description, quelques lignes plus haut, de femmes « formant un barrage devant une unité de policiers antiémeute [et qui chantaient] un makushan[14] » (Fontaine, Shuni : 149).

Avec petit ours, l’autrice vit des moments de réflexion sur l’identité. Dans l’ultime passage avant les remerciements, le fils ajoute en riant, après avoir dit à sa mère qu’il est fier d’elle, « On dirait que je suis ton père quand je dis que je suis fier de toi » (Fontaine, Shuni : 151), ce qui émeut l’autrice. Deux boucles narratives s’opèrent donc dans les anamorphoses identitaires entre la narratrice et Shuni et dans le fils rappelant le père. Le texte se conclut, effectivement, sur ces mots : « Je sais que la vie est un cercle » (Fontaine, Shuni : 151). Une étude entière pourrait être consacrée à la notion de cercle dans livre de Naomi Fontaine et telle que perçue et intégrée dans la pensée innue et dans d’autres cultures autochtones, mais je vais me contenter de citer ce passage de Shuni[15] : « Le cercle est différent d’un système linéaire de temps dans lequel la vie est une course du point A, la naissance, au point B, la mort. Entre les deux, les études, la carrière, le couple, la maison, la famille, la retraite. Dans cet ordre » (Fontaine, Shuni : 140).

Cette dernière citation et, en général, la notion de pensée circulaire que j’ai évoquée en introduction suggèrent peut-être que la définition du dialogue et le modèle énonciatif énonciateur-énonciataire sont trop étroits et trop linéaires, justement, pour rendre compte de la pleine expérience de l’échange. Le modèle du cercle, au contraire, ne laisse personne derrière, alors aucune instance ne peut non plus être véritablement délocutée. Dans « La critique littéraire autochtone en Amérique du Nord : approches anglophones mises en contexte », Michèle Lacombe fait référence au concept de cercle comme modèle d’analyse dans le domaine des études littéraires, arguant que, s’il s’agit uniquement de l’appliquer comme un schéma commode, cela peut mener à une simplification à outrance. Elle souligne cependant les mérites intellectuels d’une approche circulaire qui permet de « recontextualiser la pensée portant sur les échanges entre peuples européens et peuples amérindiens, et en particulier la relation entre les modèles européens et amérindiens » (2010 : 165). Cette image s’applique particulièrement bien à Shuni, où Naomi Fontaine profite de son espace de parole pour convoquer, dans son dialogue imaginaire, une communauté de sujets, Autochtones et allochtones, mère et fils, jeunes et vieux, soi et Autre : « Je crois moins au métissage des cultures qu’au reflet de soi dans l’autre. » (Fontaine, Shuni : 142)

* * *

Les exemples de projets collaboratifs ou de dialogues à destinataires implicites que j’ai étudiés ici révèlent que les choix énonciatifs, inconscients ou conditionnés par les réflexes coloniaux ou les visées décoloniales, ne sont pas sans conséquence sur l’effet de lecture des oeuvres. L’enchâssement du discours dans un sens ou dans l’autre, l’interlocution ou la délocution, les injonctions de types « parlons-nous » et les pratiques translangagières (supposant ici un aller-retour entre une langue coloniale et une langue autochtone) ou plurilinguistiques (reposant sur des langues ou des voix multiples), la relégation d’un sujet au statut de celui dont on parle (sa délocution), toutes ces marques et positions énonciatives ont un impact, en particulier dans le contexte fragile d’un processus de décolonisation et d’autochtonisation. Le fait que la langue principale de ces oeuvres soit le français dominant, et que les langues autochtones n’y apparaissent que sous la forme de brèves citations voire de simples mots, montre que la langue, si elle peut être vue comme un outil anticolonial et une marque de convivialité, demeure aussi un des retranchements du colonialisme. Ces oeuvres révèlent, chacune à sa façon, que « Parle-nous » gagne à devenir un « aimititau »/« parlons-nous » égalitaire (énonciatif et linguistique). Le nous, dans une telle logique, « ce Nous si fréquemment utilisé ici – Nous autres – Vous autres » (Robin, La Québécoite : 54), doit aussi être employé dans son sens inclusif : moi et toi, moi et vous, nous et toi, nous et vous. Et en même temps, le nous ne doit pas devenir un masque identitaire, souligne Naomi Fontaine : « T’écrire au nom de ce “nous”, c’est aussi me rappeler que ce “nous” n’existe que dans les discours. Chez moi, tu verras l’ensemble de l’identité innue, mais tu ne nous connaîtras réellement que lorsque l’ensemble s’effacera. Pour faire place à chacun d’eux » (Shuni : 64).

Ces oeuvres reposent sur la parole de sujets singuliers et elles livrent aussi des messages distincts ; elles mériteraient chacune une plus ample analyse. Cependant, leur réunion (et non leur assimilation l’une à l’autre) dans une même étude montre qu’elles font partie d’un ensemble plus global et que leurs discours se croisent, se recoupent, interagissent et renvoient les uns aux autres. Comme je l’ai dit d’entrée de jeu, l’idée n’était pas de juger des intentions des différents sujets, ni de me faire hypercritique ou de dresser un palmarès des stratégies employées. Il s’agissait surtout de montrer comment ce corpus diversifié, voire hétérogène mais interrelié de toutes sortes de manières, tantôt conscientes, tantôt involontaires, invite à réfléchir à la décolonisation et à l’autochtonisation par l’angle du discours, de l’énonciation et, jamais très loin, de l’agentivité. La colonisation, qui s’est étendue sur plusieurs siècles et perdure encore à plusieurs égards, s’est imposée de manière péremptoire, sous le couvert de la pensée linéaire, du progrès et de la civilisation tels que conçus par les puissances (de traditions) européennes. Essayer d’en venir à bout par les mêmes procédés revient à employer de manière absurde les règles d’un système qu’on affirme vouloir changer. Le processus peut bien passer par des décrets, par l’application studieuse de politiques, mais ces textes montrent qu’il passe également et peut-être surtout par l’humain. Les ouvrages dont j’ai parlé ici mettent en lumière le pouvoir d’actions plus diffuses, mais aussi plus systémiques, qui ciblent et touchent la façon même dont nous nous parlons.

La réunion de ces projets permet aussi de les considérer dans un continuum. Une boucle se crée à partir du premier ouvrage étudié (par ordre chronologique de publication), soit le recueil collectif de Laure Morali, dont l’appel au dialogue trouve son écho dans d’autres projets, directement ou indirectement. De même une boucle se dessine entre le livre de Mélanie Loisel qui adopte la formule de l’(auto) biographie ethnographique classique (voir Valadra 2005) et le livre de Serge Bouchard en collaboration avec Marie-Christine Lévesque où les auteur·rice·s se posent presque en sujets ethnographiques, mais aussi Shuni dont le discours nous parvient plus directement, même si, dans la mise en scène de l’échange épistolaire, nous en sommes les témoins plutôt que les destinataires. Une autre boucle part de l’ouvrage d’An Antane Kapesh pour se rendre jusqu’au livre de Naomi Fontaine et retourner à l’ouvrage fondateur par une parenté thématique et la présence d’épigraphes, de même que par sa réactualisation par une nouvelle édition qu’a dirigée Naomi Fontaine au même moment où elle écrivait Shuni. Un peu comme dans Muliats et dans d’autres pièces des Productions Menuentakuan où le spectacle ne se termine jamais sans une conversation autour d’une tasse de thé, ces oeuvres, à différents degrés, nous invitent à nous interroger sur notre place dans le continuum de l’énonciation et à ne surtout pas assister au dialogue en spectateur·rice·s passif·ve·s ; elles continuent de nous inviter au dialogue même après que le livre a été refermé. C’est un corpus ouvert et vivant ; manifestement, d’autres oeuvres s’ajouteront, d’autres liens se créeront.